Chapitre I.
De l’action
I
Tant qu’un caractère reste en lui-même, il n’est pas ; il faut qu’il agisse pour être. Un personnage n’est violent, jaloux, humain, que par ses actions violentes, jalouses, humaines. Ce n’est donc pas tout de concevoir des caractères en poëtes ; il faut concevoir aussi en poëte l’action qui les manifeste. Sortons de cette région vague, indéterminée, où ils flottent ; choisissons entre toutes les actions celle qui peut les rendre visibles. Observons cette action et toutes les parties dont elle se compose. C’est une mort, un vol, une fuite, une dispute, une guerre, bref un événement complet, je veux dire un tout naturel. Sur la trame continue et illimitée des événements, notre attention fortement frappée découpe et détache quelque lambeau saillant ; elle néglige les fils par lesquels il se continue dans les voisins, et se concentre sur lui comme sur un monde à part. Voilà un nouveau domaine, circonscrit, livré à la poésie, comme un champ à un jardinier. Qu’y va-t-il faire pour changer ce terrain plat et vulgaire en un beau jardin ? que va-t-il abattre et planter ? comment va-t-il profiter des mouvements de terrain, des eaux, des bois, des points de vue ? Comment fera-t-il de sa matière brute une oeuvre d’art ? De la même façon qu’il a composé des caractères ; le domaine seul est différent, l’art et ses lois n’ont pas changé. Il s’agit ici comme ailleurs de faire voir et comprendre l’objet, c’est-à-dire de marquer les petites circonstances par lesquelles notre observation le découvre, et de les rassembler sous une impression dominante par laquelle notre raison le concevra.
La première règle est donc l’abondance des détails et la recherche des traits particuliers. En effet, pour l’observateur, il n’y a rien de si multiple que l’âme ; rien de si gradué, de si fin, de si complexe, que les sentiments. Nos mouvements intérieurs sont la plupart du temps presque imperceptibles ; notre vie ne se compose que de petites actions ; nous ne cheminons que pas à pas ; nous ne faisons rien tout d’un coup. Nous n’arrivons qu’après un progrès, et encore par des détours, sans cesse flottant entre deux sentiments, comme ces corps légers qui descendent lentement une rivière, et sont encore ballottés çà et là par les moindres flots. Ainsi, la poésie, qui suit les démarches de l’âme, doit se composer de petits mouvements et à chaque instant changer d’allure. Que le moraliste aille en droite ligne vers la conclusion, et abrège le récit pour s’arrêter dans la maxime ; le poëte suivra avec complaisance la ligne onduleuse de la passion, et développera le récit en s’attardant autour des détails vrais.
Aussi La Fontaine voit toutes les pensées de ses personnages, les plus légers changements de leurs physionomies, leur vie, leur généalogie, leur patrie. Il sait que l’un est Normand, l’autre Manceau. Il dira le nom de l’endroit et ce qu’il en pense.
C’était à la campagne,Près d’un certain canton de la basse Bretagne.Appelé Quimper-Corentin ;On sait assez que le DestinAdresse là les gens quand il veut qu’on enrage.Dieu nous préserve du voyage !152
Il regarde ses animaux marcher et s’occupe de ce qu’ils ont en tête, « même quand ils vont par pays, gravement, sans songer à rien. »153 Il s’inquiète de leur dîner, veut savoir s’il est de leur goût. Voilà son âne dans un bon pré : « point de chardons ! » Comment faire ? Il faut donc qu’il s’en passe ? Eh bien oui, il sera philosophe▶ et ne mangera cette fois que du sainfoin. La Fontaine est rassuré et continue. Il s’embarrasse du logement de ses personnages, et, quand il veut défaire le berger de son dogue, « il offre au chien une niche chez le seigneur du village. »154
Il est le plus fidèle observateur de l’étiquette. Messire loup, compère le renard, monseigneur du lion, madame la belette, sultan léopard, chacun a son titre. En historiographe exact, il les annonce tous avec leurs noms, prénoms, surnoms, qualités et dignités. Il les conduit jusqu’à la sépulture, marque le lieu, écrit l’épitaphe avec le style et l’orthographe du pays.
Un manant lui coupa le pied droit et la tête,Le seigneur du village à sa porte les mit,Et ce dicton picard alentour fut écritBiaux chires leups, n’écoutez mieMère tenchent chen fieux qui crie.155
Cette imagination lucide et féconde est comme une sève intarissable qui produit partout la vie poétique. Vous allez la suivre dans les récits, les descriptions et les discours. Elle porte sa vertu jusque dans les moindres organes ; il n’est aucun trait dans la fable inerte d’Esope qu’elle ne transforme et n’anime. Et nous pouvons savoir précisément comment elle les anime et les transforme. Nous ne sommes pas réduits ici au panégyrique vide, aux éloges académiques, à la critique oratoire et officielle : nous avons les originaux de La Fontaine, les textes de Pilpay, de Phèdre, d’Esope, tels qu’il les avait sur sa table, nous pouvons voir en quoi il les a changés, marquer du doigt les passages retouchés, ajoutés, corrigés, entrer dans le laboratoire poétique, saisir au vol l’imagination qui arrive, la philosophie qui s’introduit, la gaieté qui s’insinue. Nous voyons la fable dans ses deux états, prosaïque, puis poétique ; nous n’avons qu’à retrancher l’un de l’autre, pour savoir exactement en quoi consiste la poésie. Nous faisons comme les naturalistes, qui arrivent à définir la vie en mettant tour à tour sous leur microscope l’animal organisé et la gelée inerte d’où il est sorti. Il n’y a pas de critique plus instructive, car il n’y en a pas de plus précise ; toutes les esthétiques et toutes les poétiques mises ensemble ne valent pas la lecture d’une pièce de Shakspeare comparée ligne à ligne aux nouvelles italiennes et aux vieilles chroniques que Shakspeare avait en écrivant sous les yeux.
II
« Un homme dont la femme était détestée de tous les gens de la maison voulut savoir si elle l’était aussi des esclaves de son père. C’est pourquoi, sous un prétexte plausible, il la renvoya à la maison paternelle. Quand elle revint quelques jours après, il lui demanda comment elle était avec ceux de l’endroit. Celle-ci répondit que les bouviers et les pâtres la voyaient d’un mauvais oeil. Ô femme, dit-il, si tu es odieuse à ceux qui partent le matin avec leurs troupeaux et rentrent le soir, que devra-t-on attendre de ceux avec qui tu passes toute la journée ? »156
Voilà l’histoire abrégée et toute sèche. Esope dit les faits, mais non les causes. Pourquoi la femme est-elle haïe ? De quel ton parle-t-elle aux gens ? Par quel talent rend-elle la maison inhabitable ? Il faut raconter tout cela pour nous montrer la vie, sinon on reste froid et ennuyé. La Fontaine va nous rendre compte d’une de ces journées, nous faire souffrir tous les déplaisirs du mari, nous mettre de son parti. Nous assistons à une scène conjugale :
Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut :On se levait trop tard, on se couchait trop tôt ;Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre choseLes valets enrageaient, l’époux était à bout.Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout,Monsieur court, Monsieur se repose.Elle en dit tant que monsieur à la fin.,Lassé d’entendre un tel lutin,Vous le renvoie à la campagneChez ses parents…157
Esope rencontre parfois le trait original :
« Un rat de terre, par un mauvais destin, devint l’ami d’une grenouille. La grenouille, qui avait de mauvais desseins, lia la patte du rat à la sienne. Ils allèrent tout d’abord par le pays pour dîner ; puis, s’étant approchés du bord du marais, la grenouille entraîna le rat au fond, faisant clapoter l’eau, et coassant brekekex, coax, coax. »158
Ce détail amusant et vrai est une escapade pour le triste compilateur des vieilles fables grecques. Il retourne bien vite à ses abréviations et à sa monotonie :
« Le malheureux rat, étouffé par l’eau, était mort et surnageait attaché à la patte de la grenouille. Un milan l’ayant vu l’emporta dans ses serres, la grenouille enchaînée le suivit, et fit aussi le dîner du milan. »
Ne prenons dans la Fontaine que les discours et les sentiments de la grenouille.
Une grenouille approche et lui dit en sa langue :Venez me voir chez moi, je vous ferai festin.Messire rat promit soudain ;Il n’était pas besoin de plus longue harangue.
Elle reprend pourtant ; elle insiste ; car il faut encore allécher la dupe, et le traître est naturellement menteur et orateur. Quelques traits nouveaux vont achever la séduction et compléter le caractère.
Elle allégua pourtant les délices du bain,La curiosité, le plaisir du voyage,Cent raretés à voir le long du marécage.Un jour il conterait à ses petits-enfantsLes beautés de ces lieux, les moeurs des habitants,Et le gouvernement de la chose publiqueAquatique.
C’est tout un programme, et la grenouille se fait charlatan. Maintenant sous quel prétexte persuadera-t-elle au rat de se laisser lier les pieds ? Ce trait manque dans Esope, et ce défaut rend son histoire invraisemblable.
Un point sans plus tenait le galant empêché :Il nageait quelque peu, mais il fallait de l’aide.La grenouille à cela trouve un très-bon remède.Le rat fut à son pied par la patte attaché.
La Fontaine montre d’où vient le lien, et cette petite circonstance ramène notre pensée au bord du marécage :
Un brin de jonc en fit l’affaire.
