(1767) Salon de 1767 « Peintures — Robert » pp. 222-249
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Robert » pp. 222-249

Robert

C’est une belle chose, mon ami, que les voyages ; mais il faut avoir perdu son père, sa mère, ses enfans, ses amis, ou n’en avoir jamais eu, pour errer par état sur la surface du globe. Que diriez-vous du propriétaire d’un palais immense qui emploierait toute sa vie à monter et à descendre des caves aux greniers, des greniers aux caves, au lieu de s’asseoir tranquillement au centre de sa famille ? C’est l’image du voyageur. Cet homme est sans morale, ou il est tourmenté par une espèce d’inquiétude naturelle qui le promène malgré lui.

Avec un fond d’inertie plus ou moins considérable, nature qui veille à notre conservation nous a donné une portion d’énergie qui nous sollicite sans cesse au mouvement et à l’action. Il est rare que ces deux forces se tempèrent si également, qu’on ne prenne pas trop de repos et qu’on ne se donne pas trop de fatigue, l’homme périt engourdi de mollesse ou exténué de lassitude. Au milieu des forêts l’animal s’éveille, poursuit sa proie, l’atteint, la dévore et s’endort. Dans les villes où une partie des hommes sont sacrifiés à pourvoir aux besoins des autres, l’énergie qui reste à ceux-ci se jette sur différents objets ; je cours après une idée, parce qu’un misérable court après un lièvre pour moi. Si dans un individu il y a disette d’inertie et surabondance d’énergie, l’être est saisi de violence comme par le milieu du corps et jetté par une force innée sous la ligne ou sous l’un des pôles : c’est Anquetil qui s’en va jusqu’au fond de l’Indoustan, étudier la langue sacrée du brame ; voilà le cerf qu’il eût poursuivi jusqu’à extinction de chaleur, s’il fût resté dans l’état de nature. Nous ignorons la cause secrète de nos efforts les plus héroïques.

Celui-ci vous dira qu’il est consumé du désir de connaître, qu’il s’éloigne de sa patrie par zèle pour elle, et que s’il s’est arraché des bras d’un père et d’une mère et s’en va parcourir à travers mille périls, des contrées lointaines, c’est pour en revenir chargé de leurs utiles dépouilles ; n’en croyez rien : surabondance d’énergie qui le tourmente.

Le sauvage Moncacht-Apé répondra au chef d’une nation étrangère qui lui demande : qui es-tu ?

D’où viens-tu ? Que cherches-tu avec tes cheveux courts… " je viens de la nation des loutres. Je cherche de la raison, et je te visite afin que tu m’en donnes. Mes cheveux sont courts, pour n’en être pas embarrassé, mais mon cœur est bon. Je ne te demande pas des vivres, j’en ai pour aller plus loin, et quand j’en manquerais, mon arc et mes flèches m’en fourniraient plus qu’il ne m’en faut.

Pendant le froid je fais comme l’ours qui se met à couvert, et l’été j’imite l’aigle qui se promène pour satisfaire sa curiosité. Est-ce qu’un homme qui est seul et qui marche le jour doit te faire peur ? " … mon cher Apé, tout ce que tu dis là est fort beau, mais crois que tu vas parce que tu ne peux pas rester, tu surabondes en énergie, et tu décores cette force secrète qui te meut, tandis que tes camarades dorment, du nom le plus noble que tu peux imaginer. Eh oui, grand Choiseul, vous veillez pour le bonheur de la patrie ! Bercez-vous bien de cette idée-là ; vous veillez, parce que vous ne sauriez dormir. Quelquefois cette cruelle énergie bout au fond du cœur de l’homme, et l’homme s’ennuie jusqu’à ce qu’il ait apperçu l’objet de sa passion ou de son goût. Quelquefois il erre soucieux, inquiet, promenant ses regards autour de lui, saisissant tout, renonçant à tout, prenant, quittant toutes sortes d’instrumens et de vêtemens jusqu’à ce qu’il ait rencontré celui qu’il cherche et que l’énergie naturelle et secrète ne lui désigne pas, car elle est aveugle.

Il y en a, et malheureusement c’est le grand nombre, qu’elle élance sur tout et qui n’ont d’ailleurs aucune aptitude à rien ; ces derniers sont condamnés à se mouvoir sans cesse sans avancer d’un pas. Il arrive aussi qu’un malheur, la perte d’un ami, la mort d’une maîtresse, coupe le fil qui tenait le ressort tendu ; alors l’être part et va tant que ses pieds le peuvent porter : tout coin de la terre lui est égal. S’il reste, il périt à la place. Quand l’énergie de nature se replie sur elle-même, l’être malheureux, mélancolique, pleure, gémit, sanglote, pousse des cris par intervale, se dévore et se consume. Si distraite par des motifs également puissans, elle tire l’homme en deux sens contraires, l’homme suit une ligne moyenne sur laquelle il s’arme d’un pistolet ou d’un poignard, une direction intermédiaire qui le conduit la tête la première au fond d’une rivière ou d’un précipice. Ainsi finit la lutte d’un cœur indomptable et d’un esprit inflexible. ô bienheureux mortels, inertes, imbécilles, engourdis ; vous buvez, vous mangez, vous dormez, vous vieillissez, et vous mourez sans avoir joui, sans avoir souffert, sans qu’aucune secousse ait fait osciller le poids qui vous pressait sur le sol où vous êtes nés. On ne sait où est la sépulture de l’être énergique, la vôtre est toujours sous vos pieds.

Mais à quoi bon, me direz-vous, cet écart sur les voyageurs et les voyages ? Quel rapport de ces idées vraies ou fausses avec les ruines de Robert ? Comme ces ruines sont en assez grand nombre, mon dessein était de les enchâsser dans un cadre qui palliât la monotonie des descriptions, de les supposer existantes en quelque contrée, en Italie, par exemple, et d’en faire un supplément à M. l’abbé Richard. Pour cet effet, il fallait lire son voyage d’Italie  ; je l’ai lu sans pouvoir y glaner une misérable ligne qui me servît.

De dépit, j’ai dit : ô la belle chose que les voyages !… et dans l’indignation que je ressens encore du petit esprit superstitieux de cet auteur, vous me permettrez, s’il vous plaît d’ajouter : dom Richard, est-ce que tu t’imagines que ce tas d’impertinences qui forment ta mythologie obtiendra des hommes une croyance éternelle ? Si ton livre passe, ce n’était pas la peine de l’écrire ; s’il dure, ne vois-tu pas que tu te traduis à la postérité comme un sot, et lorsque le temps aura brisé les statues, détruit les peintures, amoncelé les édifices dont tu m’entretiens, quelle confiance l’avenir accordera-t-il aux récits d’une tête rétrécie et embéguinée des notions les plus ridicules ?

Tout ce que j’ai recueilli de l’abbé Richard, c’est que le pied hors du temple, l’homme religieux disparaît et que l’homme se retrouve plus vicieux dans la rue.

C’est qu’il y a, dans une certaine contrée, des marchands de bonnes actions qui cèdent à des coquins ce qu’ils en ont de trop pour quelques pièces d’argent qu’ils en reçoivent ; espèce de commerce fort extraordinaire.

C’est qu’en Savoie, où toute imposition est assise sur les fonds, la population est telle que tout le pays ne semble qu’une grande ville.

C’est qu’ici un sénateur fait adopter par autorité du sénat, un fils naturel qui succède au nom, aux armes, à la fortune, à tous les priviléges de la légitimité, et peut devenir doge.

C’est qu’ailleurs on peut aller se choisir un héritier à l’hôpital même des enfans-trouvés ; c’est que les noms des grandes familles s’y perpétuent par le sort qui assigne à un enfant du conservatoire toutes les prérogatives d’un sénateur décédé sans héritier immédiat.

Et Robert ? — Piano, di grazia ; Robert viendra tout à l’heure.

C’est qu’au milieu des plus sublimes modèles de tout genre, la peinture et la sculpture tombent en Italie ; on y fait de belles copies, aucun bon ouvrage.

C’est que Le Quénoy répondit à un amateur éclairé qui le regardait travailler, et qui craignait qu’il ne gâtât son ouvrage pour le vouloir plus parfait : vous avez raison, vous qui ne voyez que la copie ; mais j’ai aussi raison, moi qui poursuis l’original qui est dans ma tête… ce qui est tout voisin de ce qu’on raconte de Phidias qui projettant un Jupiter, ne contemplait aucun objet naturel qui l’aurait placé au-dessous de son sujet ; il avait dans l’imagination quelque chose d’ultérieur à nature. Deux faits qui viennent à l’appui de ce que je vous écrivais dans le préambule de ce sallon… et passons à présent à Robert, si vous le voulez.

Robert est un jeune artiste qui se montre pour la première fois. Il revient d’Italie d’où il a rapporté de la facilité et de la couleur. Il a exposé un grand nombre de morceaux, entre lesquels il y en a d’excellens, quelques médiocres, presque pas un mauvais. Je les distribuerai en trois classes, les tableaux, les esquisses et les dessins.

Tableaux. un grand paysage dans le goût des campagnes d’Italie . huit pieds 9 pouces de large, sur 7 pieds 7 pouces de haut.

