À Monsieur Paul Perrin
Il y a dix ans, j’eus l’occasion de faire, à la Faculté des Lettres de Genève, un cours sur Goethe. Comme tous ceux qui s’approchent de ce grand homme, je subis avec force son ascendant : mon cours, et quelques articles que je publiai à ce moment-là, furent l’expression d’un enthousiasme sans réserve. Mais une visite à Weimar, de nouvelles lectures et de nouvelles réflexions nuancèrent peu à peu ou modifièrent mon impression : Goethe est peut-être de tous les écrivains celui qui a pris l’attitude la plus nette devant les problèmes de l’existence ; il est donc naturel que l’idée qu’on se fait de lui se transforme avec l’expérience des années. Les pages qui suivent sont le fruit de ce second mouvement : après avoir perdu, devant les œuvres du grand homme et devant la vie dont elles sont le reflet, ma liberté d’esprit, je l’ai retrouvée et j’ai tâché de m’en servir. Si ce livre a quelque mérite, c’est celui d’être pensé librement et librement écrit, à l’abri des influences du fanatisme et de celles du dénigrement. Il va se perdre dans l’énorme littérature qui roule autour du sujet : s’il pouvait engager quelques esprits indépendants à considérer sans parti pris l’œuvre de Goethe, à le goûter sans le subir, à l’admirer sans extravaguer, il aurait rempli le but que je me suis proposé.
I. Les Mémoires
L’idée que nous nous faisons des grands écrivains et de leurs œuvres n’est point immuable : elle se modifie, au contraire, avec les générations. Mais ce changement s’accomplit avec lenteur : il arrive, en effet, que, lorsque l’admiration que les poètes préférés ont inspirée commence à perdre sa spontanéité et sa sincérité premières, on les lit moins ; en même temps, abandonnés par ceux qui cherchent dans la lecture du plaisir ou de l’émotion, ils deviennent la proie des érudits, qui les commentent à l’infini, sans pour cela les juger, ou même les comprendre ; enfin leurs ouvrages, en se vulgarisant, se déforment, car on les met volontiers, s’ils y prêtent, en images ou en opéras, et c’est sous ces formes simplifiées qu’ils survivent. Cette espèce de cristallisation — tribut de reconnaissance payé par la postérité à ceux qu’ont aimés les ancêtres — produit ce singulier résultat, que tels poètes ou tels penseurs sont d’autant plus célèbres que leur action réelle est plus réduite : on n’a plus alors sur eux qu’une opinion faite d’avance, que personne ne songe à réviser ni même à justifier, qui se traduit par des formules à la lois imprécises et fixes, lesquelles revêtent le caractère sacré d’articles de foi. Tel est, dans certaines mesures, le cas de Goethe. Si nous évoquons sa figure, elle nous apparaît comme en une auréole de légende, dans deux ou trois moments caractéristiques de sa vie : nous le voyons patinant à Francfort, ainsi que l’a peint Kaulbach, ou rêvant son Faust dans la cave d’Auerbach, ou tenant tête à Napoléon ; après quoi, nous nous répétons qu’il fut un « intellectuel », qu’il eut un « génie encyclopédique », et cela nous suffit. Nous n’avons garde d’approfondir. Si nous pensons à ses œuvres, même à celles dont nous connaissons le mieux les titres, nos jugements se brouillent davantage encore. Mille peintures, reproduites par toutes sortes de procédés, dansent devant nos yeux : nous voyons Charlotte coupant à sa nichée des tranches de pain bis ; Faust et Méphistophélès emportés dans un tourbillon parmi les sorcières de la nuit de Walpurgis, que sais-je encore ? La musique ajoute à cette confusion : Schumann, Berlioz, Gounod, M. Boïto, ont broché sur Faust d’autres Faust que nous connaissons mieux ; Wilhelm Meister nous chante les romances de M. Ambroise Thomas ; l’habit bleu barbeau de Werther se détache sur les accompagnements de M. Massenet. Quant aux œuvres qui n’ont point eu la fortune d’être ainsi vulgarisées, Gœtz de Berlichingen, Egmont, Tasso, les Affinités électives, elles flottent dans des brumes de plus en plus incertaines. Cependant, la critique allemande, avec une infatigable ardeur, travaille sur l’œuvre énorme, sur la longue existence si remplie et si riche. Chaque année voit s’augmenter une bibliothèque déjà colossale. Les papiers de Goethe ayant été livrés à l’avidité des chercheurs, on a tout publié, jusqu’à ses carnets de ménage. On ne s’est pas contenté de dresser autour de ses moindres écrits un appareil redoutable de commentaires, ni de discuter à coups de documents et d’hypothèses les moindres détails de son histoire : on a écrit de longues monographies sur les plus obscurs des personnages qui se trouvèrent en rapport avec lui ; ses camarades d’études sont devenus des célébrités, ses maîtresses des figures historiques. Lui-même a pris des proportions surhumaines : dans plusieurs universités, des professeurs consacrent leur vie à le raconter et à l’expliquer. Weimar, où sont recueillis ses souvenirs, est devenu la Mecque d’une religion dont il est le dieu : on y conserve sa tabatière et ses collections, les cailloux qu’il ramassait dans ses promenades, les objets d’art qu’il rapportait d’Italie, les présents qu’il recevait de ses admirateurs. Il y a un Musée Goethe pour l’installation duquel le rigorisme allemand s’est adouci, car on y expose les portraits de toutes les femmes qu’il a aimées autour de ceux de sa femme légitime. Il y a une société, puissante et riche, vouée exclusivement à son culte. Il y a des Goethe-Jahrbücher, où l’on publie tout ce qu’on peut retrouver de lui, ou sur lui, ou sur ceux qui l’ont approché. Il y a des volumes et des volumes, des brochures et des brochures, qui paraissent chaque jour, qui s’accumulent, qui rendent impossible, par leur nombre, l’établissement d’une biographie définitive.
On n’attend pas, sans doute, que nous dressions point par point le bilan de ces découvertes, ni que nous soulevions toute cette littérature goethéenne, dont nous comptons cependant quelquefois nous servir. Notre but est autre : il nous a semblé que le moment était venu de relire les œuvres capitales de Goethe, de les relire en s’aidant des documents principaux qui les éclairent, de les relire avec un esprit de critique : c’est-à-dire en cherchant à se dégager autant que possible des jugements portés sur elles ; à comprendre leur signification par rapport à leur auteur et par rapport à nous-mêmes ; à mesurer leur importance dans le mouvement littéraire qui les a suivies. Ces œuvres sont, pour ainsi dire, restées au répertoire, en ce sens du moins que les lettrés les lisent quelquefois, que les demi-lettrés les invoquent souvent, que les illettrés croient les connaître : nous voudrions les considérer à peu près comme des œuvres contemporaines, entrées d’hier dans notre vie intellectuelle ; nous voudrions croire que les jugements sur elles ne sont point encore fixés, et fixer le nôtre, et tâcher d’influencer celui de quelques-uns. Si l’expression n’était pas outrecuidante, nous dirions que nous allons tenter de réviser le procès du Grand Goethe, sans nous figurer — est-il besoin de le dire ! — que notre jugement sera définitif, mais en cherchant simplement à le mettre d’accord avec l’esprit actuel. Besogne beaucoup plus modeste qu’elle ne le paraît d’abord, espèce de « rapport » où nous ne serons que greffier. Il est naturel que nous commencions notre tâche par celui des livres de Goethe où nous avons le plus de chances de trouver son intelligence et son cœur, et où nous trouverons, en tout cas, l’image qu’il désirait laisser de lui-même, — par ses Mémoires.
I
C’est en 1808, au moment où parut la première édition, en douze volumes, de ses Œuvres complètes, que Goethe sentit la nécessité d’écrire ses Mémoires pour « éclairer » ses ouvrages. Un petit nombre d’entre eux, en effet, comme Iphigénie, avaient, si l’on peut dire, une existence indépendante. La plupart restaient comme attachés à leur auteur, en relations étroites avec les circonstances personnelles qui les avaient produits. Werther, Weislingen dans Gœtz, Tasso, Wilhelm Meister, Clavijo, Fernand dans Stella, Edouard dans les Affinités électives, c’est toujours Goethe : toujours il tire de son propre fonds les sentiments qu’il prête à ses personnages, en sorte qu’on aurait peine à trouver un poète plus « subjectif » que cet homme qu’on aime à nous représenter comme le génie cosmique par excellence. Les figures de femmes qui se partagent, avec les protagonistes, l’intérêt du lecteur, il les a toutes connues de très près : toutes ont joué un rôle dans ce qu’il appelle son « développement » ; parfois il leur conserve jusqu’à leurs prénoms : il l’a fait pour Charlotte et, plus tard, pour Marguerite. Il les transforme en personnes littéraires alors qu’elles palpitent encore du drame, de l’idylle ou de la comédie qu’il leur a fait vivre : on sait que Werther parut bien peu de temps après le séjour à Wetzlar, et les biographes nous racontent qu’en écrivant les Affinités électives, le poète acheva de soulager son cœur encore tout épris de Minna Herzlieb. Quant aux poésies lyriques, beaucoup seraient entièrement inintelligibles si on les dégageait de l’impression, de l’épisode ou du moment qui les ont produites. Entre la vie et l’œuvre, il y a, je ne dirai pas une parfaite unité, mais une cohésion complète : celle-ci continue celle-là, en la poétisant, en la corrigeant, en l’excusant quand il le faut ; elle n’est roman qu’à condition que l’autre le soit d’abord ; le travail de la fantaisie est limité : il consiste simplement à parer la mémoire, à embellir la transposition. Goethe eut donc le sentiment que le récit de sa vie était indispensable à l’intelligence de son œuvre, et, au risque de faire double emploi avec ce qu’il en avait déjà tiré, il résolut de la raconter lui-même. Il se mit au travail en 1810, et donna, de deux en deux ans, les trois premiers volumes des Mémoires, comprenant cinq livres chacun. Le quatrième (livres XVI à XX) ne fut achevé qu’en 1811 : il fallait attendre la mort de Lili pour pouvoir parler d’elle. Les trois premiers quarts de l’ouvrage furent donc composés et publiés entre 1810 et 1814.
Ces deux dates ont leur éloquence : elles enferment l’histoire du réveil patriotique, provoqué en Allemagne par les victoires de Napoléon et de la grande lutte qui devait se terminer sur les champs de bataille de Leipzig et de Waterloo. Goethe resta tout à fait étranger à ce mouvement : « Il s’enferma dans son musée, dit un de ses plus récents biographes, et, perdu dans sa contemplation de l’éternelle beauté, il ferma les yeux pour ne pas voir les horreurs du jour1. » Les victoires de Napoléon, les malheurs de son pays, ceux même de l’honnête petit souverain dont il était le ministre, ne lui arrachèrent qu’une boutade : « Je veux me faire chanteur de foire, se serait-il écrié un jour, en présence d’ailleurs d’un seul de ses amis2, et mettre notre malheur en chansons. Je m’en irai dans tous les villages et dans toutes les écoles où le nom de Goethe est connu. Je chanterai la honte des Allemands, et les enfants apprendront par cœur mes chants, jusqu’à ce qu’ils deviennent des hommes et replacent mon maître sur son trône. » S’il prononça jamais ces paroles, — ce dont il est permis de douter, — elles furent tout son apport à la cause nationale : loin d’exécuter ce projet, il composa, en ces troubles années, ses « poésies de société », qui ne sont point parmi celles qui l’honorent le plus : « Ici nous sommes assemblés pour une action louable, chers frères : Ergo bibamus ! Les verres tintent, les causeries cessent : avec courage, ergo bibamus ! C’est toujours là une vieille et bonne parole. Cela convient d’abord et convient sans cesse, et un écho retentit dans la joyeuse salle, un magnifique Ergo bibamus ! » Voilà qui ne ressemble ni à la Chanson de l’épée ni aux Sonnets cuirassés. En réalité, Goethe était tout rempli de sympathie pour la culture française et d’admiration pour Napoléon. Il saluait en lui « la plus haute apparition qui fût possible dans l’histoire ». « Quand on entend décrire avec naïveté cet empereur et son entourage, écrivait-il à son ami Knebel, on voit bien qu’il n’y a jamais rien eu et qu’il n’y aura peut-être jamais rien de pareil3. » Les grands hommes sont faits pour s’entendre : Napoléon l’avait loué ; il lui rendait son éloge, sans songer au prix que cette grandeur coûtait à son pays. Plus tard, il a éprouvé le besoin de se défendre de cette indifférence, qui lui a été souvent reprochée : « Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine, a-t-il dit, et comment haïr sans jeunesse !… Écrire des chants de guerre et rester en chambre, voilà ce que j’aurais pu faire. Au bivouac, où l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, je me serais laissé entraîner. Mais ce n’était là ni ma vie, ni mon affaire : c’était celle de Théodore Körner… À lui, ses chants de guerre lui vont très bien. Pour moi, qui ne suis pas une nature guerrière et n’ai point le sens belliqueux, ils n’auraient été qu’un masque mal adapté à mon visage… » À vrai dire, ce n’était pas seulement le « sens belliqueux » qui lui manquait, c’était toute espèce de patriotisme. Le mot même, à ce qu’il semble, lui était étranger. Il n’éveillait en lui d’autre idée que celle d’une bonne compagnie d’esprits sympathiques : « Toutes ces excellentes personnes avec lesquelles vous avez maintenant des relations agréables, disait-il un jour à Eckermann, voilà ce qui pour moi compose une patrie. » Je ne songe point à reprocher à Goethe l’absence de ce sentiment qui, d’ailleurs, au temps de sa jeunesse, était presque inconnu ; si j’insiste, c’est seulement pour établir qu’en ces années 1810-14 il restait en dehors de l’entraînement qui gagnait son pays, à l’écart de la préoccupation commune, dans une sorte d’isolement.
D’autres circonstances, d’ailleurs, contribuaient encore à l’isoler.
La mort de Schiller l’avait privé du seul ami qu’il aimât peut-être réellement, du seul aussi qu’il pût regarder à peu près comme un pair ; et il voyait croître autour de sa vieillesse une génération nouvelle, dont il se sentait très différent. Sans doute, les jeunes gens de l’école romantique professaient pour lui l’admiration la plus vive. Mais ils échappaient entièrement à l’influence de ses œuvres les plus récentes et ne se rattachaient à lui que par celles de la première manière, dont il se trouvait alors fort éloigné. Bien qu’il s’en défendît, Goethe était imbu de la philosophie française du XVIIIe siècle : eux, revenaient au christianisme, au catholicisme surtout, les uns effectivement, comme Stolberg et Frédéric Schlegel, et les autres par le désir et les aspirations. Oublieux de Werther, Goethe avait banni la mélancolie et réglé sa sensibilité ; eux, déifiaient la sensibilité et s’abandonnaient au « mal du siècle » : Novalis mourait après une brève existence toute dévorée par la maladie ; Hölderlin devenait fou ; Franz Sonnenberg se suicidait ; Ernest Schulz, le gracieux auteur de La Rose enchantée, mourait de tristesse. Comment l’Olympien eût-il pu les comprendre ? Leurs théories esthétiques, qu’établissaient Tieck et les Schlegel, rompaient avec celles que Goethe soutenait : ils célébraient les peintres primitifs, opposant Albert Dürer à Raphaël, admirant les fresques devant lesquelles Goethe passait, en Italie, avec un si tranquille dédain ; ils adoraient la poésie populaire, la vraie, celle dont Clément Brentano et Achim d’Arnim recueillaient de si curieux spécimens ; ils exhumaient Calderon et le proclamaient supérieur à Shakespeare, à cause de la Dévotion à la croix ; ils se pâmaient dans les nuages de la philosophie des Fichte, des Schelling, des Schleiermacher, leurs vrais maîtres ; ils étaient patriotes enfin avec passion : les Arndt, les Rückert, les Koerner sortaient de leurs rangs. Tout cela étonnait fort le poète sexagénaire, qui ne manquait pas pour ces jeunes gens d’une certaine bienveillance, mais qui ne les comprenait pas. En 1808, il avait reçu la visite de Zacharias Werner dont il fit jouer à Weimar la tragédie de Wanda : « Cela m’étonne beaucoup, pieux païen que je suis, écrivait-il alors à Jacobi, de voir la croix plantée sur mon propre terrain et d’entendre prêcher le sang et les blessures du Christ sans que cela me déplaise tout à fait. » Mais « cela » ne devait pas tarder à lui déplaire ; à mesure que le romantisme se dessine, il le juge avec plus de sévérité : « Il y a une demi-douzaine de jeunes talents qui me désespèrent, écrit-il à Zelter, car, avec des dons naturels extraordinaires, ils arrivent difficilement à faire quelque chose qui me satisfasse. Werner, Œlenschlæger, Arnim, Brentano et d’autres travaillent et produisent beaucoup, mais tout demeure sans forme et sans caractère. Personne ne veut comprendre que la plus haute et la seule opération de la nature et de l’art est celle qui consiste à donner la forme (die Gestaltung), et qu’il n’y a point d’art à laisser son talent agir au hasard, selon ses commodités personnelles… » Dans sa vieillesse, il se montrait plus sévère encore pour ce mouvement qui, d’ailleurs, n’avait pas tenu toutes ses promesses. Il en attribuait l’origine à ses discussions littéraires avec Schiller, et le jugeait sommairement en ces termes : « Je nomme le genre classique le genre sain, et le genre romantique le genre malade. Ainsi, les Nibelungen sont classiques comme Homère, parce que tous deux sont sains, solides. La plupart des modernes sont romantiques, non pas parce qu’ils sont récents, mais parce qu’ils sont faibles, maladifs, malades ; l’antique n’est pas classique parce qu’il est antique, mais parce qu’il est vigoureux, frais, serein et sain. Si nous distinguons le classique et le romantique d’après ces caractères, nous y verrons bientôt clair. » On reconnaîtra que c’est en tout cas simplifier la question ; et peut-être s’étonnera-t-on une fois de plus de la quantité de choses que n’a pas comprises cet homme qui jouit encore de la réputation d’avoir tout compris.
Que Goethe ait eu la sensation de cet isolement qui entourait sa grandeur incontestée, on n’en saurait douter. Il l’eut d’une façon très directe : lui qui, pendant de longues années, depuis l’époque lointaine de ses débuts, ne connaissait que le succès, il subit coup sur coup deux échecs. Ce fut d’abord celui des Affinités électives, que la critique accueillit assez mal. Sans doute, ce roman eut ses enthousiastes ; mais il déplut à Wieland, qui, depuis la mort de Schiller, était après Goethe la plus haute personnalité littéraire de l’Allemagne. Quelques-uns l’attaquèrent avec une extrême violence, en lui opposant les œuvres d’autrefois : « Ô divin Sophocle ! — peut-on lire dans un journal estimé, — ô saints Shakespeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez su émouvoir le cœur humain par le spectacle des luttes de la passion et du sentiment du sublime ! L’auteur de Werther et d’Iphigénie a-t-il ici voulu se moquer de lui-même ou de son public ? » Pendant que les lettrés s’insurgeaient ainsi contre la royauté du vieux maître, les savants refusaient de prendre au sérieux sa Théorie des couleurs à laquelle il avait travaillé avec tant d’ardeur, et qu’il persista jusqu’à la fin de sa vie à considérer, malgré l’évidence, comme son plus beau titre de gloire. En vain, ses amis essayèrent-ils de lui réserver un meilleur accueil auprès de la science française : l’Académie des Sciences de Paris refusa de préparer un rapport sur son travail, qu’on ne jugea pas digne, selon l’expression de Cuvier, d’occuper une académie4. Sur ce terrain scientifique où il s’était aventuré avec plus de courage que de prudence, il ne réussit qu’à faire un seul disciple : le jeune Arthur Schopenhauer, qui entrait aussi dans la science avec des allures fantaisistes et que devait d’ailleurs persuader une intransigeante admiration pour l’illustre ami de sa mère.
Si l’on tient compte de ces diverses circonstances, on pourra peut-être se faire une idée de l’état d’esprit de Goethe pendant ces années 1808-1814, où il médite, arrange, rédige ses souvenirs. Il a 60 ans, et il est « fort bien conservé », comme le lui dit Napoléon dans leur mémorable entrevue. Il a derrière lui un long passé glorieux, une carrière unique peut-être dans l’histoire, sans revers d’aucunes sortes, sans autres chagrins que ceux que connaissent tous les hommes, et que son heureuse nature a atténués. Ses contemporains ont pour lui des admirations et des indulgences que peu de poètes ont connues de leur vivant. On vient le voir de très loin, comme au siècle précédent Voltaire ou Rousseau. Le grand ennemi de sa patrie, qu’il admire, lui a rendu un hommage flatteur. Sa vie est pleine d’agréments : il a façonné selon ses désirs la jolie résidence où il a pris racine, et dont il est plus souverain que l’excellent prince qui s’honore d’être son ami. Il peut donc se regarder, à juste titre, comme le premier homme de son pays : plus loin, comme un de ces êtres exceptionnels qui traversent l’histoire dans un rayonnement, entourés de l’universelle admiration, consacrés pour la gloire. Mais, en même temps qu’il jouit de cette extraordinaire situation, voici que lui échappe la direction des esprits et des cœurs qu’il exerce depuis Werther. Son royaume est menacé. On le discute. Des idées reviennent, qu’il a caressées autrefois, c’est vrai, mais dont il est détaché. Autour de l’arbre au tronc superbe, poussent des arbustes d’autre famille, qui ne sortent pas de ses racines, ou qui les contrarient, qui vont peut-être les empêcher de s’étendre, leur voler la sève de leur sol. Heure mélancolique, qui sonne toujours, à un moment de la vie, pour les rois de la Pensée : car, quelque vaste et mobile que soit le génie d’un homme, il ne suffit point à suivre les rapides mouvements de l’âme collective, et s’il parvient à les diriger un temps, ce temps passe. Goethe a été plus fort que les circonstances hostiles : paisiblement, à travers le désastre de sa patrie, il a suivi la loi normale de son développement ; il a su rester serein au milieu des orages qui bouleversaient le monde ; il a poursuivi son rêve de beauté pendant que d’autres rêves, moins nobles sans doute, violents, meurtriers, agitaient la foule. Mais les autres, autour de lui, se laissaient entraîner, façonner par ces circonstances extérieures auxquelles il résistait de toute la force de son âme calme. En sorte qu’il s’est trouvé séparé d’eux — les dominant de sa haute taille, de son front tranquille — mais isolé. Il constate son isolement, il s’en fait gloire, il y grandit encore à ses propres yeux. Il se donne raison contre tous : de même que les résistances des corps savants n’ébranlent point sa foi en sa théorie des couleurs, il demeure fidèle à sa philosophie qui semble un anachronisme. Il devient à ses propres yeux un être sacré, dont l’explication importe au monde : qui pourrait l’expliquer, sinon lui-même ? Et il entreprendra la tâche, la sachant grande, sans un doute sur sa compétence, s’étudiant comme il venait d’étudier le spectre solaire, avec des partis pris analogues et une égale certitude.
Notez que ce vaste travail ne l’absorbe pas plus que de raison. Il trouve du temps à consacrer à d’autres écrits. Plusieurs de ses compositions poétiques datent de cette époque. Un instant, il songe à se faire historien, et projette une biographie du duc Bernard de Saxe-Weimar. Il ne l’exécute pas : un des moins bienveillants parmi ses biographes, M. A. Baumgartner, semble croire que ce projet avorté se rattache à la rédaction des Mémoires, et que Goethe, en parlant de soi, se vengea de n’avoir pas su parler du plus fameux ancêtre de ses bienfaiteurs5. En même temps, il continue à vivre — ce qui, pour lui, était la grosse affaire. Il mène de front les lettres, le monde, les affaires. Il administre le duché, il en surveille les établissements artistiques et scientifiques, il en dirige le théâtre. Il entretient une énorme correspondance avec une foule d’hommes distingués. Il est toujours l’organisateur des fêtes et des divertissements, qu’interrompra un instant la mort de la duchesse-mère Amélie, dont il prononcera l’oraison funèbre comme un prédicateur de cour, mais qui ne tarderont pas à reprendre de plus belle : car Goethe avait voulu faire, il avait fait de Weimar un lieu de plaisir.
Sans doute, le temps des « folles années » était passé. Mais il en restait quelque chose : ce parti pris de gaîté qu’admirait tant Johanna Schopenhauer, cette volonté bien arrêtée de jouir de la vie, quoi qu’elle apporte. Les catastrophes nationales et les deuils privés ne pouvaient rien contre cette belle humeur. Et c’est ainsi que continuait la vie, agréable, sereine, pendant que la biographie se faisait.
II
Il y a toujours eu entre la vie et les écrits de Goethe un accord que d’ailleurs il recherchait. « Faire de sa vie un tout harmonieux », telle était une de ses maximes favorites, une de celles dont il poursuivait le plus volontiers la réalisation. Il voulait dire par là que l’action, la pensée, le sentiment et le caractère doivent se développer ensemble, selon les mêmes principes, sans contradictions ni conflits. Ses œuvres, en particulier, devaient se fondre dans la vie qui en était la source : « Je ne puis pas partager la vie… Je n’ai jamais écrit que ce que je sens et ce que je pense. C’est ainsi que je me divise, amis, et suis pourtant toujours le même6. » Cet accord l’avait peu à peu conduit à une philosophie qu’on a définie d’un mot, l’olympisme. Il y était poussé par sa véritable nature, qu’il cherchait à connaître et évitait de contrarier. Il y marche dès ses premières années, dès l’époque où le peintre Oeser lui enseignait que la sérénité est le caractère essentiel des œuvres d’art, où il se passionnait pour Winckelmann et pour la sculpture grecque. L’influence de Shakespeare, celles de Herder et de la cathédrale de Strasbourg le détournèrent un instant de la voie entrevue : il eut sa crise romantique. Puis vinrent les « folles années » de Weimar : années consacrées aux plaisirs, à la cour, au théâtre, pendant lesquelles l’activité poétique se détend et se ralentit, et qui ne nous apportent guère qu’une médiocre et prétentieuse satire, Le Triomphe de la sensibilité. C’est un orage qui le renouvelle. Il en sort transformé, sévère pour son passé, « comme un homme qui a échappé aux eaux et que le soleil bienfaisant commence à sécher7 », ayant rompu avec la mélancolie, la violence et le moyen âge. La première œuvre importante qui date de ce réveil, c’est Iphigénie : elle en marque les tendances, qu’affirme et développe le fameux voyage en Italie, entrepris bientôt après, et qui persisteront ensuite jusqu’à la fin. Le fanatique d’Erwin de Steinbach, le mélancolique auteur de Werther, le poète mondain, un peu snob, ivre de sa gloire et débordant de vie, qui bouleversait Weimar, sont des êtres abandonnés et disparus. À leur place se dresse l’homme de génie universel, tranquille et olympien.
Qu’est-ce donc que cet olympisme qui fait, depuis cent ans, s’extasier les panégyristes ? Un « état d’âme » qui n’est point aussi exceptionnel ni aussi haut que quelques-uns le croient. Nous le trouvons, vulgaire et banal, chez la plupart des hommes : il s’appelle alors égoïsme, tout simplement. C’est une certaine indifférence à tout ce qui n’est pas son moi tel qu’on le désire, un parti pris d’ignorer les troubles qu’apportent avec eux les quotidiens hasards de l’existence, d’écarter de son esprit ce qui l’inquiète, de son cœur ce qui l’agite, une volonté de suivre la ligne qu’on s’est fixée sans se soucier de ce qu’il en coûte à personne. Regardez autour de vous : une foule de gens pratiquent ces principes, sans seulement s’en douter, avec la sérénité que donne l’inconscience, dans la paix de l’irréflexion. Vous ne les admirez point pour cela, tant s’en faut ; mais vous ne vous indignez pas non plus contre eux : vous les considérez comme de moyens exemplaires d’une ordinaire humanité, qui exercent sans noblesse, bien qu’avec correction, leur métier d’hommes. — Lorsqu’il eut découvert la loi normale de sa propre nature, et lorsqu’il eut pris la résolution de s’y conformer, Goethe leur ressembla. Oh ! sans cesser de les dominer de la hauteur de son génie, je le veux bien ; mais enfin, il leur ressembla. Son olympisme ne fut que leur égoïsme devenu conscient et réfléchi — raffiné, élevé par l’intelligence à une puissance supérieure. Il l’ennoblit, si j’ose dire, par l’admiration qu’il en professa, car il y a plusieurs manières de porter ses vices ou ses vertus : on peut être, par exemple, d’une bonté honteuse et timide, ou fière et très sûre d’elle-même ; il y a de sordides avares et d’autres qui, l’âme aussi cupide, gardent cependant une mesure relative ; il y a des luxurieux qui déplorent leurs péchés et d’autres qui s’en font gloire — et l’on est toujours près d’excuser ceux-ci. Goethe se fit donc de son égoïsme une théorie à la fois raisonnée et poétique, savante et spécieuse : c’est ainsi qu’il le changea en olympisme.