Le style s’élève : avec deux mots le poëte devient éloquent, justement au sortir du ton gouailleur ; il rit et s’indigne dans la même phrase, appelle tout à la fois la grenouille « bonne commère » et « parjure » ; tant l’imagination agile est prompte à suivre les apparences changeantes des choses et les variations des sentiments.
Dans les marais entrés, notre bonne commèreS’efforce de tirer son hôte au fond de l’eau,Contre le droit des gens, contre la foi jurée.
On voit la joie gloutonne et cruelle du brigand :
Prétend qu’elle en fera gorge chaude et curée.C’était à son avis un excellent morceau.Déjà dans son esprit la galante le croque.
La scélératesse est achevée, puisqu’elle est railleuse et impie.
Il atteste les dieux, la perfide s’en moque.
On assiste aux émotions successives du « pauvret » et du meurtrier. On va et revient de l’un à l’autre.
Il résiste, elle tire.159
C’est un drame et une intrigue, et l’on reste enfin suspendu ; attendant le dénoûment. La trahison, subite et isolée dans Esope, est préparée et développée dans La Fontaine. Esope la nomme, La Fontaine la fait voir. L’un donne l’abrégé d’un conte, l’autre fait l’histoire de l’âme.
Au reste, La Fontaine ne décrit pas seulement les mouvements de l’âme. Il sent que l’imagination de l’homme est toute corporelle ; que, pour comprendre le déploiement des sentiments, il faut suivre la diversité des gestes et des attitudes ; que nous ne voyons l’esprit qu’à travers le corps. Pour sentir l’importunité de la mouche, il faut être importuné de ses allées, de ses venues, de ses piqûres, de son bourdonnement. Phèdre ne nous apprend rien quand il met sa critique en sermon.
« Une mouche se posa sur le timon, et gourmandant la mule : Que tu es lente ! dit-elle ; ne veux-tu pas marcher plus vite ! Prends garde que je ne te pique le col avec mon aiguillon. » L’autre répondit : « Je ne m’émeus pas de tes paroles ; celui que je crains est l’homme qui, assis sur le siège de devant, gouverne mon joug de son fouet flexible, et retient ma bouche par le frein écumant. C’est pourquoi laisse là ta sotte insolence. Je sais quand il faut m’arrêter et quand il faut courir. »
Au contraire ici la critique est en action et le ridicule palpable, parce que la sottise tombe du moral dans le physique, et que l’impertinence des pensées et des sentiments devient l’impertinence des gestes et des mouvements.
Une mouche survient et des chevaux s’approche,Prétend les animer par son bourdonnement,Pique l’un, pique l’autre et pense à tout momentQu’elle fait aller la machine ;S’assied sur le timon, sur le nez du cocher ;Aussitôt que le char chemine,Et qu’elle voit les gens marcher,Elle s’en attribue uniquement la gloire,Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soitUn sergent de bataille, allant à chaque endroitFaire avancer ses gens et, hâter la victoire.
III
Il décrit comme il conte, pour les yeux et avec les détails : car décrire, c’est raconter, et la seule différence c’est que dans le second cas les détails se succèdent, et que dans le premier ils sont ensemble. Phèdre a nommé le coche et s’est arrêté là. La Fontaine a marqué le lieu, le nombre des chevaux, leur force, leur fatigue, les différentes sortes de voyageurs, et je ne sais combien d’autres choses encore :
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé.Et de tous les côtés, au soleil exposé.Six forts chevaux tiraient un coche.Femmes, moines, vieillards, tout était descendu ;L’attelage suait, soufflait, était rendu.160
« On ne retrouvera pas ici, dit La Fontaine, l’élégance et l’extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable. La simplicité est magnifique dans ces grands hommes ; moi qui n’ai pas les perfections de langage qu’ils ont eues, je ne la puis élever à un si haut point. J’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage : c’est ce que j’ai fait avec d’autant plus de hardiesse que Quintilien dit qu’on ne saurait trop égayer les narrations. Il ne s’agit pas ici d’en apporter une raison ; c’est assez que Quintilien l’ait dit. »161 Il est amusant de voir un poëte s’accuser et s’excuser d’être poëte, et demander à son vieux maître de rhétorique la permission d’animer ses personnages.
Pour nous, nous aurons la hardiesse de trouver un peu froide cette peinture d’Esope :
« Une femme veuve, laborieuse, ayant des servantes, avait coutume de les éveiller la nuit, au chant du coq, pour les mettre à l’ouvrage. Celles-ci, lassées de leur travail continu, résolurent d’étrangler le coq, car elles croyaient qu’il causait leurs maux en éveillant la nuit leur maîtresse. »162
A proprement parler, ce n’est pas là un tableau, mais le sujet d’un tableau. La Fontaine l’a fait avec des couleurs aussi vraies, aussi familières, aussi franches que Van-Ostade et Téniers.
Dès que l’aurore, dis-je, en son char remontait,Un misérable coq à point nommé chantait.Aussitôt notre vieille, encor plus misérable,S’affublait d’un jupon crasseux et détestable,Allumait une lampe et courait droit au litOù de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,Dormaient les deux pauvres servantes.L’une entr’ouvrait un oeil, l’autre étendait un bras,Et toutes deux très mal contentesDisaient entre leurs dents : Maudit coq, tu mourras !163
IV
Puisque le premier mérite du poëte est l’exactitude minutieuse, le premier mérite des discours sera d’être directs, car les personnages effectifs parlent eux-mêmes ; si l’écrivain se fait leur interprète, il ôte à leur langage une partie de son mouvement et de sa vérité. Voici par exemple une fable de Phèdre ; il lui manque bien peu pour être vive et jolie :
« Un jour, dans un pré, une grenouille vit un boeuf ; et, envieuse d’une telle grandeur, elle enfla sa peau ridée, puis demanda à ses enfants si elle était plus grosse que le boeuf. Ceux-ci dirent que non. Alors elle tendit de nouveau sa peau par un effort plus grand, et demanda qui des deux était le plus grand. Ils dirent que c’était le boeuf. A la fin indignée, et voulant s’enfler encore plus fortement, son corps creva et elle resta morte. »
La Fontaine n’ajoute rien et met seulement le récit en dialogue ; on va voir la différence.
Une grenouille vit un boeufQui lui sembla de belle taille.Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaillePour égaler l’animal en grosseur,Disant : Regardez bien, ma soeur,Est ce assez, dites-moi ! n’y suis je point encore ? —Nenni. — M’y voici donc ? — Point du tout. — M’y voilà ?Vous n’en approchez pas. La chétive pécoreS’enfla si bien qu’elle creva.164
Aussi, lorsqu’il a pris le ton indirect, il le quitte vite. On sent à chaque instant qu’en lui l’imagination va faire éruption pour se dépouiller de cette forme inerte. Ses personnages, retenus un instant derrière le théâtre, accourent tout de suite sur la scène. Ils interrompent le poète et lui ôtent la parole.
Un charlatan se vantait d’êtreEn éloquence un si grand maître,Qu’il rendrait disert un badaud,Un manant, un rustre, un lourdaud.« Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne.Que l’on m’amène un âne, un âne renforcéJe le rendrai maître passéEt veux qu’il porte la soutane. »165
« Tout parle en cet ouvrage, et même les poissons. » C’est le propre du poëte de s’oublier lui-même, pour faire place aux enfants de son cerveau, « invisibles fantômes », qui le font taire et s’agitent, s’élancent, combattent, vivent en lui comme s’il n’était pas là.
Mais, puisqu’ils parlent eux-mêmes, il faudra que leurs discours soient remplis de traits particuliers : car chacun de nous sait en détail ses affaires, et voit une à une les actions qu’il a faites hier, ou qu’il veut faire demain. Ce sont les étrangers qui ne connaissent de nous que les caractères généraux et l’ensemble indistinct. Un indifférent saura vaguement les espérances de Perrette. Perrette calcule, sou par sou, sa dépense et son profit, en paysanne, et aussi en propriétaire qui fait son compte elle-même, et n’a pas besoin d’un interprète. Elle sait les chiffres, les chances, la nourriture des bêtes, le prix du dernier marché, tout enfin. Que ne sait pas un paysan, quand il s’agit d’un écu à gagner ou d’un cochon à vendre ?
Notre laitière ainsi trousséeComptait déjà dans sa penséeTout le prix de son lait, en employait l’argent,Achetait un cent d’oeufs, faisait triple couvée.La chose allait à bien par son soin diligent.Il m’est, disait-elle, facileD’élever des poulets autour de ma maison.Le renard sera bien habileS’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.Le porc à s’engraisser coûtera peu de son :Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable.J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,Vu le prix dont il est, une vache et son veau,Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?166
La Fontaine est devenu fermier, un peu plus loin il sera avocat. Il se pénètre des affaires de ses clients, expose les titres de propriété, les moyens de droit, les arguments contradictoires, les généalogies, les noms propres.
La dame au nez pointu répondit que la terreEtait au premier occupant.C’était un beau sujet de guerreQu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.Et quand ce serait un royaume,Je voudrais bien savoir, dit elle, quelle loiEn a pour toujours fait l’octroiA Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.
Certes, la belette qui met l’hérédité en question est une terrible révolutionnaire, et Rousseau n’a trouvé ni pis ni mieux dans son discours sur l’inégalité.