Je voudrais revoir ce morceau hors du sallon. Je soupçonne les compositions des artistes de souffrir autant du côté du mérite par le voisinage et l’opposition des unes aux autres que du côté de leurs dimensions, par l’étendue du lieu où elles sont exposées. Un tableau, tel que celui, d’une grandeur considérable n’y paraît qu’une toile ordinaire. J’avais jetté hors du sallon des ouvrages que j’ai retrouvés seuls, isolés, et pour lesquels il m’a semblé que j’avais eu trop de dédain. La tête de Pompée présentée à César était quelque chose sur le chevalet de l’artiste, rien sur la muraille du louvre. Nos yeux fatigués, éblouis par tant de faires différens, sont-ils mauvais juges ? Quelque composition vigoureusement coloriée et d’un grand effet nous servirait-elle de règle ? Y rapporterions-nous toutes les autres qui deviendraient pauvres et mesquines par la comparaison avec ce modèle ? Ce qu’il y a de certain, c’est que si je vous disais que ce marmouset de César De La Grenée était plus grand que nature, vous n’en croiriez rien. Mais pourquoi l’étendue du lieu ne produit-elle pas le même effet sur tous les tableaux indistinctement ?

Pourquoi tandis qu’il y en a de grands que je trouve petits, y en a-t-il de petits que je trouve grands ? Pourquoi dans telle esquisse qui n’est guère plus grande que ma main les figures prennent-elles six, sept, huit, neuf pieds de hauteur, et dans telle ou telle composition, même estimée, des figures qui ont réellement cette proportion, la perdent-elles et se réduisent-elles de moitié ? Il faut chercher l’explication de ce phénomène, ou dans les figures mêmes, ou dans le rapport de ces figures avec les êtres environnans.

Dans tout tableau l’orteil du satyre endormi se mesure ; il y a le pâtre, il y a la paille sous cette forme ou sous une autre. Allez voir l’ offrande à l’amour de Greuze, et vous me direz ce que sa figure principale devient à côté des arbres énormes qui l’environnent.

Dans ce grand ou petit tableau de Robert on voit à droite un bout d’ancienne architecture ruinée. à la face de cette ruine qui regarde le côté gauche, dans une grande niche, l’artiste a placé une statue. Du piédestal de cette statue coule une fontaine dont un bassin reçoit les eaux. Autour de ce bassin il y a quelques figures d’hommes et d’animaux. Un pont jetté du côté droit au côté gauche de la scène, et coupant en deux toute la composition, laisse en devant un assez grand espace, et dans la profondeur du tableau, au loin, un beaucoup plus grand encore. On voit couler les eaux d’une rivière sous ce pont ; elles s’étendent en venant à vous. La rive de ces eaux, ces eaux et le pont forment trois plans bien distincts et un espace déjà fort vaste. Sur ces eaux, à gauche, au-devant du pont, on apperçoit un bateau. Le fond est une campagne où l’œil va se promener et se perdre. Le côté gauche, au-delà du bateau, est terminé par quelques arbres.

La fabrique de la droite, la statue, le bassin, la rive, en un mot toute cette moitié de la composition est bien de couleur et d’effet. Le reste, pauvre, terne, gris, effacé, l’ouvrage d’un écolier qui a mal fini ce que le maître avait bien commencé. Mais pour sentir combien le tout est faible, on n’a qu’à jetter l’œil sur un Vernet, ou plutôt cela n’est pas nécessaire ; ce n’est pas une de ces productions équivoques qu’on ne puisse juger que par un modèle de comparaison.

Le redoutable voisin que ce Vernet ! Il fait souffrir tout ce qu’il approche et rien ne le blesse. C’est celui-là, Monsieur Robert, qui sait avec un art infini entremêler le mouvement et le repos, le jour et les ténèbres, le silence et le bruit ! Une seule de ces qualités fortement prononcée dans une composition nous arrête et nous touche ; quel ne doit donc pas être l’effet de leur réunion et de leur contraste ? Et puis sa main docile à la variété, à la rapidité de son imagination, vous dérobe toujours la fatigue. Tout est vigoureux comme dans la nature, et rien ne se nuit comme dans la nature. Jamais il ne paraît qu’on ait sacrifié un objet pour en faire valoir un autre. Il règne partout une âme, un esprit, un souffle dont on pourrait dire comme Virgile ou Lucrèce de l’œuvre entière de la création : deum namque ire per omnes… etc.

" c’est la présence d’un dieu qui se fait sentir sur la surface de la terre, au fond des mers, dans la vaste étendue des cieux ; c’est de là que les hommes, les animaux, les troupeaux, les bêtes féroces reçoivent l’élément subtil de la vie, tout s’y résout, tout en émane, et la mort n’a lieu nulle part. " tout ce que vous rencontrerez dans les poëtes du développement du chaos et de la naissance du monde lui conviendra. Dites de lui : spiritus intus alit, etc.

" c’est un esprit qui vit au dedans, qui se répand dans toute la masse, qui la meut, et s’unit au grand tout. " et l’on n’en rabattra pas un mot. un pont sous lequel on découvre les campagnes de Sabine, à quarante lieues de Rome .les ruines du fameux portique du temple de Balbec à Héliopolis . du même.

Imaginez sur deux grandes arches cintrées un pont de bois d’une hauteur et d’une longueur prodigieuses ; il touche d’un bout à l’autre de la composition et occupe la partie la plus élevée de la scène.

Brisez la rampe de ce pont dans son milieu et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voitures qui passent en cet endroit. Descendez de là, regardez sous les arches et voyez dans le lointain, à une grande distance de ce premier pont, un second pont de pierre qui coupe la profondeur de l’espace en deux, laissant entre l’une et l’autre fabrique une énorme distance. Portez vos yeux au-dessus de ce second pont, et dites-moi, si vous le savez, quelle est l’étendue que vous découvrez.

Je ne vous parlerai point de l’effet de ce tableau, je vous demanderai seulement sur quelle toile vous le croyez peint. Il est sur une très-petite toile, sur une toile d’un pied dix pouces de large, sur un pied cinq pouces de haut.

Au pendant, c’est à droite une colonnade ruinée ; un peu plus vers la gauche et sur le devant, un obélisque entier ; puis la porte d’un temple. Au-delà de cette porte une partie symmétrique à la première. Au-devant de la ruine entière, un grand escalier qui règne sur toute sa longueur, et d’où l’on descend de la porte du temple au bas de la composition. Faible, faible, de peu d’effet. Le précédent est l’ouvrage de l’imagination, celui-ci est une copie de l’art ; ici on n’est arrêté que par l’idée de la puissance éclipsée des peuples qui ont élevé de pareils édifices ; ce n’est pas de la magie du pinceau, c’est des ravages du temps que l’on s’entretient.

ruine d’un arc de triomphe, et autres monumens. du même.

Tableau de 4 pieds 2 pouces de haut, sur 4 pieds 3 pouces de large.

L’effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie.

Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais, et nous revenons sur nous-mêmes ; nous anticipons sur les ravages du temps, et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons ; à l’instant la solitude et le silence règnent autour de nous, nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus ; et voilà la première ligne de la poétique des ruines. à droite, c’est une grande fabrique étroite, dans le massif de laquelle on a pratiqué une niche occupée de sa statue ; il reste de chaque côté de la niche une colonne sans chapiteau. Plus sur la gauche, et vers le devant, un soldat est étendu à plat ventre sur des quartiers de pierre, la plante des pieds tournée vers la fabrique de la droite, la tête vers la gauche d’où s’avancent à lui un autre soldat avec une femme qui porte entre ses bras un petit enfant. On voit au-delà, sur le fond, des eaux ; au-delà des eaux, vers la gauche, entre des arbres et du paysage, le sommet d’un dôme ruiné ; plus loin, du même côté, une arcade tombant de vétusté ; près de cette arcade, une colonne sur son piédestal ; autour de cette colonne des masses de pierres informes ; sous l’arcade, un escalier qui conduit vers la rive d’un lac ; au-delà, un lointain, une campagne ; au pied de l’arcade, une figure ; plus sur le devant au bord des eaux, une autre figure. Je ne caractérise point ces figures si peu soignées qu’on ne sait ce que c’est, hommes ou femmes, moins encore ce qu’elles font ; ce n’est pourtant pas à cette condition qu’on anime les ruines. Monsieur Robert, soignez vos figures, faites-en moins, et faites-les mieux ; surtout étudiez l’esprit de ce genre de figures, car elles en ont un qui leur est propre : une figure de ruines n’est pas la figure d’un autre site. grande galerie éclairée du fond. du même.

Tableau de 4 pieds 3 pouces de large, sur 3 pieds un pouce de haut. ô les belles, les sublimes ruines ! Quelle fermeté et en même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau ! Quel effet ! Quelle grandeur ! Quelle noblesse ! Qu’on me dise à qui ces ruines appartiennent, afin que je les vole, le seul moyen d’acquérir quand on est indigent. Hélas ! Elles font peut-être si peu de bonheur au riche stupide qui les possède, et elles me rendraient si heureux !

Propriétaire indolent, époux aveugle, quel tort te fais-je lorsque je m’approprie des charmes que tu ignores ou que tu négliges ? Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à cette voûte ! Les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? Que sont-ils devenus ? Dans quelle énorme profondeur obscure et muette mon œil va-t-il s’égarer ? à quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du ciel que j’apperçois à cette ouverture !

L’étonnante dégradation de lumière ! Comme elle s’affaiblit en descendant du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! Comme ces ténèbres sont pressées par le jour de l’entrée et le jour du fond ! On ne se lasse point de regarder.

Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! Que ma jeunesse a peu duré !