Cet olympisme donne le ton aux Mémoires.
Quand, simples gens que nous sommes, nous évoquons nos souvenirs d’enfance ou de jeunesse, nous y mettons une certaine bonhomie : ils viennent à nous en se poétisant d’eux-mêmes, pour ainsi dire, sans que notre intelligence ou notre imagination se mettent en frais pour les embellir. Le moins « bonhomme » des grands écrivains, Renan, n’a point échappé à cette espèce de suggestion. Elle est naturelle, elle tient au laisser-aller où nous entraîne le spectacle des choses lointaines dont nous avons été les acteurs, à l’étonnement, souvent naïf, que nous éprouvons en présence des êtres successifs dont la mobilité a fait notre âme. Ces « moi » des temps anciens nous émeuvent et nous troublent ; nous avons pour eux l’indulgence qu’on a pour les morts ; nous parlons d’eux sans apprêt, comme il convient de parler de personnes inoffensives dont il est également inutile de voiler les faiblesses et de censurer trop sévèrement les erreurs. Les attaches avec eux sont rompues, et pourtant elles nous retiennent encore. Ils sont à peine plus « nous » que les obscurs ancêtres dont les passions, les maladies, les vices ou les vertus gouvernent en partie notre existence qu’ils ont préparée ; mais ce sont des ancêtres que nous avons connus — de chers ancêtres qui nous inspirent, à travers les années, une bienveillance attendrie. Si nous ne les voyons pas tels qu’ils furent, du moins ne les violentons-nous pas pour les étirer ou les rétrécir au niveau de ce que nous sommes devenus dans notre maturité. Or il n’y a, dans Vérité et Poésie, aucune trace de cette candeur, de cette naïveté, de cette sincérité : si Goethe rappelle son passé, il sait pourquoi et comment. Nous avons vu le pourquoi : il voulait expliquer ses œuvres. Voyons le comment.
On dirait qu’il s’est dédoublé, de manière à se séparer des autres hommes et de soi-même. Il est monté sur son monument, sur cette pyramide de poésie, d’esthétique, de littérature et de philosophie qu’ont construite ses soixante années de laborieuse activité, dont ses œuvres sont les pierres et sa vie le ciment, qui est à la fois une et disparate, et qui en impose par son énormité. Au sommet, il est très haut : tranquille, il regarde passer la foule des êtres, parmi lesquels il en est un — lui-même — qui est plus grand, qui les domine, qu’il suit d’un œil complaisant. Complaisant et créateur : car il ne se contentera pas de le décrire, il le façonnera de manière à lui donner un sens, il en fera une sorte de symbole. Son « moi », vu de là-haut, perdra ses caractères individuels pour devenir un être à la fois irréel et général, un « moi » qui, à tout âge, aurait réalisé les conceptions d’un sexagénaire mûri par le travail, le plaisir, la gloire, l’expérience, l’administration. Il a si bien le sentiment de cette métamorphose, que souvent il parle de cet être à la troisième personne, l’appelant « l’enfant » ou « le jeune homme », tant il s’en est différencié ; puis il revient au « je », tant c’est encore lui-même ! Du reste, dès le début, il a pris soin de nous informer de ses intentions : « En effet, dit-il au seuil de son ouvrage, comme je m’efforçais d’exposer avec ordre les impulsions intérieures, les influences extérieures, les degrés que j’avais franchis dans la théorie et la pratique, je fus poussé, hors du cercle étroit de ma vie privée, dans le vaste monde ; les figures de cent personnages marquants, qui avaient exercé sur moi une action plus ou moins prochaine ou éloignée, se présentèrent devant mes yeux ; enfin, les immenses mouvements de la vie générale, qui ont eu sur moi, comme sur tous mes contemporains, la plus grande influence, appelaient mon attention d’une manière particulière ; car la tâche principale de la biographie est, semble-t-il, de décrire et de montrer l’homme dans ses relations avec l’époque, jusqu’à quel point l’ensemble le contrarie ou le favorise, quelle idée il se forme, en conséquence, sur le monde et sur l’humanité, et, s’il est artiste, poète, écrivain, comment il les réfléchit. Mais cela exige une chose presque impossible, savoir, que l’homme connaisse et soi-même et son siècle ; soi-même, de manière à savoir jusqu’à quel point il est resté le même dans toutes les circonstances ; le siècle, en tant qu’il nous entraîne bon gré mal gré, nous détermine et nous façonne, de telle sorte qu’on peut dire que tout homme, s’il fût né seulement dix ans plus tôt ou plus tard, aurait été tout autre qu’il n’est, pour ce qui regarde sa propre culture et l’action qu’il exerce au dehors. » — Qu’on réfléchisse à la part d’inconscience qu’il y a dans la formation, ainsi définie, de tout individu, et à la part d’artifice qu’il faut pour en faire l’analyse, et l’on reconnaîtra, je crois, que ce programme corrobore notre interprétation. Deux exemples achèveront de la justifier.
C’est à coup sûr dans l’ordre sentimental que ce « dédoublement » et cet « olympisme » que nous avons constatés sont le plus frappants. Là, Goethe est plus particulièrement à son aise. Il ne manque point d’égards pour ses anciennes amies : nous avons vu déjà qu’il sut attendre la mort de Lili pour publier les livres qui la concernaient ; quand il parle d’elles, il évite autant que possible de les compromettre, dans le sens grossier du mot, et les récits de ses bonnes fortunes sont nettoyés de toute vantardise masculine. Ils n’en sont pas moins d’un ton détaché qui déplaît, car il trahit à la fois la congénitale indifférence de l’amant et la supériorité presque dédaigneuse du narrateur. Ainsi, l’on sait qu’en quittant Wetzlar, c’est-à-dire Charlotte, Goethe se rendit à Coblentz, où il reçut un excellent accueil auprès d’une femme d’esprit, Mme de La Roche. Le cœur encore endolori de sa récente mésaventure, il trouva en la fille aînée de son hôtesse une aimable consolatrice. Si l’on songe au style des lettres qu’à ce moment-là il adressait encore à Charlotte, si l’on se rappelle qu’il traversait alors la crise de sentimentalité qu’il a plus tard plaisantée, on a peine à se figurer que, dans ce commencement d’idylle, il n’y eût pas quelques sentiments extrêmes, du moins en apparence, violents ou pénibles : d’autant plus que Maximilienne était d’âme ardente et douloureuse. Cependant, il résume l’épisode en ces termes :
C’est un sentiment très agréable que celui d’une passion nouvelle, qui s’éveille en nous avant que l’ancienne soit tout à fait assoupie. C’est ainsi qu’on aime à voir, quand le soleil se couche, la lune se lever au point opposé, et qu’on jouit du double éclat de ces flambeaux célestes. Alors les plaisirs ne manquèrent ni au logis ni au dehors : on parcourut la contrée ; sur la rive droite, on monta à Ehrenbreitstein, sur la gauche, à la Chartreuse ; la ville, le pont de la Moselle, le trajet du Rhin, tout procura les divertissements les plus variés. Le château neuf n’était pas encore bâti : on nous conduisit à la place où il devait s’élever ; on nous en fit voir le plan.
Notez qu’à ce moment-là Goethe sortait à peine de vivre le roman mélancolique qu’il méditait déjà d’écrire, et vous reconnaîtrez que la hauteur où il s’est placé l’empêche de reconstituer ses souvenirs avec l’exactitude qu’on est en droit de leur demander, puisqu’il nous avait promis une part au moins de vérité.
Vous allez, je crois, le reconnaître mieux encore.
Dans la seconde partie de sa vie, Goethe s’est dégagé, on le sait, de toute croyance religieuse. Mais dans la première, sous l’influence d’une amie de sa mère qui s’appellait Mlle de Klettenberg, il avait traversé une période de mysticisme. Or, il semble que, plus que d’autres, les sentiments religieux que nous avons une fois éprouvés aient dû nous émouvoir profondément. Nos croyances ont été, de nous-mêmes, la partie la plus vivace et la plus intime. Le « roman de l’infini », que nous nous sommes un moment construit, alors même qu’il n’est plus pour nous qu’un livre démodé, ne peut nous devenir indifférent : il gouverne notre vie morale, il lui donne sa couleur, il détermine son intensité. Lisez, je vous prie, cette page :
Les entretiens de Lavater et de Mlle de Klettenberg me parurent très remarquables et d’une grande conséquence. Deux chrétiens convaincus se trouvaient en présence l’un de l’autre, et l’on put voir clairement combien la même croyance se modifie selon les sentiments des personnes. On répétait sans cesse, dans ces temps de tolérance, que chacun a sa propre religion, sa propre façon d’honorer Dieu. Sans partager complètement ce point de vue, je pus remarquer, dans le cas particulier, qu’il faut aux hommes et aux femmes un Sauveur différent. Mlle de Klettenberg considérait le sien comme un amant auquel on se donne sans réserve, dans lequel on mettait toute sa joie et son espérance et à qui l’on confie, sans réfléchir ni hésiter, le destin de sa vie ; Lavater, lui, traitait le sien comme un ami sur les traces duquel l’on marche avec dévouement et sans envie, dont on reconnaît les mérites et que l’on s’efforce par conséquent d’imiter et même d’égaler. Quelle différence entre les deux directions selon lesquelles s’expriment, en général, les besoins spirituels des deux sexes ! C’est là aussi ce qui peut expliquer que les hommes au cœur tendre se tournent vers la Mère de Dieu, lui vouent, à l’exemple de Sannazar, leur vie et leur talent, comme au type de la femme vertueuse et belle, et n’aient fait que jouer en passant avec l’Enfant divin. Les relations mutuelles de mes deux amis et leurs sentiments l’un pour l’autre ne me furent pas seulement connus par les conversations auxquelles j’assistai, mais aussi par les confidences que tous deux ils me firent. Je n’étais jamais complètement d’accord, ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi moulé sa forme particulière selon celle de mon esprit. Et comme ils ne voulaient nullement admettre le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations ; puis, quand je les voyais s’impatienter, je m’éloignais avec une plaisanterie.
Ce ton détaché pourrait être de la frivolité, dont nous ne serions point tentés de nous offusquer et dont il serait injuste d’exagérer la portée. Mais c’est autre chose : c’est la révélation même de la méthode que Goethe adapte à son ouvrage : il appelle devant lui tous les éléments qui ont concouru, dans leurs rapports successifs, à l’élever à la hauteur où il est parvenu ; et, peut-être pour se grandir encore, il les diminue et les rapetisse.
III
Qu’il y ait une certaine grandeur dans le spectacle à vol d’oiseau d’une existence ainsi évoquée, nous ne songeons point à le nier ; nous reconnaîtrons volontiers que cette espèce de détachement avec lequel Goethe se contemple lui-même, que son indépendance à planer sur ses propres sommets constituent la plus attirante originalité de son livre. Il y a peu d’hommes qui dominent la vie, surtout leur propre vie : la plupart en sont esclaves, se débattent contre les filets où elle les a pris, pour se résigner à la fin, ou se leurrer de quelques illusions dont ils ne réussissent pas toujours à se rendre dupes. Leur histoire, c’est alors celle de leurs démêlés avec des ennemis ou des rivaux, ou de leurs luttes contre les circonstances extérieures, toujours plus fortes : escarmouches sans éclat, batailles sans gloire. S’ils les racontaient, nous en verrions à peine surgir leur personnalité effacée ou vaincue : ils ne sauraient nous donner qu’un médiocre aperçu des hasards qui les gouvernèrent, des aventures dont ils furent les comparses ; ils se noieraient dans les détails, au lieu d’en dégager l’image de leur développement. — Ici, rien de semblable : un exemplaire choisi de l’humanité se forme et s’affine sous nos yeux ; en le suivant, nous nous élevons au-dessus du commun point de vue, nous « voyons » d’une hauteur inaccoutumée. C’est là, du moins, l’impression première que produit la lecture des Mémoires, celle qui a séduit tant d’esprits distingués, amoureux d’indépendance et de supériorité.
Mais en y regardant de plus près, des doutes nous viennent sur cette supériorité même : peut-être se trouve-t-elle dans le ton du récit plus que dans son inspiration vraie, dans l’art du conteur plus que dans son âme. Son vol est moins élevé qu’il ne le paraît : des liens qu’on finit par connaître l’attachent à la terre. Il semble, en effet, qu’un homme qui se juge de haut, en liberté d’esprit d’autant plus complète qu’il est décidé à s’absoudre, doive être nécessairement véridique. Non pas, bien entendu, qu’il soit astreint, vis-à-vis des autres ou de soi-même, à livrer les moindres secrets de son existence ou à la raconter avec une plate et banale exactitude : il a des droits au choix et à l’arrangement que nul ne songe à contester, et que Goethe a affirmés dans un titre destiné, peut-on croire, à éviter les malentendus, bien qu’il prête à la double entente. Ce titre, qui devait être d’abord Poésie et Vérité, a été transformé par les éditeurs, pour des raisons d’euphonie, en Vérité et Poésie : transposition fâcheuse, qui cependant ne suffit pas à nous voiler l’intention de l’auteur. Goethe a voulu, croyons-nous, d’une part, nous avertir qu’il se réservait d’embellir à l’occasion, de poétiser ses souvenirs, et, d’autre part, que, s’il entreprenait de raconter sa vie, c’était surtout pour en marquer les relations avec son œuvre poétique. Mais ce titre, qui lui laisse une si belle marge, l’engage en même temps : il perd le droit de sacrifier la vérité autrement qu’au profit de la poésie ; il renonce ou promet de renoncer aux petits subterfuges que pourraient parfois lui dicter des sentiments tels que la vanité, l’ambition, la jalousie littéraire ; il nous doit, il se doit de ne parler de soi qu’en poète, l’esprit pur et libre, l’imagination désintéressée et candide, le cœur sincère. Hélas ! et nous voyons bientôt qu’il est un homme, soumis à toutes les faiblesses des hommes : son « olympisme » n’ennoblit pas sa nature, et ne peut faire illusion qu’à lui-même sur la part de divin qu’elle renferme.
Les savantes annotations de M. G. von Lœper8 permettent de rétablir pas à pas la vérité, sous le voile de poésie brodé avec un art infini. Et l’on est étonné du sens constant des transpositions. Quelques exemples nous le feront comprendre.
Parmi ces transpositions, il en est une qui paraîtra trop naturelle pour qu’on songe à la reprocher à Goethe, mais qu’il faut bien signaler : Goethe parle de ses idées de jeune homme avec son cerveau de sexagénaire, et nous renseigne sur ses expériences comme si, au moment où chacune s’accomplissait, il les avait déjà faites toutes. C’est ainsi qu’en racontant ses années d’étude à Strasbourg, il fait le procès de la culture française en des pages, d’ailleurs profondes et réfléchies, qui dépassent de beaucoup l’intelligence qu’il avait alors. Et il oublie qu’il était tout imprégné de cette culture ; qu’il l’est demeuré d’un bout à l’autre de sa vie ; que, classique résolu pendant ses premières années d’études, il est redevenu classique après la crise romantique que Herder avait provoquée. Rien de plus « français », en effet, que les idées littéraires du jeune Goethe. Il les affirme avec une amusante certitude dans les lettres qu’il écrit de Leipzig à sa sœur Cornélie. La jeune fille, vive, imaginative, romanesque, admire la Jérusalem délivrée. Son frère s’empresse de la mettre en garde contre un goût aussi dangereux :
Je ne veux pas juger le Tasse et ses mérites, écrit-il (en français) : Boileau, ce critique achevé, dit de sa poésie :
Le clinquant du Tasse…Lis plutôt ce Boileau, son Lutrin. Le Boileau entier, c’est un homme qui peut former notre goût, ce qu’on ne pourra jamais attendre d’un
Tasse.
Et une autre fois :
Du Tasse : Jamais on n’a voulu lui ôter ses mérites ; c’est un génie supérieur, mais qui, en voulant joindre aux héros d’Homère les sorciers et la diablerie d’Amadis, a produit un poème très gothique, qu’on ne devrait lire sans beaucoup d’attention, de discernement, pour ne pas acquérir un mauvais goût en admirant jusqu’à ses fautes...
Il cite à l’appui un fragment de L’Art poétique, et conclut :
Pardonne, ma sœur, que je sois tant porté pour Boileau : c’est à lui que je dois mon peu de savoir que j’ai de la poésie française, et cet homme pourrait te servir, de même, de guide fidèle pour toute la lecture poétique française.
Là-dessus, il loue Télémaque, qu’il proclame « incomparable, mais trop grand pour être déchiré par des écoliers ». En même temps, il utilisait son « peu de savoir de la poésie française » pour écrire des vers dans ce goût-ci :
La mort, en sortant du Tartare,Voulant que l’Univers sentitLa pesanteur de son courroux barbare,Se mitÀ dépeupler du fléau de la guerreLa terre,Et vitAvec plaisir sur les champs inondésDe sang, et dans ce sang baignésLes malheureux, etc.9
Or, c’est à peine si l’on trouve quelques traces légères de ces admirations et de ces essais d’antan dans les nombreuses pages des Mémoires consacrées au séjour à Leipzig. En revanche, on y remarque une longue et savante dissertation sur l’état des lettres allemandes à ce moment-là : dissertation que le jeune étudiant francfortois eût été bien embarrassé, je crois, de concevoir alors ; jugement mûri et raisonné, qu’il ne formula certainement que beaucoup plus tard, quand les œuvres dont il parle eurent pris, en reculant dans le passé, leur véritable importance et leur véritable signification.
Sans quitter cette époque, sur laquelle les renseignements abondent, on ne peut s’empêcher d’observer encore avec quel art le vieux Goethe dissimule ou embellit les faiblesses de ses jeunes années. Il nous trace de lui-même une charmante image : il se peint sous les traits d’un étudiant de province, à la fois naïf et d’esprit alerte, assidu aux cours et capable de les juger, pourvu d’une garde-robe un peu ridicule qu’il aura le bon goût de changer à propos, attaché au dialecte de sa ville natale auquel il s’applique pourtant à renoncer, rempli de bonne volonté pour tous : en somme, un étudiant modèle, à qui les plus sévères ne sauraient que reprocher. Mais ses camarades le voient autrement. L’un d’eux, et des plus intimes, Francfortois comme lui, écrit à un de leurs amis communs, nommé Moors :
Si tu le voyais, tu entrerais en fureur ou tu éclaterais de rire. Je ne puis concevoir qu’un homme change aussi rapidement. Son habitude et sa conduite diffèrent du tout au tout de ce qu’elles étaient. Il est un peu muscadin, et ses beaux habits sont d’un goût si excentrique qu’ils le signalent à toute l’académie10. Mais cela lui est égal ; on peut lui reprocher sa folie tant qu’on veut :
On peut être Amphion et dompter les forêts,On n’amènera pas un Goethe à la sagesse.Tout ce qu’il pense et dit n’a d’autre fin que de plaire à sa gracieuse demoiselle. En société, il est plutôt ridicule qu’agréable. Il a (seulement parce que la demoiselle l’aime ainsi) adopté des porte-mains et des manières telles qu’on ne peut le regarder sans rire, et une démarche insupportable. Si tu le voyais !
[…] Il marche à pas comptés,Comme un recteur suivi des quatre facultés.Son commerce me devient tous les jours plus insupportable, et d’ailleurs il cherche aussi à m’éviter. Je lui parais de trop petite mine pour qu’il aime à sortir dans la rue avec moi. « Que dirait le roi de Hollande s’il le voyait en telle compagnie ? » Il reste un peu avec sa demoiselle. Que le ciel me préserve des filles d’ici, car elles ne valent pas le diable. Goethe n’est pas le premier qui ait eu l’esprit troublé par sa Dulcinée. Je voudrais que tu la visses une fois seulement : elle est la plus insipide créature du monde. Une mine coquette avec un air hautain, voilà tout ce par quoi elle a pu séduire Goethe.
Ajoutons que les propres lettres de Goethe confirment ce portrait : elles sont écrites en français, en allemand, en anglais, à bâtons rompus, en petites phrases à peine intelligibles, émaillées d’exclamations, d’éclats de rire, de citations de toutes sortes ; puis, tout à coup, jaillit le moraliste ou le grammairien, et c’est un insupportable mélange de pédanterie et de prétention, de sotte gravité et d’affectation de folie. Ce ne fut qu’une crise, je le veux bien ; mais une telle crise ne manque pas d’importance dans le « développement » d’un homme : pourquoi donc en supprimer ou en atténuer outre mesure le récit ?
Bien plus significatifs encore, à ce point de vue, sont les récits des aventures sentimentales qui fleurissent les Mémoires. Toutes sont présentées sous les couleurs les plus poétiques, que pendant longtemps on a crues vraies, et qui d’histoires assez banales ont fait de pures idylles ou de frais romans. Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Lili, autant de noms dont la légende s’est emparée ; qui ont pris rang parmi ceux qu’affectionnent les amoureux ; que beaucoup d’âmes romanesques ont recueillis avec attendrissement. Je l’ai déjà dit, les portraits de ces diverses personnes ont été collectionnés avec piété dans la maison de Weimar, changée en « Musée » goethéen. On s’est plu à les identifier aux créations poétiques qu’elles ont inspirées. Pour elles, le rigorisme allemand a abdiqué ses sévérités habituelles. Cependant, ici, la « poésie » ne s’est pas contentée d’embellir la « vérité » dans des proportions légitimes : elle a fait toute la légende à force de la pénétrer ; elle nous a donné, de Goethe et de ses amies, une idée entièrement fausse à force d’être corrigée ; et quand on remonte à des sources plus sûres que les Mémoires, c’est-à-dire aux correspondances que les fanatiques de Goethe ont si imprudemment publiées, on reste stupéfait de la part de comédie et de vulgarité qu’on découvre soudain. — Ici, dans des lettres adressées à Behrisch — un ami sardonique et malicieux, qui ressemble un peu à Méphistophélès, et dut sourire des confidences —, nous pouvons suivre toute l’histoire d’Annette et démêler le fil embrouillé du sentiment qu’elle inspira : sentiment médiocre, qui naît faiblement de la reconnaissance de l’étudiant pour la jeune fille qui soigne son linge, et paraît d’abord insignifiant, presque dédaigneux. Mais cette jeune fille est recherchée par un brave homme qui se morfond en attentions de mille sortes pour lui plaire — sans y réussir d’ailleurs. Elle est éblouie par le bel étudiant, petit-fils du syndic de Francfort, qui s’habille avec une tapageuse élégance. Et celui-ci, de son côté, jouit de faire pièce au prétendant : « C’est une chose très agréable à voir, digne de l’observation d’un connaisseur, un homme s’efforçant à plaire, inventieux [la lettre est écrite en français], soigneux, toujours sur ses pieds, sans en remporter aucun fruit, qui donnerait pour chaque baiser deux louis aux pauvres et qui n’en aura jamais, et de voir, après cela, moi immobile dans un coin, sans lui faisant quelque galanterie, sans dire une seule fleurette, regardé de l’autre comme un stupide qui ne sait pas vivre, et de voir à la fin apporter à ce stupide des dons pour lesquels l’autre ferait un voyage à Rome… » — Ailleurs, c’est le récit de l’aventure de son ami Jérusalem, destiné à donner le change sur la véritable origine de Werther : interprétation trompeuse, que démentent ces lamentables lettres adressées à Kestner après la publication du livre, gauches excuses d’un homme qui vient de commettre une double indélicatesse, contre lui-même et contre des amis. Ou bien encore, pendant que l’Allemagne entière s’apitoie sur l’état de cœur de l’auteur du livre à la mode, c’est une coquetterie en partie double, une correspondance simultanée avec Lili Schoenemann et Auguste de Stolberg-Stolberg, où l’on se plaint de ses malheurs d’amour et réclame réconfort ou compassion en des termes qui se ressemblent ; en sorte que celui de ses romans dont Goethe, plus tard, devait conserver le meilleur souvenir, apparaît comme entaché de comédie et souillé de littérature. Car ici nous touchons du doigt un des sens les plus vrais de ce titre plein de mystère : Vérité et Poésie, un de ceux que l’auteur ne nous dévoile pas. Ce n’est pas seulement la « vie », comme il l’affirme à chaque reprise, qui, en lui, s’est changée en « poésie », en sorte que la rencontre d’Annette nous valut le Caprice de l’amant, celle de Charlotte, Werther, etc. ; c’est souvent, hélas ! la « poésie » qui, à son tour, a exercé sur la « vie » une fâcheuse action : fâcheuse, disons-nous, parce qu’ici le mot poésie n’a plus le sens élevé, noble, réparateur, qu’on s’efforce de lui donner : il signifie simplement fiction artificielle, parti pris romanesque, convention littéraire. De bonne heure, Goethe a perdu la spontanéité d’impression qui, plus que le talent, importe à l’homme ; il est pénible de voir la peine qu’il prend pour cacher à ses admirateurs cette espèce de dépression, l’effort où il se morfond pour égarer le jugement des autres — et peut-être le sien propre — sur sa véritable sensibilité.
Ce fut là, dirait-on, sa préoccupation dominante : elle paraîtra d’ailleurs légitime. Les hommes, en effet, quelle que soit leur valeur intellectuelle, attachent toujours une importance considérable à leur cœur, qu’ils veulent absolument avoir « à la bonne place ». S’ils ont péché contre lui, ils tiennent à justifier ou à excuser leurs fautes. Peut-être sentent-ils que là est leur point faible : dans ces délicates choses, que ne règlent ni les codes, ni peut-être même les mœurs, qui donc n’a jamais erré ? Ils savent aussi qu’ils seront jugés par là : car si l’on pardonne, en raison de l’humaine faiblesse, des actes délictueux ou coupables, on tient à être rassuré sur les sentiments qui les ont provoqués. Nous ne retirons point toute notre admiration aux héros qu’ont entraînés les égarements de la passion ; nous sommes moins indulgents pour ceux dont l’âme même nous paraît de qualité douteuse.
Les auteurs de Mémoires qui ont précédé Goethe, plus encore ceux qui l’ont suivi, ont tous fait comme lui : ils se sont acharnés à montrer que leurs actions les plus blâmables, dans l’ordre du sentiment, ne venaient ni d’une perversion ni d’un endurcissement de leur être intime, et ils ont plaidé leur cause, parfois mauvaise, comme ils ont pu, même en la compliquant d’indiscrétions et de ratiocinations qui l’ont souvent rendue pire. Goethe, lui, a recouru à un procédé plus simple et plus sûr : il a tout embelli, « idéalisé », comme on aime à dire. Il a jeté comme un voile d’or la « poésie », qu’il tirait de son imagination et de son talent, sur la « vérité » qui n’était pas toujours belle. Cette méthode lui a réussi à ses propres yeux, peut-être même auprès de ses contemporains. Mais pour qu’elle fût d’un effet durable, il aurait fallu que les correspondants du jeune homme ne collectionnassent pas ses moindres billets avec un soin jaloux ; que lui-même n’eût pas l’habitude de conserver ses papiers ; qu’il ne se fondât pas une Goethe-Gesellschaft dont le zèle indiscret a ouvert toutes grandes les portes de son intimité. Il aurait fallu également que Goethe fût dépourvu de cette inconsciente sincérité à laquelle obéit d’instinct un écrivain parlant de soi, et qui le fait se trahir par ses réticences autant que par ses confidences, par ses réserves autant que par sa franchise, oui, par le choix même de ses mots, par la qualité de son style, par l’arrangement de ses phrases. Or, quelque maître qu’il fût de sa plume, Goethe s’est laissé souvent entraîner ou gouverner par elle : en sorte que, n’eussions-nous ni les abondantes correspondances, ni les volumineux documents qui nous renseignent, nous pourrions, même d’après les seuls Mémoires, nous faire une idée à peu près exacte de ce que fut la sensibilité de l’auteur de Werther, et en prendre assez mauvaise opinion. Que de phrases, à chaque instant, lui échappent comme autant d’aveux de sécheresse, d’égoïsme et de cruauté ! En cueillerons-nous quelques-unes, au hasard, dans le gros volume ? Voici.