Jean lapin allégua la coutume et l’usage.Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logisRendu maître et seigneur, et qui de père en filsL’ont de Pierre à Simon, puis à moi, Jean, transmisLe premier occupant ! est-ce une loi plus sage ?167
La propriété n’a-t-elle pour fondement qu’une coutume, ou bien est-ce la possession qui la fait ? Vous voyez qu’à force d’attention et d’imagination le poëte, sans le vouloir, fait entrer dans son sujet les questions philosophiques. En tous cas les deux plaidoyers sont le résumé de beaucoup de traités. Heureusement Grippeminaud supprime la question en mangeant les propriétaires.
Ces détails prouvent que chaque orateur fait sur soi « une réflexion profonde. » En s’enfonçant ainsi en soi-même, il y trouve des particularités qui n’appartiennent qu’à lui et que seul il peut y trouver. Le discours prend aussitôt un tour particulier ; il se distingue des autres, il est donc nouveau et intéressant. Si le loup veut montrer qu’on le persécute, il cite l’histoire de sa race, et raconte les moeurs du village, les proclamations du château, les contes de la chaumière, les noms spéciaux, pittoresques qui peignent son entourage et ne conviennent qu’à cet entourage.
Je suis haï, dit-il, et de chacun,Le loup est l’ennemi commun ;Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.C’est par là que de loups l’Angleterre est déserte :On y mit notre tête à prix. Il n’est hobereau qui ne fasseContre nous tels bans publier ;Il n’est marmot osant crierQue du loup aussitôt sa mère ne menace.168
Esope dit simplement :
« Un loup, voyant des bergers qui sous une tente mangeaient un mouton, s’approcha, et dit : « Quel bruit vous feriez, si j’en faisais autant ! »169
Libre à Lessing d’admirer cette concision. Elle pouvait convenir à l’origine de la fable, au temps de la poésie gnômique. Elle peut être un reste du style sentencieux des premiers sages. Mais cette plainte est froide, parce qu’elle est vague. Elle convient à un autre aussi bien qu’au loup. Elle ne nous apprend rien de son caractère ni de son histoire. Elle n’est qu’un lieu commun. Au contraire, un loup seul peut faire celle de La Fontaine, « un loup rempli d’humanité », ◀philosophe, et qui médite le plus sérieusement du monde. Elle intéresse parce qu’elle est nouvelle et instructive. Ce loup est le premier qui le fasse, et elle nous montre son histoire avec son portrait. Ce sont donc les détails qui sauvent du lieu commun, et c’est la fuite du lieu commun qui donne la vérité et l’intérêt. Mais d’autre part le portrait est vrai quand aux traits communs et généraux il ajoute les traits personnels ; et il est intéressant quand aux traits communs et observés ailleurs il ajoute des traits nouveaux. La première règle est donc de trouver des traits nouveaux en cherchant des traits personnels. Il y a là toute une théorie, et contraire à celle du siècle. Presque tous les grands écrivains suivaient alors le précepte que Buffon donna plus tard. Pour rester nobles, ils fuyaient les détails particuliers ou ne les exprimaient qu’en termes généraux. Cela allait si loin que, dans le plus simple et le plus rude de tous, Corneille, le personnage disparaissait souvent, ne laissant à sa place qu’une idée abstraite et morte, sans âme ni figure d’homme, et qu’en changeant les pronoms on pouvait faire de ses plus belles scènes des dissertations philosophiques. Je vais faire cette transformation, et vous verrez que dans la plus éloquente tirade des Horaces, c’est un critique qui parle, et ce n’est plus Horace.
Le sort qui de l’honneur leur ouvrit la barrièreOffrit à leur constance une illustre matière.Il épuisa sa force à former un malheurPour mieux se mesurer avecque leur valeur ;Et, comme il vit en eux des âmes non communes,Hors de l’ordre commun il leur fit des fortunes.Combattre un ennemi pour le salut de tous,Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire :Mille l’ont déjà fait, mille pourraient le faire.Mourir pour le pays est un si digne sort,Qu’on briguerait en foule une si belle mort.Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,S’attacher au combat contre un autre soi-même,Attaquer un parti qui prend pour défenseurLe frère d’une femme et l’amant d’une soeur,Et, rompant tous les noeuds, s’armer pour la patrieContre un sang qu’on voudrait racheter de sa vieUne telle vertu n’était digne que d’eux.L’éclat de son grand nom lui fait peu d’envieux,Et peu d’hommes au coeur l’ont assez impriméePour oser aspirer à tant de renommée.170
V
Le danger de cette règle est de détruire toute règle : car dans la nature les détails sont infinis ; si l’on disait tout, l’on n’achèverait point. Il faut choisir dans cette multitude accumulée. Mais comment choisir ? Par quelle raison rejeter ceci et prendre cela ? Qui fera cette séparation du nécessaire et de l’inutile ? Une chose toute-puissante, le but. Tout récit, tout discours, toute description, tout ensemble de récits, de descriptions et de discours, concourt à un effet, et n’a son prix et son entrée dans la fable que parce qu’il concourt à cet effet. Ce qui ne démontre rien est superflu et doit être rejeté. Le poëte a le sentiment obscur de ce but. Sans se l’être marqué comme un géomètre, il y va par le chemin le plus sûr et le plus court, poussé par cet instinct irréfléchi, aveugle et divin, qu’on nomme le goût. Il erre çà et là, léger, ailé, sacré, comme dit Platon, dans les prairies poétiques, et, à ce qu’il semble, à l’aventure, mais avec un choix et des préférences qu’il n’aperçoit pas. Sa science n’est qu’un ordre de répugnances et d’inclinations qui le mènent et qu’il aurait bien de la peine à expliquer ; mais ces mouvements si variés et si spontanés cachent une sagesse intérieure et obscure, qui l’écarte involontairement des choses déplacées ou inutiles, et le porte machinalement vers les meilleures et les plus belles. Cette raison ignorante est le génie, qui reste vivant en devenant ordonnateur.171
VI
Il y a donc un milieu entre la sécheresse et l’abondance, entre la rareté et l’entassement des détails. Vous allez trouver cette vertu moyenne tour à tour dans le récit, dans la description, dans le discours et dans l’ensemble. La fable du bûcheron la montre dans le récit.
Celui d’Esope est inanimé. Ces tristes fables d’Esope, qui se sont jouées dans l’imagination grecque pendant tant de siècles, n’ont pas rencontré dans leur nation un poëte qui les abritât sous son génie. Empêtrées plutôt qu’habillées dans le style lourd du rédacteur byzantin, elles ont traversé les siècles sous cet informe vêtement, et n’ont trouvé leur Homère que dans un Français, dans un chrétien, dans La Fontaine ; il est vrai que pour les recevoir il s’est fait grec et païen.