C’est une grande galerie voûtée et enrichie intérieurement d’une colonnade qui règne de droite et de gauche. Vers le milieu de sa profondeur la voûte s’est brisée, et montre au-dessus de sa fracture les débris d’un édifice surimposé. Cette longue et vaste fabrique reçoit encore la lumière par son ouverture du fond. On voit à gauche, en dehors, une fontaine : au-dessus de cette fontaine, une statue antique assise ; au-dessous du piédestal de cette statue, un bassin élevé sur un massif de pierre ; autour de ce bassin, au-devant de la galerie, dans les entre-colonnements, une foule de petites figures, de petits groupes, de petites scènes très-variées. On puise de l’eau, on se repose, on se promène, on converse ; voilà bien du mouvement et du bruit. Je vous en dirai mon avis ailleurs, Monsieur Robert, tout à l’heure. Vous êtes un habile homme, vous excellerez, vous excellez dans votre genre ; mais étudiez Vernet, apprenez de lui à dessiner, à peindre, à rendre vos figures intéressantes ; et puisque vous vous êtes voué à la peinture des ruines, sachez que ce genre a sa poétique ; vous l’ignorez absolument, cherchez-la. Vous avez le faire, mais l’idéal vous manque. Ne sentez-vous pas qu’il y a trop de figures ici, qu’il en faut effacer les trois quarts ?

Il n’en faut réserver que celles qui ajouteront à la solitude et au silence. Un seul homme, qui aurait erré dans ces ténèbres, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée, m’aurait affecté davantage ; l’obscurité seule, la majesté de l’édifice, la grandeur de la fabrique, l’étendue, la tranquillité, le retentissement sourd de l’espace m’aurait fait frémir ; je n’aurais jamais pu me défendre d’aller rêver sous cette voûte, de m’asseoir entre ces colonnes, d’entrer dans votre tableau. Mais il y a trop d’importuns ; je m’arrête, je regarde, j’admire et je passe. Monsieur Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir, indépendamment de la variété des accidens qu’elles montrent ; et je vais vous en dire ce qui m’en viendra sur-le-champ.

Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe, il n’y a que le monde qui reste, il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! Et j’envie un faible tissu de fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés !

Si le lieu d’une ruine est périlleux, je frémis.

Si je m’y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi. C’est là que j’appelle mon ami, c’est là que je regrette mon amie ; c’est là que nous jouirons de nous sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C’est là que je sonde mon cœur ; c’est là que j’interroge le sien, que je m’alarme et me rassure. De ce lieu jusqu’aux habitations des villes, jusqu’aux demeures du tumulte, au séjour de l’intérêt, des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.

Si mon âme est prévenue d’un sentiment tendre, je m’y livrerai sans gêne ; si mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.

Dans cet asyle désert, solitaire et vaste je n’entends rien, j’ai rompu avec tous les embarras de la vie ; personne ne me presse et ne m’écoute ; je puis me parler tout haut, m’affliger, verser des larmes sans contrainte.

Sous ces arcades obscures la pudeur serait moins forte dans une femme honnête, l’entreprise d’un amant tendre et timide plus vive et plus courageuse.

Nous aimons, sans nous en douter, tout ce qui nous livre à nos penchants, nous séduit et excuse notre faiblesse.

Je quitterai le fond de cet antre et j’y laisserai la mémoire importune du moment, dit une femme, et elle ajoute : si l’on m’a trompée et que la mélancolie m’y ramène, je m’abandonnerai à toute ma douleur. La solitude retentira de ma plainte ; je déchirerai le silence et l’obscurité de mes cris, et lorsque mon âme sera rassasiée d’amertumes j’essuierai mes larmes de mes mains, je reviendrai parmi les hommes et ils ne soupçonneront pas que j’aie pleuré.

Si je te perdais jamais, idole de mon âme, si une mort inopinée, un malheur imprévu te séparait de moi, c’est ici que je voudrais qu’on déposât ta cendre, et que je viendrais converser avec ton ombre.

Si l’absence nous tient éloignés, j’y viendrai rechercher la même ivresse qui avait si entièrement, si délicieusement disposé de nos sens, mon cœur palpitera de rechef ; je rechercherai, je retrouverai l’égarement voluptueux. Tu y seras jusqu’à ce que la douce langueur, la douce lassitude du plaisir soit passée. Alors je me relèverai, je m’en reviendrai, mais je n’en reviendrai pas sans m’arrêter, sans retourner la tête, sans fixer mes regards sur l’endroit où je fus heureux avec toi et sans toi. Sans toi ! Je me trompe, tu y étais encore, et à mon retour, les hommes verront ma joie, mais ils n’en devineront pas la cause. Que fais-tu à présent ? Où es-tu ? N’y a-t-il aucun antre, aucune forêt, aucun lieu secret, écarté, où tu puisses porter tes pas et perdre aussi ta mélancolie ? ô censeur qui résides au fond de mon cœur, tu m’as suivi jusqu’ici. Je cherchais à me distraire de ton reproche, et c’est ici que je t’entends plus fortement. Fuyons ces lieux. Est-ce le séjour de l’innocence ? Est-ce celui du remords ? C’est l’un et l’autre, selon l’âme qu’on y porte. Le méchant fuit la solitude ; l’homme juste la cherche. Il est si bien avec lui-même !

Les productions des artistes sont regardées d’un œil bien différent et par celui qui connaît les passions et par celui qui les ignore. Elles ne disent rien à celui-ci ; que ne disent-elles point à moi ? L’un n’entrera point dans cette caverne que je cherchais, il s’écartera de cette forêt où je me plais à m’enfoncer ; qu’y ferait-il ? Il s’y ennuierait.

S’il me reste quelque chose à dire sur la poésie des ruines, Robert m’y ramènera.

Le morceau dont il s’agit ici est le plus beau de ceux qu’il a exposés. L’air y est épais, la lumière chargée de la vapeur des lieux frais et des corpuscules que des ténèbres visibles nous y font discerner ; et puis cela est d’un pinceau si doux, si moelleux, si sûr ! C’est un effet merveilleux produit sans effort. On ne songe pas à l’art, on admire, et c’est de l’admiration même que l’on accorde à la nature. intérieur d’une galerie ruinée. petit ovale.

Du même. à droite, une colonnade ; debout sur les débris ou restes d’une voûte brisée, un homme envelopé dans son manteau ; sur une assise inférieure de la même fabrique, au pied de cet homme une femme courbée qui se repose. Au bas, à l’angle, vers l’intérieur de la galerie, groupe de paysans et de paysanes entre lesquelles une qui porte une cruche sur sa tête. Au-devant de ce groupe, dont on n’apperçoit que les têtes, femme qui ramène un cheval. Le reste des figures de ce côté est masqué par un grand piédestal qui soutient une statue. De ce piédestal sort une fontaine dont les eaux tombent dans un vaste bassin. Vers les bords de ce bassin, sur le fond, femme avec une cruche à la main, une corbeille de linges mouillés sur sa tête et s’en allant vers une arcade qui s’ouvre sur la scène et l’éclaire.

Sous cette arcade, paysan monté sur sa bête et fesant son chemin. En tournant de là vers la gauche, fabriques ruinées, colonnes qui tombent de vétusté et grand pan de vieux mur. Le côté droit étant éclairé par la lumière qui vient de dessous l’arcade, on pense bien que le côté gauche est tout entier dans la demi-teinte. Au pied du grand pan de vieux mur, sur le devant, paysan assis à terre et se reposant sur la gerbe qu’il a glanée. Et puis des masses de pierres détachées et autres accessoires communs à ce genre.

Ce qu’il y a de remarquable dans ce morceau, c’est la vapeur ondulante et chaude qu’on voit au haut de l’arcade, effet de la lumière arrêtée, brisée, réfléchie par la concavité de la voûte. petite, très-petite ruine. du même. à droite, le toit en pente d’un hangard adossé à une muraille. Sous cet hangard couvert de paille, des tonneaux, les uns pleins apparemment et couchés, d’autres vides et debout. Au-dessus du toit, l’excédant du mur dégradé et couvert de plantes parasites. à l’extrémité à gauche, au haut de ce mur, un bout de balustrade à pilastres ruinés. Sur ce bout de balustrade un pot de fleurs. Attenant à cette fabrique, une ouverture ou espèce de porte dont la fermeture faite de poutrelles assemblées à claire-voie, à demi ouverte, fait angle droit en devant avec le côté de la fabrique qui lui sert d’appui. Au-delà de cette porte, une autre fabrique de pierre, en ruine. Par derrière celle-ci, une troisième fabrique ; sur le fond, un escalier qui conduit à une vaste étendue d’eaux qui se répandent et qu’on apperçoit par l’ouverture qui sépare les deux fabriques. à gauche, une quatrième fabrique de pierre fesant face à celle de la droite et en retour avec celles du fond. à la façade de cette dernière, une mauvaise figure de saint dans sa niche ; au bas de la niche, la goulotte d’une fontaine dont les eaux sont reçues dans une auge.

Sur l’escalier de bois qui descend à la rivière, une femme avec sa cruche ; à l’auge, une autre femme qui lave. La partie supérieure de la fabrique de la gauche est aussi dégradée et revêtue de plantes parasites. L’artiste a encore décoré son extrémité supérieure d’un autre pot de fleurs. Au-dessous de ce pot il a ouvert une fenêtre et fiché dans le mur aux deux côtés de cette fenêtre des perches sur lesquelles il a mis des draps à sécher. Tout à fait à gauche, la porte d’une maison ; au dedans de la maison, les bras appuyés sur le bas de la porte, une femme qui regarde ce qui se passe dans la rue.

Très-bon petit tableau, mais exemple de la difficulté de décrire et d’entendre une description. Plus on détaille, plus l’image qu’on présente à l’esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile.