Il va quitter Frédérique, dont il sait le profond amour, que son départ laissera malade, presque mourante, et qui, revenue à la vie, vouera le plus touchant souvenir au culte de l’amant infidèle. Il écrit : « Au milieu de la presse et des embarras où je me trouvais, je ne pus négliger d’aller voir Frédérique encore une fois. Ce furent de pénibles jours, dont je n’ai pas conservé le souvenir. Lorsque, monté à cheval, je lui tendis la main, elle avait les larmes aux yeux et je souffrais beaucoup. » Il excellait ainsi à chasser de sa mémoire les traits de son passé qui auraient pu lui causer regret ou tristesse. Du reste, en racontant cet épisode de sa vie que ses admirateurs ont appelé « l’idylle de Sesenheim », et qui, en réalité, ne fut une idylle que pour lui, il développe paisiblement cette métaphore, dont on ne manquera pas de goûter la tranquille indifférence : « Les inclinations de jeunesse, nourries à l’aventure, peuvent se comparer à la bombe lancée de nuit, qui monte en décrivant une ligne gracieuse et brillante, se mêle aux étoiles, semble même s’arrêter un moment au milieu d’elles, et, descendant ensuite, trace de nouveau le même sillon, mais en sens inverse, et porte enfin la ruine où elle achève sa course. »
N’avions-nous pas raison de dire que le style même est révélateur, et le choix d’une telle image n’a-t-il pas à lui seul plus de sens que l’image elle-même ? Du reste, en nous renseignant sur la façon dont en lui la vie se métamorphosait en littérature, Goethe étale de nouveau, avec son calme habituel, cette congénitale insensibilité, qu’en d’autres endroits il voudrait tant cacher : « Ce qu’on a pensé, dit-il, les images des choses qu’on a vues, se retrouvent dans l’esprit et dans l’imagination ; mais le cœur est moins complaisant… » parce que le rôle qu’on lui laisse est plus limité. Les hommes qui ont vécu par le cœur savent bien qu’il a sa mémoire : Rousseau, par exemple, se rappelait mieux ses sentiments que ses idées. Goethe a si bien oublié les siens que souvent, quoiqu’il déploie en certaines parties de son récit une grande habileté de conteur, il cherche en vain à leur donner une expression un peu vivante, il s’oublie jusqu’à des métaphores dans ce goût-ci : « Cet enfant, que l’on appelle Amour, se cramponne même avec obstination au vêtement de l’Espérance, quand elle prend déjà sa course pour s’éloigner à grands pas. »
Il serait facile de trouver, dans chacun des romans de jeunesse, qui sont cependant les parties les plus gracieuses et les plus séduisantes des Mémoires, des fragments d’une égale signification. À quoi bon insister davantage ? L’opinion courante concède beaucoup de privautés aux grands hommes :
Pour les héros et nous, Dieu fit des poids divers.
On leur pardonne volontiers les larmes répandues pour eux, si leur génie en a profité. Or, celui de Goethe s’est nourri de douleurs étrangères, et vraiment, on peut admirer l’art avec lequel il les a dépouillées de ce qu’elles ont eu d’amertume et, pour ainsi dire, cristallisées dans sa sérénité. Nous ne songerions donc point à le lui reprocher, s’il ne tenait absolument à jouer l’homme sensible. C’est parce qu’il a cette prétention qu’on est enclin à la lui dénier.
On lui reproche encore d’avoir systématiquement rabaissé les hommes de mérite avec lesquels il se trouva en relations, de manière à s’élever au-dessus d’eux. Il le fit certainement pour Herder, dont il nous livre un portrait désobligeant, et même un peu caricatural.
Au moment où les deux jeunes gens se rencontrèrent, Herder, bien qu’à peine âgé de vingt-six ans, était déjà célèbre. Esprit ombrageux et susceptible, il avait derrière lui une enfance douloureuse, qui devait à jamais le teinter de mélancolie. Mécontent de sa position — il était chapelain et précepteur du jeune prince de Holstein-Gottorp —, il s’en plaignait volontiers avec quelque amertume. De plus, il souffrait d’une fistule à l’œil qu’on lui opéra sans succès. Ajoutez à cela qu’il venait de recevoir une lettre de rupture de sa fiancée, Mlle Flachsland, que le ton violent de sa correspondance avait inquiétée et dont il s’occupait à regagner la faveur ; vous comprendrez qu’il fût d’humeur assez maussade, et qu’il trouvât Strasbourg « l’endroit le plus méprisable, le plus sauvage, le plus désagréable » qu’il eût jamais vu de sa vie. Son souci dominant, c’était de s’isoler, de s’enfermer dans sa chambre de l’auberge du Saint-Esprit, avec son mal et son chagrin. Il n’y réussit pas : sa gloire naissante attira auprès de lui quelques jeunes gens qui forcèrent sa porte, s’installèrent à son chevet, et furent pour lui, selon son humeur, tantôt un découragement, tantôt une distraction. Goethe était du nombre : il s’introduisit lui-même, fut assez bien accueilli, revint, subit des incartades, des épigrammes, des plaisanteries et de mauvais calembours. Car Herder, qui ne devina pas son futur génie, ne vit en lui qu’un bon jeune homme, « un bon garçon quoiqu’un peu léger et frivole », et le confondit avec les « deux ou trois individus » qui l’empêchèrent d’être complètement seul. Quant à Goethe, il « profita », avec cette sagesse supérieure à son âge que voilait son apparente frivolité : « Comme je savais estimer à haut prix tout ce qui contribuait à mon développement, dit-il, je m’accoutumai bientôt à son humeur et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives injustes. » Mais s’il se prêta complaisamment aux rebuffades de son nouvel ami, il ne les oublia pas. Le récit qu’il en donne dans les Mémoires l’en venge sans noblesse, et se termine par un trait qu’il faut relever :
Comme son séjour avait été aussi onéreux qu’agréable, j’empruntai pour lui une somme d’argent, qu’il s’engagea à rembourser à terme fixe. Le temps passa et l’argent n’arrivait pas. Mon créancier ne me pressait point ; pourtant je fus plusieurs semaines dans l’embarras. Enfin arrivèrent l’argent et la lettre ; et cette fois encore Herder ne se démentit point.
Au lieu de remerciements et d’excuses, sa lettre ne contenait que des moqueries rimées dont un autre aurait pu se déconcerter ou se fâcher ; mais je n’en fus pas plus ému, car je concevais de son mérite une grande et imposante idée, devant laquelle s’effaçait tout ce qui aurait pu lui faire tort.
Au reste, on ne doit jamais parler, et surtout publiquement, de ses défauts et de ceux d’autrui ; à moins qu’on ne songe à faire ainsi quelque bien. C’est le moment de citer ici quelques réflexions qui s’imposent à mon esprit. La reconnaissance et l’ingratitude appartiennent aux phénomènes qui se manifestent à chaque moment dans l’ordre moral, et sur lesquels les hommes ne peuvent jamais s’entendre. Je fais une différence entre le manque de gratitude et l’ingratitude, c’est-à-dire la répugnance à la reconnaissance. Le manque de gratitude est inné chez l’homme, car il découle d’un heureux et frivole oubli des peines comme des plaisirs, qui seul rend la vie possible. L’homme a besoin de tant de préparations et de coopérations pour jouir d’une existence tolérable, que, s’il voulait toujours rendre au soleil et à la terre, à Dieu et à la nature, aux ancêtres et aux parents, aux amis et aux compagnons, la reconnaissance qui leur est due, il ne lui resterait plus ni temps, ni sentiment pour recevoir de nouveaux bienfaits et pour en jouir. Et si l’homme naturel se laisse dominer par cette humeur légère, une froide indifférence prend toujours plus le dessus, et l’on finit par considérer le bienfaiteur comme un étranger, à qui on oserait bien, à l’occasion, faire quelque tort, si l’on y trouvait son avantage. C’est là seulement ce qui mérite le nom d’ingratitude.
Relisez ce petit morceau : le service rendu conté d’un ton badin, le sermon laïc qui vient ensuite, la distinction subtile, adroitement établie, et demandez-vous lequel des deux héros de l’aventure tira profit de l’autre : fut-ce le fils de famille qui prêta son argent, ou le parvenu, mûr par l’esprit sinon par l’âge, qui se prêta complaisamment, quoiqu’il fût malade et triste, au commerce d’un étudiant plus jeune et assez présomptueux ? Lequel, alors, mérite le mieux la leçon ?
Si nous relevons ces taches, qui restent à la charge du caractère de Goethe bien plus qu’elles ne ternissent son ouvrage, ce n’est point certes pour le médiocre plaisir de constater les faiblesses morales d’un grand écrivain : c’est parce que, selon la théorie même de notre auteur, théorie plus vraie pour lui que pour aucun autre, il existe un rapport constant, un lien indissoluble entre l’homme et son œuvre ; nous ne pouvons donc comprendre celle-ci que si nous savons à peu près à quoi nous en tenir sur celui-là. Les opinions que nous aurons sur Werther, Wilhelm Meister ou Faust, dépendent en partie de celles que nous aurons sur Goethe. Une fois renseignés sur l’état d’âme que voile la belle attitude « olympienne », si drapée, si décorative, du poète de Weimar, nous aurons une lumière nouvelle pour éclairer son œuvre, dont nous pourrons mieux pénétrer la signification véritable. Car, ne l’oublions pas, Goethe ne s’est jamais donné pour un pur artiste : il prétend, au contraire, nous aider à gouverner notre vie, soit par l’exemple des personnages fictifs qu’il a créés à son image, soit par le sien propre. La plupart de ses écrits ont un caractère tendancieux : ils ne soutiennent pas, à proprement parler, des thèses, mais ils exposent, ils développent une certaine conception de la vie à laquelle ils s’efforcent de convertir le lecteur. Ce que vaut cette conception, c’est à la vie de l’auteur qu’il faut le demander. Or, les Mémoires sont le tableau de cette vie qu’il veut nous imposer : il faut donc bien en discuter le sens et l’exactitude. Les quelques exemples que nous avons cités, que les limites de notre travail ne nous permettent pas de multiplier, montrent à quel point l’exactitude en est discutable ; ils montrent aussi que ce ne sont pas toujours des motifs élevés qui poussent l’auteur hors du cercle de la vérité dans celui de la fiction. Derrière son récit, d’ailleurs si tranquille, Goethe, avec sa belle figure sereine, nous apparaît agité par la passion la plus commune aux héros : la vanité. C’est la vanité qui le guide, qui préside au choix des épisodes qu’il enchaîne, qui lui inspire ses jugements sur les hommes, qui donne à son œuvre son caractère de roman : car les Mémoires sont bien une « histoire arrangée », c’est-à-dire un roman.
IV
Ce caractère les différencie des autres œuvres d’ordre analogue auxquelles les critiques les ont abondamment comparés. Il faut lire, dans l’introduction de M. von Lœper, le morceau consacré à ce rapprochement. Qu’on me permette d’en citer le fragment essentiel : s’il ne nous ouvre pas sur le sujet de très vastes horizons, du moins nous montrera-t-il dans quels embarras se trouve un érudit excellent, la tête farcie de toute la littérature de son sujet, quand il tente d’élargir son domaine et aborde, par-delà l’interprétation grammaticale ou historique de son texte, une interprétation plus générale et plus difficile :
Goethe dut, comme tout écrivain qui fait époque, se former d’abord son public par ses œuvres. Parmi les écrits de ce genre, il faut citer en premier lieu l’Histoire de sa vie, qui jouit dès le commencement d’une certaine popularité. La nature du sujet permit à sa personnalité de s’y déployer largement, et de telles œuvres sont à l’épreuve du temps quand bien même le sujet en pourrait vieillir. Les Confessions de Rousseau, quoique présentant beaucoup de différences, ont le même avantage ; elles ont servi de précédent à celles de Goethe, qui, sans elles, n’eût peut-être pas écrit les siennes, et nous aurions été également privés de deux très intéressantes descriptions de la vie allemande du siècle passé : celle de Jung Stilling et de Anton Reiser de Moritz. Il faut comparer ces ouvrages pour connaître à quelle mesure on a évalué celui de Goethe, en le désignant à l’admiration du monde et des hommes. Ces biographies, surtout les Confessions de Rousseau parodiant celles de saint Augustin à Dieu, sont des monuments indestructibles d’une époque ; mais comparées à Poésie et Vérité, elles ont un caractère plutôt pathologique et ressemblent à d’intéressantes descriptions de maladies. Celle de Goethe seule a une portée objective et historique ; tandis que celle de Rousseau, entièrement conçue d’après les tendances de son temps, se renferme, mal à propos, dans les limites de la vie individuelle. Goethe eut toujours « soi-même, le monde, et ce qui est au-dessus de l’un et de l’autre, comme but complexe d’observation devant les yeux ». Tout d’abord, on plaça l’Histoire de sa vie au-dessous des Confessions de Rousseau et d’Alfieri. Mais Woltmann, en relevant cette appréciation, fut d’un tout autre avis : « Ni l’un ni l’autre, dit-il, n’avait une conception du monde dans lequel il vivait. Goethe, au contraire, embrasse avec une clarté et une facilité merveilleuses tout ce qui se passe autour de lui, dans la nature et le monde politique, dans la science et l’art. Il veut être vrai comme Rousseau et Alfieri, mais il peut être plus vrai qu’eux ! » Strauss relève aussi très bien la différence entre Goethe et Rousseau dans leurs rapports avec la vérité : « Il y avait en Goethe le contraire absolu du cynisme coquet de l’auteur des Confessions : se dépouiller d’en bas pour se draper d’en haut ; il cacha ce qui ne se doit pas voir pour retenir toute l’attention sur ce qui a une signification humaine. »
Je vous fais grâce de la suite du parallèle, surtout de la pittoresque partie qui cherche « dans le style et dans la langue » la marque de la « différence entre les deux biographies », car je présume que l’autorité triomphante de Woltmann vous a enseigné tout ce que vous désiriez savoir. Mais il me semble que ce ne sont pas plus les Confessions de Rousseau que celles de saint Augustin qu’on peut utilement rapprocher de Vérité et Poésie, si ce n’est peut-être pour en accentuer la profonde dissemblance. Rousseau, surtout, a mis dans son livre toutes les angoisses de sa conscience tourmentée, poursuivie, hantée par un éperdu besoin de justifier sa vie, en lequel on a vu bien injustement l’orgueil de se glorifier. Une seule question existe pour lui : a-t-il bien ou mal fait ce qu’il a fait ? est-il vraiment ce qu’il voudrait être, un des meilleurs parmi les hommes ? Aussi, son unique souci est-il de se juger : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et, s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. » Il s’institue à la fois son propre juge, son accusateur et son avocat ; et c’est l’effroi de son âme qui le pousse à s’absoudre. Goethe, lui, ne soupçonne pas même de telles anxiétés : « Je suis ce que je suis, semble-t-il dire, et cela signifie un être supérieur, une fleur suprême de l’humanité ; comment suis-je parvenu à ce haut épanouissement ? Voilà ce qu’il importe d’éclaircir. » Au fond, l’enchaînement des actes, des sentiments et des pensées dont l’ensemble constitue sa vie, l’intéresse avant tout parce qu’il croit y trouver la solution de ce problème. Si, de-ci de-là, il se justifie, c’est par une habitude d’esprit qu’il conserve malgré lui, et sans y mettre beaucoup d’importance. Il ne se juge pas, il s’explique. Une fois pour toutes, il a pris la résolution « de laisser agir selon ses tendances particulières sa nature, et de laisser la nature extérieure agir sur lui selon ses qualités ». Cette méthode l’a conduit à « une merveilleuse parenté avec chaque objet de la nature », à « un accent intérieur, une parfaite harmonie avec l’ensemble ». Le récit de sa vie, c’est le simple exposé des circonstances qui ont favorisé cet heureux développement. Il n’est point un homme qui parle à des hommes, il est un demi-dieu qui surveille son apothéose et s’érige en symbole de ce qu’on pourrait appeler, si la langue française se prêtait au jeu des mots composés, l’humain-divin ou le divin-humain. On ne peut guère non plus rapprocher les Mémoires des « journaux intimes » qui furent si nombreux après eux : Stendhal, Benjamin Constant, Amiel. Il y a, chez ces auteurs, un désir et un effort de sincérité que Goethe ignorait, et surtout un besoin qu’il ne pouvait connaître : à des degrés divers, ces hommes, qui ont cédé à la tentation d’une confession publique, avaient souffert d’une persistante dissonance entre leur âme et leur vie, celle-ci n’ayant point réalisé les ambitions de celle-là, ou, pis encore, ayant démenti ses aspirations, manqué à son programme, l’ayant compromise, souillée ou rabaissée. Les uns, comme Stendhal, cupides de gloire, étaient à peine parvenus à la notoriété ; d’autres, comme Benjamin Constant, épris d’un certain idéal de sentiment ou de correction, avaient été détournés de leur ligne droite par les circonstances ou par leurs passions ; d’autres encore, comme Amiel, que la souplesse et l’étendue de leur intelligence semblaient marquer pour une destinée supérieure, s’étaient traînés dans la médiocrité. Arrivés à l’heure où, en se retournant, on contemple sa vie dans le passé, ils pouvaient la juger manquée, inférieure à leurs projets, à leurs volontés, ne leur ayant apporté qu’une banqueroute d’idéal, infiniment éloignée d’être un « tout harmonieux ». S’ils se mettent à parler d’eux, c’est pour rétablir par des mots l’harmonie que leurs actes ont violée : dans leur intention, inconsciente ou réfléchie, leur « journal » doit être le ciment qui retiendra entre elles les pierres branlantes du monument incomplet, de manière à lui donner au moins une apparence d’unité, — l’allée qui circulera dans le désordre du jardin. Telle n’est point, tant s’en faut, la raison d’être de Vérité et Poésie. Goethe a vécu comme il voulait vivre, a fait ce qu’il voulait faire, a réalisé l’accord cherché entre son moi et la nature : ce qu’il voit de lui-même le remplit de satisfaction et d’admiration, et comme il est, à sa façon, un moraliste, le « symbole » qu’il compte représenter en sa personne, se transforme et devient un « exemple ».
Je ne sais vraiment qu’un seul livre qu’on peut rapprocher du sien : les Mémoires d’outre-tombe. Là, du moins, il y a quelques rapports de ressemblance. Ces rapports, à vrai dire, ce n’est point dans les caractères des auteurs qu’il faut les chercher. Bien que leurs noms, eu effet, aient signé deux œuvres de tendances similaires, Werther et René, ils différaient l’un de l’autre autant que deux hommes le peuvent. Celui-ci était tout intelligence, celui-là tout passion. Nul ne fut plus « compréhensif » que Goethe, nul ne le fut moins que Chateaubriand, qui possédait, en revanche, au plus haut degré, cette résonance intérieure, cette sonorité d’âme que l’autre s’agitait pour tirer de soi. On l’entend gronder à toutes les pages de son œuvre, en des phrases qui prennent des sons d’orage, et nous éclairent mieux lui-même que de longues analyses : « Tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes… Ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives [que l’étude] ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées… Tout prenait en moi un caractère extraordinaire… » Ce n’est pas lui, qui se serait passionné pour la théorie des couleurs. Il ne ressemble en rien à un « génie objectif ». Il ne se préoccupe point de l’éducation ni du développement de son « moi », qui, sans chercher avec la nature une harmonie pour lui difficile à réaliser, s’épanouit librement, selon ses propres lois, comme une fleur unique, étrange et belle. Mais enfin, et quelque différente que fût l’étoffe de leurs âmes, la destinée avait établi entre ces deux hommes un point de ressemblance : ils avaient dominé leur époque et leur pays ; leurs hautes figures se dressaient au-dessus des têtes contemporaines, respectées, admirées, adulées, bravant l’âge, attirant l’amour malgré les années. Séparés par la qualité de leur génie autant que par leur race, ils semblaient deux grands monarques régnant sur des pays voisins, dont diffèrent le climat, les paysages, les lois, les mœurs, les habitants : l’égalité de leur puissance les rapproche, crée entre eux un lien, du moins pour les yeux qui les observent d’en bas. Parvenus à ce faîte, ils ont l’un et l’autre songé que leur mémoire leur survivrait longtemps ; hantés par l’image que les hommes se feraient d’eux, ils ont entrepris de la fixer à leur manière, d’en arrêter les traits. Là encore, dans la poursuite de ce but identique, leurs procédés se séparent : Chateaubriand ne cache point qu’il se propose de composer son attitude, et, dépourvu de vanité par excès d’orgueil, il la compose admirable. Plus modeste en apparence, Goethe est peut-être moins sincère : sans en avoir l’air, il corrige davantage à sa vie, il arrondit ses gestes avec plus de soin. Le rapport qui subsiste, c’est que les deux œuvres, de vaste envergure, sont les portraits que deux grands hommes, parvenus à d’égales hauteurs, qui furent à un égal degré des enfants gâtés de la vie, ont voulu laisser d’eux-mêmes. À ce point de vue, Vérité et Poésie et les Mémoires d’outre-tombe sont des documents de même importance, de même intérêt, et l’on pourrait ajouter de même signification.
V
Les Mémoires d’outre-tombe ont déçu l’attente des contemporains, et commencent à peine à nous apparaître sous leur jour véritable. Goethe a eu plus de chance : publiée au plus beau moment de sa carrière, son autobiographie fut accueillie par un concert d’éloges. Seules, les revues à tendances religieuses introduisirent quelques réserves : encore se plaisaient-elles à saluer en l’œuvre nouvelle de l’illustre écrivain « le meilleur produit de sa muse11 ». Le livre et l’homme planaient au-dessus de la critique, dans un rayonnement, et l’on ne savait qu’admirer davantage, de la grâce, de la fraîcheur, du sens et du charme des aventures racontées, ou du talent du narrateur. Les autres ouvrages de Goethe, tirés déjà de lui-même, pâlissaient devant celui-ci. On comprenait mieux qu’il avait été Werther, Clavijo, Tasse, Wilhelm Meister, Faust, mais il paraissait, comme être réel, supérieur même à ses fictions. Pareillement, les figures dont il s’entourait semblaient revêtir, dans leur réalité embellie, une poésie nouvelle, plus complète, plus irrésistible que celle dont il les avait parées sous leurs noms d’emprunt. Le titre du livre surpassait ses promesses : la vérité et la poésie, amalgamées avec une habileté prestigieuse, formaient comme une réalité suprême où se réunissaient la simplicité de la vie et la beauté de la fiction. Et de ce mélange sortait un homme qui, quelque grand que fût le poète, paraissait encore plus grand, un homme dressé sur sa propre histoire comme une statue sur un haut piédestal. Il dépassait les proportions humaines ; ou plutôt, les siennes étaient si parfaites qu’elles le rapprochaient du divin, sans qu’il perdît cependant sa qualité d’homme. Ayant réalisé son programme : « faire de sa vie un tout harmonieux », il atteignait l’antique conception du demi-dieu. On ne pouvait plus pour le juger, recourir aux communs critères : le vol de son génie l’avait emporté dans des régions où la pensée ne le suivait que pour l’admirer.
Cette conception de Goethe, imposée par les Mémoires, a longuement subsisté, et subsiste encore, non pas seulement dans les petits cercles fanatisés qui vouent un culte à ses encriers et compulsent ses carnets de ménage, mais dans des cercles plus larges, où l’on rencontre des esprits distingués ou supérieurs. On la retrouverait sans peine à l’origine de quelques-unes des doctrines les plus répandues dans les milieux littéraires de l’heure actuelle : ainsi, elle a des attaches évidentes avec « l’intellectualisme », tel que le conçut M. Paul Bourget pendant la première partie de sa vie littéraire, comme avec la théorie de la « culture du moi » que professe M. Maurice Barrès. On ne pourrait dire, sans excès, qu’elle est la base d’une religion ou la quintessence d’un dogme. Mais elle a servi à former un certain état d’esprit, auquel tendent certaines intelligences d’élite, et qu’on peut bien appeler le goethéisme.
Qu’est-ce, au juste, que le goethéisme ? Une doctrine difficile à définir, parce qu’elle repousse tout dogmatisme par trop brutal et appelle beaucoup de nuances. Essayons d’en marquer quelques traits.
Le goethéen est avant tout intelligent, ou, si l’on permet l’emploi de ce mot nouveau, dont le sens est plus précis, compréhensif : je veux dire par là que son intelligence embrasse les objets où elle s’applique plutôt qu’elle ne les pénètre. S’intéresser à toutes choses, telle est bien la leçon que le maître donne à ses fervents : voyez ses premières études, partagées entre les lettres, le droit, les sciences, le dessin, ses collections si disparates, ses lettres qui trahissent tant de préoccupations diverses. On pourrait ajouter pour compléter : s’intéresser à toutes choses avec le parti pris d’en tirer quelque plaisir. Ce n’est point l’amour de l’étude ni le souci des résultats qui inspirait et guidait l’infatigable chercheur : c’était la jouissance personnelle que lui valait son effort. D’autres, parmi ses contemporains, ont contribué à préparer le large mouvement scientifique qui a emporté ce siècle, ont répandu le goût du travail pénible, patient et complet. Il est bien, lui, le père de ce dilettantisme que M. Bourget définit si justement « une disposition de l’esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune12. » C’est un jeu qui intéresse en lui-même, quels que puissent être ses résultats. « Le maître de Weimar, note M. Barrès avec une extrême justesse, sentait vivement l’impossibilité de calculer les conséquences d’un acte et de connaître s’il entraînera plus de bonheur ou de malheur : il acceptait la vie, et même, ce qui est le trait essentiel, sympathisait partout où il distinguait une force qui s’épanouira13. » Mûrie à de telles leçons, l’intelligence du goethéen ne manquera pas d’acquérir de précieuses qualités : elle ira s’élargissant sans cesse, comme un muscle que développe l’exercice ; elle sera souple et subtile, sinon aiguë ou profonde ; surtout, elle sera tolérante : car il y a, dans son universelle sympathie, un principe d’indifférence : tout fanatisme dérangerait sa ligne, toute rigueur contredirait à son essence. Ajoutez encore qu’elle tendra avec force à l’unité : la nature, l’art et la vie ne seront pour elle qu’une synthèse, dans laquelle il faudra, pour remplir son rôle, qu’elle s’absorbe, comme un rayon qui remonte à la source de la lumière. Mais « comprendre » est une fonction limitée. On ne pourrait l’exercer à l’infini qu’à condition de renoncer à tout parti pris. Or, le goethéen, pas plus que son maître, n’est dégagé du parti pris : il repousse ce qui froisse ou contrarie sa conception de l’harmonie — et l’on voit apparaître ici comme un vaste champ interdit à sa vision, comme un espace réservé où jamais son œil ne pénétrera. Dans le fait, s’il veut obéir aux leçons reçues, s’il tient à garder intacte la philosophie qu’on lui a léguée, il ne comprendra pas la douleur. Et je me demande s’il ne suffit pas de cette lacune dans son système pour le frapper d’impuissance, de stérilité, et de médiocrité.