« Un bûcheron laissa tomber sa hache dans un fleuve, et le courant l’entraîna. Accablé de douleur, il pleurait assis sur le bord du fleuve. Mercure, ayant pitié de lui, vint lui demander pourquoi il pleurait. L’autre l’ayant dit, Mercure descendit dans le fleuve, et, en retirant une cognée d’or, il lui demanda si c’était celle-là qu’il avait perdue : il dit que non. Mercure, étant redescendu, en retira une d’argent : il dit encore qu’elle n’était pas à lui. Mercure descendit une troisième fois, et lui rapporta la sienne, lui demandant encore s’il avait perdu celle-là. C’est bien celle-là que j’ai perdue, dit-il. Mercure, ayant approuvé sa probité et sa véracité, les lui donna toutes. Lui, étant retourné vers ses compagnons, leur raconta ce qui lui était arrivé. Tous lui portèrent envie, et allèrent au même endroit, voulant faire le même profit. C’est pourquoi chacun d’eux, ayant pris sa hache, se rendit auprès du même fleuve pour couper du bois, et, ayant jeté fort à propos sa cognée dans le courant, s’assit en pleurant. Mercure étant apparu aussitôt et ayant demandé la cause de ces larmes, chacun d’eux répondit qu’il avait perdu sa hache dans le fleuve, etc. »172
Je suppose qu’arrivé là, La Fontaine s’est mis à bâiller, respectueusement sans doute, en se disant, par conscience, qu’Esope était un grand homme, et « méritait des autels. » Mais en faisant ces réflexions décentes, sa main allait chercher au bout de la table un petit volume, assez mal famé, et qu’il aimait trop ; il ouvrait maître Rabelais et y lisait le même conte, l’imagination allumée par tout ce que le grand rieur lui faisait voir :
« De son temps était un pauvre homme villageois, natif de Gravot, abatteur et fendeur de bois, et en cettuy état gagnait cahin-caha sa pauvre vie. Advint qu’il perdit sa coignée. Qui fut bien marri et fâché, ce fut-il. Car de sa coignée dépendait son bien et sa vie. Par sa coignée vivait en honneur et en réputation entre tous les riches bûcheteurs. Sans sa coignée, mourait de faim. La mort six jours après le rencontrant sans coignée, avec son dail l’eût fauché et cerclé de ce monde. En cette estrof, commença à crier, prier, implorer, invoquer Jupiter par oraisons moult disertes (comme vous savez que nécessité fut inventrice d’éloquence), levant la face vers les cieux, les genoux en terre, la tête nue, les bras hauts en l’air, les doigts des mains écarquillés, disant à chacun refrain de ses suffrages à haute voix infatigablement : « Ma coignée, Jupiter, ma coignée. Rien de plus, ô Jupiter, que ma coignée, ma coignée, ou des deniers pour en acheter une autre. Hélas, ma pauvre coignée. »173
Jupiter tient son conseil ; mais en bonne conscience, il faut abréger et laisser là Jupiter ; Rabelais introduit dans cet endroit tout un poëme épique et ithyphallique. Nous n’avons pas autant de loisir que La Fontaine, et je saute deux pages bizarres qu’il n’a pas sautées :
« Mercure avec son chapeau pointu, sa capeline, talonnières et caducée, se jette par la trappe des cieux, fend le vide de l’air, descend légèrement en terre, et jette aux pieds du bûcheron les trois coignées ; puis lui dit : « Tu as assez crié pour boire. Tes prières sont exaucées de Jupiter. Regarde laquelle de ces trois est ta coignée, et l’emporte. » L’autre soulève la coignée d’or, et la trouve bien pesante. Puis dit à Mercure : « Marmes, cette-ci n’est mie la mienne. Je n’en veux grain. » Autant fit de la coignée d’argent et dit : « Non, cette-ci, je vous la quitte. » Puis prend en main la coignée de bois, il regarde au bout du manche, en icelui reconnaît sa marque, et, tressaillant tout de joie comme un renard qui rencontre des poules égarées, et souriant du bout du nez, dit : « Merdigue, cette-ci était mienne ; si me la voulez laisser, je vous sacrifierai un bon et grand pot de lait tout fin couvert de belles fraières, aux Ides (c’est le quinzième jour de mai). — Bon homme, dit Mercure, je te la laisse, prends-la et, pour ce que tu as opté et souhaité médiocrité en matière de coignée, par le veuil de Jupiter, je te donne les deux autres. Tu as dorénavant de quoi te faire riche ; sois homme de bien. » L’autre courtoisement remercie Mercure, révère le grand Jupiter, sa coignée antique attaché à sa ceinture de cuir, et s’en ceint sur le dos, comme Martin Cambray. Les deux autres plus pesantes il charge à son col. Ainsi s’en va prélassant par le pays, faisant bonne trogne parmi les parochiens voisins, leur disant le petit mot de patelin ». « En ai-je ! » Au lendemain, vêtu d’une sequenie blanche, charge sur son dos les deux précieuses coignées, se transporte à Chinon, ville insigne, ville noble, ville antique, voire première du monde, selon le jugement et assertion des plus doctes Massorets. En Chinon, il change sa coignée d’argent en beaux testons et autre monnaie blanche ; sa coignée d’or en beaux saluts, beaux moutons à grande laine, belles riddes, beaux royaux, beaux écus au soleil. Il en achète force métairies, force granges, force cens, force cassines, prés, vignes, terres labourables, pâtis, étangs, moulins, jardins, boeufs, vaches, brebis. »
L’énumération est infinie, comme dans un conte indien : que serait-ce si nous achevions l’histoire ? Je suis sûr que La Fontaine en est tout réjoui. En ce moment il jurerait à la barbe de tous les docteurs du monde que « Rabelais a autant d’esprit que saint Augustin. » En effet, peut-on mieux peindre le paysan ? Quelle verve dans ces mots bizarres et familiers ? « Il gagnait cahin-caha sa pauvre vie. » Quels détails francs, quelle vraie grimace d’artisan, quels gestes de goguenard ! « Il tressaille de joie comme un renard qui rencontre poules égarées, il sourit du bout du nez ; il va se prélassant par le pays, faisant bonne trogne parmi les parochiens et voisins, et leur disant le petit mot de patelin : « En ai-je ! » J’aurais voulu voir sa trogne, j’aurais voulu le voir remuant à pelletées ses beaux testons, ses beaux écus, ses beaux royaux. Et quel brave petit dieu joyeux que Mercure, sachant les moeurs des gens, ayant le mot pour rire : « Tu as assez crié pour boire. » Du reste, il est moral justement de la façon qui convient à un dieu des voleurs. « Tu as dorénavant de quoi te faire riche ; sois homme de bien. » Mais surtout quel luxe, quelle profusion de détails, quelle insistance dans la prière, quelle surabondance de l’imagination qui déborde et se répand de tous côtés et noie le récit, troublée, emportée, ruisselante ! C’est justement là l’inconvénient. Cette grosse voix joyeuse, ce bavardage intarissable et magnifique ne sont plus de mise. Il faut éclaircir et endiguer cette grande eau troublée ; il faut conter, il ne faut pas que la description couvre et cache l’action. La Fontaine en quelques vers garde les traits intéressants, et en ajoute d’autres. « Un bûcheron perdit son gagne-pain » : le long début de Rabelais est tout entier, dans ce mot.
C’est sa cognée, et, la cherchant en vain,Ce fut pitié là-dessus de l’entendre.Il n’avait pas des outils à revendre.
Ce dernier trait est d’un paysan et manque dans l’autre récit. Au fond la plainte de Rabelais est exagérée et touche au ridicule. Elle ressemble à ces grandes peintures de Jordaens, montagnes de corps entassés, de visages enluminés, où les chairs débordent hors de toute forme, où les couleurs exagérées s’entre-choquent, mais où toutes les figures sont vivantes et de belle humeur. Celle-ci est naïve, touchante et mesurée comme un petit tableau de Téniers.
Ne sachant donc où mettre son espoir,Sa face était de pleurs toute baignée.Ô ma cognée 1 ô ma pauvre cognée !S’écriait-il ; Jupiter rends-la moi :Je tiendrai l’être encor un coup de toi.
Il a pris ici de Rabelais tout ce qui était vivant, le dialogue direct, mais il a rassemblé tout le tapage de la fin qui est hors de propos en quelques vers :
L’histoire en est aussitôt dispersée,Et boquillons de perdre leur outil,Et de crier pour se le faire rendre.
Cela est plus court qu’Esope lui-même, et Esope ne peint pas. Et cela est gai ; le petit vers bref, les mots plaisants qui vont venir allègent le récit, le font courir ; il ne faut pas tant appuyer sur un conte ; le génie, n’a pas besoin, comme dans Rabelais, de se dépenser à contre-temps.
Son fils Mercure aux criards vient encor ;A chacun d’eux il en montre une d’or.Chacun eût cru passer pour une bêteDe ne pas dire aussitôt : La voilà.174
Rabelais, étourdi de ses détails et enivré de sa profusion, n’a pas aperçu ce geste ni rendu cette exclamation ; il dit seulement :
« Tous choisissaient celle qui était d’or et l’amassaient, remerciant le grand donateur Jupiter. »
Etrange puissance que celle du goût ! La Fontaine trouve plus d’idées que Rabelais, et dit moins de paroles qu’Esope. Il est aussi peintre que le peintre, et plus court que l’abréviateur. D’où vient ce double talent ? Du désir d’aller au but.
Aussi ne décrit-il jamais pour décrire. Tous ses traits sont calculés pour produire une impression unique. Ce sont autant d’arguments dissimulés qui tendent tous à un même effet.
Un rat des plus petits voyait un éléphantDes plus gros, et raillait le marcher un peu lentDe la bête de haut parage.Qui marchait à gros équipage.Sur l’animal à triple étageUne sultane de renom,Son chien, son chat et sa guenon,Son perroquet, sa vieille et toute sa maison,S’en allaient en pèlerinage…175
Il fallait prouver que l’animal est énorme : cela fait ressortir la sottise du rat ; tous les autres traits sont rejetés. Un faiseur de descriptions eût montré la physionomie de l’éléphant, la tranquillité de ses yeux intelligents, la couleur de sa peau, et le reste ; un vrai poëte songe à l’ensemble et ne décrit que pour prouver. Car la matière des poëtes n’est pas la même que celle des peintres. La description pour la poésie n’est qu’accessoire. Toute sa force et tout son emploi sont de montrer l’action et les sentiments ; les couleurs et les formes corporelles n’apparaissent chez elle que dans un éclair, aux moments d’émotion extrême. Elle empiète sur le domaine d’autrui quand elle essaye régulièrement et à chaque vers de les montrer ; elle n’y atteint pas, car les mots, si expressifs qu’ils soient, n’éveillent point en nous des couleurs exactes ni des nuances précises, mais des formes fuyantes et des teintes inachevées. Si vous insistez en photographe, vous devenez obscur et fatigant. On s’y est trompé de nos jours ; on a fait des statistiques de commissaire-priseur pour ajouter au style le pittoresque. On a oublié la nature de l’imagination humaine. La poésie et la prose n’ont qu’un sujet, l’histoire du coeur. Cela sera plus visible encore si vous observez comment La Fontaine a corrigé ses originaux.
« Un grand chasseur, dit Pilpay, revenant un jour de la chasse avec un daim qu’il avait pris, aperçut un sanglier qui venait droit à lui. Bon, dit le chasseur, cette bête augmentera ma provision. Il banda son arc aussitôt, et décocha sa flèche si adroitement, qu’il blessa le sanglier à mort. Cet animal, se sentant blessé, vint avec tant de furie sur le chasseur, qu’il lui fendit le ventre avec ses défenses, de manière qu’ils tombèrent tous deux sur la place. »176
Le chasseur de son arc avait mis bas un daim.Un faon de biche passe, et le voilà, soudainCompagnon du défunt ; tous deux gisent sur l’herbe.La proie était honnête : un daim avec un faon !Tout modeste chasseur en eût été content.Cependant un sanglier, monstre énorme et superbe,Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseauxAvec peine y mordaient ; la déesse infernaleReprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale.De la force du coup pourtant il s’abattit.