D’abord l’étendue que notre imagination donne aux objets est toujours proportionnée à l’énumération des parties. Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute un puceron pour un éléphant ; il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atôme vivant. Une habitude méchanique très-naturelle, surtout aux bons esprits, c’est de chercher à mettre de la clarté dans leurs idées, en sorte qu’ils exagèrent et que le point dans leur esprit est un peu plus gros que le point décrit, sans quoi ils ne l’appercevraient pas plus au dedans d’eux-mêmes qu’au dehors. Le détail dans une description produit à peu près le même effet que la trituration ; un corps remplit dix fois, cent fois moins d’espace ou de volume en masse qu’en molécules ; M. de Réaumur ne s’en est pas douté, mais faites-vous lire quelques pages de son traité des insectes, et vous y démêlerez le même ridicule qu’à mes descriptions. Sur celle qui précède, il n’y a personne qui n’accordât plusieurs pieds en quarré à une petite ruine grande comme la main. Je crois avoir déjà quelque part déduit de là une expérience qui déterminerait la grandeur relative des images dans la tête de deux artistes ou dans la tête d’un même artiste en différents temps ; ce serait de leur ordonner le dessin net et distinct et le plus petit qu’ils pourraient d’un objet susceptible d’une description détaillée. Je crois que l’œil et l’imagination ont à peu près le même champ, ou peut-être au contraire que le champ de l’imagination est en raison inverse du champ de l’œil. Quoi qu’il en soit, il est impossible que le presbyte et le myope, qui voient si diversement en nature voient de la même manière dans leurs têtes. Les poëtes, prophètes et presbytes, sont sujets à voir les mouches comme des éléphans ; les philosophes myopes, à réduire les éléphans à des mouches. La poésie et la philosophie sont les deux bouts de la lunette. grand escalier qui conduit à un ancien portique. du même.

Tableau de 4 pieds de haut, sur 2 pieds 9 pouces de large.

Sur le fond et dans le lointain, à droite, une pyramide, puis l’escalier. Au côté droit de l’escalier, à sa partie supérieure, un obélisque ; au bas, sur le devant, deux hommes poussant un tronçon de colonne que quatre chevaux n’ébranleraient pas : absurdité palpable. Sur les degrés, une figure d’homme qui monte ; vers le milieu, une figure de femme qui descend ; au haut un petit groupe d’hommes et de femmes qui conversent. à gauche, une grande fabrique, une colonnade, un péristyle dont la façade s’enfonce dans le tableau.

Les degrés de l’escalier aboutissent à cette façade.

La partie inférieure de cette fabrique est en niches, ces niches sont remplies de statues. Des groupes de figures qu’on a peine à discerner sont répandus dans les entre-colonnemens de la partie supérieure. On y entrevoit un homme envelopé dans son manteau, assis, et les jambes pendantes en dehors ; derrière lui, debout, quelques autres personnages. Au bas d’une petite façade, en retour de cette colonnade, l’artiste a répandu à terre un passager, qui se repose parmi des fragmens de colonnes.

C’est bien un morceau de Robert, et ce n’est pas un des moins bons. Je n’ajouterai rien de plus, car il faudrait revenir sur les mêmes éloges qui vous fatigueraient autant à lire que moi à les écrire.

Souvenez-vous seulement que toutes ces figures, tous ces groupes insignifians prouvent évidemment que la poétique des ruines est encore à faire. la cascade tombant entre deux terrasses, au milieu d’une colonnade.une vue de la vigne-madame, à Rome . du même.

La cascade, morceau froid, sans verve, sans invention, sans effet ; mauvaises eaux, tombant en nappes par les vides d’arcades formées sur un plan circulaire, et ces nappes si uniformes, si égales, si symmétriques, si compassées sur l’espace qui leur est ouvert, qu’on dirait qu’ainsi que les espaces, elles ont été assujetties aux règles de l’architecture.

Quoi, Monsieur Robert, de bonne foi, vous les avez vues comme cela ? Il n’y avait pas une seule pierre disjointe qui variât le cours et la chute de ces eaux ? Pas le moindre fétu qui l’embarrassât ?

Je n’en crois rien. Et puis on ne sait ce que c’est que vos figures. Au sortir des arcades, les eaux sont reçues dans un grand bassin. Derrière cette fabrique il y a des arbres. Qu’ils sont lourds ces arbres, épais, négligés, inélégans, maussades, et d’un vert de vessie plus cru ! Les feuilles ressemblent à des taches vertes dentelées par les bords ; c’est pis qu’aux paysages du pont ou la communauté de st Luc. Ils ne servent qu’à faire sentir que ceux que vous avez desséchés à la gauche de votre composition sont beaucoup mieux, ou ceux-ci à rendre les premiers plus mauvais, comme on voudra. Mais vous, mon ami, convenez qu’à la manière dont je juge un artiste que j’aime, que j’estime et qui montre vraiment un grand talent même dans ce morceau, on peut compter sur mon impartialité.

La vigne-madame, mauvais, selon moi-mais cela est en nature. — Cela n’est point en nature. Les arbres, les eaux, les rochers sont en nature ; les ruines y sont plus que les bâtimens, mais n’y sont pas tout à fait, et quand elles y seraient, faut-il rendre servilement la nature ? S’il s’agissait d’un dessin à placer dans l’ouvrage d’un voyageur, il n’y aurait pas le mot à dire ; il faut alors une exactitude rigoureuse. Imaginez à gauche une longue suite d’arcades qui s’en vont en s’enfonçant dans la toile parallèlement au côté droit, et en diminuant de hauteur selon les lois de la perspective ; imaginez à droite une autre enfilade d’arcades qui s’en vont du côté gauche, sur le devant, diminuant pareillement de hauteur, en sorte que ces deux enfilades ont l’air de deux grands triangles rectangles posés sur leurs moyens côtés et s’entrecoupant par leurs petits côtés : effet le plus ingrat à l’œil ; effet dont il était si aisé de déranger la symmétrie. Les premières arcades sont éclairées et forment la partie supérieure et le fond du tableau ; les autres sont dans la demi-teinte, et forment la partie inférieure et le devant. Celles-ci soutiennent une large chaussée qui conduit en montant, le long des premières, jusqu’au sommet des arcades inférieures du devant. Sous ces arcades inférieures ce sont des laveuses, d’autres femmes occupées, des enfans, du feu ; au-devant à gauche, du linge étendu sur des cordes. Là, tout à fait sur le devant, des eaux qui viennent de dessous les arcades ; au bord de ces eaux rassemblées, sur une langue de terre à gauche, d’autres figures d’hommes, de femmes, d’enfans, de pêcheurs. Au haut de la chaussée pratiquée sur les arcades inférieures, quelques groupes. Tout à fait sur le fond, à droite, au-delà des arcades, du paysage, des arbres, et dieu sait quels arbres ? Il manque encore bien des choses, et de technique et d’idéal à cet artiste pour être excellent ; mais il a de la couleur et de la couleur vraie, mais il a le pinceau hardi, facile et sûr ; il ne tient qu’à lui d’acquérir le reste. Je lui dirais en deux mots sur la poésie de son genre :

Monsieur Robert, souvent on reste en admiration à l’entrée de vos ruines ; faites ou qu’on s’en éloigne avec effroi, ou qu’on s’y promène avec plaisir. la cour du palais romain qu’on inonde dans les grandes chaleurs, pour donner de la fraîcheur aux galeries qui l’environnent. du même.

Tableau de 4 pieds 3 pouces de large sur 3 pieds un pouce de haut.

On voit par l’ouverture des arcades les galeries tourner autour de la cour du palais que l’artiste a peinte inondée. Il n’y a ici ni figures ni accessoires poétiques, c’est le bâtiment pur et simple. On ne peut se tirer avec succès d’un pareil sujet que par la magie de la peinture, aussi Robert l’a-t-il fait : son tableau est très-beau et de très-grand effet. Le dessous des galeries est très-vaporeux ; si j’osais hazarder une observation, je dirais que la partie inférieure des voûtes à gauche sur le devant m’a paru seulement un peu trop obscure, trop noire. J’y aurais désiré quelque faible lueur d’une lumière réfléchie par les eaux qui couvrent la cour. Mais c’est comme on porte sa main sur les vases sacrés que j’aventure cette critique, en tremblant. à une autre heure du jour, à une autre lumière, dans une autre exposition, peut-être ferais-je amende honorable au peintre.

port de Rome, orné de différents monuments d’architecture antique et moderne. du même.

Tableau de 4 pieds 7 pouces de large, sur 3 pieds 2 pouces de haut.

C’est le morceau de réception de l’artiste et une belle chose ; c’est un Vernet pour le faire et pour la couleur ; que n’est-il encore un Vernet pour les figures et le ciel ! Les fabriques sont de la touche la plus vraie ; la couleur de chaque objet est ce qu’elle doit être, soit réelle, soit locale. Les eaux ont de la transparence. Toute la composition vous charme.

On voit au centre du tableau la rotonde isolée. De droite et de gauche, sur le fond, des portions de palais. Au-dessous de ces palais deux immenses escaliers qui conduisent à une large esplanade pratiquée au devant de la rotonde, et de là à un second terre-plein pratiqué au-dessous de l’esplanade.

L’esplanade prend dans son milieu une forme circulaire, elle règne sur toute la largeur du tableau ; il en est de même du terre-plein au-dessous d’elle. Le terre-plein est fermé par des bornes enchaînées. Au bas de la partie circulaire de l’esplanade, au niveau du terre-plein, il y a une espèce d’enfoncement ou de grotte. Du terre-plein on descend par quelques marches à la mer ou au port dont la forme est un quarré oblong.

Les deux côtés longs de cet espace forment les deux grèves du port qui s’étendent depuis le bas des deux grands escaliers jusqu’au bord de la toile. Ces grèves sont comme deux grands parallélogrames ; on y voit des commerçants debout, assis, des ballots, des marchandises. Des citoyens et autres personnages montent et descendent les grands escaliers. à gauche il y a parallèlement au côté de la grève et du port, une façade de palais. Ce n’est pas tout ; l’artiste a élevé à chaque extrémité de l’esplanade deux grands obélisques. On voit aussi ramper circulairement contre la face extérieure de cette esplanade un petit escalier étroit dont les marches contiguës aux marches du grand escalier, sont beaucoup plus élevées, et forment un parapet singulier pour les allants et les venants, qui peuvent descendre et remonter sans gêner la liberté des grands escaliers.