Qu’on passe du domaine de l’intelligence dans celui de la sensibilité, et l’on voit l’image, belle, en somme, tout à l’heure, se ternir à la fois et se rapetisser. S’il veut suivre l’exemple et les préceptes du maître, le goethéen s’enferme dans un « égotisme » dont l’étroitesse jure avec l’ampleur de sa conception du monde. Son âme durcie ne parviendra jamais à sortir d’elle-même, à s’identifier avec d’autres âmes, à les pénétrer à l’aide des sentiments affectueux qui seuls nous rapprochent des êtres différents. Goethe n’a jamais pris son parti de cette congénitale sécheresse : il s’est agité tant qu’il a pu, d’abord pour éprouver ces sentiments (Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Schiller), puis pour se donner l’illusion de les avoir connus (Clavijo, Gœtz de Berlichingen, Werther) ; ne pouvant l’acquérir pour son compte, cette illusion, il a renoncé à la poursuivre (Iphigénie, le Tasse) ; mais il a voulu la maintenir chez ses lecteurs (Vérité et Poésie). Le goethéen, s’il veut être conséquent, l’acceptera, et l’érigera en vertu. Il traitera les cœurs qu’il rencontre sur son passage comme les idées qu’il arrête en chemin : il en fera des collections et des analyses. Toute la matière que lui offre la vie doit être broyée pour qu’il se l’assimile : il ira rejoindre l’homme fort, les struggle-for-lifer que d’autres doctrines ont mis à la mode, dont il ne diffère, au fond, que par la culture et l’élégance de son esprit. À vrai dire, il diffère d’eux par ce point encore, qu’il ne sera jamais entièrement un homme d’action : Goethe lui-même, au zénith de son ciel d’orgueil, sentait bien qu’il n’était pas un Napoléon. Ses disciples se consoleront de leur propre supériorité. C’est en elle, peut-être, qu’ils finiront par trouver ce calme, cette sérénité, cet « olympisme » qu’ils admirent si fort chez leur dieu et qui paraît aux plus avancés la marque du génie comme le dernier mot de la sagesse.
Or, ce sont bien les Mémoires qui constituent le vrai bréviaire du goethéen : ils peuvent le dispenser de chercher, épars dans les autres œuvres, les traits dont il a besoin pour étayer son individualité et former sa physionomie. Malgré leurs réticences, malgré la part qu’ils font à la fiction qu’ils revêtent, pour la justifier, du nom de poésie ; malgré les voiles que tisse autour de la réalité, tantôt le souvenir, fécond en mirages, tantôt le parti pris, habile en arguments, ils nous livrent tout l’homme, dans sa grandeur, avec ses faiblesses. Et comme cet homme est le premier d’une longue lignée, comme il a eu et aura encore des émules, des épigones, des fanatiques, des imitateurs et des singes, l’œuvre où il s’est ainsi livré plus qu’il ne comptait le faire pourrait bien demeurer son œuvre la plus admirée, la plus vivante, la plus influente.
II — La crise romantique
Un des traits les plus caractéristiques de Goethe, c’est que son développement fut continu. Il ne s’arrêta jamais longtemps sur une idée ni sur un parti pris, tant que dura, du moins, la période de sa « formation », qui est la plus intéressante de sa longue carrière. Son développement représente alors et reproduit celui de ses contemporains : il traverse leurs expériences, il se pénètre de leurs pensées, il s’assimile sans efforts leurs modes et leurs goûts, qui se modifient assez vite, en sorte qu’il nous paraît pour ainsi dire s’éloigner de lui-même et toujours différent. Il a beaucoup changé, il s’est rattaché à des écoles opposées, il a professé des doctrines contradictoires : c’est peut être bien dans ce perpétuel mouvement — dans cet « éternel devenir », comme il aurait dit — que son génie a puisé le meilleur de sa force. Ainsi, sa première œuvre importante fut romantique. Mais il était, de sa nature, le moins romantique des hommes : le romantisme, qui convenait si bien aux Klopstock et aux Schiller, ne fut pour lui qu’une crise que déterminèrent certaines circonstances, assez artificielles en réalité, à laquelle il échappa de bonne heure et complètement. Nous voudrions en retracer les phases et en examiner le résultat le plus direct : ce drame de Gœtz de Berlichingen qui demeure, avec ses imperfections, une des œuvres les plus vivantes de Goethe, une de celles qu’on peut encore goûter avec le plus de franchise.
I
La première éducation de Goethe avait été toute classique, dans le sens assez étroit que comportait ce mot pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, en Allemagne surtout, où il signifiait alors imitateur, et, plus spécialement, imitateur du goût français. Les idées de son père — personnage qu’il est impossible de se représenter autrement qu’en pur style rococo —, l’occupation de Francfort, pendant sa petite enfance, par des troupes françaises ; les représentations du Théâtre-Français, installé dans la ville, qu’il fréquentait avec passion ; le commerce du comte de Thorane, lieutenant du roi, qui, logé dans sa maison paternelle, se prit pour lui d’une affection très vive : tout cela devait l’incliner, de bonne heure, vers la culture d’outre-Rhin, à laquelle adhéraient, en ce temps-là, la plupart des beaux esprits de son pays. La lecture de la Messiade, d’ailleurs interdite comme livre dangereux, ne fut point une révélation, fut à peine un incident. À Leipzig, les leçons de Gellert et de Clodius ne contrarièrent pas ces dispositions acquises : le premier, vieilli, perdait peu à peu l’action très grande qu’il avait exercée sur ses élèves ; le second, petit homme un peu ridicule d’aspect, mais d’esprit modéré et judicieux, leur donnait quelques bons préceptes qu’il contredisait ensuite par l’exemple de ses mauvais vers boursouflés d’expressions prétentieuses. Aussi, les lettres et les travaux de cette époque témoignent-ils, chez le jeune Wolfgang Goethe, d’un esprit rompu à une discipline acceptée, contre laquelle il ne songe même point à s’insurger. À vrai dire, les lectures de Lessing et de Winckelmann, comme aussi les leçons d’Oeser, son professeur de dessin, déposèrent en lui les germes d’idées nouvelles ; mais ces idées ne devaient éclore que plus tard, sous des influences plus actives.
Ce fut pendant son séjour à Strasbourg, où il arriva au mois d’avril 1770, pour poursuivre ses études de droit, que Goethe subit sa première et complète transformation. Il y entra en relations avec Herder, son aîné de peu d’années, que la publication des Fragments sur la nouvelle littérature allemande et des Forêts critiques avait déjà rendu célèbre, et qui travaillait à son traité sur l’Origine du langage. Or, Herder était un novateur : il avait rompu avec toutes les idées classiques et néo-classiques dans lesquelles Goethe avait été jusqu’alors élevé. Fervent de poésie populaire ou primitive, épris de simplicité, il admirait Shakespeare, la Bible, Ossian, Homère, le Vicaire de Wakefield. À Kœnigsberg, il avait assidûment fréquenté un personnage singulier, Hamann, le « Mage du Nord », l’auteur bizarre de livres hermétiques, dont le « front douloureux », le « regard de prophète », la « bouche à la fois parlante et silencieuse », et les écrits obscurs, où roulaient de grandes idées vagues comme des nuages dans l’espace, l’avaient fasciné. Des écrivains français alors en vogue, un seul trouvait grâce aux yeux du jeune critique : Rousseau, que Kant, son professeur, lui avait fait connaître, et dont il accepta avec enthousiasme quelques-unes des idées : la bonté naturelle de l’homme, la nécessité de revenir à la nature, la haine de la civilisation, etc. Malade, mélancolique, soumis au pénible traitement qu’exigeait l’opération d’une fistule à l’œil dont il souffrait depuis longtemps, Herder reçut souvent la visite du jeune Goethe, lui exposa ses doctrines, se fit lire par lui ses écrivains préférés, les commenta, le marqua de son empreinte. Et ce fut, dans l’âme neuve de l’étudiant, toute une moisson nouvelle qui poussa, étouffant l’ancienne.
Bien des années plus tard, en quelques-unes des pages les plus profondes des Mémoires 14, Goethe a expliqué comment il se dégagea, avec ses amis, des influences jusqu’alors passivement subies. C’est un morceau magistral de critique générale, qui semble écrit de verve, dans l’ardeur d’une conviction toute fraîche : je ne crois pas qu’on ait jamais marqué en traits plus frappants le défaut de la littérature vieillie qui agonisait avec la société dont elle était l’expression. Surtout, je ne crois pas qu’on ait jamais expliqué avec plus de clarté comment, au cours de cette période, les écrivains allemands, jusqu’alors dépendants des nôtres, se détachèrent d’eux pour acquérir leur conscience et leur originalité. Mais si ces pages retracent un épisode intellectuel de la jeunesse de Goethe, elles ont été rédigées avec toute l’expérience, toute la réflexion de sa maturité : vécues vers la vingt-deuxième année, elles ne furent en réalité pensées que beaucoup plus tard ; aussi, tout en retenant les résultats qu’elles constatent, ne peut-on pas laisser à l’étudiant de Strasbourg l’honneur de les avoir authentiquement conçues à l’heure de son histoire où il lui plaît de les placer. Quoi qu’il en soit, elles marquent la rupture complète avec la littérature dont Voltaire était le plus illustre représentant, et l’effort vers un idéal entièrement opposé :
Déjà auparavant et à diverses reprises ramenés à la nature, nous ne voulûmes rien admettre que la vérité et la sincérité de sentiment, et son expression vive et forte :
L’amitié, l’amour, la paternité,Ne se produisent-ils pas eux-mêmes ?Tel fut le mot d’ordre et le cri de guerre avec lequel les membres de notre petite bande universitaire avaient coutume de se reconnaître et de s’encourager.
C’était donc, dans toute son ampleur, avec les exagérations qu’elle comporte volontiers, la doctrine du retour à la nature, telle que Rousseau l’avait prêchée. Mais cette doctrine n’est point d’une pratique facile : entre la nature et nous, il y a la solide barrière qu’ont élevée des siècles de civilisation, en sorte que nous pouvons à peine encore la sentir et la comprendre autrement qu’à travers ceux qui l’ont comprise et sentie avant nous. Goethe, en réalité, ne se détachait des Français que pour tomber sous d’autres influences ; il l’a reconnu, en partie du moins, car s’il ne confesse pas assez clairement peut-être la part qui revient à Rousseau dans son nouveau catéchisme, du moins proclame-t-il que Shakespeare fut son véritable éducateur et l’empêcha de retomber, de parti pris, dans l’état sauvage.
C’est ainsi qu’à la frontière de France, dit-il en se résumant, nous fûmes tout d’un coup affranchis et dégagés de l’esprit français. Nous trouvions leur manière de vivre trop arrêtée et trop aristocratique, leur poésie froide, leur critique négative, leur philosophie abstruse et pourtant insuffisante, en sorte que nous étions sur le point de nous abandonner, du moins par manière d’essai, à l’inculte nature, si une autre influence ne nous avait préparés depuis longtemps à des vues philosophiques et des jouissances intellectuelles plus libres, plus élevées et non moins vraies que poétiques, et n’avait pas exercé sur nous une autorité, d’abord modérée et secrète, puis toujours plus énergique et plus manifeste. J’ai à peine besoin de dire qu’il s’agit ici de Shakespeare.
Goethe connaissait Shakespeare dès Leipzig, où il avait appris à l’aimer dans le livre de Dodd (Beauties of Shakespeare) et dans la traduction en prose que Wieland avait achevée en 1766. Mais ce fut Herder qui lui en donna la passion : Herder, en effet, ne se contentait pas de le lire, il l’étudiait : « dans le sens que je donne à ce mot », écrivait-il à son ami Merck avec son habituelle suffisance. Il en traduisait en vers des fragments et des scènes, il le récitait et le déclamait avec l’enthousiasme qui était de mode dans le petit cénacle. Goethe ne tarda pas à renchérir encore. Il devint, comme l’appelait un de leurs camarades, Lerse, « le digne ami de Shakespeare ». Il rêva de faire, après lui, une « tragédie épico-dramatique » sur Jules César ; enfin, rentré à Francfort, il y organisa une fête shakespearienne, au cours de laquelle il prononça une sorte de discours dithyrambique, dont le style, emphatique et violemment imagé, rappelle d’assez près celui de Herder, et qui est d’ailleurs assez caractéristique pour qu’il soit bon, malgré l’emphase et la confusion, d’en lire les passages les plus caractéristiques15 :
Ne vous attendez pas à ce que j’écrive d’une manière suivie. Le repos de l’âme n’est pas une robe de fête et je n’ai pas encore beaucoup pensé à Shakespeare ; je l’ai pressenti, éprouvé, et c’est tout ce que j’ai pu faire. La première page que j’ai lue dans son œuvre me fit sien pour la vie ; et, quand j’eus achevé sa première pièce, je restai comme un aveugle de naissance qui a recouvré la vue en un instant, grâce à une main miraculeuse. Je comprenais, je sentais très vivement que mon existence s’était élargie à l’infini ; tout était nouveau pour moi, inconnu, et cette lumière à laquelle je n’étais pas accoutumé me faisait mal aux yeux. J’appris à voir peu à peu, et, grâce à mon instinct compréhensif, je sens encore vivement ce que j’ai appris. Je ne doutai pas un instant que je renoncerais au théâtre régulier. L’unité de lieu me semblait triste comme une prison, les unités d’action et de temps m’apparurent comme de pesantes chaînes mises à notre imagination. Je sautai dans l’espace libre et sentis seulement alors que j’avais des mains et des pieds. Et maintenant que je vois combien de mal m’ont fait de leur trou les maîtres des règles, et combien d’âmes libres sont encore courbées sous leur joug, mon cœur crèverait si je ne leur déclarais la guerre et ne cherchais chaque jour à renverser leurs tours. Le théâtre grec, que les Français ont pris pour modèle, était tel, qu’un marquis aurait plus facilement imité Alcibiade que Corneille suivi Sophocle. D’abord intermède du service divin, puis solennellement politique, la tragédie montra au peuple de grandes actions isolées de ses ancêtres, avec la pure simplicité de la perfection ; elle éveilla de grands et complets sentiments dans les âmes, car elle était elle-même grande et complète. Et dans quelles âmes ! Des âmes grecques. Je ne puis pas m’expliquer ce que cela signifie, mais je le sens, et en raison du peu d’espace dont je dispose, je m’en rapporte à Homère, à Sophocle, à Théocrite : ce sont eux qui m’ont appris à sentir.
Là-dessus, je ne puis m’empêcher de dire : Petit Français, que veux-tu faire de l’armure des Grecs ? elle est trop grande et trop lourde pour toi. C’est pourquoi toutes les tragédies françaises sont aussi des parodies d’elles-mêmes. Vous savez, Messieurs, par expérience, comme elles sont faites selon la règle, se ressemblent comme deux souliers, et sont ennuyeuses, par-dessus le marché ; je ne m’étendrai donc pas là-dessus.
Je ne sais pas au juste qui, le premier, a introduit sur le théâtre l’action capitale et nationale : c’est là l’occasion pour les amateurs d’un débat critique. Je doute que l’honneur de la découverte appartienne à Shakespeare ; mais il suffit qu’il ait porté cette conception à un degré qui a toujours paru le plus élevé, car il est peu de regards capables d’y atteindre et peu d’espoir qu’on parvienne à voir au-delà, ou même à le dépasser. Shakespeare, mon ami, si tu étais encore de ce monde, je ne pourrais vivre qu’auprès de toi ; quelle joie j’aurais à jouer le rôle secondaire d’un Pylade : pourvu que tu fusses Oreste, je le préférerais à celui plein de dignité d’un grand-prêtre du temple de Delphes…
Le théâtre de Shakespeare est comme une boîte à surprises, où l’histoire du monde se déroule devant nos yeux, suspendue aux fils invisibles du temps. Ses plans, pour parler dans le style commun, ne sont pas des plans, mais toutes ses pièces tournent autour d’un point secret (qu’aucun philosophe▶ n’a encore vu ni déterminé) dans lequel l’originalité de notre moi, la prétendue liberté de notre vouloir s’entrechoquent dans la marche nécessaire du tout. Mais notre goût gâté enveloppe nos yeux d’un tel brouillard, qu’il nous faudrait presque une nouvelle création pour ressortir de ces ténèbres […]
[…] Il rivalisa avec Prométhée, il copia, trait pour trait, ses personnages d’après lui, mais dans des dimensions colossales ; c’est pourquoi nous reconnaissons en eux nos frères ; puis il les anime du souffle de son esprit ; il parle à travers eux tous et chacun reconnaît sa parenté.
Et comment notre siècle peut-il s’arroger le droit de juger la nature ? D’où la connaîtrions-nous, nous, qui dès notre jeunesse avons appris à sentir d’une manière amphigourique et gênée et à voir à travers les autres ? Souvent, j’ai honte devant Shakespeare, car il m’arrive quelquefois de penser au premier abord : j’aurais fait cela autrement ; ensuite, je reconnais que je suis un pauvre pécheur, que la nature prononce par Shakespeare des arrêts sans appel, et que nos personnages à côté des siens ne seraient que des bulles de savon romanesques.
Et maintenant je termine, quoique je n’aie pas commencé. Ce que de nobles ◀philosophes▶ ont dit du monde peut se dire aussi de Shakespeare : ce que nous appelons le mal n’est que le revers du bien, qui doit exister, de même que les zones tropicales doivent être brûlantes et la Laponie glacée pour qu’il y ait des zones tempérées. Il nous conduit à travers le monde entier, mais nous, en hommes expérimentés et délicats, nous disons à chaque sauterelle qu’il nous fait voir : Seigneur, il veut nous manger !
Allons, Messieurs, sonnez la trompette pour appeler les nobles âmes hors de l’Élysée du prétendu bon goût, où elles vivent à moitié engourdies dans un ennuyeux crépuscule, avec des passions dans le cœur et pas de moelle dans les os, pas assez fatiguées pour se reposer, pourtant trop paresseuses pour agir, en sorte qu’elles gaspillent et perdent leur vie obscure entre les myrtes et les lauriers.
Les livres ne furent cependant pas les seuls éducateurs de Goethe ; c’est au lieu même de son séjour qu’il dut la révélation d’un monde aussi nouveau pour lui que celui de Shakespeare. Dès son arrivée à Strasbourg, il avait couru à la cathédrale, qui l’avait fortement impressionné. « Elle produisit sur moi, raconte-t-il, une impression toute particulière que je fus incapable de démêler sur-le-champ, et dont j’emportai l’idée confuse en montant bien vite à la tour, afin de ne pas laisser échapper le moment favorable d’un soleil haut et clair, qui allait me découvrir tout ce vaste et riche pays… » Il conserva toujours un vif souvenir de cette première impression, souvent renouvelée, dans laquelle venaient se confondre le charme du paysage et l’admiration de l’édifice, d’abord inconsciente, puis bientôt raisonnée et cristallisée en doctrine esthétique. Cette doctrine fut exposée dans un petit écrit intitulé : L’Architecture allemande, que Herder inséra plus tard dans son traité sur la Manière de l’art allemand. C’est encore un dithyrambe, un discours déclamatoire, un peu puéril, dont l’esprit et le ton rappellent le discours sur Shakespeare. On remarque que Goethe a substitué à l’expression habituelle « architecture gothique » celle de son choix, « architecture allemande ». Dans le fait, sa brochure est tout enflammée d’un beau zèle national : il apostrophe violemment les « Welches » auxquels il reproche leur « constante imitation de l’antiquité qui enchaîne leur génie » ; il célèbre « l’originalité des vieux Allemands » ; il félicite son pays de posséder un « art national » qu’il proclame « le seul vrai » ; et, dans le fragment essentiel de l’opuscule, il essaie, non sans une certaine pénétration, de préciser les motifs de son enthousiasme :
Lorsque j’allai, pour la première fois, à la cathédrale, j’avais la tête remplie de notions générales sur le bon goût. J’honorais, par ouï-dire, l’harmonie de l’ensemble, la pureté des formes, j’étais un ennemi juré de la spontanéité confuse de l’ornementation gothique. Sous la rubrique « gothique » comme dans un article du dictionnaire, je comprenais toutes les obscurités synonymes qui évoquaient en moi des impressions d’indéfini, de désordonné, d’anormal, de compilé, de rapiécé, de surchargé. Sans plus d’intelligence que le peuple qui appelle barbare tout le monde étranger, je qualifiais de gothique tout ce qui ne rentrait pas dans mon système, depuis les sculptures et les figurines multicolores faites au tour, qui ornent les maisons bourgeoises de nos gentilshommes, jusqu’aux restes sérieux de la vieille architecture allemande, sur laquelle, pour quelques volutes bizarres, j’entonnais le chant commun : « Tout écrasé d’enjolivures ». J’éprouvais le même sentiment désagréable qu’à rencontrer un monstre mal venu et broussailleux.
Quelle sensation inattendue me surprit dès l’entrée ! Une impression profonde, complète, remplit mon âme, et parce qu’elle se composait de mille détails harmonieux, je pouvais la goûter et en jouir, mais je n’aurais pu l’expliquer ni la décrire. On dit qu’il y a ainsi des joies du ciel. Que de fois je suis revenu goûter cette joie céleste et terrestre d’embrasser dans leurs œuvres l’esprit gigantesque de nos vieux frères ! Que de fois je suis revenu de partout et de loin, contempler sous chaque lumière du jour sa dignité et sa magnificence ! Il est pénible à l’esprit de l’homme de ne pouvoir s’incliner et adorer quand l’œuvre de son frère est si sublime. Que de fois le crépuscule du soir a délassé mes yeux fatigués d’explorer l’édifice dans sa paix amicale, alors que les innombrables parties se fondaient en une seule masse qui, grande et simple, se dressait devant mon âme ! Et je tendais mes forces avec délices, pour jouir et m’instruire. C’est alors que se révéla à moi, dans un pressentiment secret, le génie du grand-maître de l’œuvre. « De quoi t’étonnes-tu ? murmurait-il. Toutes ces masses étaient nécessaires ; ne les vois-tu pas dans toutes les vieilles églises de ma ville ? Ce ne sont que leurs dimensions arbitraires que j’ai élevées à une proportion harmonieuse. Ainsi, au-dessus de l’entrée principale, flanquée de deux plus petites, s’ouvre l’ogive de la fenêtre, d’habitude correspondant à la nef de l’église et qui n’était autrefois qu’une lucarne, analogue aux petites fenêtres des clochers, — tout cela était nécessaire et je l’ai fait beau. Mais, hélas ! voici que je plane à côté de ces nobles et sombres ouvertures, qui me paraissent abandonnées, vides et inutiles ! Dans leurs formes sveltes et hardies, j’ai caché les forces mystérieuses qui devaient élever dans les airs ces deux tours, dont je constate avec tristesse qu’une seule existe encore, sans le diadème à sept tourelles que je lui destinais, afin que les provinces voisines lui rendissent l’hommage, ainsi qu’à sa sœur royale. » — Ce fut sur ces mots qu’il me quitta, et je m’enfonçai dans une tristesse sympathique jusqu’à ce que les oiseaux du matin, qui nichent dans ses mille ouvertures, m’éveillassent en saluant le soleil.
Rapproché du discours sur Shakespeare, ce morceau nous donne une idée assez exacte de ce qu’était l’état d’esprit de Goethe en 1771, au moment où il rencontra le sujet de Gœtz de Berlichingen et composa sa première œuvre importante. Il s’était épris de la période de l’histoire où le génie allemand, déchu depuis la guerre de Trente ans, se déployait avec le plus d’ampleur ; il avait rompu avec les influences classiques jusqu’alors subies, avec d’autant plus de violence qu’une telle rupture était, de sa part, un acte d’émancipation ; enthousiaste de la forme littéraire la plus opposée qu’il y eût aux moules antiques et français, il rêvait de l’illustrer en toute intransigeance ; enfin, il était animé de cette belle ardeur juvénile, de cette confiance en soi dont on étaye ses premiers efforts.
II
Cette première pièce, dans sa première forme (Histoire de Gœtz de Berlichingen dramatisée), fut écrite en six semaines, de verve. Elle nous apparaît comme une œuvre fort complexe, à la fois historique et personnelle, composée avec le parti pris bien arrêté de réaliser un idéal littéraire déterminé, et dans laquelle, entraîné par la pente irrésistible de son génie avant tout personnel, l’auteur s’est livré lui-même d’une façon bien plus complète qu’il ne le croit. Il nous faut démêler ces éléments divers.
Si l’on se reporte aux doctrines littéraires et philosophiques que nous venons d’analyser, on se représentera facilement ce que devait être, dans la pensée de Goethe, son premier drame. Il devait, d’abord, s’éloigner autant que possible de toute forme classique : point de règles ! liberté d’allures complète, comme il convient à un successeur de Shakespeare ! de l’humanité, de la nature, rien de plus, mais en abondance ! Shakespeare a trouvé ses plus beaux sujets dans le champ de l’histoire nationale : c’est ainsi qu’il a pu combiner les caractères de l’épopée avec ceux du drame, réunir les éléments poétiques que fournit la triple source de l’histoire, de la légende, de la religion : il fallait chercher et trouver dans le même ordre ; et là commençaient les difficultés, l’histoire de l’Allemagne n’offrant guère d’unité, du moins en ses époques les plus séduisantes. Enfin, en dehors de sa signification poétique, l’œuvre devait encore représenter les idées générales que Rousseau avait répandues. On reconnaîtra que le sujet choisi réalisait à peu près ces conditions. À peu près, disons-nous, car ce ne fut pas sans subterfuges que Goethe parvint à faire, du personnage de son choix, un héros national.
C’est à Strasbourg qu’il avait appris à le connaître, en lisant l’autobiographie que le chevalier Gœtz de Berlichingen avait écrite de sa main de fer, en haut allemand du XVIe siècle ; et, d’emblée, comme il s’était passionné pour Erwin de Steinbach, il se passionna pour ce personnage. Il raconte qu’à son propos, avant de se mettre à l’œuvre, il étudia de très près l’histoire de l’Allemagne pendant les xve et XVIe siècles. J’imagine cependant que ces études portèrent sur les détails pittoresques et sur les mœurs bien plus que sur les questions politiques : car s’il était entré dans ce domaine ardu, effroyablement compliqué, il n’en serait point sorti ; surtout, il n’en aurait point rapporté la conception simplifiée de Gœtz qu’il nous a livrée.
Gœtz de Berlichingen16, en effet, tel qu’il nous apparaît dans l’histoire et même dans son autobiographie — recueil d’anecdotes contées sur un ton de brusquerie soldatesque — n’est point une des figures de premier plan de la Renaissance, de même que les événements auxquels il prit part ne sont que des épisodes de second ordre. Vu de près, il nous apparaît bien inférieur à certains de ses contemporains avec lesquels il n’est pas sans quelque ressemblance, tels que Ulrich de Hütten ou Frantz de Sickingen. C’était, tout simplement, un de ces Raubritter (chevaliers-brigands), dont les villes commerçantes de l’Allemagne, surtout Nuremberg, eurent tant à se plaindre, et qui finirent quelquefois ignominieusement suppliciés par les bourgeois vainqueurs. Il contribua, pour sa bonne part, à troubler ce qu’on appelle aujourd’hui la « paix publique », mot qui, sous l’empereur Maximilien, n’avait guère de sens. C’était un rude compagnon, farouche, violent, à qui plaisait la rapine, qui ne détestait ni le pillage, ni l’incendie. En 1504, à l’âge de 24 ans, il prit part, aux côtés du margrave d’Anspach, à la guerre de succession de Bavière ; un boulet de canon lui enleva la main droite. Il la remplaça par une main de fer, que lui fabriqua un armurier, et qui lui permit de manier encore la lance et l’épée. Cette main de fer dut frapper fortement l’imagination de Goethe, à qui elle apparut comme un symbole de force, de courage, de loyauté. Mais le bon chevalier ne la leva pas toujours pour les meilleures causes. D’abord, il éprouvait un plaisir de soudard à s’en servir. C’était un bataillard, qui aimait pour eux-mêmes les coups qu’on donne et qu’on reçoit. Il entrait en campagne contre Nuremberg, par exemple, par simple amour de l’art, « parce qu’il avait eu envie de se mesurer un peu avec ceux de Nuremberg », dit-il. Ce goût du sang lui est si naturel que, loin de s’en excuser, il s’en vante. Écoutez, par exemple, le récit de cet épisode, et dites-moi si jamais on a plus allègrement célébré le plaisir de se battre : « Un jour, comme j’étais sur le point d’attaquer, j’aperçus une troupe de loups fondant sur un petit troupeau de moutons ; cet incident me parut d’un heureux augure. Nous allions commencer le combat ; un berger se trouvait tout près de nous, gardant ses moutons, lorsque, comme pour nous donner le signal, cinq loups se jettent en même temps sur le troupeau ; je le vis et le remarquai volontiers ; je leur souhaitai bonne réussite et à nous aussi, leur disant : `Bonne chance, chers compagnons, bon succès à vous, en tous lieux ! ` Je regardai comme un fort bon signe que nous eussions commencé l’attaque ensemble… » S’il aimait à se battre pour le plaisir, Gœtz ne détestait point non plus les bénéfices qu’on peut retirer des bonnes surprises et des bons guets-apens. S’étant emparé du comte Philippe de Waldeck, il ne le relâcha que contre une rançon de dix-huit mille florins. Lui arriva-t-il d’entrer en campagne par pur amour de la justice, pour soutenir les droits lésés des faibles ? Goethe semble le croire, et raconte, comme s’il s’agissait d’un exploit très noble, la lutte que son héros soutint contre Cologne. Examinons cet épisode d’un peu plus près.