Il fallait bien rendre le sanglier terrible, pour montrer la folie du convoiteux ; la morale exige donc ces détails de la description. Elle exige encore cette réflexion qui la prépare :
Mais quoi ! rien ne remplitLes vastes appétits d’un faiseur de conquêtes ;
et cette nouvelle entreprise du chasseur qui comble son imprudence, et cause sa mort :
Dans le temps que le porc revient à soi, l’archerVoit le long d’un sillon une perdrix marcher,Surcroît chétif aux autres têtes.De son arc toutefois il bande les ressorts.Le sanglier rappelant les restes de sa vie,Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps.177
VII
Même changement dans les discours. La Fontaine a pris à Pilpay celui du pigeon. Mais, d’une litanie sentencieuse qui ne laisse à l’auditeur aucune impression précise, et dont les parties éparses défilent lentement sans aller au but, il a fait le discours d’un amant, dont chaque mot est une preuve de tendresse. Le sentiment en lie toutes les parties, et, parce qu’il est vivant, il est un.
« Il y avait deux pigeons qui vivaient heureux dans leurs nids, à couvert de toutes les injures du temps, et contents d’un peu d’eau et de grain. C’est un trésor d’être dans la solitude quand on y est avec son ami, et l’on ne perd pas à quitter pour lui toutes les autres compagnies du monde. Mais il semble que le destin n’ait autre chose à faire en ce monde qu’à séparer les amis. L’un de ces pigeons se nommait l’Aimé, l’autre l’Aimant. Un jour l’Aimé eut envie de voyager, il communiqua son dessein à son compagnon. « Serons-nous toujours enfermés dans un trou ? lui dit-il. Pour moi, j’ai résolu d’aller quelque jour par le monde. Dans les voyages, on voit tous les jours des choses nouvelles, on acquiert de l’expérience. Les sages ont dit que les voyages étaient un moyen d’acquérir les connaissances que nous n’avons pas. Si l’épée ne sort du fourreau, elle ne peut montrer sa valeur ; et si la plume ne fait sa course sur l’étendue d’une page, elle ne montre pas son éloquence. Le ciel, à cause de son perpétuel mouvement, est au-dessus de tout, et la terre sert de marchepied à toutes les créatures, parce qu’elle est immobile. Si un arbre pouvait se transporter d’un lieu à un autre, il ne craindrait pas la scie ni la cognée, et ne serait pas exposé aux mauvais traitements des bûcherons. — Cela est vrai, lui dit l’Aimant ; mais, mon cher compagnon, vous n’avez jamais souffert les fatigues des voyages, et vous ne savez ce que c’est que d’être en pays étranger. Le voyage est un arbre qui ne donne pour tout fruit que des inquiétudes. — Si les fatigues des voyageurs sont grandes, repartit l’Aimé, elles sont bien récompensées par le plaisir qu’ils ont de voir mille choses rares, et quand on s’est accoutumé à la peine, on ne la trouve plus étrange. — Les voyages, reprit l’Aimant, ne sont agréables que lorsqu’on les fait avec ses amis : car, quand on est éloigné d’eux, outre qu’on est exposé aux injures du temps, on a la douleur encore de se voir séparé de ce qu’on aime. Ne quittez donc point un lieu où vous êtes en repos, et l’objet que vous aimez. — Si ces peines me paraissent insupportables, reprit l’Aimé, dans peu de temps je serai de retour. Après cette conversation, ils s’embrassèrent, se dirent adieu et se séparèrent. »178
Le pigeon aime-t-il son ami ? On en doute après cette froide controverse pleine de rhétorique et de pédanterie. En doute-t-on après ce discours ?
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.L’un d’eux, s’ennuyant au logis,Fut assez fou pour entreprendreUn voyage au lointain pays.L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?Voulez-vous quitter votre frère ?L’absence est le plus grand des maux,Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux,Les dangers, les soins du voyage,Changent un peu votre courage.Encor si la saison s’avançait davantage !Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeauTout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.Je ne songerai plus que rencontre funeste,Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleutMon frère a-t-il tout ce qu’il veut,Bon souper, bon gîte et le reste ? »179
Ces détails de tendresse prévoyante et alarmée, cette émotion plaintive, ce ton plein de langueur et d’amour, sont dans Virgile. Didon n’est ni plus passionnée, ni plus triste.
Quin etiam hiberno moliris sidere classemEt mediis properas aquilonibus ire per altum,Crudelis !
C’est le même abandon et la même grâce. Et tout cela a un but, qui est de prouver la morale, et d’empêcher les amants de se quitter.
VIII
La Fontaine nous a donné lui-même son secret dans la fable du lièvre et de la tortue. Il nous y fait voir comment il rapporte tout à l’ensemble, et pourquoi il rejette certains traits de son original. Dans Esope, après que la tortue a défié le lièvre, elle dit :
« Qui est-ce qui nous marquera le but et nous donnera le prix ? » Le plus sage des animaux, le renard, marqua la fin et le commencement de la carrière, leur désignant en même temps la course qu’il fallait faire et le but. »180 « Ce n’est pas l’affaire, dit La Fontaine, de savoir qui fut juge » ; et il blâme dans Esope un détail inutile ; il en a retranché bien d’autres qui contredisaient la conclusion. Le bonhomme était plus réfléchi qu’on ne pense. S’il avait la verve facile d’un poëte, il avait le travail assidu d’un écrivain ; il corrigeait, épurait, ajoutait, choisissait, et ses compositions, sous une apparente négligence, étaient aussi bien liées que celles des plus fameux raisonneurs.
Nous ne voulons pas le comparer aux fabulistes du moyen âge181, qui détrempent et délayent ses couleurs si vives et ses traits si nets dans une abondance terne de détails monotones ; il ne les a pas connus. Voyons seulement comment il a transformé Pilpay son modèle, et fait un poëme d’une simple matière, ce qu’il a dû changer pour accommoder le récit à la morale, combien de fois il a fallu créer de toutes pièces des caractères. L’art, comme une âme, entre dans la prose pour la vivifier et l’organiser.
« Il y avait une tortue qui vivait contente dans un étang avec quelques canards. Il vint une année de sécheresse, de sorte qu’il ne resta point d’eau dans l’étang. Les canards, se trouvant contraints de déloger, allèrent trouver la tortue pour lui dire adieu. Elle leur reprocha qu’ils la quittaient dans le temps de la misère, et les conjura de la mener avec eux. »182
Elle est fort excusable, puisqu’elle ne quitte son pays que par misère et pour suivre ses amis. Il fallait, pour donner une leçon morale, en faire « une imprudente, une babillarde, une curieuse » ; il fallait préparer la sotte réponse qu’elle fera du haut de l’air aux gens émerveillés ; il fallait dire comme La Fontaine :
Une tortue était à la tête légère,Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.Volontiers on fait cas d’une terre étrangère,Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
La tortue indienne est raisonnable, et ne périt que par inadvertance. Elle a supporté longtemps les criailleries des passants, et, si vous aviez été à sa place, vous auriez lâché le bâton.
« Quand ils furent au-dessus d’un village, les habitants qui les virent, étonnés de la nouveauté de ce spectacle, se mirent à crier tous à la fois, ce qui faisait un charivari que la tortue écoutait patiemment. A la fin, ne pouvant plus garder le silence, elle voulut dire : « Que les envieux aient les yeux crevés, s’ils ne peuvent me regarder. »
Comparez à ce léger mouvement de vanité, qui n’est au fond qu’une boutade d’impatience, la présomption soudaine et l’impertinence parfaite de la tortue française :
Miracle ! disait-on ; venez voir dans les nuesPasser la reine des tortues.La reine, oui, vraiment je la suis en effet ;Ne vous en moquez pas.183
Tous les caractères que construit La Fontaine servent de preuve à sa morale, et tous les détails servent de confirmation à la preuve. Nous avons vu combien son chien, noble parasite, différait du grossier glouton de Phèdre. C’est qu’il fallait rendre la servitude élégante et séduisante pour mieux louer la rude et dure liberté qu’on lui préfère. Esope dit en deux mots que le chêne n’ayant pas voulu courber la tête, fut brisé par l’ouragan. La Fontaine, pour mieux frapper les orgueilleux, lui donne un ton de protection insolente, et le jette aux pieds de celui que sa bienveillance voulait humilier. Nous avons suivi les longs détails du monologue de Perrette ; mais, plus il est long, plus il est sot. Une courte espérance ne serait pas ridicule. Pour que la chute soit plus grande, il faut que le personnage bâtisse d’avance tout l’avenir, et s’installe à son aise dans son château en Espagne. Les détails et les portraits ne sont donc au fond que des arguments. Le poëte est meilleur moraliste que le raisonneur : car à chaque instant il applique les règles du syllogisme poétique et corrige les fausses preuves de ses devanciers. Ses originaux s’égarent sans cesse à côté de leur objet. Quand Pilpay veut ouvrir son drame d’une façon naturelle, il se perd dans des récits sans fin, et souvent détruit d’avance sa morale. Peut-on plaindre la couleuvre et s’indigner de la tyrannie de l’homme, quand on a lu ce commencement ?