Ce morceau est très-beau, il est plein de grandeur et de majesté ; on l’admire, mais on n’en est pas plus ému, il ne fait point rêver, ce n’est qu’une vue rare où tout est grand, mais symmétrique.

Supposez un plan vertical qui coupe par leur milieu la rotonde et le port, les deux portions qui seront de droite et de gauche de ce plan montreront les mêmes objets répétés. Il y a plus de poésie, plus d’accidens, je ne dis pas dans une chaumière, mais dans un seul arbre qui a souffert des années et des saisons que dans toute la façade d’un palais.

Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt ; tant il est vrai que quel que soit le faire, point de vraie beauté sans l’idéal. La beauté de l’idéal frappe tous les hommes, la beauté du faire n’arrête que le connaisseur ; si elle le fait rêver, c’est sur l’art et l’artiste, et non sur la chose, il reste toujours hors de la scène, il n’y entre jamais. La véritable éloquence est celle qu’on oublie. Si je m’apperçois que vous êtes éloquent, vous ne l’êtes pas assez. Il y a entre le mérite du faire et le mérite de l’idéal la différence de ce qui attache les yeux et de ce qui attache l’âme. écurie et magasin à foin, peints d’après nature à Rome . du même.

Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut, sur un pied 3 pouces de large.

Il est presque impossible de faire concevoir cette composition et tout aussi malaisé d’en transmettre l’impression. à gauche, c’est une voûte éclairée dans sa partie supérieure par une lumière qui vient d’arcades soutenues sur des colonnes et chapiteaux corinthiens.

La hauteur de cette voûte est coupée en deux, l’une éclairée et l’autre obscure.

La partie éclairée et supérieure est un grenier à foin sur lequel on voit force bottes de paille et de foin avec de jeunes paysans et de jeunes paysanes occupés à les ranger ; par derrière ces travailleurs, des fourches, une échelle renversée et autres instrumens, moitié sortant de la paille et du foin. Une autre échelle dressée porte par son pied sur le devant du grenier et par son extrémité supérieure, contre une poutre qui fait la corde de l’arc de la voûte. à cette poutre ou linteau, il y a une poulie avec sa corde et son crochet à monter la paille et le foin.

C’est donc toute la partie concave de l’édifice qui forme le grenier à foin ; et c’est le reste qui forme l’ écurie.

L’ écurie ou toute la portion de l’édifice, depuis le linteau qui forme la corde de l’arc de la voûte jusqu’au rez-de-chaussée est obscure ou dans la demi-teinte.

Il y a au côté droit une forte fabrique de charpente à claire-voie ; c’est une espèce de fermeture commune à l’ écurie et à une partie du grenier à foin. Cette fermeture est entrouverte. à droite, du côté où la fermeture s’entrouvre, en dehors, un peu en deçà sur le devant, on voit deux paysans avec leur chien ; ils reviennent des champs. Un de leurs bœufs est tombé de lassitude, la charue qui le masque n’en laisse voir que la tête et les cornes.

Dans l’ écurie, les objets communs d’un pareil local jettés pêle-mêle très-pittoresquement ; dégradation de lumière si parfaite, obscurité où tout se sépare, se discerne, se fait valoir ; ce n’est pas le jour, c’est la nuit qui circule entre les choses. Il y a à l’entrée de l’écurie, deux chevaux de selle avec un palefrenier.

Plus vers la gauche, c’est une voiture attelée d’un cheval, chargée de nouvelles bottes de paille ou de foin, et couverte d’une grande toile. à côté de la voiture son conducteur.

Une autre fabrique, fesant angle en retour avec la précédente, montre une seconde arcade seulement fermée par en bas par un fort assemblage de charpente à claire-voie. Au dedans de cette arcade, assez de lumière pour discerner de grandes ruines.

On découvre au mur latéral gauche une statue colossale dans une niche. Proche du pied-droit de cette arcade, à terre, tout à fait à gauche, sur le devant autour d’une paysane accroupie, l’artiste a dispersé des paniers, des cruches, une cage à poulets.

Voilà un tableau du faire le plus facile et le plus vrai. C’est une variété infinie d’objets pittoresques sans confusion ; c’est une harmonie qui enchante, c’est un mélange sublime de grandeur, d’opulence et de pauvreté. Les objets agrestes de la chaumière entre les débris d’un palais ! Le temple de Jupiter, la demeure d’Auguste transformée en écurie, en grenier à foin ! L’endroit où l’on décidait du sort des nations et des rois, où des courtisans venaient en tremblant étudier le visage de leur maître, où trois brigands peut-être échangèrent entre eux les têtes de leurs amis, de leurs pères, de leurs mères contre les têtes de leurs ennemis, qu’est-ce à présent ? Une auberge de campagne, une ferme.

Ce morceau est, ou je suis bien trompé, un des meilleurs de l’artiste. La lumière du grenier à foin est ménagée de manière à ne point trancher avec l’obscurité forte de l’ écurie ; et l’arcade latérale n’est ni aussi éclairée que le grenier, ni aussi sombre que le reste. Il y a un grand art, une merveilleuse intelligence de clair-obscur ; mais ce qui achève de confondre, c’est d’apprendre que ce tableau a été fait en une demi-journée. Regardez bien cela, Monsieur Machy ; et brisez vos pinceaux.

Un jour que je considérais ce tableau, la lumière du soleil couchant venant à l’éclairer subitement par derrière, je vis toute la partie supérieure du grenier à foin teinte de feu, effet très-piquant, que l’artiste aurait certainement essayé d’imiter, s’il en avait été témoin ; c’était comme le reflet d’un grand incendie voisin dont tout l’édifice était menacé. Je dois ajouter que cette lueur rougeâtre se mêlait si parfaitement avec les lumières, les ombres et les objets du tableau, que je demeurai persuadé qu’elle en était, jusqu’à ce que, le soleil venant à descendre sous l’horizon, l’effet disparût.

cuisine italienne. du même.

Tableau de 2 pieds 1 pouce de large, sur quinze pouces de haut.

C’est une observation assez générale qu’on devient rarement grand écrivain, grand littérateur, homme d’un grand goût, sans avoir fait connaissance étroite avec les anciens. Il y a dans Homère et Moyse une simplicité, dont il faut peut-être dire ce que Cicéron disait du retour de Régulus à Carthage : laus temporum, non hominis ; c’est plus l’effet encore des mœurs que du génie. Des peuples avec ces usages, ces vêtements, ces cérémonies, ces lois, ces coutumes ne pouvaient guère avoir d’autre ton ; mais il y est ce ton qu’on n’imagine pas, et il faut l’aller puiser là, pour le transporter à nos temps qui très-corrompus ou plutôt très-maniérés, n’en aiment pas moins la simplicité. Il faut parler des choses modernes à l’antique.

Pareillement, il est rare qu’un artiste excelle sans avoir vu l’Italie, et une observation qui n’est guère moins générale que la première, c’est que les plus belles compositions des peintres, les plus rares morceaux des statuaires, les plus simples, les mieux dessinés, du plus beau caractère, de la couleur la plus vigoureuse et la plus sévère ont été faits à Rome ou au retour de Rome.

Prétendre avec quelques-uns que c’est l’influence d’un plus beau ciel, d’une plus belle lumière, d’une plus belle nature, c’est oublier que ce que je dis c’est en général, sans en excepter les bambochades, des tableaux de nuit et des temps de brouillards et d’orages.

Le phénomène s’explique beaucoup mieux, ce me semble, par l’inspiration des grands modèles toujours présens en Italie. Là quelque part que vous alliez, vous trouvez sur votre chemin Michel-Ange, Raphaël, Le Guide, Le Corrège, Le Dominiquin, ou quelqu’un de la familles des Carraches ; voilà les maîtres dont on reçoit des leçons continuelles, et ce sont de grands maîtres.

Le Brun perdit sa couleur en moins de trois ans.

Peut-être faudrait-il exiger des jeunes artistes un plus long séjour à Rome, afin de donner le temps au bon goût de se fixer à demeure. La langue d’un enfant qui fait un voyage de province se corrompt au bout de quelques semaines ; Voltaire, relégué sur les bords du lac de Genève, y conserve toute la pureté, toute la force, toute l’élégance, toute la délicatesse de la sienne.

Précautionnons donc nos artistes par un long séjour, par une habitude si invétérée, qu’ils ne puissent s’en départir contre l’absence des grands modèles, la privation des grands monumens, l’influence de nos petits usages, de nos petites mœurs, de nos petits manequins nationaux. Si tout concourt à perfectionner, tout concourt à corrompre. Vateau fit bien de rester à Paris, Vernet ferait bien d’habiter les bords de la mer ; Loutherbourg de fréquenter les campagnes, mais que Boucher et Baudouin son gendre ne quittent point le quartier du palais-royal. Je serai bien surpris si les ruines de Robert conservent le même caractère. Ce Boucher que je viens de renfermer dans nos ruelles et chez les courtisanes, a fait au retour de Rome des tableaux qu’il faut voir ainsi que les dessins qu’il a composés, lorsqu’il est revenu de caprice à son premier style qu’il a pris en dédain, et tout cela à la porte d’une cuisine.