Un tailleur de Stuttgart, nommé Sindelfinger, qui était bon tireur d’arbalète, avait gagné le premier prix dans un concours de tir ouvert par la ville de Cologne, prix qui consistait en une somme de 300 florins. Sous de mauvais prétextes, on ne le paya pas. Sindelfinger, aussitôt, renonce à son pacifique métier de tailleur pour entrer dans les gardes du corps du duc de Wurtemberg, dont il comptait obtenir la protection pour recouvrer ses 300 florins. Le duc, en effet, s’efforce d’intervenir en sa faveur. De puissants seigneurs s’intéressent à l’affaire, et adressent des réclamations au conseil et au bourgmestre de Cologne, qui ne nient point leur dette, mais qui persistent à ne pas la payer. Les réclamants remettent leurs intérêts entre les mains de Gœtz, et l’affaire se corse aussitôt. Gœtz envoie au conseil de Cologne une lettre de défi (qui se trouve encore dans les archives de la ville), et ouvre les hostilités en s’emparant de deux marchands colonais, qui d’ailleurs jouent au plus fin avec lui et réussissent à l’attirer dans de nouvelles difficultés avec l’évêque de Bamberg. Enfin, après cinq années, l’affaire s’arrange grâce à l’intervention du comte de Königstein, et se règle par le paiement à Gœtz et à Sindelfinger d’une somme de 1.000 florins d’or, soit, d’après des calculs d’équivalences, vingt-trois fois la valeur de la somme originairement contestée. Le comte de Königstein, en récompense de sa médiation, reçut aussi de la bonne ville des bijoux de grande valeur. — Est-ce que cette justice de chevaliers ne fait pas apprécier celle des procureurs ?
Mais la page la plus noire de la biographie de Gœtz, c’est celle où son histoire se confond dans la guerre des paysans de 1525. Ayant eu le tort d’accepter de faire cause commune avec des révoltés sanguinaires et d’être leur chef, il eut encore celui de les abandonner. Ses actes, en cette occurrence, sont les seuls qu’il s’efforce, dans son autobiographie, de justifier. Ils lui valurent d’être poursuivi par la ligue souabe (ligue des princes, prélats et villes impériales qui s’efforçaient de maintenir la paix intérieure en lieu et place de l’Empereur, lequel avait trop d’autres soucis pour se livrer à cette difficile besogne et manquait d’ailleurs des moyens nécessaires). — Mis en jugement et condamné, Goetz passa deux ans en prison. Grâce à de puissantes interventions, il fut relâché contre une caution de 25.000 florins, sous promesse solennelle de ne plus quitter son château de Hornberg. Il y vécut une vieillesse pieuse ; pendant ses dernières années, il fréquenta assidûment le pasteur de son village, qui finit par s’établir auprès de lui, moyennant un traitement de 16 muids de blé et de 10 florins d’argent comptant. Il mourut en 1562 ; son tombeau, sur lequel il est représenté agenouillé et priant, a été conservé jusqu’à aujourd’hui, et l’on en peut voir une reproduction au musée germanique de Nuremberg.
Que cette histoire soit haute en couleur, qu’elle ait un cachet pittoresque, attrayant pour un poète, on ne saurait le nier. Mais que le héros nous en soit donné comme un modèle de chevalerie, c’est ce qu’il nous est plus difficile d’admettre. Pourtant, Goetz de Berlichingen a trouvé ses apologistes. L’un d’entre eux, M. Pallmann, qui a étudié de très près les sources de son histoire, s’efforce de le justifier par un raisonnement assez spécieux17 : selon lui, Gœtz de Berlichingen et, avec lui, la plupart des chevaliers souabes et franconiens dont l’histoire ressemble à la sienne, manifestaient, dans leurs luttes contre les princes, les prélats et les villes de la ligue souabe, « d’un instinct très sain de l’avenir qu’on pouvait souhaiter à l’empire allemand ». Les princes, les prélats et les villes tendaient à l’accroissement de leur puissance locale, aux dépens de la puissance impériale affaiblie et chancelante. En les combattant, les chevaliers combattaient donc pour l’Empire : « Ils voulaient médiatiser […] Ils poursuivaient un but social d’une signification éminente. Dans leurs tendances, et nullement dans celles des princes de l’époque […] était le véritable avenir de l’Empire allemand. Et c’est le fait de l’aveuglement historique ou du particularisme, de les signaler et de les condamner comme anarchistes. » Il va de soi que cette interprétation, qui d’une façon bien inattendue découvre en Gœtz de Berlichingen un ancêtre politique de M. de Bismarck, justifie aux yeux de notre auteur la conception goethéenne du personnage :
Récapitulons, dit M. Pallmann en conclusion de son étude, ce que le Gœtz de Berlichingen authentique est à la caricature que la précédente critique en a créée, et nous verrons que le portrait du brave chevalier, animé d’un inépuisable amour de la liberté, tel que Goethe nous l’a donné, n’est point un portrait de fantaisie. Au contraire, malgré l’insuffisance des secours historiques dont il disposait, il a, avec cet instinct qui est le propre des grands poètes, restauré en son personnage le vrai Gœtz historique et placé ainsi devant les yeux du peuple allemand un héros national représentatif. C’est pour cela que son chevalier à la main de fer, comme type du véritable honneur allemand, fascine encore aujourd’hui les spectateurs, si même ils ne connaissent pas exactement les véritables circonstances dans lesquelles vécurent et agirent le chevalier et ses amis.
Sans pénétrer dans le labyrinthe inextricable de l’histoire de l’Allemagne pendant le premier tiers du XVIe siècle, il ne serait point difficile de marquer la faiblesse d’une telle interprétation, d’ailleurs ingénieuse et bien d’accord avec les tendances des historiens du nouvel empire. Il suffirait de constater, d’abord, que ces goûts de rapine et cette humeur batailleuse, avoués avec une candeur si naïve, montrent bien en notre héros un animal d’instinct et de proie, un « loup », plutôt qu’un penseur profond cherchant à démêler, dans l’obscurité des temps, le vrai fil des destinées de son pays ; ensuite, que Goetz n’exprime nullement ces « aspirations », et que, s’il se réclame de l’Empereur, c’est parce que l’autorité de celui-ci est éloignée, faible, impuissante à s’imposer, tandis que celle de la ligue souabe est immédiate. Il sait fort bien qu’il n’a rien à redouter ni de Maximilien, ni du faible Charles V : c’est pour cela sans doute qu’ils ont ses sympathies ; et s’il a du goût pour l’idée impériale, ce n’est point parce qu’elle flatte son sentiment national : c’est parce que, pour lui, l’empire c’est le désordre, c’est-à-dire le libre exercice de sa force et le triomphe de sa violence.
Du reste, Goethe n’alla pas chercher si loin. Il n’était point alors un esprit politique, et il ne le fut jamais, bien qu’il dût, un jour, arriver aux affaires. Il n’était pas non plus patriote, nous l’avons déjà vu. Il ne l’était pas même en ce temps-là, où la vieille Allemagne ne l’attirait que par son éclat pittoresque, où son « nationalisme » était un sentiment essentiellement littéraire. Si l’on en doute, qu’on lise l’article qu’il publia dans les Frankfurter Gelehrten Anzeigen, peu de temps après Gœtz, sur « l’amour de la patrie »18 : « Si nous trouvons une place au monde, y dit-il, où nous reposer avec nos biens, un champ pour nous nourrir, un toit pour nous couvrir, n’avons-nous pas là une patrie ? Et est-ce que des milliers et des milliers d’hommes n’ont pas cela dans chaque état ? […] Le patriotisme romain, que Dieu nous en préserve ! […] » Il assistait en paisible ◀philosophe▶ à l’agonie du vieil empire, sans en rêver un nouveau ; et je crois que M. Pallmann lui-même, malgré toute son ingéniosité, ne parviendrait point à faire de lui, comme de son héros, un précurseur de M. de Bismarck. L’idée de Goethe a été beaucoup plus simple : il s’est épris de Gœtz pour des raisons analogues à celles qui l’avaient attaché à Shakespeare. Gœtz a représenté, pour lui, dans le domaine social, la nature et la liberté, comme Shakespeare les représentait dans le domaine littéraire, comme le gothique les représentait dans celui de l’art. Il l’a opposé à la tyrannie des institutions établies, qui choquaient ses opinions libertaires, comme il opposait Shakespeare aux règles classiques et les ogives de la cathédrale de Strasbourg aux colonnes de l’architecture antique. Il l’a compris, en un mot, à travers Rousseau. C’est pour cela, non pour des motifs plus compliqués, et moins encore par une intuition prophétique des temps futurs, qu’il le défend, qu’il le justifie, qu’il l’idéalise, qu’il le fait mourir — non pas assisté par un bon pasteur de campagne occupé de nettoyer son âme, mais en murmurant : « Air céleste… Liberté ! Liberté ! » et qu’il conclut : « Homme généreux ! Malheur au siècle qui t’a repoussé !… Malheur à la postérité qui te méconnaîtra !… » En réalité, son Gœtz, si l’on veut lui trouver un sens général, est un frère aîné de Carl Moor, le brigand modèle, redresseur des torts des honnêtes gens ; malgré tout l’effort de Goethe pour lui donner une couleur « renaissance », il demeure un homme de la fin du XVIIIe siècle, qui a lu le Contrat social et l’Émile.
Cet effort, — où tant de dramaturges devaient persister sans un succès meilleur et qui ne nous a dotés que du trompe-l’oeil baptisé « couleur locale » —, cet effort aboutit le plus souvent à des résultats puérils. Nous lui devons des fragments épisodiques que Goethe fut d’ailleurs obligé de supprimer plus tard, quand sa pièce dut être jouée au théâtre de Weimar, et qui sont en eux-mêmes de peu d’intérêt. Telles sont les scènes qui se passent au palais épiscopal de Bamberg, où paraissent des personnages qui n’ont avec le drame aucun lien même indirect, et qui tiennent des propos dont le seul but évident est de nous montrer que l’auteur est au courant de « papotages » de l’époque :
L’évêque . Y a-t-il maintenant beaucoup d’Allemands de la noblesse qui étudient à Bologne ?
Oléarius . Des nobles et des bourgeois. Et, soit dit sans vanité, ils s’y font le plus grand honneur. On a coutume de dire à l’Académie, en manière de proverbe : « Studieux comme un gentilhomme allemand ». Car, tandis que les bourgeois s’efforcent, avec un zèle honorable, à compenser par leur savoir leur défaut d’origine, les nobles s’appliquent avec une louable émulation à relever encore leur éclat natif par le mérite le plus éclatant.
L’évêque . Ah !
Liebetraut . Qu’on dise que le monde ne s’améliore pas tous les jours ! Studieux comme un gentilhomme allemand ! voilà ce que je n’ai pas entendu de mon temps. Si quelqu’un m’avait prédit cela pendant que j’étais à l’école, je l’aurais traité de menteur. On voit qu’il ne faut jurer de rien.
Oléarius . Oui, ils font l’admiration de toute l’Académie. Quelques-uns des plus âgés et des plus habiles reviendront bientôt comme doctores. L’Empereur sera heureux de pouvoir leur confier des emplois.
Liebetraut . Cela ne manque pas.
L’abbé . Ne connaîtriez-vous pas, par exemple, un jeune gentilhomme… Il est de la Hesse…
Oléarius . Il y a beaucoup de Hessois à Bologne.
L’abbé . Il s’appelle… Il est de… Aucun de vous ne le connaît ?… Sa mère était une… Oh ! son père n’avait qu’un œil… il était maréchal.
Liebitraut . De Wildenlholtz ?
L’abbé . C’est cela ! de Wildenlholtz !
Oléarius . Je le connais bien. Un jeune homme de beaucoup de talent. On loue surtout son habileté dans la dispute.
L’abbé . Il tient cela de sa mère.
Liebetraut . Mais son père ne s’en vanta jamais. Cela montre comment les défauts ne sont que des vertus déplacées.
L’évêque . Comment disiez-vous que s’appelle l’Empereur qui a écrit votre Corpus juris ?
Oléarius . Justinien.
L’évêque . Un excellent seigneur ! Qu’il vive !
Oléarius . À sa mémoire !
(Ils boivent.)L’abbé . Et son livre doit être un beau livre.
Oléarius . On pourrait l’appeler le livre des livres. Un recueil de toutes les lois, avec des sentences faites pour tous les cas ; et ce qui pouvait être encore défectueux ou obscur est complété par les commentaires dont les hommes les plus sages ont orné cet excellent ouvrage.
L’abbé . Un recueil de toutes les lois ? Peste ! On y trouve aussi les dix commandements ?
Oléarius . Implicite, oui, mais non explicite.
L’abbé . C’est bien ce que je veux dire : simplement, sans autre explication.
L’évêque. Et ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’un État pourrait, comme vous le dites, vivre dans la paix et la tranquillité les plus sûres, si ces lois y étaient bien établies et bien maintenues…
La volonté de respecter l’histoire et de l’introduire au complet dans son drame est pour Goethe une gêne continuelle ; mais, plutôt que de s’en libérer, il préfère paraître maladroit. Prenons, par exemple, l’anecdote caractéristique du tailleur Sindelfingen que nous avons contée plus haut : Goethe tient à l’utiliser. Dans sa première version, qui est la plus longue, elle se trouve introduite avec assez de naturel dans une discussion qu’ont ensemble Élisabeth (la femme de Gœtz) et Marie (sa sœur), tout en racontant des histoires au petit Charles (son fils) :
Dans la seconde version, plus resserrée, l’anecdote perd presque tout son sens, étant présentée autrement :
Élisabeth . Te souviens-tu encore de la dernière sortie de ton père, lorsqu’il t’apporta un petit pain blanc ?
Charles . M’en apportera-t-il encore ?
Élisabeth. Je le pense. Vois-tu, il y avait un tailleur de Stuttgart qui était fort habile à tirer de l’arc, et qui avait gagné à Cologne le prix de tir.
Charles . Etait-ce beaucoup ?
Élisabeth . Cent florins. Et ensuite ils ne voulurent plus le lui donner.
Marie . N’est-ce pas, Charles, que c’est vilain ?
Charles . Vilains jeux !
Élisabeth . Alors, le tailleur vint trouver ton père, pour le prier de l’aider à obtenir son argent. Et ton père partit à cheval, et enleva à ceux de Cologne un couple de marchands et les tourmenta jusqu’à ce qu’ils eussent donné l’argent. ..
Dans la troisième version, la scène se rétrécit encore, en sorte qu’elle semble faite uniquement pour ce petit récit, dont le caractère anecdotique s’accentue ainsi de plus en plus et qu’aucun lien ne rattache plus à l’action générale. Il est vrai que l’esthétique de Goethe n’admet pas ce que nous appelons la « composition » : elle réclame toutes les libertés shakespeariennes et veut que le poète se promène sans entraves d’aucune sorte à travers son sujet. Cette liberté ne lui réussit que lorsqu’il la prend tout entière : les plus belles scènes de la partie historique de Gœtz sont à coup sûr celles du siège de Jaxthausen, parce que là, s’il a toujours sous les yeux le texte des mémoires de son héros, le poète ne s’astreint point à le suivre et n’a garde d’abdiquer son indépendance.
III
Du reste, le véritable intérêt de l’œuvre se trouve bien davantage dans sa partie fictive, ajoutée et, si l’on peut dire, personnelle.
Rappelons que Goethe l’écrivit à Francfort, en revenant de Strasbourg, dans un moment plutôt pénible de sa vie. Il venait de quitter une ville qui lui plaisait, une existence libre, des amis avec lesquels il se trouvait en communauté d’idées, et la douce Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sesenheim, dont l’aimable souvenir ne laissait pas que de lui causer des remords assez vifs. Il se trouvait, de nouveau, dans la confortable maison de la Fosse-aux-Cerfs, où son père, plus maniaque que jamais, le rappelait sans cesse à la poursuite de cette carrière juridique qui ne lui plaisait guère, qu’il acceptait pourtant comme un joug qu’on n’a pas la force de secouer, et qui allait le conduire à Wetzlar : en pleine prose donc, bien loin des libres chevauchées à travers la campagne alsacienne, des rêveries dans la cathédrale, des belles conversations avec Herder ou Lerse. Son esprit, exalté par ses rêveries, bouillonnant de jeunesse, se lança d’abondance sur la piste que lui avaient ouverte les mémoires du chevalier à la main de fer. « Tout mon génie, écrivait-il à son ami Salzmann, se tourne vers une entreprise pour laquelle Homère, et Shakespeare, et tout est oublié. Je dramatise l’histoire d’un des plus nobles Allemands ; je sauve la mémoire d’un brave homme ; et l’énorme travail que cela me coûte me procure un véritable passe-temps dont j’ai si grand besoin ici. Car il est triste de se trouver dans un lieu où toute notre activité doit se dévorer elle-même… » En six semaines, il rédigea la première version de son œuvre — qui demeure peut-être bien supérieure à ses autres remaniements. Au fur et à mesure, il en faisait lecture à sa sœur Cornélie. Elle se passionnait avec lui pour ses héros. Ceux-ci perdirent bientôt, malgré la « couleur locale » répandue à flots, leur personnalité historique : ils devinrent de vrais contemporains de l’auteur, ils s’identifièrent aux êtres qu’il rencontrait tous les jours. Parfois, c’était de parti pris qu’il faisait intervenir ses souvenirs dans son œuvre : ainsi, il se plut, de son propre aveu, à mettre en scène un de ses amis de Strasbourg, Franz Lerse, qui devient le fidèle compagnon de Gœtz, dans l’infortune19. De l’amie, de la confidente qu’il avait en sa sœur Cornélie, il prend quelques traits pour les donner à la sœur de Gœtz, Marie. Cornélie était, en ce moment-là, fiancée à un ancien camarade de son frère, nommé Schlosser. De là, les fiançailles de la pièce, qui ne sont point historiques : car une sœur de Gœtz de Berlichingen fut en effet la femme d’un chevalier nommé Martin de Sickingen, lequel n’était point le fameux Franz de Sickingen, et si Gœtz, en parlant de celui-ci dans ses mémoires, l’appelle quelquefois son « beau frère », c’est en suivant un usage particulier aux chevaliers franconiens. Comme Marie pour Weislingen, Cornélie avait eu auparavant un vif attachement pour un « jeune Anglais » dont Goethe ne nous donne pas le nom20. Or ce souvenir est particulièrement reconnaissable dans la pièce : lisez, je vous prie, la scène où Franz de Sickingen vient demander la main de Marie, changez les noms des personnages, supprimez quelques détails, et dites si elle n’a pas l’odeur de la réalité, si l’on ne croirait pas entendre une conversation authentique entre deux jeunes lecteurs de Rousseau et des romans anglais, épris des sentiments naturels, résolus à la générosité, naturellement grandiloquents.
Schlosser . Oui, je viens demander à votre noble sœur son cœur et sa main. Et si vous voulez me donner son âme pure, alors…
Goethe . Je voudrais que vous fussiez venu plus tôt. Il faut que je vous avoue que X… a déjà demandé son amour… Il voltige de côté et d’autre pour chercher sa pâture, Dieu sait sur quel buisson !
Schlosser . Est-ce possible ?
Goethe . Comme je vous le dis.
Schlosser . Il a rompu un double lien.
Goethe . La pauvre fille passe maintenant sa vie à pleurer et à prier.
Schlosser . Nous allons l’égayer.
Goethe . Quoi ! vous vous décideriez à épouser une fille abandonnée ?
Schlosser . Cela vous honore tous deux d’avoir été trompés par lui. Faut-il que la pauvre fille entre au couvent parce que le premier homme qu’elle a connu était un indigne ? Non, je persiste !
Goethe . Je vous dis qu’elle ne le regardait pas avec indifférence.
Schlosser . As-tu si peu de confiance en moi que tu me crois incapable de chasser le souvenir d’un misérable ? Allons auprès d’elle !
En traçant le portrait de cette mélancolique délaissée, Goethe pensait certainement aussi à la pauvre fille qui lui avait donné tout son cœur, mais à laquelle il ne prêtait pas, semble-t-il, des sentiments aussi généreux que ceux dont s’inspirait sa littérature ; car, son œuvre publiée, il recommandait en ces termes à son ami Salzmann d’en faire tenir un exemplaire à Mlle Brion : « La pauvre Frédérique se trouvera en quelque mesure consolée puisque l’infidèle est empoisonné… »
Goethe n’a pas emprunté moins de traits à sa propre personnalité qu’à celles de ses amis : d’instinct, il a trouvé le procédé qui devait si bien lui réussir plus tard, auquel nous devons ses deux créations les plus célèbres : le dédoublement. Ceci est déjà fort instructif : Goethe a senti sa complexité, il n’a pas cru possible de réunir, en une seule figure littéraire, les traits contradictoires que la réalité se plaît si volontiers à combiner dans un même être. Il a donc créé le personnage de Weislingen, pour servir à la fois de complément et de repoussoir à Gœtz ; et il a pu, ainsi, manifester les faces opposées de son âme, se mettre tout entier dans son œuvre, sans offenser la psychologie conventionnelle dont il subissait encore inconsciemment les lois, et sans paraître « se confesser ». Gœtz est orné de qualités dont l’ensemble constituait à ses yeux le véritable héros : il est loyal, chevaleresque, généreux, désintéressé, joyeux ; le mobile de ses actes, l’axe de ses pensées, c’est l’amour ardent de l’indépendance ; il ne combat que pour la conquérir ; et il combat contre les hommes et les principes que Goethe n’aimait pas, contre les prêtres ambitieux, étroits, cupides, tels que les « ◀philosophes▶ » se plaisaient à les décrire, contre une aristocratie oppressive et rusée, pour sa liberté, pour celle des autres, pour les droits des faibles. S’il paraît inconséquent ou coupable en se laissant entraîner dans les rangs de fanatiques sanguinaires, ce n’est qu’une fausse apparence : il s’est sacrifié dans un noble dessein, pour arrêter la révolte, pour en changer les caractères, pour éviter les cruautés inutiles. Il a raison, seul contre tous. Il meurt en disant aux siens : « Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes. Voici le temps de la fraude ; la carrière lui est ouverte. Les méchants régneront par la ruse, et le noble cœur tombera dans les filets. » Pas un doute sur la légitimité de ses actes n’importune sa conscience. Il est l’honnête homme au sens complet du mot, le brave homme, et encore l’homme joyeux, qui puise sa gaîté dans la pureté de son âme. Mais Goethe sait bien que, si c’est là ce qu’il voudrait être, ce n’est point précisément ce qu’il est. Ses souvenirs de Leipzig et de Strasbourg sont lourds à son cœur, que le sentiment de sa supériorité n’a pas encore desséché. Il ne peut regarder derrière soi sans frissonner en songeant aux larmes qu’il a déjà fait répandre. Il est mûr pour la crise de mélancolie qu’il va traverser bientôt. C’est pour cela qu’il conçoit Weislingen, l’homme faible sans méchanceté, trop facilement gouverné par les impressions de l’heure présente, ce malheureux « excédé de ce qu’il est », traître et honteux de ses trahisons, qui ne peut sans rougir regarder le loyal Berlichingen — et qui est peut-être bien la figure la mieux dessinée de la pièce, la plus fouillée en tout cas, la plus humaine, la moins conventionnelle, la plus vraie.
Que Goethe, en la créant, ait songé à son propre cas, on n’en saurait douter, d’autant moins qu’on la retrouvera dans ses prochaines œuvres, dans Clavijo, dans Stella, marquée de traits plus vigoureux. Ses amis, cependant, s’y trompèrent, et le laissèrent au bénéfice de son Gœtz, dont ils devaient bientôt lui donner le nom, à leur table d’hôte de Wetzlar. Il savait bien qu’on le flattait, mais la méprise ne dut pas lui déplaire : mieux vaut passer pour Faust que pour Méphisto, pour don Quichotte que pour Sancho Pança.
IV
Cependant, ces éléments, fournis les uns par l’histoire, les autres par la vie, ne constituent pas toute l’œuvre. Un autre élément vient encore s’ajouter à leur mélange, un élément purement romantique, dans le plus mauvais sens du mot, c’est-à-dire artificiel, conventionnel et factice. Il est représenté surtout par la figure d’Adélaïde et par les scènes qu’elle inspire.
Adélaïde est tout imaginaire. Goethe ne l’a rencontrée ni dans l’histoire ni dans la vie : il l’a tirée de son propre fonds ; et vraiment, l’on reconnaîtra qu’elle ne lui fait pas beaucoup d’honneur. Dans sa pensée, elle doit avoir une valeur symbolique : elle incarne, je suppose, les mauvaises tendances de l’Allemagne, les tendances aristocratiques et cléricales, celles-là mêmes que soutenaient l’évêque de Bamberg et Weislingen, et que Gœtz combattait. De plus, opposée aux deux autres femmes de la pièce, Élisabeth et Marie, l’une vaillante et l’autre tendre, elle représente les séductions funestes des dangereuses charmeresses : elle est la « femme fatale » qui arrête la marche des héros, sème la haine entre eux, manie avec une égale habileté le mensonge, la ruse et le poison : Circé, lady Macbeth, que sais-je21 ? Nul ne l’approche sans être vaincu par elle ; Goethe lui-même, de son propre aveu, subit le sort commun : pour elle, il oublia son loyal héros, qui, peu à peu (dans la première version), s’efface pour lui livrer la scène : « Malgré moi, confesse-t-il, ma plume lui appartenait tout entière, l’intérêt qu’elle excite allait croissant ; et comme à la fin Goetz demeure en dehors de l’action et ne reparaît que pour prendre fâcheusement part à la guerre des paysans, il est bien naturel qu’une charmante femme l’ait supplanté auprès de l’auteur qui, secouant les liens de l’art, pensait à s’essayer dans un nouveau champ. » Cette « charmante femme » n’est rien moins que la cheville ouvrière de la pièce : c’est elle qui, en séduisant Weislingen, l’éloigne de Marie et empêche sa réconciliation avec Gœtz ; elle séduit aussi Sickingen ; elle séduit Franz, l’écuyer de Weislingen, qui, sur ses ordres, empoisonnera son maître. Une sentence de la Sainte-Wehme arrête enfin le cours de ses exploits ; mais elle séduit aussi le messager chargé de l’exécuter, et si elle reçoit de lui le juste châtiment de tant d’abominables crimes, c’est que sa force ou son adresse la trahissent au moment suprême.