« Un homme monté sur un chameau passait dans un bocage. Il alla se reposer dans un endroit d’où une caravane venait de partir, et où elle avait laissé du feu, dont quelques étincelles, poussées par le vent, enflammaient un buisson dans lequel il y avait une couleuvre. Elle se trouva si promptement environnée de flammes qu’elle ne savait par où sortir. Elle aperçut en ce moment cet homme dont nous venons de parler, et elle le pria de lui sauver la vie. Comme il était naturellement pitoyable, il dit en lui même : « Il est vrai que ces animaux sont ennemis des hommes, mais aussi les bonnes actions sont très-estimables, et quiconque sème la graine des bonnes oeuvres ne peut manquer de cueillir le fruit des bénédictions. » Après avoir fait cette réflexion, il prit un sac qu’il avait, et l’ayant attaché au bout de sa lance, il le tendit à la couleuvre, qui se jeta aussitôt dedans. L’homme aussitôt le retira et en fit sortir la couleuvre, lui disant qu’elle pouvait aller où bon lui semblerait, pourvu qu’elle ne nuisît plus aux hommes, après en avoir reçu un si grand bienfait. Mais la couleuvre répondit : « Ne pensez pas que je veuille m’en aller de la sorte. Je veux auparavant jeter ma rage sur vous et sur votre chameau. — Soyez juste, répliqua l’homme, et dites-moi s’il est permis de récompenser le bien par le mal. — Je ne ferai en cela, repartit la couleuvre, que ce que vous faites tous les jours vous-même, c’est-à-dire reconnaître une bonne action par une mauvaise, et payer d’ingratitude un bienfait reçu. — Vous ne sauriez, dit l’homme, me prouver cette proposition, et si vous rencontrez quelqu’un qui soit de votre opinion, je consentirai à tout ce que vous voudrez. »184
Donnons-nous le plaisir de décomposer tout à loisir la fable de La Fontaine ; elle est peut-être la plus longue de l’ouvrage, et cette multitude de détails ne fera que rendre plus sensible l’unité du tout.
Supposons que notre poëte, ayant relu sa fable du loup et de l’agneau, ne l’ait pas trouvée assez forte et cherche un autre exemple afin de mieux prouver que
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Pour cela, il faut que le personnage tyrannique soit vingt fois réfuté, et n’en soit pas moins tyrannique. Suivons toutes ces réfutations et tous ces actes de tyrannie. Le poëte met d’abord en deux mots le résumé de sa fable.185 Nous voyons que l’homme est un despote, car il résout la mort de son adversaire, « qu’il soit coupable ou non. » Nous voyons que l’homme est un hypocrite ; car s’il se justifie, « c’est simplement pour le payer de raisons. »
Mais il est réfuté, et par ses propres paroles ; il a plaidé contre lui-même, et s’est condamné en condamnant les « ingrats » ; ; le serpent n’a pas à discuter : l’homme s’est chargé de le défendre. Y a-t-il un raisonnement plus fort que cet argument personnel :
Toi-même tu te fais ton procès ; je me fondeSur tes propres leçons.Jette les yeux sur toi.Mes jours sont en tes mains ; tranche-les. Ta justice,C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice.Selon ces lois condamne-moi ;Mais trouve bon qu’avec franchiseEn mourant au moins je te dise,Que le symbole des ingrats,Ce n’est pas le serpent, c’est l’homme.
Il faut bien que l’homme recule devant une réponse si rude. La force de la vérité le rejette encore une fois dans l’hypocrisie. Le voilà contraint d’user des voies légales. Mais comme tout d’abord il dévoile son mensonge, et estime sa justice au prix qu’elle vaut ! Il n’accepte un arbitre que pour faire consacrer sa violence, et se réserve le droit de violer la loi qu’il a consentie, si elle n’est pas aussi inique que lui.
Tes raisons sont frivoles ;Je pourrais décider, car ce droit m’appartient.
Voyons donc la comédie juridique. Il y a trois actes ; le procès est jugé à tous les tribunaux, en première instance, en appel, en cassation. Les juges sont choisis par l’homme, le serpent n’en récuse aucun. Tous ajoutent à la sentence les motifs de la sentence. Tous sont du même avis. Nul ne trouve un seul instant l’affaire obscure ou douteuse. Si la raison a jamais raison contre la force, ce doit être aujourd’hui. — C’est peu cependant. Quand les juges ne seraient pas juges, quand ils décideraient sans autorité et en simples particuliers, quand leur arrêt ne serait qu’un plaidoyer, l’homme tomberait abattu sous les coups tout-puissants de leurs raisons. Car ce sont des faits qu’ils allèguent, des faits dont ils sont témoins, qu’ils ont soufferts, dont leur corps porte les preuves, que tout le monde sait, que l’homme ne peut nier, qu’ils souffrent maintenant encore, qu’en ce moment même on touche de la main et des yeux.
Une vache était là ; l’on l’appelle, elle vient.Le cas est proposé : « C’était chose facile ;Fallait-il pour cela, dit-elle, m’appeler ?La couleuvre a raison ; pourquoi dissimuler ?Je nourris celui-ci depuis longues années ;Il n’a sans mes bienfaits passé nulles journées,Tout n’est pas pour lui seul : mon lait et mes enfantsLe font à la maison revenir les mains pleines ;Même j’ai rétabli sa santé, que les ansAvaient altérée, et mes peinesOnt pour but son plaisir ainsi que son besoin.Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coinSans herbe. S’il voulait encor me laisser paître !Mais je suis attachée ; et, si j’eusse eu pour maîtreUn serpent, eût-il pu jamais pousser si loinL’ingratitude ? Adieu, j’ai dit ce que je pense. »
Chose triste et plaisante !
L’homme fut étonné d’une telle sentence.
Il n’a pas même contre lui sa conscience. Il l’a mise du parti de son vice ; il a fini par croire aux vertus qu’il s’attribue ; l’habitude de la puissance a consacré l’habitude de l’injustice, et son hypocrisie est presque de la bonne foi. Mais quel sophiste ! et comme il sait profiter des moindres choses pour renverser la vérité avec une apparence de raison ! La pauvre vache a eu le malheur de se dire vieille :
Faut-il croire ce qu’elle dit ?C’est une radoteuse ; elle a perdu l’esprit.Croyons ce boeuf. Croyons, dit la rampante bête.
La vache avait prononcé assez vite ; le nouveau juge est plus réfléchi. Autre garantie d’équité et de sagesse. Le poëte ferme peu à peu toutes les issues par où le tyran pourrait s’échapper.
Le boeuf vint à pas lents.Quand il eut ruminé tout le cas dans sa tête.Il dit que du labeur des ansPour nous seuls il portait les soins les plus pesants.Parcourant, sans cesser, ce long cercle de peinesQui, revenant sur soi, ramenait dans nos plainesCe que Cérès nous donne et vend aux animaux ;Que cette suite de travauxPour récompense avait, de tous tant que nous sommes,Force coups, peu de gré ; puis, quand il était vieux,On croyait l’honorer chaque fois que les hommesAchetaient de son sang l’indulgence des dieux.
Les preuves d’ingratitude vont s’aggravant, et le style s’élève jusqu’à l’éloquence. Nouveau moyen d’appel. La force du jugement sert de prétexte pour l’attaquer.
L’homme dit : « Faisons taireCet ennuyeux déclamateur ;Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,Au lieu d’arbitre, accusateur.Je le récuse aussi. »
Mais là est la dernière ressource de la mauvaise foi. L’arbre prouve à l’homme qu’il est un meurtrier, d’un ton simple, qui ne laisse place à aucun subterfuge.
L’arbre étant pris pour juge,Ce fut bien pis encore : il servait de refugeContre le chaud, la pluie et la fureur des vents ;Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il sût faire.Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaireUn rustre l’abattait : c’était là son loyerQuoique, pendant tout l’an, libéral il nous donneOu des fleurs au printemps, ou des fruits en automne,L’ombre l’été, l’hiver les plaisirs du foyer.Que ne l’émondait-on, sans prendre la cognée !De son tempérament il eût encor vécu.
Le meurtre du boeuf avait l’intérêt pour raison, sinon pour excuse. Le meurtre de l’arbre est inutile. L’homme ne l’abat que pour le plaisir d’être méchant. Ce comble de l’ingratitude parfaite est le dernier trait. Non pas cependant. Ainsi convaincu de cruauté, l’homme se décerne lui-même le prix de vertu. Il appelle bonté son hypocrisie, et de ses propres mains lui met la couronne.
Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là !Du sac et du serpent aussitôt il donnaContre les murs, tant qu’il tua la bête.
Dès lors, suivant le mot antique, « le juste est devenu injuste », et la fable s’arrête. Quatre dialogues successifs l’ont conduite par une série liée de preuves croissantes vers la maxime unique qu’elle devait démontrer. Les grandes oeuvres poétiques sont comme les grandes oeuvres naturelles : elles renferment un raisonnement intérieur dont elles n’ont pas conscience, et sont un syllogisme en action.