Entrons dans cette cuisine ; mais laissons d’abord monter ou descendre cette servante qui nous tourne le dos, et faisons place à ce bambin qui la suit avec peine ; car ces degrés de grosses pierres brutes sont bien hauts pour lui. S’il tombe, voilà à sa gauche une petite barricade de bois qui sert de rampe et qui l’empêchera de se blesser. Du bas de cette porte je vois que cet endroit est quarré, et que pour en montrer l’intérieur on a abattu le mur de la gauche. Je marche sur les débris de ce mur et j’avance. Il vient de l’entrée par laquelle nous sommes descendus un jour faible qui éclaire quelque pièce adjacente ; tout ce côté, à cela près, est dans la demi-teinte. Au-dessus de cette entrée, il y a un bout de planche soutenu par des goussets et sur cette planche des pots ventrus de différente capacité. Le reste de ce mur est nu. Au milieu de celui du fond c’est la cheminée. Au côté droit de la cheminée, une espèce de banquette ou de coussin sert d’appui à deux enfans grandelets couchés sur le ventre, les coudes posés sur le coussin, le dos tourné au spectateur, le visage au foyer, et les pieds de l’un posés sur la dernière marche de l’entrée. On a dressé contre l’extrémité gauche de la banquette ou du coussin quelques ustensiles de cuisine. Trois marmites de terre de différentes grandeurs sont au fond de l’âtre. La plus grande, bouchée de son couvercle, soutenue sur un trépied, occupe l’angle gauche. C’est sous celle-ci que le gros brasier est ramassé ; les deux autres sont sur des cendres et chauffent plus doucement. Proche du même coin de la cheminée, assise sur un billot, la vieille cuisinière est devant son feu. Il y a entre elle et le mur du fond un enfant debout. La hotte ou le manteau de la cheminée fait saillie sur le mur. Il fume dans cette cuisine, cela est du moins à présumer à une grande couverture de laine jettée sur le rebord de la cheminée. Cette couverture relevée vers la gauche laisse de ce côté tout le fond de l’âtre découvert, et pend vers la droite.

C’est un chandelier de cuivre garni de sa chandelle, avec une téyère qui l’arrête sur le rebord de la cheminée au milieu de laquelle il y a un petit miroir ; et au pied de la cuisinière, sur le devant, entre elle et les enfans qui se chauffent, on voit un plat de terre avec des raves épluchées et rangées tout autour du plat. Au mur du fond à gauche, à côté de la cheminée, à une assez grande hauteur, un enfoncement ceintré, formant armoire, serre ou garde-manger, renferme des vaisseaux, des pots, du linge, des serviettes dont un bout est pendant en dehors.

Derrière la cuisinière, sur le devant, un grand chien debout, maigre, hargneux, le nez presque en terre, de mauvaise humeur, la tête tournée et les yeux attachés vers l’angle antérieur du mur de la gauche, est tenté de chercher querelle à un chat dressé sur ses deux pattes appuyées contre les bords d’un cuvier à anses percées, où l’animal cherche s’il n’y a rien à escamoter. Ce mur latéral gauche est ouvert proche du fond d’une grande porte ou fenêtre très-éclairée ; c’est de là que la cuisine tire son jour. On a pratiqué au haut de cette porte une espèce de petite fenêtre vitrée.

L’effet général de ce petit tableau est charmant.

Je me suis complu à le décrire parce que je me complaisais à me le rappeller. La lumière y est distribuée d’une manière tout à fait piquante ; tout y est presque dans la demi-teinte, rien dans les ténèbres. On y discerne sans fatigue les objets, même le chat et le cuvier qui placés à l’angle antérieur du mur latéral gauche, sont au lieu le plus opposé à la lumière, le plus éloigné d’elle et le plus sombre, le jour fort qui vient de l’ouverture faite au même mur frappe le chien, le pavé, le dos de la cuisinière, l’enfant qui est debout proche d’elle, et la partie voisine de la cheminée ; mais le soleil étant encore assez élevé sur l’horizon, ce que l’on reconnaît à l’angle de ses rayons avec le pavé, tout en éclairant vivement la sphère d’objets compris dans la masse de sa lumière, laisse le reste dans une obscurité qui s’accroît à proportion de la distance de ce foyer lumineux.

Cette pyramide de lumière qui se discerne si bien dans tous les lieux qui ne sont éclairés que par elle, et qui semble comprise entre des ténèbres en deçà et en delà d’elle, est supérieurement imitée.

On est dans l’ombre, on voit tout ombre autour de soi, puis l’œil rencontrant la pyramide lumineuse où il discerne une infinité de corpuscules agités en tourbillons, la traverse, rentre dans l’ombre et retrouve des corps ombrés. Comment cela se fait-il ?

Car enfin la lumière n’est pas suspendue entre la toile et moi. Si elle tient à la toile, pourquoi cette toile n’est-elle pas éclairée ? Cette vieille cuisinière est tout à fait ragoûtante d’effet, de position et de vêtement ; la lumière est large sur son dos. La servante que nous avons trouvée sur les degrés de l’entrée est on ne saurait plus naturelle et plus vraie. C’est une des figures de ces anciens petits tableaux de Chardin. Ce grand chien n’est pas ami de la cuisinière ; car il est maigre.

Tout est doux, facile, harmonieux, chaud et vigoureux dans ce tableau que l’artiste paraît avoir exécuté en se jouant. Il a supposé le mur antérieur abattu, sans user de cette ouverture pour l’éclairer. Ainsi tout le devant de sa composition est dans la demi-teinte ; il n’y a d’éclairé que l’espace étroit exposé à la porte percée vers le fond, à l’angle intérieur du mur latéral gauche. Ce morceau n’est pas fait pour arrêter le commun des spectateurs ; il faut à l’œil vulgaire quelque chose de plus fort et de plus ressenti ; ceci n’arrête que l’homme sensible au vrai talent, et l’esclave d’Horace mériterait les étrivières, lorsqu’il dit à son maître : vel cum pausiaca torpes, etc.

" lorsqu’un tableau de Pausias vous tient immobile et stupide d’admiration, êtes-vous moins insensé que Dave arrêté de surprise devant une enseigne barbouillée de sanguine ou de charbon, la lutte et le jarret tendu de Fulvius, de Rutuba ou de Placideianus ? " son maître peut lui répondre : sot, tu admires une sottise et cependant tu manques à ton devoir. Un mauvais tableau de famille la tient bouche béante, elle passe devant un chef-d’œuvre, à moins que l’étendue ne l’arrête. En peinture comme en littérature, les enfans, et il y en a beaucoup, préféreront la barbe-bleue à Virgile, Richard sans peur à Tacite. Il faut apprendre à lire et à voir. Des sauvages se précipitèrent sur la proue d’un vaisseau et furent bien surpris de ne trouver sous leurs mains qu’une surface plate, au lieu d’une gorge bien ronde et bien ferme. Des barbares, avec autant d’ignorance et plus de prétentions, prirent pour le statuaire le manœuvre qui dégrossissait un bloc à l’aide du cadre et des à-plombs. esquisses. du même.

Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de vie et moins de formes. à mesure qu’on introduit les formes la vie disparaît. Dans l’animal mort, objet hideux à la vue, les formes y sont, la vie n’y est plus. Dans les jeunes oiseaux, les petits chats, plusieurs autres animaux, les formes sont encore envelopées, et il y a tout plein de vie ; aussi nous plaisent-ils beaucoup. Pourquoi un jeune élève incapable même de faire un tableau médiocre fait-il une esquisse merveilleuse ? C’est que l’esquisse est l’ouvrage de la chaleur et du génie, et le tableau l’ouvrage du travail, de la patience, des longues études et d’une expérience consommée de l’art. Qui est-ce qui sait ce que nature même semble ignorer, introduire les formes de l’âge avancé et conserver la vie de la jeunesse ? Un conte vous fera mieux comprendre ce que je pense des esquisses qu’un long tissu de subtilités métaphysiques. Si vous envoyez ces feuilles à des femmes qui n’aient pas les oreilles faites, avertissez-les d’arrêter là, ou de ne lire ce qui suit que quand elles seront seules.

M. de Buffon et M. le président De Brosses ne sont plus jeunes, mais ils l’ont été. Quand ils étaient jeunes ils se mettaient à table de bonne heure et ils y restaient longtemps. Ils aimaient le bon vin, et ils en buvaient beaucoup. Ils aimaient les femmes, et quand ils étaient ivres ils allaient voir des filles. Un soir donc qu’ils étaient chez des filles et dans le déshabillé d’un lieu de plaisir, le petit président, qui n’est guère plus grand qu’un liliputien, dévoila à leurs yeux un mérite si étonnant, si prodigieux, si inattendu que toutes en jettèrent un cri d’admiration ; mais quand on a beaucoup admiré on réfléchit. Une d’entre elles, après avoir fait en silence plusieurs fois le tour du merveilleux petit président, lui dit : monsieur, voilà qui est beau, il en faut convenir ; mais où est le cu qui poussera cela ?

Mon ami, si l’on vous présente un canevas de comédie ou de tragédie, faites quelques tours autour de l’homme et dites-lui, comme la fille de joie au président De Brosses : cela est beau, sans contredit, mais où est le cu ? Si c’est un projet de finance, demandez toujours où est le cu ? à une esquisse de tableau, où est le cu ? à une ébauche de roman, de harangue, où est le cu ?