Ramenée à ces grandes lignes, la conception d’Adélaïde paraît d’un romanesque plutôt médiocre : on est déjà tenté de la classer dans la galerie de ces héroïnes de mélodrame qui ne sauraient exciter en nous qu’un intérêt vulgaire. Que sera-ce si nous l’examinons de plus près, dans le détail des nombreuses scènes qui lui sont consacrées ? Bien qu’elle monologue volontiers, tout exprès pour dévoiler la noirceur de ses desseins, il n’en est pas une où l’art du poète parvienne à l’expliquer, pas une non plus où elle prenne vie. Elle flotte dans un nuage de romanesque de pacotille, dans les brumes d’un moyen âge d’opéra. Les mobiles de ses actes, les ressorts de ses sentiments ne nous sont point montrés : sans comprendre pourquoi ni comment, nous voyons seulement qu’elle fait de détestable politique et change d’amants avec une blâmable complaisance ; puis, quand la mesure de ses forfaits est comble, on nous transporte dans le caveau souterrain où siège le « Tribunal secret », et le décor prépare le dialogue : sept « grands-juges » siègent autour d’une table recouverte d’un tapis noir où sont posés un glaive et une corde ; de chaque côté, sept juges assistants restent debout, en longues robes blanches. Le jugement commence :
Premier grand-juge . Juges du Tribunal secret, vous avez juré sur la corde et le glaive d’être irréprochables, de juger en secret, de punir en secret, pareils à Dieu. Si vos mains et vos cœurs sont purs, levez les bras et appelez sur le malfaiteur : Malheur ! Malheur !
Tous, levant le bras. Malheur ! Malheur !
Premier grand juge . Crieur, commence le jugement.
Le premier juge assistant , s’avançant. Moi, crieur, je porte plainte contre le malfaiteur. Que celui dont le cœur et les mains sont purs, pour jurer par la corde et le glaive, qu’il accuse par la corde et le glaive ! qu’il accuse ! qu’il accuse !
Un second juge assistant , s’avançant. Mon cœur est pur de crimes, et mes mains de sang innocent. Que Dieu me pardonne les mauvaises pensées et arrête la volonté ! Je lève la main, et j’accuse ! j’accuse ! j’accuse !
Premier grand-juge . Qui accuses-tu ?
L’accusateur . J’accuse sur le glaive et la corde Adélaïde de Weislingen…, etc.
Maintenue dans la seconde version, cette scène mélodramatique fut supprimée dans la troisième. Ici, d’ailleurs, les remaniements prennent un intérêt particulier, en ce sens du moins qu’ils nous montrent à quel degré d’incertitude et d’incohérence était la pensée de Goethe par rapport à ce personnage d’Adélaïde, sa création préférée cependant, dont il allonge et rétrécit tour à tour le rôle élastique.
Dans la première version, le jugement était suivi, après une courte scène intermédiaire, de l’exécution. Adélaïde, seule dans sa chambre à coucher, tourmentée par de « singuliers pressentiments », inquiète de l’obscurité, remuait de vagues pensées en un monologue trop évidemment destiné à prévenir la surprise du spectateur : « Weislingen est-il mort ? Franz est-il mort ? C’était un brave garçon… » On l’aurait crue en proie à quelques remords, on aurait pensé à lady Macbeth, si elle ne s’était brusquement endormie. On entendait alors un appel de la voix de Franz : l’exécuteur de la Sainte-Wehme sortait de sa cachette, sous le lit ; un « Esprit » appelait : « Adélaïde ! » Elle s’éveillait : et la scène du meurtre s’accomplissait, rapide, violente, mélodramatique comme celle du jugement :
Adélaïde , réveillée. Je l’ai vu. Il se débattait dans les affres de la mort ! Il m’appelait ! Ses yeux étaient creux et pleins d’amour !… Assassin ! assassin !
L’assassin . Ne crie pas ! Tu appelles la Mort. Des esprits vengeurs ferment les oreilles du secours.
Adélaïde . Veux-tu mon or ? mes bijoux ? Prends-les ! mais laisse-moi la vie.
L’assassin . Je ne suis pas un voleur. Les ténèbres ont jugé les ténèbres, et tu dois mourir.
Adélaïde . Malheur ! malheur !
L’assassin . Sur ta tête ! Si les horribles spectres de ton action ne tournent pas ton regard effrayé vers l’enfer, alors regarde en haut, regarde le vengeur dans le ciel, et prie-le de se contenter du sacrifice que je lui offre.
Adélaïde . Laisse-moi vivre ! Que t’ai-je fait ? Je suis à tes pieds.
L’assassin , à part. Une princesse royale ! Quel regard ! quelle voix ! Dans ses bras, moi, misérable, je serais un dieu… Si je la trompais ! Puisqu’elle est en mon pouvoir.
Adélaïde . Il semble ému.
L’assassin . Adélaïde, tu m’attendris. Veux-tu me promettre ?
Adélaïde . Quoi ?
L’assassin . Ce qu’un homme peut demander à une belle femme dans la nuit profonde.
Adélaïde , à part. La mesure est comble. Le vice et la honte, comme des flammes infernales, m’ont enlacée dans des bras diaboliques. J’expie, j’expie ! C’est en vain que j’essaie d’effacer le vice par le vice, la honte par la honte. Le déshonneur le plus affreux ou la mort la plus vile se présentent à mes yeux dans une image d’enfer.
L’assassin . Décide-toi.
Adélaïde , à part. Un rayon de délivrance ! (Elle s’approche du lit, il la suit : elle tire un poignard des colonnes et l’en frappe.)
L’assassin . Traîtresse jusqu’à la fin. (Il tombe sur elle et l’étrangle !) Serpent ! (Il lui donne des coups de poignard.) Je saigne aussi. Voilà le prix de tes désirs sanguinaires ! Tu n’es pas la première. Dieu, qui l’as faite si belle, ne pouvais-tu la faire bonne ? (Il sort.)
Dans la seconde version, cette scène disparaît : le jugement seul nous renseigne sur le sort d’Adélaïde. Puis, dans la troisième, il n’y a plus ni jugement ni exécution, Goethe ayant sans doute reconnu la violence excessive et la valeur banale de tels morceaux. Et tout cela est remplacé par une scène de remords et de terreur, tout aussi romantique et shakespearienne :
Adélaïde , seule. Heureux enfant ! pressé par le sort le plus terrible, tu joues encore ! Le mouvement puissant des flots se tourne en écume, l’activité puissante de la jeunesse se tourne en jeu. Je veux te suivre : ma forme blanche, comme un esprit, regardera vers toi du haut de ces murailles. Je le vois, oh ! si distinctement ! sur son cheval blanc : la lumière du jour l’entoure, et les mouvantes ombres aiguës l’accompagnent ! Il s’arrête ; il déploie le voile : sait-il que je lui fais signe ? Il veut continuer ! Il hésite encore ! Marche donc, adolescent ! marche à ton triste but ! C’est étrange, ce noir passant qui vient à sa rencontre. Une forme sombre et noire de moine s’avance. Ils se rencontrent. S’arrêteront-ils ? se parleront-ils ? Ils passent à côté l’un de l’autre sans paraître se voir ! Chacun suit sa route. Franz descend, et, je ne me trompe pas, le moine monte vers le château ! Pourquoi un frisson d’effroi pénètre-t-il mes moelles ? N’est-ce pas un de ces moines comme j’en ai vu des milliers de nuit et de jour ? Pourquoi celui-là me ferait-il peur ? Il marche toujours, lentement, très lentement. Je le vois distinctement, je vois sa forme, ses mouvements. (On sonne.) Le portier doit garder les portes fermées, et ne laisser entrer personne avant le jour, qui que ce puisse être. (À la fenêtre.) Je ne le vois plus. A-t-il pris le sentier ? (On sonne.) On examine sans doute les petites portes de derrière, si elles sont bien verrouillées et fermées… Murs, châteaux, liens et verrous, quel bienfait pour ceux qui ont peur ! Et pourquoi est-ce que j’ai peur ? L’horreur s’approche-t-elle de moi, qu’on accomplit au loin, sur mon ordre ? Est-ce là le crime qui me met devant les yeux l’image d’une sombre vengeance ? Non, non : c’était un être réel, étrange, inconnu ! Si c’était un jeu de mon imagination, je devrais le voir ici aussi. (Une forme noire voilée, tenant une corde et un poignard, entre, menaçante, par une porte de derrière et s’avance vers Adélaïde, placée de telle manière qu’elle ne peut pas voir cette apparition effrayante de ses yeux physiques ; en effet, elle regarde plutôt du côté opposé.) Mais là-bas, il y a une ombre ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette tache obscure qui passe sur le mur ? Malheur, malheur à moi ! je suis folle ! Domine-toi, remets-toi ! (Elle ferme un instant les yeux, puis retire ses mains et regarde dans la direction opposée.) Voici qu’elle plane ici, voici qu’elle se traîne là. Lance-toi sur elle ! Mais elle disparaît. Va-t’en, vision de ma folie ! Elle fuit, elle s’éloigne ! Ainsi veux-je te persécuter, te pourchasser ! (Tout en repoussant l’image, elle aperçoit tout à coup la figure réelle qui traverse la chambre à coucher. Elle pousse un cri et se jette sur la sonnette.) Des lumières, des lumières, des flambeaux ! Tout le monde ici ! Encore des flambeaux ! Que la nuit qui m’environne devienne le jour ! Sonnez l’alarme ! que chacun coure aux armes ! (On entend sonner.) Inspectez cette chambre ! Elle n’a point d’autre issue. Trouvez-le, enchaînez-le. Pourquoi tremblez-vous ? Un criminel est caché ici. (Quelques soldats s’éloignent.) Vous autres, entourez-moi. Tirez vos épées ! Sortez vos hallebardes !… À présent, je suis plus calme. Restez tranquilles. Attendez. Soutenez-moi, mes chers amis ! Ne me laissez pas tomber ! Mes genoux chancellent. (On lui offre un siège.) Approchez-vous, défenseurs ! Entourez-moi, veillez sur moi. Qu’aucun de vous ne bouge d’ici jusqu’au plein jour !
V
De tels remaniements dépassent de beaucoup l’importance et la signification des retouches habituelles. On est en tout cas fondé à en conclure que l’auteur, pris de doutes sur son œuvre, n’en ignorait point les imperfections : il s’aperçut qu’il était plus facile de les reconnaître que de les corriger. Car il ne s’agissait pas de détails d’exécution, mais d’un vice plus grave — d’un vice inhérent à la conception même de la pièce.
Un des reproches que la critique a le plus souvent adressés à Gœtz de Berlichingen, c’est de manquer d’unité. Or, en prenant ce mot dans son sens le plus classique, les apologistes de Goethe n’ont guère eu de peine à montrer que ce reproche n’avait aucune raison d’être. Il est évident, en effet, que Goethe n’a point voulu que son œuvre soit une à la façon d’une tragédie de Racine ou même de Corneille : d’autant moins que l’idée qu’on se fait de l’unité n’est pas la même sous les diverses latitudes, pour un Allemand et pour un Latin, pour un Anglais et pour un Français. Mais il y a une unité supérieure aux trois unités d’Aristote, et plus indispensable, quelle que soit la race du poète et de son public : c’est celle que je voudrais appeler pour un instant l’unité d’intention. Or, celle-ci manque complètement à la première œuvre de Goethe, par le fait même de la diversité des éléments dont elle est composée. Il n’y a pas d’accord possible, pas d’harmonie, entre les sentiments contradictoires dont le poète s’inspire, les uns contemporains, et jaillissant, pour ainsi dire, d’une source naturelle, les autres laborieusement empruntés à l’histoire, d’autres encore tout artificiels, procréés au hasard des soubresauts d’une imagination de vingt-deux ans. Le poète se trouve pris entre le besoin qu’il a de s’exprimer lui-même à travers des personnages historiques et sa ferme volonté de respecter les données authentiques qu’il croit posséder. La figure d’Adélaïde, produit capricieux de sa fantaisie, achève de bouleverser l’équilibre qu’il avait cru établir dans le premier acte ; en sorte que le résultat final de ses efforts n’est que le triomphe de l’incohérence.
S’il était nécessaire de plaider les circonstances atténuantes, on pourrait rappeler que Goethe, lorsqu’il acheva sa première version — laquelle demeure, malgré tout, la plus importante — atteignait à peine sa vingt-deuxième année ; qu’entre sa première et sa seconde rédaction il commit l’imprudence de demander le conseil de ses amis, dont il reçut, comme toujours, des avis inconciliables, allant du blâme catégorique (Herder) à l’enthousiasme absolu ; que sa troisième version ne fut en réalité qu’une tentative malheureuse pour rendre possible la représentation d’une œuvre qu’à l’origine il ne destinait point à la scène ; qu’au moment où il composa Goetz, le théâtre allemand ne lui offrait aucun modèle, les pièces de Lessing se rapprochant encore trop, pour son goût d’alors, du « genre classique », et la meilleure pièce « romantique », l’Ugolin de Gerstenberg, étant bien loin d’être un chef-d’œuvre ; enfin, que, tout imprégné de Shakespeare, tout rempli de théories absolues comme ou l’est volontiers à son âge, il ne se trouvait point en état de dégager encore et de développer son génie. Mais ce plaidoyer n’aurait pas sa raison d’être, car Gœtz de Berlichingen, tel qu’il était, obtint, en somme, l’accueil le plus favorable, voisin de l’enthousiasme. Il souleva — ce qui ne fut point pour déplaire à son auteur — quelque colère parmi les « classiques ». Un critique, qui n’était autre que le roi de Prusse, le condamna vertement : « On peut pardonner à Shakespeare des écarts bizarres, dit Frédéric II dans son petit écrit intitulé : De la littérature française ; car la naissance des arts n’est jamais le point de leur maturité. Mais voilà encore un Gœtz de Berlichingen qui paraît sur la scène, imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises, et le public applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. » Mais on sait que Frédéric n’était pas « dans le mouvement », du moins en littérature. Par une contradiction qu’on a souvent relevée, le prince qui travaillait alors à préparer l’avenir politique de l’Allemagne ne comprenait point le parti qu’il aurait pu tirer pour ses desseins des aspirations « nationalistes » éparses autour de lui ; d’ailleurs, outre la forme déréglée de Gœtz, il ne pouvait qu’en désapprouver les tendances libertaires, lui dont on sait le goût pour les gouvernements solides ; et comment l’ami de Voltaire, pénétré des doctrines de son siècle, eût-il pu goûter ce moyen âge idéaliste, de morale austère, et, en somme, chrétienne ? En revanche, l’œuvre nouvelle parut une révélation aux « vieux allemands » de la suite de Klopstock, aux « hommes libres », fanatiques de Rousseau ou disciples de Herder (qui, lui, faisait ses réserves), aux jeunes poètes du Hainbund groupés autour de Bürger et de Voss : à tel point que plusieurs d’entre eux, parmi les plus considérables, Lavater, Stilling, Klopstock lui-même, tinrent à honneur de féliciter le jeune poète et d’entrer en relations personnelles avec lui. Le public suivit ce mouvement : mise en vente au prix de douze groschen, la pièce recut un tel accueil que, dès 1774, l’acteur Karle, de Berlin, essaya de la mettre à la scène ; quelque difficile ou impossible qu’elle fût, cette entreprise n’en excita pas moins l’intérêt général : et la pièce lui valut de si bonnes recettes, qu’il put la jouer treize fois dans la même année. L’auteur avait donc mille raisons d’être satisfait ; et il l’était : « Maintenant, quant à mon cher Gœtz, écrivait-il à un ami quelques semaines après la publication de sa pièce, je me confie à sa bonne nature : il réussira et il durera. C’est un fils des hommes qui a beaucoup de défauts, et cependant l’un des meilleurs… » Cette bonne opinion qu’il avait de sa première pièce, Goethe ne la perdit jamais. Alors même que son périple autour des idées l’avait entraîné bien loin du romantisme, il demeurait plein d’indulgence pour les « défauts » de son chevalier à la main de fer : « J’ai écrit mon Goetz de Berlichingen quand j’avais vingt-deux ans, disait-il à Eckermann, et dix ans plus tard j’étais étonné de la vérité de mes peintures. Je n’avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je peignais ; je devais donc posséder par anticipation la connaissance des différentes conditions humaines. »
Cependant, quoique satisfait, Goethe ne devait pas persévérer dans la voie qui lui avait valu ce premier succès. Gœtz demeure, en effet, la seule de ses œuvres qui porte nettement la marque de l’époque du Sturm und Drang, « de tempête et de violence » ; elle est la seule qu’ait produite la crise romantique où d’autres, comme Klopstock, s’attardèrent, mais qui, pour Goethe, devait être rapide et légère comme une maladie d’enfant.
III — La crise sentimentale
Pas plus que vers le romantisme, la véritable nature de Goethe ne l’inclinait vers le « sentiment ». Mais le « sentiment » était à la mode : les jeunes disciples de Rousseau, fanatiques de Shakespeare et d’Ossian, le célébraient sur des modes lyriques comme étant à la fois le but, la noblesse et la beauté de la vie. Qu’il s’agît de l’amour ou de l’amitié, l’on s’appliquait à en exagérer l’expression, en se figurant de bonne foi qu’on en augmentait ainsi l’intensité. Rappelez-vous les hymnes de Klopstock, les dithyrambes de Gleim ou de Fritz Jacobi, le ton des lettres de Goethe lui-même à quelques-uns de ses amis et à son amie — qu’il n’avait jamais vue — Auguste de Stolberg. L’on ne trinquait pas sans rappeler solennellement la Cène ; on s’adressait des épîtres sans fin pour se souhaiter bonne nuit ; on se vantait de ses rêveries ; on s’enorgueillissait de ses larmes ; on délayait ses mélancolies en paroles interminables ; on avait des désespoirs grandiloquents. Goethe paya son tribut à cette manie : il fut sentimental comme il fut romantique, à peu près en même temps, avec une égale ferveur ; il le fut comme écrivain plutôt que comme homme, exploitant, la plume à la main, une aventure assez insignifiante dont son talent, secondé par la bonne volonté de tous, réussit à tirer un des livres les plus retentissants que connaisse l’histoire des Lettres. Son œuvre ne nous fournirait aucune occasion meilleure de pénétrer le secret de cette harmonie entre la vie éphémère et la fiction durable qu’il se vantait si volontiers d’avoir réalisée. Jamais il n’a plus heureusement « consolidé par de solides pensées » les fantômes inconscients qui se meuvent dans l’ordre inférieur de la réalité. Nous voudrions d’abord, dans une intention que nous indiquerons ensuite, mesurer l’espace qu’a dû parcourir son génie pour tirer son roman de Werther de l’épisode authentique auquel il se rattache.
I
Goethe, qui d’ailleurs n’a guère connu le doute en présence de l’œuvre achevée, a toujours eu une vive prédilection pour ce roman de sa jeunesse, auquel il a dû sa célébrité. À peine l’a-t-il terminé, qu’il en parle avec une évidente satisfaction à son ami Schœnborn, consul à Alger (1er juin 1774). Les reproches d’une critique étroite qui, à plusieurs reprises, tenta de le rendre responsable de quelques « faits divers » dont les héros semblaient s’être inspirés de Werther, n’ébranlèrent point cette impression favorable ; non plus les années, qui cependant le conduisirent si loin de ce qu’il était dans sa jeunesse et l’amenèrent à détester, puis à railler cette « sentimentalité » dont il avait été l’un des agents les plus actifs. À vrai dire, il ne relut son roman qu’une seule fois, une dizaine d’années après sa publication ; mais il en conserva le meilleur souvenir et ne cessa jamais de l’aimer. Dans la fameuse entrevue qu’ils eurent ensemble, Napoléon lui parla uniquement de Werther, qu’il avait, dit-il, emporté en Égypte. Ce petit fait causa à Goethe une satisfaction des plus vives, qui ne fut point cependant sans mélange, car l’empereur lui reprocha d’avoir conduit son héros au suicide, non par la passion seule, mais par des déceptions de vanité et des froissements d’ambition : « C’était, selon lui, affaiblir l’idée que le lecteur se fait de l’amour immense de Werther pour Charlotte. » Goethe sentit si vivement la justesse de cette observation, qu’il la garda pour soi seul : il s’abstint de la consigner dans sa relation de l’entrevue ; plus tard, il refusa de la répéter à Eckermann, qui, cependant, réussit à lui soutirer tant de révélations intéressantes ; en sorte que, si nous la connaissons aujourd’hui, c’est aux souvenirs du chancelier de Muller que nous le devons. Goethe ne parlait de Werther que pour en faire ressortir la beauté, que pour en défendre la portée, que pour en revendiquer l’honneur. Il n’entendait point en partager la gloire avec la généralité de ses contemporains. Il tenait à le donner comme une œuvre essentiellement personnelle, qui lui appartenait bien en propre, qu’il avait réellement vécue avant de l’écrire : « J’ai connu ces troubles dans ma jeunesse par moi-même, disait-il à son fidèle confident, et je ne les dois ni à l’influence générale de mon temps, ni à la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m’a fait écrire, ce qui m’a mis dans cet état d’esprit d’où est sorti Werther, ce sont bien plutôt certaines relations, certains tourments tout à faits personnels et dont je voulais me débarrasser à toute force. J’avais vécu, j’avais aimé et j’avais beaucoup souffert. Voilà tout. » Goethe ajoutait — chacun comprendra que ces assertions, dans sa pensée, n’enlevaient à son œuvre sa signification momentanée que pour lui donner une portée plus universelle : « On a beaucoup parlé d’une ‘époque de Werther.’ Cette époque historique déterminée, c’est une époque de la vie de chaque individu. Nous sommes tous nés avec le sens de la liberté naturelle, et, nous trouvant dans un monde vieilli, il faut que nous apprenions à nous trouver bien dans ses cases étroites. Bonheur entravé, activité, jeunes désirs inassouvis, ce ne sont pas là les infirmités d’un temps spécial, mais bien celles de chaque homme ; et c’est un malheur si quelqu’un n’a pas dans sa vie un instant pendant lequel il lui semble que Werther a été écrit pour lui seul. » Goethe allait encore plus loin : il invoquait son œuvre la plus passionnée pour attester la puissance et la réalité de sa sensibilité : « Dieu me préserve, écrivait-il à Mme de Stein, de me trouver de nouveau dans le cas d’en écrire ou d’en pouvoir écrire une pareille ! » Plus tard, comme s’il eût pressenti que la critique future apporterait une curiosité particulièrement indiscrète à l’examen de ce roman, et que les descendants, pour le relire avec amour, voudraient du moins être convaincus de sa sincérité, il affirmait l’avoir puisé, « comme Faust, tout entier dans son cœur ».
Essayons donc, puisqu’il nous y convie en quelque sorte, de remonter à la source même de son œuvre.
L’anecdote est connue. Elle a été racontée souvent, depuis la publication, déjà ancienne, des lettres de l’époque22. On en peut trouver le détail dans l’excellent ouvrage de M. Mézières. Nous nous contenterons donc de rappeler les faits, en peu de mots.
Au printemps de l’année 1772, le conseiller Goethe, qui voulait absolument faire de son fils un avocat distingué, l’envoya à Wetzlar, siège du Tribunal de l’Empire, centre d’une activité juridique considérable, bien que fort lente, et d’un nombre énorme de procès qui traînaient là depuis des siècles. Wolfgang s’y lia avec plusieurs jeunes gens, que les hasards des carrières diplomatiques ou judiciaires avaient conduits dans la vieille petite ville, parmi lesquels se trouvait un secrétaire de la légation du Hanovre, nommé Kestner, de huit ans son aîné. C’était un brave garçon, d’esprit solide, de goûts sérieux, un peu « philistin ». Goethe l’étonna d’abord, par ses allures brillantes et bizarres (c’est son mot), mais ne tarda pas à lui plaire, et s’introduisit dans une maison que son nouveau camarade fréquentait assidûment : celle du bailli Adam Buff, qui administrait, à Wetzlar, une fondation dépendant de l’Ordre teutonique. Kestner était fiancé à la seconde des filles du bailli, nommée Charlotte : une jeune fille gaie, active, gracieuse, simple, qui tenait dans la maison la place de la mère morte. Goethe la trouva charmante, devint l’hôte assidu de la « Maison allemande », sans que Kestner en prît ombrage. Peut-être eût-il pu supplanter, dans le cœur de Charlotte, l’imprévoyant diplomate. Mais il était son ami : il résista à son inclination. L’on peut même supposer qu’il trouva, dans cette lutte entre sa délicatesse et son sentiment, une sorte de plaisir douloureux, dans le goût du temps. La lutte fut-elle bien vive ? Quelle y fut la part de l’imagination et celle de la « littérature » ? C’est ce qu’il est difficile de mesurer exactement. Toujours est-il que le moment arriva où Goethe sentit, ou crut sentir, que son cœur se prenait tout de bon. Comme la date fixée pour le mariage des fiancés approchait, il prit un parti très sage : il s’en alla. Il s’en alla bravement, en souffrant plus ou moins, mais non sans faire de très belles phrases : car il demeura en correspondance avec ses amis, qu’il revit un peu plus tard, et conserva avec eux des relations assidues et cordiales, malgré la publication de Werther, qu’on eut quelque peine à lui pardonner.
Tel est l’épisode, pour autant qu’on peut le résumer en si peu de lignes. On y reconnaîtra sans peine la trame générale du roman, ou du moins, de la première partie du roman ; la seconde, celle qui pousse l’aventure au tragique, ayant d’autres fondements.
Notons tout de suite que l’héroïne du livre ressemble trait pour trait à Charlotte Buff, et qu’Albert rappelle aussi beaucoup le personnage authentique de Kestner, bien qu’il soit beaucoup plus jaloux. Mais il n’y a rien de moins concluant que les faits : une telle anecdote, insignifiante en elle-même, ne vaut que par l’intensité du sentiment auquel elle a servi de prétexte. Cette intensité existe dans le livre, parce que l’écrivain en a trouvé l’expression. Jusqu’à quel point se développa-t-elle réellement dans l’âme de l’homme ? Voilà la question.
Nous avons, pour en juger, deux documents, d’inégale valeur : les lettres écrites par Goethe à Kestner et à Charlotte, sous le coup direct de ses émotions, et le récit qui termine le douzième livre des Mémoires.
Ce récit est décevant. L’on y chercherait en vain quelque trait de sentiment fort, de passion profonde. Charlotte nous est présentée comme une wünschenswerthes Frauenzimmer, expression que ne rendrait point la traduction littérale : « une petite femme désirable », mais qui pourtant n’évoque guère d’autre idée que celle d’une personne agréable, sans beaucoup de conséquence. Du reste, pour achever le portrait, Goethe ajoute aussitôt : « Elle était de celles qui, sans inspirer de passions violentes, sont créées pour plaire généralement. » À l’en croire, elle lui plut surtout par l’harmonie de sa taille élégante, de sa belle santé, de son caractère actif et serein. Les prévenances dont il la combla la flattèrent sans qu’elle en fut plus troublée que son fiancé, étant, « selon sa nature, plus disposée à une bienveillance générale qu’aux inclinations particulières ». Destinée « à un homme digne d’elle, qui se déclarait prêt à s’unir à elle pour la vie », elle ne songea point qu’à marquer trop de « bienveillance générale » à un jeune homme particulier elle pût compromettre ses engagements antérieurs ou susciter de coupables espérances dans le cœur du jeune homme. Lui, cependant, devint « oisif et rêveur », « ne put bientôt se passer d’elle », en sorte qu’ils finirent par être « inséparables ». Le fiancé était de la partie, « quand ses affaires le lui permettaient ». « Sans le vouloir, ils s’accoutumèrent tous trois les uns aux autres, et ne surent jamais comment ils en étaient venus à ne pouvoir vivre séparés. » Situation singulière, à coup sûr, qui aurait pu devenir douloureuse, mais qui, d’après le récit, demeura pacifique et pleine de douceurs : car « ils vécurent ainsi un été magnifique, véritable idylle allemande, dont un pays fertile faisait la prose et une pure affection la poésie. » La séparation vint à son heure, simple et facile : Goethe reçut la visite de son ami Merck. Celui-ci, prototype de Méphistophélès, ne goûta point le charme de Charlotte, à laquelle il préféra une de ses amies, une « beauté majestueuse », une « femme superbe qui se trouvait libre et sans attachement ». En sorte qu’il reprocha vivement à Goethe de n’avoir pas choisi cette personne, auprès de laquelle il n’aurait pas perdu son temps, plutôt que l’autre, à laquelle il ne pouvait prétendre. En même temps, il lui représentait les agréments d’un voyage aux bords du Rhin. Raisons excellentes qui achevèrent de décider Goethe au départ :
Quand Merck se fut éloigné, raconte-t-il, je me séparai de Charlotte, la conscience plus pure qu’en quittant Frédérique, mais non sans douleur. Par l’habitude et l’indulgence, cette liaison était devenue, de mon côté, plus passionnée que de raison ; au contraire, Charlotte et son fiancé gardaient gaiement une mesure si parfaite qu’il ne pouvait rien être de plus beau ni de plus aimable, et que la sécurité même que j’en avais me fit oublier tout danger. Cependant, je ne pouvais me dissimuler que cette aventure devait finir, car on attendait prochainement la nomination dont dépendait l’union du jeune homme avec l’aimable jeune fille ; et comme tout homme un peu résolu sait se déterminer à vouloir par lui-même ce qui est nécessaire, je pris la résolution de m’éloigner volontairement avant d’être chassé par un spectacle insupportable.