Tous ces mots sont faux cependant, ou du moins ils ont une apparence fausse ; ils ont l’air de dire que La Fontaine est un classificateur de preuves. Au fond, et en somme, ce qui l’a frappé, c’est une idée, ou plutôt un sentiment de l’injustice ; de ce sentiment a découlé toute sa fable ; c’est ce sentiment qui a retranché le maladroit début du conteur indien ; c’est ce sentiment qui a choisi les personnages, approprié les discours, relié les détails, soutenu le ton, apporté les preuves, l’ordre, la colère et l’éloquence ; c’est ce sentiment qui a mis dans la fable l’unité avec l’art.
IX
Il faut entrer plus avant dans l’atelier poétique et voir de près l’artiste à l’oeuvre. Un jour La Fontaine qui lisait tout, « ceux du Nord, et ceux du Midi », tomba sur un très-médiocre livre, les Parallèles historiques que Cassandre, le pauvre auteur affamé, le traducteur de la rhétorique d’Aristote, venait de compiler et d’arranger, Dieu sait comment, prenant à droite, à gauche, racontant le combat des Horaces, et diverses choses aussi nouvelles, et se louant dans sa préface d’un style aussi impertinent que plat. Au bout du volume était une prétendue lettre de Marc-Aurèle, inventée par Guevara, chapelain de Charles-Quint, dans un livre d’enseignements moraux qu’il avait intitulé l’Horloge du prince. Cassandre avait amplifié et orné cette lettre à sa guise. C’est d’elle que La Fontaine tira le Paysan du Danube.
Essayons de nous le figurer pendant qu’il fait cette lecture. Tout d’abord il est frappé du « portrait fidèle » par lequel commence le récit.
« Il avait le visage petit et basané, de grosses lèvres, les yeux enfoncés dans la tête et presque tout cachés sous les sourcils, une grande barbe épaisse, les cheveux hérissés, l’estomac et le cou velus comme un ours. Du reste la tête nue, un bâton à la main, des souliers de cuir de porc-épic, et pour habit une saye de poil de chèvre liée d’une ceinture de joncs marins… Je le prenais pour une bête sous la figure d’un homme. »
(Il y a trop de détails, cela fait paquet, il faut abréger, fortifier, mais certes voilà une étrange figure ; cet homme est digne qu’on le fasse parler ; il ne parlera pas comme tout le monde. Et là-dessus l’imagination travaille ; le poëte entend déjà cette voix qui va gronder.)
« Il se présentait au sénat pour lui faire des plaintes d’un certain censeur qui tourmentait le pays et exerçait toutes sortes de tyrannies. »
(Trop froid. Vous ne sentez donc pas que cet homme souffre ? La Fontaine le sent.)
« Je ne crois, pas que Cicéron même eût pu mieux parler. »
(Cicéron ! Quoique respectueux pour les anciens, le poëte voit du premier coup que la plus grosse sottise serait de le faire parler comme Cicéron.)
Contre l’avarice des Romains.
« Messieurs,
« Tout rustique que vous me voyez, je suis venu exprès du Danube pour vous saluer. »
(Joli début. Quelle politesse ! Ce paysan du Danube fait la révérence comme un bourgeois de Chaillot.)
« Et comme j’ai à parler devant vous, je demande auparavant cette grâce aux dieux immortels de régler ma langue de sorte que je ne puisse rien dire qui ne soit utile à mon pays, et ne vous serve à bien gouverner la république. Car, comme de nous-mêmes nous ne sommes capables que de mal faire, sans leur secours nous ne saurions faire du bien. »
(L’idée est vraie, le barbare commence bien, il n’y a qu’un moyen de parler d’un ton supérieur à un plus puissant que soi, c’est de prendre son appui sur un plus puissant que lui. Au-dessus du maître de la terre, il y a les rois du ciel. L’opprimé s’armera de leur toute-puissance, et fera plier les oppresseurs sous la volonté de ces maîtres communs. Il faut que le barbare soit religieux, qu’il sente les dieux présents, qu’il porte dans son coeur leur justice et leur colère. Mais quelles phrases traînantes ! Comment se fait-il qu’il n’y ait pas plus d’accent dans son discours ? Pourquoi songe-t-il à être utile aux Romains ? Pourquoi ce raisonnement symétrique de la fin ? Donnez-lui donc de la fierté, de l’âpreté, de l’audace.)
« Notre triste destinée en voulant ainsi, et les dieux irrités contre nous à cause de nos fautes nous ayant abandonnés, la fortune alors vous fut si favorable que les superbes capitaines de Rome se rendirent maîtres de notre Germanie à force d’armes. »
(Le maladroit imite les périodes cicéroniennes.)
« Certainement, Romains, votre gloire est grande pour les victoires que vous avez remportées et pour avoir triomphé de tant de nations ; sachez néanmoins qu’à l’avenir votre infamie sera encore bien plus grande à cause des cruautés que vous avez exercées. Car je vous apprends, si vous ne le savez, que lorsque vos chars si triomphants entraient dans Rome et que de tous côtés on criait à haute voix : Vive, vive Rome l’invincible ! les pauvres captifs attachés à ces mêmes chars se plaignaient aux dieux dans leur coeur et leur demandaient justice. »
(Radotage. La Fontaine s’ennuie.)
« Quant à votre avarice désordonnée aussi bien que votre ambition, le moyen de dire ce qui en est ! Tant vous vous êtes montrés avides du bien d’autrui, et impatients de commander, que ni la terre, toute vaste qu’elle est, ne vous suffit pas, ni la mer avec tous ses abîmes. Oh ! quelle consolation pour les affligés, non-seulement de penser, mais de tenir pour certain qu’il y a des dieux qui leur feront justice… En notre pays et par toute l’Allemagne, ceci passe pour constant que qui prend le bien d’autrui par force perd le droit qu’il a sur son propre bien… Pour moi, j’espère tant du ciel que je ne doute point que quelque jour ce proverbe d’Allemagne ne soit ici à Rome une vérité connue par expérience », etc.
(Illisible. La Fontaine bâille, cesse de lire et commence à feuilleter.)
« … Je ne sais pas, Romains, si vous m’entendez, mais afin de me faire mieux entendre, je dis que je suis étonné comment un homme qui retient un bien qui n’est pas à lui peut dormir en repos ; puisqu’il voit tout à la fois qu’il a offensé les dieux, scandalisé les voisins, perdu ses amis, fait ce que ses ennemis souhaitaient, porté préjudice à ceux qu’il a pillés ; et enfin j’y trouve qu’il a mis sa personne en très-grand danger, puisque enfin le même jour qu’il a proposé de m’ôter mon bien je songe à lui ôter la vie… »
(Rhétorique et bavardage plat. Et c’est là un sauvage indigné, désespéré, qui menace au nom des dieux avec une sorte d’emportement prophétique ! Dites plutôt un avocat à gages, qui plaide à tant par heure, un l’Intimé, comme dans Racine. Taisez-vous, pauvre Cassandre, et allez relire votre rhétorique d’Aristote.)
« Car enfin vous n’êtes faits que pour tourmenter les peuples, et êtes de si grands larrons que vous volez jusqu’à la sueur du pauvre. »
(Trait de bon goût et surtout vraisemblable. Toujours des souvenirs de collège.)
Contre l’ambition de Rome.
« Je vous demande, Romains, vous qui êtes nés sur le Tibre, qu’aviez-vous à démêler avec nous pour venir nous inquiéter jusqu’au Danube où nous vivions paisiblement ? Mais peut-être
« Etions-nous amis de vos ennemis ? »
Ou bien :
« Est-ce que nous étions déclarés contre vous ? »
(Le voilà qui énumère tous les cas de guerre et prouve doctement qu’aucun de ces cas ne s’est présenté. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf. Neuf cas de guerre énumérés. C’est la division que les pères jésuites enseignent dans leurs classes de rhétorique. L’écolier ! le rhéteur ! La Fontaine saute vite deux pages. Enfin, voici une idée.)
« Ne vous imaginez pas, Romains, à cause que vous vous êtes rendus maîtres de notre Germanie, que ç’ait été par votre valeur et pour n’avoir pas vos pareils à la guerre. Car je vous déclare que vous n’êtes ni plus courageux, ni plus hardis, ni plus vaillants que nous ; mais bien comme nous avions offensé nos dieux et qu’ils voulaient nous châtier, par un jugement qui nous est caché, ils ordonnèrent que vous seriez cruels bourreaux. Et, pour dire la vérité, ce ne furent point les armes de Rome qui vous firent avoir la victoire, mais les torts de la Germanie. Je tiens pour certain, vu les cruautés que vous nous avez fait souffrir, que vous les payerez tôt ou tard ; et en cas-là il pourrait arriver que vous, qui à présent nous traitez d’esclaves, à votre tour vous nous reconnussiez comme vos maîtres. »
(Oui, on peut tirer de là quelque chose. Ces malheureux foulés prévoient leur vengeance. Mais rien qu’une matière, jamais d’accent. La Fontaine passe coup sur coup deux, trois, quatre, six pages. A présent le barbare s’amuse à prouver tout au long que la simplicité des Germains vaut la civilisation romaine. A peine çà et là un trait vrai perdu dans le barbouillage. « Nous vivions contents sur nos propres terres. » La Fontaine gardera ce trait.)
Contre les mauvais juges.