L’esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu’il lui plaît. C’est l’histoire des enfans qui regardent les nuées, et nous le sommes tous plus ou moins. C’est le cas de la musique vocale et de la musique instrumentale : nous entendons ce que dit celle-là, nous fesons dire à celle-ci ce que nous voulons. Je crois que vous retrouverez dans un de mes sallons précédens cette comparaison plus détaillée, avec quelques réflexions sur l’expression plus ou moins vague des beaux-arts. Heureusement je ne sais plus ce que c’est, et je ne me répéterai pas ; mais en revanche je regrette beaucoup l’occasion qui se présente et que je manque bien malgré moi de vous parler du temps où nous aimions le vin et où les plus honnêtes gens ne rougissaient pas d’aller à la taverne. Voici, mon ami, des esquisses de tableaux et des esquisses de descriptions. ruines. à gauche, sous les arcades d’une grande fabrique, marchandes d’herbes et de fruits. Au centre sur le fond, rotonde. En face, plus sur le devant, obélisque et fontaine. Autour d’un bassin, enceinte terminée par des bornes. Au dedans de l’enceinte, femmes qui puisent de l’eau. Au dehors, sur le devant, vers la droite, femmes qui font rôtir des marons dans une poële posée sur un fourneau très-élevé. Tout à fait à la gauche, autre grande fabrique sous laquelle autres marchandes d’herbes et de fruits.

Pourquoi ne lit-on pas, en manière d’enseigne, au-dessus de ces marchandes d’herbes, divo augusto, divo neroni ? Pourquoi n’avoir pas gravé sur cet obélisque : jovi servatori, etc… ? Ou : trigesies centenis… etc.

Cette dernière inscription réveillerait en moi l’horreur que je dois à un monstre qui se fait gloire d’avoir égorgé trois millions d’hommes. Ces ruines me parleraient. La précédente me rappellerait l’adresse d’un fripon qui après avoir ensanglanté toutes les familles de Rome se met à l’abri de la vengeance sous le bouclier de Jupiter. Je m’entretiendrais de la vanité des choses de ce monde, si je lisais au-dessus de la tête d’une marchande d’herbes, au divin Auguste, au divin Néron , et de la bassesse des hommes qui ont pu diviniser un lâche proscripteur, un tigre couronné.

Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, s’ils s’avisaient d’avoir des idées, et de sentir la liaison de leur genre avec la connaissance de l’histoire. Quel édifice nous attache autant au milieu des superbes ruines d’Athènes que le petit temple de Démosthène ?

Voilà une description fort simple, une composition qui ne l’est pas moins et dont il est toutefois très-difficile de se faire une juste idée, sans l’avoir vue. Malgré l’attention de ne rien prononcer, d’être court et vague, d’après ce que j’ai dit vingt artistes feraient vingt tableaux où l’on trouverait les objets que j’ai indiqués, et à peu près aux places que je leur ai marquées, sans se ressembler entre eux ni à l’esquisse de Robert. Qu’on l’essaye, et que l’on convienne de la nécessité d’un croquis. Le plus informe dira mieux et vite, du moins sur l’ordonnance générale, que la description la plus rigoureuse et la plus soignée. ruine d’escalier. cet escalier descend de droite à gauche. Vers le milieu de sa hauteur, deux petites figures. Mère assise avec son enfant devant elle. à gauche, vieux vase sur son piédestal, quartiers de pierres informes dispersées et autres accessoires. Pareils accessoires de l’autre côté.

Cela est chaud, mais dur et cru. Figures bien disposées, mais si croquées, qu’on a peine à les discerner. intérieur d’un lieu souterrain, d’une caverne éclairée par une petite fenêtre grillée placée au fond du tableau, au centre de la composition qu’elle éclaire. au bas de la caverne, sous un des pans, à l’angle droit, à ras de terre, petit enfoncement où les habitans du triste domicile ont allumé du feu et font la cuisine. Au pan opposé, à gauche, vers le milieu de la hauteur, espèce de cellier où l’on voit des tonneaux, une échelle, quelques figures. Du même côté, un peu vers la gauche, sous la concavité du souterrain, une fontaine attachée au mur, avec sa cuvette. Entre ces deux pans de mur, escalier qui descend du fond sur le devant et qui occupe tout cet espace. Au-dessus de cet escalier, sur la plate-forme, une foule de petites figures si barbouillées qu’on ne sait ce que c’est, quoiqu’elles soient frappées directement de la lumière de la fenêtre grillée qui est presque de niveau avec la plate-forme et les figures.

Si l’on n’exige dans ces sortes de compositions que les effets de la perspective et de la lumière, on sera toujours plus ou moins content de Robert.

Mais de bonne foi, que font ces figures-là ?

Est-ce là une scène souterraine ? J’aimerais bien mieux y voir la joie infernale d’une troupe de bohémiens, le repaire de quelques voleurs ; le spectacle de la misère d’une famille paysane ; les attributs et la personne d’une prétendue sorcière ; quelque aventure de Cléveland ou de l’ancien testament ; l’asyle de quelque illustre malheureux persécuté ; l’homme qui jette à sa femme et à ses enfans affamés le pain qu’il s’est procuré par un forfait ; l’histoire de la bergère des alpes ; des enfans qui viennent pleurer sur la cendre de leurs pères ; un hermite en oraison ; quelque scène de tendresse ; que sais-je ? ruines. à gauche, colonnade avec une arcade qui éclaire le fond obscur et voûté de la ruine. Au-delà de l’arcade, grand escalier dégradé. Sur cet escalier, et autour de la colonnade, petits groupes de figures qui vont et viennent. Ce n’est rien que cela.

L’intéressant, j’ai presque dit le merveilleux, c’est que le corps lumineux étant supposé au-delà de la toile, dans une direction tout à fait oblique à l’arcade, cette arcade ne laisse passer dans l’intérieur de la ruine, qu’un rideau mince de clarté ; c’est que ce rideau est comme tendu entre des ténèbres qui lui sont antérieures et des ténèbres qui lui sont postérieures. Comment montre-t-on de la lumière à travers une vapeur obscure ? Comment cette lumière peinte sur la même surface que le fond ce fond n’est-il pas éclairé ?

Par quelle magie fait-on passer ma vue successivement par une épaisseur de ténèbres, une pellicule de lumière, où je vois voltiger des atômes, et une seconde épaisseur de ténèbres ? Je n’y entends rien ; et il faut convenir que si la chose n’était pas faite, on la jugerait impossible. Cela se conçoit en nature, mais le conçoit-on dans l’art ? Et ce n’est pas à des sauvages que je m’adresse, c’est à des hommes éclairés.

partie d’un temple. à droite, un des côtés de cette fabrique, où l’on voit un suisse près d’une porte grillée ; sur le devant une chaise de paille ; plus sur le devant encore et vers la gauche, une dévote qui s’en va vers la grille. Contre un grand mur nu, obscur et formant une portion du fond attenant à une arcade ceintrée au pied de laquelle règne une balustrade, trois moines blancs assis ; puis l’arcade ceintrée d’où vient la lumière. Il y a sans doute au-dessous de la balustrade une grande profondeur, et ce local doit être une portion de ces péristiles élevés sur les bas côtés d’une église. Contre la balustrade et aux environs, quelques figures, parmi lesquelles une qui regarde en bas. Au bas de l’arcade qui éclaire de la manière la plus douce et dont la lumière est faible, pâle, comme celle qui a traversé des vitres, autre portion de mur nu et obscur où l’on voit debout quelques moines noirs. Cela est tout à fait piquant et d’un effet qu’on reconnaît sur le champ. On s’oublie devant ce morceau, c’est la plus forte magie de l’art. Ce n’est plus au sallon ou dans un attelier qu’on est, c’est dans une église, sous une voûte ; il règne là un calme, un silence qui touche, une fraîcheur délicieuse.

C’est bien dommage que les petites figures ne répondent pas à la perfection du reste ; ces moines blancs et noirs, cette dévote sont des magots raides comme ceux qu’on étale à la foire st-Ovide ; c’est ce suisse surtout qu’il faut voir avec sa hallebarde ; c’est précisément comme ceux qu’on me donnait au jour de l’an quand j’étais petit. Monsieur Robert, votre talent est assez rare, pour que vous y ajoutiez la perfection des figures ; et quand vous les saurez dessiner facilement, savez-vous ce qui en résultera ?

C’est que votre imagination n’étant plus captivée par cet obstacle, elle vous suggérera une infinité de scènes intéressantes. Vous ne ferez plus des figures pour faire des figures, vous ferez des figures pour rendre des actions et des incidens.

Vernet distribue aussi des figures dans ses compositions, mais indépendamment de l’art qui les exigeait et de la place qu’il leur donne, voyez comme il les emploie. autres ruines. grande fabrique occupant la droite, la gauche et le fond de l’esquisse. C’est un palais ou plutôt c’en fut un. La dégradation est si avancée qu’on discerne à peine des vestiges de chapiteaux, de frontons et d’entablemens. Le temps a réduit en poudre la demeure d’un de ces maîtres du monde, d’une de ces bêtes farouches, qui dévoraient les rois qui dévorent les hommes. Sous ces arcades qu’ils ont élevées et où un Verrès déposait les dépouilles des nations, habitent à présent des marchands d’herbes, des chevaux, des bœufs, des animaux, et dans ces lieux dont les hommes se sont éloignés, ce sont des tigres, des serpens, d’autres voleurs. Contre cette façade, ici c’est un hangard dont le toit s’avance en pente sur le devant, c’est une fabrique pareille à ces sales remises appuyées aux superbes murs du louvre. Des paysans y ont renfermé les instrumens de leur métier. On voit à droite des charettes, un tas de fumier ; à gauche, des cavaliers à pied qui font ferrer leurs chevaux, un maréchal agenouillé qui ferre, un de ses compagnons qui tient le pied du cheval, un des valets des cavaliers qui le contient par la bride.

Une autre chose qui ajouterait encore à l’effet des ruines, c’est une forte image de la vicissitude.