On reconnaîtra qu’il n’y a rien dans tout cela de violent ni de passionné. Quelques critiques allèguent que Goethe, au moment où il écrivit cette relation, était refroidi par l’âge23, et d’ailleurs gêné par le fait que Charlotte vivait encore. Sur le second point, l’on peut répondre que, si le souvenir de Mme Kestner lui eût été assez cher pour qu’il tînt à parler librement d’elle, il se serait arrêté dans sa rédaction, comme il le fit pour Lili. Quant au reste, il suffira de relire l’idylle de Sesenheim ou le roman de Lili, pour voir avec quelle fraîcheur, avec quelle jeunesse Goethe savait encore parler de ses souvenirs d’amour ; et l’on se trouvera fondé à conclure que, si le récit de l’aventure de Wetzlar dégage si peu d’intérêt, c’est qu’en réalité son cœur n’y fut jamais engagé bien profondément.
L’impression du récit des Mémoires est si franche, si nette, que ceux-là mêmes qui s’en sont étonnés ou affligés ne l’ont point contestée. Tout autre est le cas des lettres à Kestner ou à Charlotte, que la critique invoque volontiers pour relever l’anecdote de Wetzlar. M. le Dr Ernest Gnad, dans un intéressant essai que j’ai sous les yeux, en admire le « ton qui vient du cœur », « le style vigoureux et frais »24, et les accepte pour l’expression spontanée d’une passion réelle, d’un désespoir absolument sincère. M. Hermann Grimm, dans ses célèbres conférences, les discute avec plus de sagacité, relève la contradiction qui existe entre l’ardeur de leur langage et le ton détaché des Mémoires, et s’efforce de résoudre cette contradiction par des explications extrêmement ingénieuses — trop ingénieuses pour être acceptables —, reconstituant en quelque sorte toute une scène inédite du roman authentique. Mais pas plus que M. Gnad il ne met en doute leur sincérité.
Nous reconnaîtrons volontiers, pour notre part, qu’elles sont des modèles de « style passionné ». Qu’on en juge :
Goethe à Kestner.
Le 10 septembre 1772.
Il est parti, Kestner, quand vous recevrez cette lettre, il est parti25. Donnez à Lottchen le billet ci-inclus. J’étais très résolu, mais votre conversation m’a déchiré. Je ne puis rien vous dire en ce moment qu’adieu. Si j’étais resté un moment de plus auprès de vous, je ne l’aurais pas supporté. Maintenant je suis seul et demain je pars. Ô ma pauvre tête !
A Lotte.
Inclus dans le précédent.
J’espère bien revenir, mais Dieu sait quand ! Lotte, dans quel état était mon cœur à tes paroles, quand je savais que c’est la dernière fois que je te vois. Pas la dernière, et pourtant je pars demain. Il est parti. Quel esprit vous poussa à ce discours ? Comme j’irais dire tout ce que je sentais, ah ! je fus presque anéanti en baisant votre main pour la dernière fois. La chambre dans laquelle je ne reviendrai pas, et le cher père qui m’a accompagné pour la dernière fois. Je suis maintenant seul, et peux pleurer, je vous laisse heureuse, et ne sors pas de vos cœurs. Et je vous reverrai, mais, pas demain, c’est jamais. Dites à nos enfants qu’il est parti. Je ne puis continuer.
A Lotte.
Inclus dans le précédent.
Le 11 septembre 1772.
Mes paquets sont faits, Lotte, et le jour se lève ; encore un quart d’heure et je suis loin. Les images que j’ai oubliées et que vous partagerez aux enfants, puissent-elles m’excuser d’écrire, Lotte, quand je n’ai rien à écrire. Car vous savez tout, vous, comme j’étais heureux ces jours. Et j’irai chez les plus chères, chez les meilleures personnes du monde, mais pourquoi loin de vous. C’est maintenant ainsi, et c’est mal de ne pouvoir aujourd’hui, demain ni après demain ajouter — ce que j’ai souvent ajouté en plaisantant. Bon courage toujours, chère Lotte ; vous êtes plus heureuse que beaucoup mais pas indifférente, et je suis heureux de lire dans vos yeux que vous croyez que je ne changerai pas. Adieu, mille fois adieu.
Goethe.
Cet apparent abandon de la forme, qui n’exclut ni la recherche de l’expression ni l’arrangement de la phrase ; ces interjections, ces exclamations ; plus tard, dans d’autres lettres, des affectations savantes de style tragique, homérique ou biblique, selon la disposition du moment ; des images d’un choix excellent, évoquées avec maestria : d’adroites alternances de « vous » et de « toi » ; des morceaux artistement ciselés, qui sont presque des lieds ; bref, toute la rhétorique de cette correspondance m’inspire une insurmontable méfiance. Je sais bien qu’il est très difficile de soutenir une appréciation aussi délicate, qui dépendra toujours du sentiment de chacun : nous nous trouvons devant des lettres de passion, qui donnent très bien l’impression de la passion, dans le style particulier qu’on employait à l’époque. M. Gnad, M. Grimm, la plupart des critiques déclarent qu’elles ont l’odeur et le goût de la sincérité. Je leur réponds qu’au contraire elles me semblent écrites de parti pris, par un homme qui se joue à lui-même encore plus qu’aux autres une espèce de comédie — sans mauvaise foi, d’ailleurs, sans calcul hypocrite — comme font volontiers les gens au cœur sec qui sont parvenus à s’échauffer l’imagination. Laquelle de ces deux opinions inconciliables sera la plus voisine de la vérité ? Je ne puis qu’expliquer mes raisons.
D’abord, il me paraît certain que Goethe, dès les derniers temps de son séjour à Wetzlar, songeait à utiliser son aventure pour en tirer une œuvre littéraire. Il était coutumier du fait : à Leipzig déjà, il avait tiré de sa liaison avec Annette Schœnkopf Les Complices et Le Caprice de l’amant ; il devait à Frédérique Brion une partie au moins de Gœtz de Berlichingen et allait lui devoir Clavijo ; pourquoi donc n’aurait-il pas songé à transposer en littérature l’épisode sentimental qu’il traversait ? Projet d’autant plus légitime que cet épisode devait lui sembler admirable ; que les détails s’en accordaient à merveille avec l’idée qu’il se faisait de l’amour, de la passion, de l’amitié ; que la candeur de Charlotte, la générosité de Kestner, la violence, factice ou réelle, de ses propres sentiments, la vertu qu’il avait eue d’y résister, fournissaient une trame parfaitement appropriée à son état d’esprit. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit là une supposition gratuite : elle s’appuie sur un document très significatif, que M. Hermann Grimm cite lui-même, bien qu’il en tire d’autres conclusions. Tout en fréquentant assidûment la « maison allemande », Goethe poursuivait ses occupations littéraires ; et, depuis quelques mois, il collaborait avec zèle aux Frankfurter Gelehrten Anzeigen : une sorte de revue bi-hebdomadaire, de quatre feuilles en petit in-octavo, qu’avaient fondée, en janvier 1772, Merck et Schlosser. Or, dans le numéro du 5 septembre 1772 — soit dix jours avant le départ de Wetzlar — on peut lire un fort bel article sur un ouvrage récent, les Poésies d’un Juif polonais, dont le sens n’est point difficile à pénétrer :
Ô génie de notre patrie, fais bientôt s’épanouir un jeune homme qui, plein de gaîté, de force et de jeunesse, soit d’abord pour son cercle le meilleur compagnon, qui accuse son jeu le plus aimablement, qui chante les chansons les plus joyeuses, qui anime les chœurs dans les rondes, qui offre gracieusement la main à la meilleure danseuse pour danser les pas les plus nouveaux et les plus variés, pour qui les plus belles, les plus spirituelles, les plus enjouées déploient toutes leurs séductions, dont le cœur sensible se laisse aussi gagner, pour se libérer fièrement l’instant d’après, s’il apprend, en se réveillant d’un rêve poétique, que sa déesse n’est que belle, que spirituelle, qu’enjouée ; un jeune homme dont la vanité, blessée par l’indifférence d’une femme trop réservée, s’impose à elle, la conquiert enfin par une sympathie, des larmes, des soupirs feints et voulus, par des centaines de petites attentions à la mode du jour, par des chants attendrissants et de la musique nocturne, et l’abandonne de nouveau, parce qu’elle n’était que réservée ; qui nous présente et plaisante, avec l’aisance d’un cœur indompté, toutes ses folies et ses résipiscences ! Nous nous réjouirions de cet écervelé, qui ne se contenterait pas de quelques vulgaires bonnes fortunes isolées.
Mais ensuite, ô génie, qu’il soit manifeste que ce n’est pas de la platitude, mais de la tendresse de son cœur que vient sa versatilité ; fais-lui trouver une jeune fille digne de lui !
Quand des sentiments plus élevés le conduiront du tourbillon du monde dans la solitude, fais qu’il découvre, en son pèlerinage, une jeune fille dont l’âme toute bonne en même temps que le corps plein de grâce se soient harmonieusement développés dans les paisibles et actives affections domestiques du cercle de la famille ; qui soit la chérie, l’amie, l’appui de sa mère, la seconde mère de la maison ; dont l’âme, source d’amour, s’attache irrésistiblement tous les cœurs ; auprès de laquelle le poète et le sage puissent s’instruire en contemplant avec ravissement sa vertu innée, son aisance naturelle et sa grâce. Oui, si, aux heures de repos solitaire, elle sent qu’il lui manque encore quelque chose, malgré l’amour qu’elle répand autour d’elle, un cœur jeune et chaud pour pleurer ensemble les béatitudes lointaines et secrètes de ce monde, dans la compagnie de qui elle s’élancerait, étroitement unie, vers les perspectives dorées de l’éternel Être-ensemble, de l’union durable, de l’amour éternel et vivant !
Fais que ces deux êtres se rencontrent : à la première approche, ils pressentiront obscurément et puissamment l’étendue de la félicité qu’ils pourraient se donner l’un à l’autre, et ne se laisseront plus séparer. Ensuite, qu’il bégaye en pressentant, en espérant, en jouissant, ce que nul n’exprime avec des mots, nul avec des larmes, nul avec le regard attardé qui contient toute l’âme. La vérité et la beauté vivantes seront dans ses chants, au lieu de l’idéal en bulles de savon multicolores qu’on trouve en abondance dans les poèmes allemands.
Mais ces jeunes filles existent-elles ? Peut-il se trouver de tels jeunes gens ?…
N’est-ce pas à peu près l’esquisse de Werther et, déjà, le style du roman ? Or, si l’on admet qu’au moment où il composa cet article, c’est-à-dire probablement au mois d’août, alors qu’il faisait librement sa visite quotidienne à la « maison allemande », Goethe songeait à utiliser, comme poète, non pas seulement le sentiment qu’il observait en lui, mais la situation même où il se trouvait, on accordera sans trop de peine qu’il y avait dans son cas beaucoup de « littérature » ; que cette « littérature » peut et doit avoir pénétré dans ses lettres : qu’on ne saurait en conséquence, les accepter comme l’expression simple, directe, naïve de son état d’âme.
Relisez-les, d’ailleurs, ces lettres que M. Gnad range parmi « les plus belles qu’il y ait dans la riche correspondance de Goethe » : vous serez frappés, je crois, de leur caractère factice, voulu, arrangé. Vous vous arrêterez à des phrases comme celles-ci : « Je voyage dans le désert où il n’y a point d’eau ; mes cheveux sont mon ombre, mon sang est ma source » ; ou bien : « Le jour du vendredi saint, je voulais creuser une tombe sacrée pour ensevelir la silhouette de Charlotte : elle est encore là, et elle y restera jusqu’à ce que je meure ! » Vous remarquerez qu’elles sont souvent d’un ton badin, semées de plaisanteries d’un goût parfois douteux, remplies de détails familiers, presque toujours bien composées, comme de petites œuvres d’art. Et vous reconnaîtrez, je crois, qu’elles trahissent un souci bien plus vif du « morceau » qu’une douleur poignante ou vive. Du reste, dans les actes de Goethe, on chercherait vainement un trait qui correspondît au désespoir qu’expriment quelques-unes des lettres, au détachement mélancolique dont toutes s’efforcent de donner l’impression. Après avoir rédigé ses trois billets d’adieux, encartés les uns dans les autres, il a descendu la vallée de la Lahn, à pied d’abord, puis en bateau, jouissant de la beauté du paysage, repris par son ancien goût pour la peinture, sans plus penser à Charlotte. Il arrive à Ehrenbreitstein, où il trouve un accueil empressé dans la famille de La Roche : des personnes qui n’engendrent point la mélancolie, et, en ce moment même, hébergent Merck, leur ami commun. On cause littérature ; on lit en commun les lettres que Mme de La Roche aimait à recevoir et recevait souvent des gens célèbres de divers pays ; on fait d’agréables parties, très gaies, sur les bords de la Moselle ou du Rhin. Goethe flirte avec les deux filles de la maison, surtout avec l’aînée, Maximilienne26, très belle, très jeune, très précoce, dont les yeux noirs sont plus complaisants que les yeux bleus de Charlotte Buff. Après quelques jours de cette joyeuse existence, Goethe reprend le chemin de Francfort. À peine y est-il rentré, qu’il est repris par ses préoccupations habituelles : une lettre écrite à Johann Gottfried Rœderer, le 21 septembre, nous montre qu’il a l’esprit assez libre pour songer à Shakespeare et à l’art allemand. Le lendemain, il rencontre Kestner. Leur entrevue est tout amicale et toute paisible : ils s’embrassent avec effusion ; ils vont se promener ensemble sur le Römer, où ils rencontrent une amie qui se jette au cou de Goethe et l’embrasse cordialement ; ils causent avec Merck et sa femme, s’arrêtent un moment dans la maison de la Fosse-aux-Cerfs, vont à la messe, à la bibliothèque, et, le soir, au théâtre : une journée bien remplie, comme vous voyez, une journée de bonne amitié, de joyeuse camaraderie, où il n’y a guère de place pour le désespoir. Cependant, Kestner parti, les lettres recommencent, — la passion, la mélancolie : « C’était autrefois l’heure où j’allais chez elle, c’était la petite heure où je les rencontrais, et maintenant, j’ai tout le temps d’écrire !… » Charlotte est toujours l’adorée, et son fiancé le confident ; Goethe multiplie les expressions de tendresse, de regrets, de tristesse, d’abandon familier, se montre confiant, affectueux, touchant, accepte toutes les commissions dont on veut bien le charger, y compris celles d’acheter les anneaux de fiançailles, sans interrompre pour cela ses divers travaux, sans renoncer non plus à d’agréables liaisons qui tiennent le milieu entre le sentiment et la galanterie. Sa vie et sa correspondance avec Kestner semblent deux domaines différents : dans l’un, il agit, il pense, il jouit, il déploie les ressources variées de sa riche personnalité ; dans l’autre, il gémit, il soupire, il roucoule, il plaisante mélancoliquement, il se livre à des enfantillages d’âme désemparée. On dirait, si j’ose employer cette image, qu’il possède un jardin pour rire et l’autre pour pleurer : il se transporte de l’un dans l’autre avec désinvolture et facilité, comme si c’était la chose la plus simple de passer ainsi de la douleur à l’insouciance, du mal d’aimer à la joie de vivre. Au moment du mariage de Charlotte, les lettres se multiplient. Il reproche à ses amis de ne pas l’avoir d’emblée chargé d’acheter les anneaux qu’ils vont échanger, les achète tout de même, s’excuse de les envoyer en retard :
Puisse mon souvenir, écrit-il à Charlotte, rester auprès de vous comme cet anneau, dans votre félicité ! Chère Lotte, dans beaucoup de temps nous nous reverrons, vous la bague au doigt, et moi toujours pour vous.
Je ne sais de quel nom, de quel prénom signer.
Vous me connaissez bien.
À Kestner, trois jours après (10 avril) :
M’éloigner de Lotte ! Je ne comprends pas comment cela fut possible… Pourtant, je ne suis pas de pierre, et je suis parti, et dites si ce n’est pas une action héroïque ou quelque chose d’approchant. Je suis content de moi et ne le suis pas. Cela m’a coûté peu, et pourtant je ne puis comprendre comment j’ai pu…
Est-ce que tout cela ne dégage pas l’odeur de ce qu’on prépare, arrange, combine ? Et quel lien établir entre le dénouement tragique de Werther et la fin paisible, un peu plate, de la vraie « idylle » ?
II
Quelques-uns, que trouble tant de sérénité, et qui pourtant veulent absolument que ce livre célèbre soit une confession, ont pensé que Goethe avait trouvé dans sa propre vie les traits plus violents (la jalousie d’Albert, par exemple), dont il n’est point possible de chercher l’origine dans l’aventure de Wetzlar. Comme, en outre, il a donné des yeux noirs à son héroïne, tandis que la fiancée authentique de Kestner avait des yeux bleus, ils en concluent qu’il faut trouver à la première un autre modèle, et que ce modèle ne saurait être que Maximilienne de La Roche. Goethe, en effet, l’avait revue à Francfort, où elle avait épousé un négociant du nom de Brentano : « La chère Max se marie, avait-il écrit à ce propos à son ami Kestner, ici, avec un commerçant considéré. Bien ! très bien ! » Mariage de raison, que la jeune femme avait accepté pour des considérations d’ordre pratique, et qui ne devait guère être heureux. Goethe, qui s’était laissé charmer par elle avant qu’elle fût mariée, eut grand plaisir à la rencontrer après : « J’ai revu les yeux noirs, écrivit-il à Mme de La Roche qu’il prit pour confidente ; je ne sais pas ce qu’il y a dans les yeux. » L’on peut croire qu’il eut quelque curiosité de le savoir. Dans une lettre (en français) de Merck à sa femme, en effet, nous trouvons cette phrase suggestive : « Goethe est déjà l’ami de la maison, il joue avec les enfants et accompagne les enfants de madame avec la basse (le violoncelle). M. Brentano, quoique assez jaloux pour un Italien, l’aime et veut absolument qu’il fréquente la maison. » Peut-être Goethe songea-t-il à recommencer l’aventure de Wetzlar, sans interrompre d’ailleurs pour cela sa correspondance avec les Kestner. Mais Brentano n’était ni un rêveur, ni un idéologue : père de cinq enfants qu’il avait eus d’une première femme, d’esprit positif et bourgeois, fort épris à sa manière — pour autant que ses harengs et ses fromages lui en laissaient le loisir — des yeux noirs de Maximilienne, il ne permit pas que le roman s’introduisît dans son ménage : il fut jaloux, tout bêtement, comme peut l’être un mari sans aucun romantisme, inapte aux « sentiments sublimes » ; et Goethe dut se retirer. « Le récit de Poésie et Vérité, dit M. Gnad, ne nous apprend pas grand’chose sur cette relation et sur son état d’âme à ce moment-là ; mais nous avons toute raison de croire que cette liaison fut beaucoup plus passionnée que le ton mesuré et retenu de son récit ne le fait supposer. On peut sûrement admettre que, là aussi, Goethe éprouva un peu de la douleur de cette séparation sans espoir qui conduit à sa perte le héros de son roman… Dans son œuvre, la femme de Kestner se confond en une seule image avec Maximilienne, le fiancé Albert emprunte quelques traits à Brentano. » Admettons ce dernier point : ce n’est pas sur l’excellent Kestner, modèle de confiance aveugle, que Goethe avait pu observer la jalousie ; et puisqu’il a fait de son Albert un jaloux — mais un jaloux tranquille, modéré, un jaloux honteux de l’être, qui ne manifeste sa jalousie qu’avec sagesse et réflexion — il ne nous en coûte rien d’accorder que ce fut Brentano qui « posa » pour ce trait-là. Accordons aussi, si l’on y tient, qu’il ait pris à Maximilienne les yeux noirs de son héroïne. Mais là s’arrête la ressemblance. Pour le reste, le roman se rapporte bien à l’aventure de Wetzlar, moins toutefois la violence. Et cette violence, il ne faut pas la chercher davantage dans l’épisode de Maximilienne. Car l’hypothèse de M. Gnad est toute gratuite : il néglige de nous exposer sur quelles bonnes raisons il l’appuie. On ne trouverait pour soutenir son assertion qu’une nouvelle phrase de Merck dans une autre lettre à sa femme (14 février) : « Il [Goethe] se détache de tous ses amis et n’existe que dans les compositions qu’il prépare pour le public. Il doit réussir dans tout ce qu’il entreprend, et je prévois qu’un roman, qui paraîtra de lui à Pâques, sera aussi bien reçu que son drame. À côté de cela, il a la petite Mme Brentano à consoler sur l’odeur de l’huile, du fromage et des manières de son mari. » Mais cela est-il autre chose qu’une médisance d’ami ? En tout cas, les lettres à Mme de La Roche, invoquées par M. Gnad, ne nous autorisent point à croire que Goethe perdît un instant son sang-froid pour l’amour des yeux noirs, ni que la nature ardente de Maximilienne l’entraînât plus loin que la confortable coquetterie de Charlotte. Les phrases les plus suggestives qu’on y peut relever n’ont pas un sens bien inquiétant : « Si vous saviez ce qui s’est passé en moi avant que je me décide à éviter la maison, vous ne chercheriez pas à m’y ramener… » ou bien : « Croyez-moi, le sacrifice que je fais à votre Max de ne plus la voir a plus de prix que l’assiduité du soupirant le plus ardent, qui n’est au fond que de l’assiduité. Je ne veux pas compter ce que cela m’a coûté, car c’est un capital dont nous tirons tous deux les intérêts. » En réalité, la couleur des yeux de l’héroïne n’avait rien changé à la couleur du sentiment de Goethe : au cours de ces deux aventures, si rapprochées qu’elles s’illustrent en quelque sorte l’une l’autre et mettent en pleine lumière sa physionomie sentimentale, il garda toute sa liberté d’esprit, dans la première aimant avec sagesse et dans la seconde se laissant aimer avec prudence, ne s’engageant qu’autant qu’il le pouvait sans compromettre ni son indépendance, ni sa sûreté, souffrant juste ce qu’il faut pour s’exciter l’imagination et s’incliner à la poésie. Loin de nous l’idée de lui reprocher ce bel équilibre : si nous nous attardons à le constater, c’est que, pour mesurer l’intérêt actuel de Werther, il nous importe d’établir que ce livre fameux n’est point une « confession », et que Goethe, quoi qu’il en ait dit, ne l’a point tiré des sources de son cœur, mais de celles, bien plus abondantes, de son imagination.
Du reste, on sait que le dénouement tragique de son livre — auquel il ne songea certainement pas une minute pour son propre compte — lui fut fourni par une aventure étrangère.
Il avait retrouvé à Wetzlar, en qualité de secrétaire du chargé d’affaires de Brunswick, un de ses anciens camarades d’études de Leipzig, nommé Jérusalem. Il n’avait jamais éprouvé de sympathie bien vive pour ce jeune diplomate. Il le rencontra pourtant quelquefois dans les cercles étroits de la petite ville. Fils d’un ecclésiastique, Karl Wilhelm Jérusalem était un jeune homme d’esprit fort distingué — comme le prouvent ses Reliquia, dont son maître et ami Lessing se fit l’éditeur — mais inquiet, ombrageux, tourmenté, mécontent de sa situation, en difficultés constantes avec son supérieur. Il eut le malheur de s’éprendre de la femme d’un secrétaire de la légation palatine, M. Herdt. À partir de ce moment, il tomba dans une noire mélancolie, qu’aggravèrent des lectures romanesques. Un soir — c’était le 28 octobre 1772 —, en prenant le café chez sa bien-aimée, il lui dit : Chère Frau Secretarin, voilà le dernier café que je bois avec vous !
Elle répondit en plaisantant. Le lendemain, il revint chez elle à l’heure où il la savait seule, il se jeta à ses pieds en lui déclarant son amour. Comme Charlotte Buff, Mme Herdt était une personne modérée et sage : elle repoussa le bouillant adorateur et pria son mari de lui interdire l’accès de leur maison. Le matin suivant, de bonne heure, Jérusalem écrivit à M. Herdt, qui lui renvoya sa lettre sans l’ouvrir. Un second message ne fut pas mieux accueilli. Désespéré, le malheureux prit alors sa résolution suprême : dans l’après-midi, il écrivit à Kestner, avec lequel il était lié et dont il enviait la belle placidité, de lui prêter ses pistolets pour un voyage qu’il voulait entreprendre. Il rédigea encore quelques lettres, et, à une heure de la nuit, se tira une halle dans la tête. Il ne mourut pas tout de suite : on le trouva, au matin, respirant encore. Sur sa table, il y avait un exemplaire ouvert d’Emilia Galotti. Il expira vers midi, et fut enseveli la nuit même, sans qu’aucun ecclésiastique accompagnât son convoi.
On reconnaît la mise en scène des dernières pages de Werther. Ces détails furent fournis à Goethe par Kestner, qui envoya à son ami une relation circonstanciée de l’événement, accompagnée des réflexions judicieuses que peut faire, en pareil cas, un homme absolument incapable de comprendre le suicide. Goethe en fut vraiment frappé.
Le malheureux Jérusalem ! écrivit-il à son ami, en son style le plus échevelé… Le malheureux ! Mais les diables, qui sont les hommes nuisibles qui ne jouissent de rien, car ils ont dans leur cœur la balle de la vanité et le goût des idoles, et ils prêchent le culte des idoles, et ils prêchent la bonne nature, et ils épuisent et gâtent ses forces, ceux-là sont coupables de ce malheur et de notre malheur. Que le diable les prenne, mes amis ! Si le maudit prêtre, son père, n’est pas coupable, que Dieu me pardonne de lui souhaiter de se rompre le cou comme Héli. Le pauvre garçon ! quand je revenais de la promenade et que je le rencontrais au clair de lune, je disais qu’il était amoureux. Lotte doit se rappeler qu’elle en a souri. Dieu sait que la solitude a enseveli son cœur et, depuis sept ans que je le connais, j’ai rarement causé avec lui ; à mon départ, je lui ai pris un livre que je garderai avec son souvenir aussi longtemps que je vivrai.
Goethe ne se contenta pas du récit de Kestner : il se rendit à Wetzlar en compagnie de Schlosser, visita le théâtre du drame, en causa longuement avec Kestner et Charlotte, se déclara assailli de pensées sinistres. Je me refuse à croire qu’il ait un seul instant songé à imiter Jérusalem. Mais il tenait son dénouement.
On trouve en effet, dans Werther, des traces évidentes de son émotion : non seulement dans les détails qu’il emprunta à la réalité, mais plus encore dans un épisode du roman, celui du valet de ferme amoureux de la veuve qu’il sert. Chassé par elle, pour s’être permis quelque familiarité trop vive qu’avait d’ailleurs autorisée un manège de coquetterie, puis remplacé par un plus habile qui se fit agréer, ce malheureux, affolé par le désespoir, la passion, la jalousie, devint le meurtrier de son rival. Werther apprit la tragique nouvelle par Charlotte. Il en fut aussitôt violemment impressionné. Il courut revoir les lieux bienveillants où il s’entretenait avec le jeune amoureux. « Le seuil sur lequel les enfants du voisin avaient joué tant de fois était souillé de sang. L’amour et la fidélité, les plus beaux sentiments de l’homme, s’étaient transformés en violence et en assassinat. » Mille pensées tumultueuses s’agitaient en lui. Bientôt il vit approcher une troupe de gens armés. On amenait le meurtrier.