« Vous vous imaginez peut-être que j’ai tout dit. » (Mais oui.) « Mais il s’en faut de beaucoup. » (Bon Dieu !) « Car j’ai à parler de choses qui font dresser les cheveux » (il n’y a pas de danger, vous êtes trop calme), « et que je ne crains point de dire en votre présence, puisque vous n’êtes pas honteux de les faire, joint que toute faute qui est publique mérite d’être reprochée publiquement. » (Pédant.) « Sachez donc que vos juges prennent publiquement tout ce qu’on leur donne et sous main le plus qu’ils peuvent, châtient le pauvre sévèrement et dissimulent les fautes du riche, souffrent quantité de désordres, afin d’avoir occasion de faire de gros larcins », etc., etc. (Litanie vague. Comme le sénat doit bâiller ! Quarante-sept pages aussi éloquentes.)
« Mais, après tout, Romains, savez-vous bien ce que vous y gagnez ? C’est que, tous tant que nous sommes dans notre misérable pays, nous avons fait serment de ne plus habiter avec nos femmes, afin de ne plus mettre au monde des malheureux, mais bien pis, de tuer nos propres enfants, afin de ne pas les laisser entre les mains de tyrans si cruels ; car enfin nous aimons beaucoup mieux qu’ils meurent avec leur liberté, que de les voir languir dans la servitude. » (Il y a de la ressource dans cette idée, mais quel style ! Jamais ce barbare ne fera un meurtre.) « A ce propos, il est bon que je vous instruise de quelques petites particularités (le joli mot) qui ne sont pas à oublier, afin que les sachant, vous y donniez ordre. S’il vient ici quelque pauvre homme vous demander justice, mais si pauvre qu’il n’ait ni argent à donner, ni vin fin à présenter, ni huile à promettre, ni pourpre à offrir, en un mot, qui n’ait ni support, ni faveur, ni revenu (compendieusement, comme dit l’Intimé), après qu’il a rendu sa plainte dans le sénat, d’abord on le contente de paroles », etc. (Nous savons par coeur le développement. Qu’est-ce qu’il y a ensuite ? Il conte sa vie : qu’il ramasse des glands l’hiver, que l’été il scie du blé. Laissez donc en pareille occasion ces détails de gamelle. Ce barbare doit être un héros, un juge, et non un compère, un confident de pot-au-feu. — Bien, le voilà maintenant qui se répète et piétine en place sur une idée qu’il a déjà dix fois usée. Mais il y a un trait. « J’ai résolu, comme malheureux, d’abandonner ma maison et ma douce compagne. » Pourvu qu’il continue ! Ah ! le malheureux rhétoricien qui fait jouer la prosopopée !)
« Ô secrets jugements des dieux ! quoique je sois obligé d’admirer vos oeuvres et tout ce qui vient de vous, néanmoins, s’il m’est permis de dire ce que je pense, je crois, moi, avoir quelque sujet de me plaindre. »
(Toujours l’emphase qui tourne à la platitude. Une ampoule qui crève.)
« Or, maintenant que je vous ai déjà déchargé mon coeur et fait ce que je souhaitais, si j’ai dit quelque chose qui vous ait offensé, me voici sur le carreau étendu de tout mon long ; faites-moi mourir… » « Il demeura à terre ainsi couché une bonne heure. » (Trop longtemps, grotesque.) « Ensuite il fut créé patrice avec pension publique. » (De l’argent à un pareil homme ! Vous le déshonorez.) « De plus, nous commandâmes au villageois de nous donner sa harangue. » (Il l’avait donc apprise par coeur ? Il l’avait peut-être fait composer par le magister de son village ? Allons, tout est à refaire.)
Et là-dessus La Fontaine laisse le livre et va rêver, jusqu’à ce qu’enfin un jour, par hasard, face à face avec son papier, il se sente en lui-même l’âme de son barbare. Il reprend d’abord le portrait tracé par Cassandre. Il efface les traits qui ôtent la majesté, « le visage petit et basané », les articles traînants, les détails superflus. Il ajoute des mots vivants, « un menton qui nourrit une barbe touffue », de puissantes expressions latines186, « le regard de travers », et par-ci par-là un mot gai, « cet homme ainsi bâti, un ours mal léché » ; car le fabuliste ne peut tout de suite quitter son ton ordinaire ; et il écrit ce début énergique et simple :
Son menton nourrissait une barbe touffue,Toute sa personne velueReprésentait un ours, mais un ours mal léché.Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre.Portait sayon de poil de chèvreEt ceinture de joncs marins.Cet homme, ainsi bâti, fut député des villesQue lave le Danube. Il n’était point d’asileOù l’avarice des RomainsNe pénétrât alors et ne portât les mains.
Avez-vous vu comme tout d’un coup, au milieu du vers, l’accent a changé, comme le sérieux, la passion y sont entrés par une irruption subite, comme la dernière image toute corporelle enfonce l’émotion dans le coeur des assistants ? Le barbare parle, et tout de suite le grand vers imposant soutient sa voix. Il ne salue pas, comme dans Cassandre ; du premier coup, il prend l’ascendant, « le sénat est là pour l’écouter. » Il n’amplifie pas comme Cassandre ; son premier mot commence un raisonnement serré qui va droit jusqu’à la menace. Il ne se traîne pas dans la prose plate comme Cassandre, il atteint à chaque pas les audaces de la poésie, et vous entendez la parole solennelle et véhémente de la juste indignation contenue. Cet homme-là croit aux dieux, et il parle comme s’il les sentait derrière lui, dites mieux, en lui-même et dans son coeur.
Romains et vous, Sénat, assis pour m’écouter,Je supplie avant tout les dieux de m’assister.Veuillent les immortels conducteurs de ma langueQue je ne dise rien qui doive être repris !Sans leur aide, il ne peut entrer dans les espritsQue tout mal et toute injustice.Faute d’y recourir, on viole leurs lois.Témoin nous que punit la romaine avarice.Rome est par nos forfaits plus que par ses exploitsL’instrument de notre supplice.Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jourNe transporte chez vous les pleurs et la misère ;Et mettant en nos mains par un juste retourLes armes dont se sert sa vengeance sévère,Il ne vous fasse en sa colèreNos esclaves à votre tour.
Il y a un éclat sur ce mot d’esclaves, et à l’instant le discours tourne. La brusquerie, les interrogations pressées comme les coups d’une hache de guerre, la puissante voix tendue et grondante, la hardiesse qui prend corps à corps l’adversaire et le frappe en face, annoncent le barbare. Il ne se ménage pas, il ne ménage pas les autres ; il combat et il se livre ; il suit sa passion sans égard pour les règles ; il ploie le discours, il casse en deux ses phrases, il s’arrête net au milieu d’un vers ; il change d’accent à chaque minute ; voici que, pour la première fois, dans cette curie où les élèves de Quintilien modulaient adroitement les doubles trochées de leurs périodes, les voûtes renvoient les mugissements, les accents brisés et toutes les clameurs du désespoir et du combat.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu’on me dieEn quoi vous valez mieux que cent peuples divers ?Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?Pourquoi venir troubler une innocente vie ?Nous cultivons en paix d’heureux champs ; et nos mainsEtaient propres aux arts ainsi qu’au labourage.Qu’avez-vous appris aux Germains ?Ils ont l’adresse et le courage :S’ils avaient eu l’aviditéComme vous, et la violencePeut-être en votre place ils auraient la puissanceEt sauraient en user sans inhumanité.Celle que vos préteurs ont sur nous exercéeN’entre qu’à peine à la pensée.La majesté de vos autelsElle-même en est offensée.Car sachez que les immortelsOnt les regards sur nous. Grâces à vos exemples,Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,De mépris d’eux et de leurs temples,D’avarice qui va jusques à la fureur.Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome.La terre et le travail de l’hommeFont pour les assouvir des efforts superflus.Retirez-les : on ne veut plusCultiver pour eux les campagnes.Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes,Nous laissons nos chères compagnes.Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux,Découragés de mettre au jour des malheureux,Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.Quant à nos enfants déjà nés,Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.Retirez-les, ils ne nous apprendrontQue la mollesse et que le vice.Les Germains comme eux deviendrontGens de rapine et d’avarice.C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.N’a-t-on point de présent à faire,Point de pourpre à donner, c’est en vain qu’on espèreQuelque refuge aux lois ; encore leur ministèreA-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fortDoit commencer à vous déplaire.Je finis. Punissez de mortUne plainte un peu trop sincère.
A ces mots, il se couche, et chacun étonnéAdmire le grand coeur, le bon sens, l’éloquenceDu sauvage ainsi prosterné,
Je le crois, et voilà le vrai geste, justifié par tout ce qui précède. Les « parleurs » ont dû être stupéfaits de se sentir touchés ; cet homme a manqué à toutes les règles. Il a mis la narration hors de sa place, il n’a point donné de confirmation ; son exorde n’a point procédé par insinuation ; il a fini par une digression ; il a écourté sa péroraison, toutes ses idées ont chevauché les unes sur les autres. Il n’a pas su les plus simples principes de l’escrime oratoire. Il a été barbare dans l’attitude, dans l’accent, dans le style, dans la composition, dans l’invention. C’est en sentant cette barbarie que La Fontaine a transformé sa mauvaise matière ; c’est en ranimant en son propre coeur les sentiments du barbare, qu’il a tout renouvelé ou tout trouvé.