Eh bien, ces puissans de la terre qui croyaient bâtir pour l’éternité, qui se sont fait de si superbes demeures et qui les destinaient dans leurs folles pensées à une suite ininterrompue de descendans héritiers de leurs noms, de leurs titres et de leur opulence, il ne reste de leurs travaux, de leurs énormes dépenses, de leurs grandes vues que des débris qui servent d’asyle à la partie la plus indigente, la plus malheureuse de l’espèce humaine, plus utiles en ruines qu’ils ne le furent dans leur première splendeur.

Peintres de ruines, si vous conservez un fragment de bas relief, qu’il soit du plus beau travail et qu’il représente toujours quelque action intéressante d’une date fort antérieure aux temps florissans de la cité ruinée. Vous produirez ainsi deux effets ; vous me ramènerez d’autant plus loin dans l’enfoncement des temps, et vous m’inspirerez d’autant plus de vénération et de regret pour un peuple qui avait possédé les beaux arts à un si haut degré de perfection. Si vous brisez la partie supérieure d’une statue, que les jambes et les pieds qui en resteront sur la base soient du plus beau ciseau et du plus grand goût de dessin. Que ce buste poudreux que vous me montrez à demi-enfoncé dans la terre, parmi des ronces ait un grand caractère, soit l’image d’un personnage fameux. Que votre architecture soit riche et que les ornemens en soient purs. Que la partie subsistante ne donne pas une idée commune du tout ; aggrandissez la ruine et avec elle la nation qui n’est plus.

Parcourez toute la terre, mais que je sache toujours où vous êtes, en Grèce, à Alexandrie, en égypte, à Rome. Embrassez tous les temps, mais que je ne puisse ignorer la date du monument. Montrez-moi tous les genres d’architecture et toutes les sortes d’édifices ; mais avec quelques caractères qui spécifient les lieux, les mœurs, les temps, les usages et les personnes ; qu’en ce sens vos ruines soient encore savantes. ruines. ce morceau est d’un grand effet. Le bas consiste en un massif où l’on voit toutes les traces de la vétusté. Sur ce massif était une fabrique dont les restes suffiraient à peine à un habile homme pour restituer l’édifice. Ce sont des tronçons de colonnes, des débris de fenêtres et de portes, des fragmens de chapiteaux, des bouts d’entablemens.

Au pied du massif, à droite, deux chevaux ; proche de ces chevaux deux soldats qui devisent. Au centre du massif et de la composition, une grille, une herse de fer brisée, au ceintre d’une espèce de voûte, sous laquelle une taverne et des gens à table. Au haut des ruines qui subsistent encore sur le massif, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfans.

Que font-ils là ? Comment y sont-ils arrivés ?

Ils sont de la plus grande sécurité et le lieu qu’ils occupent est prêt à s’écrouler sous leurs pieds. S’il n’y avait là que des enfans, de jeunes fous ; mais des pères, des mères, et des mères avec leurs enfans, des gens sensés entre ces masses entr’ouvertes, chancelantes, vermoulues ! Ah !

Monsieur Robert, ces figures ne sont pas les seules, il y en a d’autres dont il est tout aussi difficile de se rendre compte. Cet homme n’a pas, je crois, beaucoup d’imagination. Ses accessoires sont sans intérêt. Il prépare bien le lieu, mais il ne trouve pas le sujet de la scène. Comme ses figures ne lui coûtent guère, il n’en est pas économe, il ne sait pas combien le grand effet en demande peu. Le prêtre d’Apollon s’en allait triste et pensif le long des bords arides et solitaires de la mer qui fesait grand bruit ; élevez de l’autre côté des rochers, et voilà un tableau.

C’est la fureur des enfans de gravir. Que le peintre de ruines m’en montre un accroché à une grande hauteur, dans un endroit très-périlleux ; et qu’il en place deux autres au bas qui le regardent tranquillement. Mais s’il ose faire survenir la mère et lui montrer son fils prêt à tomber et à se briser à ses pieds, qu’il le fasse.

Et pourquoi dans un autre morceau, n’en verrais-je un qu’on reporte à ses parens ? C’est que pour animer des ruines par de semblables incidens, il faudrait un peintre d’histoire. esquisse coloriée d’après nature à Rome . on voit à gauche un mur nu ; contre ce mur une espèce d’auvent en ceintre ; sous cet auvent une fontaine ; au-dessous de la fontaine une auge ronde ; debout, contre l’auge, un petit paysan ; à quelque distance de là, vers la droite, mais à peu près sur un même plan, un homme debout, une femme accroupie.

Pauvre de composition, sans effet ; les deux figures mauvaises. Cela n’a pas coûté une matinée à l’artiste, car il fait vîte : il valait mieux y mettre plus de temps et faire bien. Il faut que Chardin soit ami de Robert ; il a rassemblé autant qu’il a pu dans un même endroit les morceaux dont il fesait cas ; il a dispersé les autres.

Il a tué Machy par la main de Robert. Celui-ci nous a fait voir comment des ruines devaient être peintes et comme Machy ne les peignait pas.

Au sortir des esquisses de Robert, encore un petit mot sur les esquisses. Quatre lignes perpendiculaires, et voilà quatre belles colonnes, et de la plus magnifique proportion ; un triangle joignant le sommet de ces colonnes, et voilà un beau fronton, et le tout est un morceau d’architecture élégant et noble ; les vraies proportions sont données, l’imagination fait le reste. Deux traits informes élancés en avant, et voilà deux bras ; deux autres traits informes, et voilà deux jambes ; deux endroits pochés au dedans d’un ovale, et voilà deux yeux ; une ovale mal terminée, et voilà une tête, et voilà une figure qui s’agite, qui court, qui regarde, qui crie. Le mouvement, l’action, la passion même sont indiqués par quelques traits caractéristiques, et mon imagination fait le reste.

Je suis inspiré par le souffle divin de l’artiste, agnosco veteris… etc. ; c’est un mot qui réveille en moi une grande pensée. Dans les transports violens de la passion, l’homme supprime les liaisons, commence une phrase sans la finir, laisse échapper un mot, pousse un cri et se tait ; cependant j’ai tout entendu ; c’est l’esquisse d’un discours. La passion ne fait que des esquisses.

Que fait donc un poëte qui finit tout ? Il tourne le dos à la nature. — Mais Racine ? —Racine ? à ce nom je me prosterne et je me tais. Il y a un technique traditionnel auquel l’homme de génie se conforme ; ce n’est plus d’après la nature, c’est d’après ce technique qu’on le juge. Aussitôt qu’on s’est accommodé d’un certain style figuré, d’une certaine langue qu’on appelle poétique, aussitôt qu’on a fait parler des hommes en vers et en vers très-harmonieux, aussitôt qu’on s’est écarté de la vérité, qui sait où l’on s’arrêtera ?

Le grand homme n’est plus celui qui fait vrai, c’est celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec la vérité ; c’est son succès qui fonde chez un peuple un système dramatique qui se perpétue par quelques grands traits de nature, jusqu’à ce qu’un philosophe poëte dépèce l’hipogrife et tente de ramener ses contemporains à un meilleur goût.

C’est alors que les critiques, les petits esprits, les admirateurs du temps passé jettent les hauts cris et prétendent que tout est perdu. dessin de ruine. très-beau dessin, excellente préparation à un grand tableau. à droite, grande fabrique s’enfonçant bien dans la composition ; porte pratiquée à cette fabrique, elle est entr’ouverte, et l’on voit au-delà, hors de la fabrique, une laitière, son pot au lait sur la tête, qui passe et qui regarde. En dedans, près cette porte, chien couché à terre. On peut diviser la hauteur de la fabrique en trois étages. Le rez-de-chaussée est un réduit de blanchisseuses. On y coule la lessive, les cuviers sont voisins du feu. Vers la gauche, une servante récure des ustensiles de ménage. Autour d’elle, une femme avec ses enfans, et une autre servante accroupie et récurant aussi. Par derrière ce groupe de figures, un très-grand vaisseau de bois. Sur un plancher au-dessus du rez-de-chaussée, des tonneaux entassés les uns sur les autres, avec des instrumens de la campagne. L’étage supérieur est un grenier à foin. Ce grenier est à moitié plein.

Sur les tas de foin, au haut, à droite, de jeunes filles et de jeunes garçons s’occupent à l’arranger.

Autour d’eux, une cage à poulets renversée, un bout d’échelle à demi-enfoncée dans le foin. Au-dessus de leur tête, sous la toiture, une fabrique en bois, une espèce de potence tournant sur son pivot, avec sa poulie, sa corde et son crochet.

Dans ce grand nombre de morceaux de Robert il y en a, comme vous voyez, qui méritent d’être distingués. Estimez surtout les ruines de l’arc de triomphe ; la cuisine italienne ; l’ écurie et le magasin à foin ; la grande galerie antique éclairée, et la cour du palais romain qu’on inonde ; ces deux derniers sont du plus grand maître. Les trois lumières, dont l’une vient du devant, l’autre du fond, et la troisième descend d’en haut, font à celui-ci un effet aussi neuf que piquant et hardi. Le port de Rome est beau, mais il y a moins de génie.

Machy n’est qu’un bon peintre, Robert en est un excellent. Toutes les ruines de Machy sont modernes ; celles de Robert, à travers leurs débris rongés par le temps, conservent un caractère de grandeur et de magnificence qui m’en impose.

Machy est dur, sec, monotone ; Robert est moëlleux, doux, facile, harmonieux. Machy copie bien ce qu’il a vu ; Robert copie avec goût, verve et chaleur.

Je vois Machy, la règle à la main, tirant les cannelures de ses colonnes ; Robert a jetté tous ces instrumens-là par la fenêtre et n’a gardé que son pinceau. Le morceau où par le dessous d’un pont de bois on voit sur le fond un autre pont, ne lassera jamais celui qui le possède.