— Qu’as-tu fait, malheureux ! cria Werther en s’approchant du prisonnier.
Il jeta sur Werther un regard tranquille, garda un moment le silence, et répondit enfin sans s’émouvoir :
— Personne ne l’aura, elle n’aura personne.
Aussitôt, Werther s’intéressa passionnément à ce misérable — l’admira peut-être, car, dans son état d’esprit, toute passion assez forte pour pousser un homme à quelque acte extraordinaire devait lui sembler sublime. « Il fut arraché pour un moment à sa tristesse, à son découragement, à sa résignation indifférente ; la compassion s’empara de lui avec une force irrésistible, et il fut saisi d’un indicible désir de sauver cet homme. Il le sentait si malheureux, il le trouvait même, comme meurtrier, si excusable, il se mettait si bien à sa place, qu’il croyait fermement persuader les autres aussi. » Vain espoir : Albert et le bailli n’ont pas de peine à rétorquer ses arguments, au nom de l’intérêt collectif et de la sûreté de tous, et, confondant alors sa propre destinée avec celle de l’assassin, Werther note sur un petit billet qui se retrouva plus tard parmi ses papiers : « On ne peut pas te sauver, malheureux ! Je vois bien qu’on ne peut nous sauver ! »
La discussion qu’à propos de cet incident fictif Werther soutient contre Albert et le bailli me paraît être un écho de celle que Goethe eut, à propos du suicide de Jérusalem, avec Kestner et M. Buff, en présence de la bonne Charlotte, tout effrayée de voir jusqu’où peut conduire le « sentiment ». Quant aux réflexions qu’il prête à son héros, j’imagine qu’elles rappellent celles qu’il ne manqua pas de faire lui-même sur la mort tragique du jeune diplomate brunswickois : Hé quoi ! songea-t-il sans doute, il y a donc des êtres en qui la passion est réellement assez forte pour les pousser à de telles violences ! Par quel miracle sont-ils entraînés à ce point, où l’on peut s’oublier jusqu’à renoncer à vivre ? Leur âme s’épanouit dans cette renonciation suprême, ils ne pensent plus, ils ne réfléchissent plus : ils agissent sous l’impulsion directe de la nature et de la douleur, qui abolit pour eux les contingences de l’existence quotidienne, qui les livre tout entiers au désir aveugle et vainqueur. Le monde les blâme ou les plaint, étant pusillanime et ne pouvant guère s’élever au-dessus des banales considérations de l’intérêt social27. Mais ceux qui ont du « sentiment une plus haute idée ne peuvent contenir, au spectacle de si sublimes folies, un généreux attendrissement, une sympathie qui s’exalte jusqu’à l’admiration. » Faisant retour sur son propre cas, il dut rougir un peu de la faiblesse, de la frivolité de son amour pour Charlotte. Mais son roman se dessinait de mieux en mieux.
Ainsi, nous en possédons la genèse complète, de ce roman.
Mieux qu’en aucun livre de Goethe, ou de qui que ce soit, nous pouvons pénétrer le mystère de sa formation, suivre le lien, si souvent invisible, qui rattache l’œuvre fictive à la réalité vécue. À l’origine, une aventure personnelle authentique dont nous avons pu indiquer le développement et marquer les caractères : banale, en somme, à peu près insignifiante par les véritables héros, tout à fait insignifiante par leurs véritables sentiments. Quelques traits, empruntés à une autre aventure, également authentique et personnelle, et à des personnages différents : pour avoir combiné ce mélange, Goethe se comparait à Praxitèle. Mais pour prêter aux sentiments secrets l’intensité nécessaire, pour donner au récit la couleur tragique qui le relève, pour arriver enfin au dénouement qui seul s’imposait, il lui a fallu s’inspirer d’un accident étranger, c’est-à-dire introduire dans l’amalgame des éléments extérieurs fournis par l’observation, non par l’expérience. Renonçons donc à voir en Werther une « confession générale », comme disait son illustre auteur, une œuvre puisée dans son cœur.
Si nous nous sommes efforcé d’établir ce fait — et nous le croyons établi de façon péremptoire — ce n’est point pour le vain plaisir de satisfaire la curiosité qui nous pousse à pénétrer les secrets intimes des grands hommes : c’est que, ce fait une fois acquis, nous pouvons discuter avec plus de liberté la valeur réelle d’une œuvre qui a comme affolé toute une génération d’hommes, dont l’influence a été énorme, qui supporte encore aujourd’hui d’être lue, et va toujours recrutant, de-ci de-là, quelques admirateurs. Sommes-nous en présence d’une de ces œuvres éternelles qui manifestent un sentiment avec une exceptionnelle puissance et éclairent l’âme humaine d’une durable lumière, ou d’une œuvre passagère, qui a emprunté son plus vif éclat à la mode d’une brève époque, à l’engouement injustifié des contemporains ? Ou bien, en termes plus imagés, que reste-t-il de Werther, dépouillé de son habit bleu barbeau à boutons d’or, de sa culotte jaune, et de son exemplaire d’Ossian ? C’est la question même que Goethe discutait avec Eckermann, et qu’à l’aide des arguments que nous avons cités il résolvait dans le sens le plus favorable à sa gloire. Reprenons-la, dégagée des préjugés imposés par la légende de Wetzlar, et relisons Werther comme si le livre n’avait point d’histoire, comme s’il n’avait pas fait pleurer nos aïeules, comme s’il venait de paraître hier.
III
Dans tout roman de caractère, il y a un arrière-fonds de sentiments et d’idées qui appartiennent à l’auteur et dont il se sert pour accentuer les tons de ses figures. Dans Werther, cet arrière-fonds est tout artificiel. Rien de moins spontané que cet enfant de la nature qui n’éprouve aucune émotion qu’à travers des ressouvenirs plus ou moins directs de ses lectures préférées. S’il rencontre de jeunes lavandières, il songe aussitôt aux filles des rois qui remplissaient jadis elles-mêmes cette « fonction innocente et nécessaire ». Il revoit une rivière dont il avait souvent longé le cours : aussitôt il évoque ses contemplations passées, qu’il admire avec complaisance, et il s’écrie : « Mon ami, aussi bornés, aussi heureux étaient les vénérables pères du genre humain ; aussi enfantines, leurs impressions, leur poésie. Quand Ulysse parle de la mer immense et de la terre infinie, cela est vrai, humain, intime, saisissant et mystérieux… » Charlotte est comme lui, bien qu’elle nous soit présentée comme un modèle de grâce naturelle. Voyez-la donc, après un orage, aux côtés de son adorateur :
Il tonnait dans le lointain : la pluie bienfaisante tombait à petit bruit sur la campagne, et les parfums les plus suaves montaient jusqu’à nous, dans les flots d’une atmosphère attiédie. Charlotte s’accoudait à la fenêtre ; son regard se promenait sur la campagne ; elle le porta vers le ciel, puis vers moi : je vis ses yeux pleins de larmes ; elle posa sa main sur la mienne et dit : « Ô Klopstock ! » Je me rappelai sur-le-champ l’ode sublime qui était dans sa pensée, et je me plongeai dans le torrent d’émotions dont cette simple parole avait inondé mon cœur. Je ne pus résister, je me penchai sur sa main, et la baisai en versant de délicieuses larmes, et mes yeux s’arrêtèrent de nouveau sur les siens…
Voilà qui est du plus pur rococo. Mais quelquefois les conversations des deux personnages prennent un ton plus déclamatoire encore, dont l’évidente fausseté, la fadeur sentimentale et la factice élévation rappellent certains dialogues des pièces de Diderot. Ils se promènent, par exemple, au clair de lune, avec Albert qui leur tient fidèle compagnie. La nature, comme toujours, les impressionne ; la nuit éveille en eux l’idée de la mort et celle de l’immortalité. Et voici leurs propos :
Nous nous taisions. Au bout d’un moment, Charlotte prit la parole :
— Jamais, dit-elle, je ne me promène au clair de lune sans que mes amis morts me reviennent à la pensée, sans être saisie par le sentiment le plus sublime ; mais, Werther, est-ce que nous devons nous retrouver, nous reconnaître ? Qu’en pensez-vous ? qu’en dites-vous ?
— Charlotte, lui dis-je en lui tendant la main (et mes yeux se remplirent de larmes), nous nous reverrons ! Ici et là-haut, nous nous reverrons…
— … Et nos morts bien-aimés, continua-t-elle, savent-ils quelque chose de nous ? Est-ce qu’ils sentent que, dans nos moments de bonheur, nous nous souvenons d’eux avec un ardent amour ? Oh ! l’image de ma mère plane toujours au-dessus de moi lorsque, dans la tranquille soirée, je suis assise au milieu de ses enfants, — de mes enfants —, et qu’ils sont réunis autour de moi comme ils étaient réunis autour d’elle. Alors si je regarde le ciel avec une larme de désir, et souhaite un moment qu’elle puisse voir comme je tiens la parole d’être la mère de ses enfants, que je lui donnai à l’heure de la mort, avec quelle émotion je m’écrie : « Pardonne-nous, mère chérie, de n’être pas pour eux ce que tu fus toi-même ! Ah ! je fais tout ce que je peux. Ils sont du moins vêtus, nourris, et, ce qui vaut mieux que tout cela, ils sont soignés, ils sont aimés. Si tu pouvais voir notre union, ô sainte bien-aimée, tu bénirais avec des actions de grâces ce Dieu à qui tu demandais, en versant les larmes les plus amères, les larmes suprêmes, le bonheur de tes enfants…
Voilà ce que disait Charlotte… Ô Wihelm ! qui peut répéter ce qu’elle disait ? Comment la lettre froide et morte pourrait-elle reproduire cette fleur céleste de l’âme ? Albert l’interrompit avec douceur :
— Cela vous affecte trop vivement, Charlotte. Je comprends, ces idées vous sont chères, mais je vous en prie…
— Albert, dit-elle, je sais que tu n’as pas oublié les soirées où nous étions assis autour de la petite table ronde, lorsque papa était en voyage, et que nous avions envoyé coucher les enfants. Tu avais souvent un bon livre, et rarement tu lisais quelque chose… L’entretien de cette âme sublime n’était-il pas au-dessus de tout ? Ô douce et belle femme, joyeuse et toujours active !… Dieu voit les larmes que je verse devant lui, à genoux sur ma couche, pour lui demander de me rendre semblable à ma mère.
— Charlotte, m’écriai-je, en me prosternant devant elle, et en prenant sa main que je baignai de pleurs, la bénédiction repose sur toi, ainsi que sur l’esprit de ta mère.
— Si vous l’aviez connue ! dit-elle en me serrant la main. Elle était digne d’être connue de vous.
Je crus m’anéantir. Jamais on n’avait prononcé sur moi une plus grande, une plus glorieuse parole…
Voilà comment on parlait dans la « Maison allemande », à Wetzlar, siège du tribunal de l’empire, vers l’an 1772. On abondait aussi en lectures appropriées. Quand le clair de lune ne suffisait plus à produire l’exaltation cherchée, on ouvrait Ossian, qu’avec le siècle on croyait authentique, on se plongeait dans cette poésie « primitive » qui d’ailleurs, il faut le reconnaître, s’accorde assez bien avec le sentiment qu’on éprouvait ou se flattait d’éprouver. Minona s’avançait « dans sa beauté, les paupières baissées et les yeux pleins de larmes » ; Colma, assise sur un rocher, appelait son Falgar ; les héros et les poétesses invoquaient l’étoile du soir, pleuraient dans la nuit, gémissaient dans le vent. Et l’on finissait par éclater en larmes, et l’on se prenait pour un de ces fantômes brumeux, noyés dans l’éloignement des âges, et l’on se fondait dans les choses avec un ravissement qui n’est point exempt d’orgueil : « Prends le deuil, ô nature, s’écrie Werther au moment de mourir, ton fils, ton ami, ton bien-aimé, approche de sa fin ! »
Ces traits factices marquent le livre, lui imposent péniblement le caractère de l’époque déclamatoire dont il est un des fils les plus prétentieux. Frère cadet de Saint-Preux, Werther a pris de son aîné les plus désagréables manies : vaniteux, ombrageux comme lui, il aspire de même à se tirer à part de l’humanité, pour admirer à l’aise la perfection de ses qualités naturelles. « Si Werther et Saint-Preux s’étaient rencontrés dans la vie, dit justement M. Hermann Grimm, ils se seraient considérés l’un l’autre avec l’effroi de l’homme qui reconnaît son double. » Seulement, il y a entre eux une différence que le critique allemand n’a garde de noter : issu de l’imagination douloureuse et sincère de Jean-Jacques, fils des chagrins qui, fictifs ou réels, torturèrent avec une égale intensité l’âme vibrante du plus malheureux des hommes, reflet d’un cœur vraiment malade, d’une existence d’orage et de fièvre, Saint-Preux conserve du moins, derrière la forme démodée de son langage, derrière les éclats souvent fastidieux de sa passion, un sentiment de vérité profonde, qui nous émeut encore aujourd’hui comme il émut son siècle entier. Tel n’est point le cas de Werther : nous connaissons trop bien ses origines, pour croire encore à lui. Nous savons que, si son auteur le tira de lui-même, ce fut comme il en avait tiré Gœtz de Berlichingen, à travers un travail de volonté qui ne saurait s’accomplir sans que le personnage soit diminué. Le joyeux stagiaire de Wetzlar, le brillant rédacteur des Annonces littéraires de Francfort, le volage amant de Frédérique qui, huit jours après avoir quitté Charlotte, l’oubliait auprès de Maximilienne, peintre du sentiment, de la mélancolie, du désespoir d’aimer, du mal de vivre ! Il y a là une contradiction dont nous ne pouvons admettre les termes ; et, derrière les déclarations des lettres à Wilhelm, nous entendons résonner le rire un peu gros des jeunes diplomates, amis de Goethe et du pauvre Jérusalem, autour de leur table d’hôte dont ils faisaient une Table Ronde, ou les propos galants qui s’échangeaient à Ehrenbreitstein entre l’aimable voyageur revenu de Wetzlar et la fille de Mme de La Roche, sous l’œil complaisant d’une mère spirituelle, romanesque, dépourvue de tout préjugé. Alors, ce que nous voyons de lui, ce n’est point le sentiment dont il s’efforce de manifester l’ardeur, la profondeur ou la violence : c’est la comédie de passion qu’il se joue à lui-même ; c’est son affectation d’avoir « un cœur capable d’embrasser tout l’univers dans son amour » ; c’est la « pose » de son attitude, de son geste, de sa rhétorique, dont il serait absurde de nier que l’éloquence ou l’habileté nous entraîne souvent, mais qui cependant ne nous possède jamais entièrement. Je songe à quelques-uns de ses contemporains et de ses descendants : à Saint-Preux, si follement épris, si oublieux de tout ce qui n’est pas Julie, si bien emporté par sa passion qu’il trouve pour la traduire des accents éternels, bien dégagés, ceux-là, des tyrannies de la mode et du moment ; à Des Grieux, dont la douleur spontanée vous émeut comme le spectacle direct d’une torture ou d’une agonie ; à la plaie orgueilleuse que René va cacher dans les forêts d’Amérique ; à Manfred, criant son mal innommé à travers les orages, dans les solitudes alpestres ; au sobre et plaintif Obermann, le plus simple de tous, qui n’a point de malheur et déplore seulement d’être le moins heureux des hommes ; à tant d’autres — car la légion est nombreuse — dont il serait oiseux de transcrire les noms moins éclatants. Oui, je songe à tous ces pauvres êtres, sortis du cerveau des poètes pour représenter les angoisses, les doutes, les souffrances de générations trop ambitieuses de joies surterrestres, de sentiments irréalisables, ou simplement trop conscientes du mal inhérent à la vie : et Werther, dont la place est marquée parmi eux, ne me semble ni le plus significatif, ni le plus intéressant, ni le plus vivant d’entr’eux. Dirai-je toute ma pensée ? Il me paraît plutôt leur frère inférieur. Auprès de lui, je regrette la fierté de René, la magnificence de Manfred, l’ardeur de Saint-Preux, la tendresse de Des Grieux, la candeur d’Obermann : son bourgeoisisme sentimental ne me remplace aucun de ces traits-là.
Le troisième personnage du roman, Albert, est dessiné de main de maître. C’est qu’il n’est point, celui-là, ni ne doit être un « idéal », comme sa femme et son dangereux ami. Il est un simple homme, photographié par un observateur dont la sagacité n’est point dépourvue d’un peu de malveillance rancunière : car enfin, ce bourgeois tranquille, d’esprit plutôt borné, est le possesseur légitime du trésor convoité, qu’il est d’ailleurs bien incapable d’apprécier à son prix. Ce qu’il goûte en la « Lotte adorée », ce n’est pas son « âme », vous en pouvez être sûrs : ce sont ses qualités de bonne ménagère, l’égalité de son humeur, l’enjouement de son caractère, son adresse à confectionner les tartines. Il est confiant : c’est pour cela que Werther ne le gêne point. Mais, bien que sa longanimité ne soit point un trait banal, il n’est pas supérieur : il est « l’homme le meilleur qui soit sous le ciel », mais atteint de petites manies qui le marquent d’un léger ridicule ; dans les conversations « sublimes » auxquelles il prend part, il représente la raison médiocre, qui dit toujours « pourtant » ; il ose, en présence de Werther, gronder son adorable femme quand elle a négligé les emplettes du ménage ; il ne sait pas l’aimer comme elle mérite d’être aimée. Bref, il est une page de prose égarée dans un poème — que d’ailleurs il ne dépare pas, qu’il rattache à la réalité. Pour le lecteur, il représente la moyenne humaine, en laquelle les plus nobles qualités s’aplatissent. Mais on comprend qu’il ait déplu au bon Kestner, étonné de reconnaître, en cette image peu flattée, son propre portrait, sa générosité, ses manières d’être, sa conception paisible et régulière de la vie. Il se plaignit ; Goethe s’excusa ; et il pardonna : dans la réalité comme dans le roman, toute sa grandeur est d’avoir assez compris le romantisme dont il était entouré, pour lui pardonner toujours.
IV
Ces défauts d’affectation, qui nous rendent pénible aujourd’hui la lecture de Werther, ne choquèrent point les contemporains, car l’affectation avait passé dans les mœurs. On criait, c’est vrai : « Nature ! Nature ! » mais de quel ton, avec quels gestes ! Il y eut des protestations, des critiques, des parodies : elles ne portèrent que sur le sens général ou sur l’utilité pratique de l’œuvre nouvelle. Lessing, étonné du bruit que faisait l’homme à l’habit bleu, n’y comprit rien. « Croyez-vous, écrivait-il à Eschenburg peu de temps après la publication du volume, qu’un jeune Grec ou un jeune Romain se serait privé de la vie ainsi et pour cela ? Sûrement pas. Ils savaient autrement s’assurer contre l’extravagance de l’amour, et au temps de Socrate, on aurait à peine pardonné à une petite fille une telle έξ έρωτος χατοχή qui pousse à τί τολμάν παρά φύσίν. Mettre en avant de tels originaux, à la fois grands et petits, dignes d’éloge et de blâme, était réservé à l’éducation chrétienne qui a transformé un si beau besoin physique en une perfection intellectuelle. Ainsi, mon cher Goethe, encore un petit chapitre pour la fin, et d’autant plus cynique, d’autant meilleur ! » Il va de soi que les chrétiens ne furent pas plus satisfaits que le païen auteur du Laocoon : les ecclésiastiques des deux confessions tonnèrent contre l’ouvrage ; les ◀philosophes▶ s’en mêlèrent ; l’un d’eux, Nicolaï, professeur à Berlin, composa même une parodie, dans le louable dessein de neutraliser les effets contagieux du dangereux petit livre, les Joies du jeune Werther. Son héros se tire aussi un coup de pistolet, mais son arme est chargée de sang de coq, en sorte qu’il en est quitte pour quelques taches. Il se lave, change de toilette, demande la main de Charlotte et l’obtient. Cela n’est pas tout à fait le dénouement cynique que souhaitait Lessing, mais nous en rapproche. Goethe fut plus sensible à cette parodie qu’à aucune autre critique. Il y répondit par un petit poème satirique qui ne fut point publié, mais dont les Mémoires nous ont transmis, avec l’esquisse générale, ce fragment :
Que cet homme présomptueux me déclare dangereux ! Le niais qui ne sait pas nager veut s’en prendre à l’eau ! Que m’importe l’anathème de Berlin et de ses pédants en soutane ! Celui qui ne peut me comprendre n’a qu’à mieux apprendre à lire.
Du reste, ces protestations, ces critiques, inspirées par des sentiments très divers, furent comme emportées par le courant d’admiration qui poussa le petit livre vers ses destinées. L’engouement dépassa celui qu’avait inspiré La Nouvelle Héloïse. Tout le monde voulut être Werther. Un publiciste hanovrien, nommé Wïlhem Rechberg, raconte qu’il passa quatre semaines à pleurer parce qu’il ne se sentait point pareil au héros à la mode, incapable d’agir comme lui. Il y eut une épidémie de suicides : en 1778, une jeune fille se jeta dans l’Inn, accident dont Goethe se montra fort ému. Longtemps après encore, Werther était le bréviaire des jeunes gens. Pendant un temps, l’amour illégitime lui emprunta ses couleurs : le critique Moritz, épris d’une femme mariée, entretint avec un de ses amis une correspondance qui rappelle celle de Werther et de Wilhelm : lui aussi voulait mourir, mais il se contenta de partir pour l’Italie, et son voyage le guérit. Il y eut une Wertherite générale, dont les pays étrangers essayèrent en vain de se préserver. Leipzig, où le roman avait paru, tenta de l’interdire sous peine d’amende ; l’archevêque de Milan fit détruire par les prêtres de son diocèse les exemplaires de la première traduction italienne ; le gouvernement danois voulut en faire autant, mais les exemplaires avaient été enlevés si vite que les censeurs nommés pour examiner l’œuvre n’en trouvèrent plus dans les librairies de Copenhague, en sorte que leur sentence arriva en retard. Efforts perdus ! On n’arrête pas par des moyens administratifs, ni par la persuasion, la marche d’une œuvre qui traduit un état d’âme, une fois que la faveur publique l’a consacré : les critiques, les parodies, les mesures administratives furent impuissants, et telle fut l’action du livre que l’auteur lui-même faillit en être entraîné positivement. Si vous observez la « correspondance », vous remarquerez que la passion de Goethe pour Charlotte, après un temps d’assoupissement, se réveille aux approches de la publication du volume : les lettres s’allongent, le ton s’en réchauffe, on s’attendrit, on évoque des souvenirs dans le goût du roman, ceux, entre autres, d’une précieuse soirée passée à couper des haricots28. Puis vient la publication du roman, la mauvaise humeur des époux Kestner, les protestations de Goethe, la réconciliation, le pardon, la joie : tout cela en langage enflammé — mais avec la prudente recommandation de ne communiquer la lettre à personne. Et dès lors, pendant plusieurs années, on pourra relever, dans les lettres, des phrases qui semblent tirées du volume, sur la mélancolie des choses, l’horreur de vivre, la misère de l’homme. En 1779, encore, Goethe écrivait à Mme de Stein29 : « Si je pouvais peindre le vide du monde, on se cramponnerait les uns aux autres et ne se quitterait plus. » Nous savons même qu’il alla jusqu’à placer un poignard sous son oreiller. Il est vrai qu’il ne s’en servit pas. Mais il en parla.
Et puis, sans compter les faux frères que nous connaissons, vint la série interminable des imitations, dans toutes les langues : une armée de sous-Werther, plus ou moins exactement calqués sur le modèle, s’exprimant comme lui, agissant comme lui, battant la menue monnaie de ses propos, de ses pensées, de ses sensations : Jacopo Ortis, Saint-Alme, Le Peintre de Salzbourg, Werthério Stellino, le Nouveau Werther (comme on avait écrit le Nouveau Robinson), et combien d’autres ! Et ce n’est pas René, ce n’est pas Childe-Harold, dont ils ne pourraient atteindre l’orgueil hautain — ce n’est pas même Saint-Preux, qui les surpasse trop en tendresse —, c’est bien Werther qui est leur père à tous : ils réchauffent à la sienne leur imagination paresseuse ; ils lui empruntent ses formules les plus heureuses, ses admirations, ses opinions ; ils s’attendrissent de son sentimentalisme, que les choux et les pois-goulus suffisent à exciter ; ils frottent leur âme bourgeoise à son âme un peu plus élégante ; et de leur commerce avec lui, ils rapportent péniblement, pour les semer à travers le récit d’aventures à peu près semblables à celles qu’il traversa, des phrases qu’il aurait pu écrire : « Quand nos os glacés seront inhumés sous ce bosquet, alors épais et ombreux, peut-être dans les crépuscules d’été, au susurrement des feuillages, s’uniront les soupirs des anciens de la ville ; aux sons de la cloche des morts, ces sages prieront pour le repos de l’homme de bien, ils recommanderont sa mémoire à leurs fils30 »… « Comme l’âme se sent profondément humiliée quand elle se trouve subjuguée par l’ascendant audacieux de ces insolents dominateurs, et qu’elle observe comment on a comprimé toutes ses forces et restreint toutes ses facultés31 ! »… « Soyez heureux, maintenant que ma misérable vie ne peut plus y porter obstacle ; soyez heureux, maintenant que je vais rendre à la terre ce cœur brisé et désespéré32 ! »… « Mort ! Nina, dans les bras d’un autre ! Tout me repousse du monde et m’avertit de le quitter ; Nina ! elle n’est plus, ne sera plus à moi ! L’infortune m’entoure, pèse sur moi. Je regarde le ciel et la terre ; rien ne me console, tout me rappelle mon malheur33. » Vous pouvez puiser, au hasard, dans le tas, ce sera toujours la même chose.
Il revient à Werther l’incontestable mérite d’être le premier de cette lignée, comme l’indiquent quelquefois les titres des ouvrages, les noms des personnages, leurs diminutifs, leur nationalité, et toujours leur caractère et leur pathos. Il en est aussi le meilleur : car si Goethe ne fut pas « sincère », en ce sens qu’il demeura étranger aux sentiments qu’il décrit, il fut du moins assez bon artiste pour donner à ses contemporains l’illusion de sa sincérité. Cette illusion a duré longtemps, aussi longtemps qu’ont subsisté les modes, les habitudes d’esprit et de langage qui constituent, pour ainsi dire, l’aspect extérieur de son œuvre. On a pu croire Werther humain tant qu’on a parlé comme lui ; on a été dupe de sa simplicité tant qu’on s’est fait de la simplicité une idée aussi artificielle que celle qu’il s’en faisait ; on a goûté son intelligence de la nature tant qu’on a compris la nature à sa manière, et, sur ce dernier point, il est encore assez près de nous, le « sentiment de la nature » ayant peu changé depuis Rousseau. Encore ce sentiment même prend-il toujours chez lui un ton déclamatoire qui déjà commence à nous froisser un peu : « Je me sentais comme un Dieu dans ces flots de richesses, et les formes magnifiques de l’immense univers se mouvaient, animant toute la création dans le fond de mon âme ! Des montagnes énormes m’environnaient, des abîmes s’ouvraient devant moi, des torrents tempétueux se précipitaient ; les fleuves coulaient sous mes pieds ; j’entendais mugir la forêt et la montagne, je voyais toutes ces forces mystérieuses agir et se combiner dans la profondeur de la terre, puis, sur la terre et sous le ciel, tourbillonner les races innombrables des êtres… » Nos yeux s’arrêtent encore avec quelque plaisir sur ces vastes tableaux, bien que nos préférences vraies aillent aux paysages plus intimes. Mais quand les derniers vestiges du style rococo auront disparu non seulement de nos modes, mais de nos âmes, quand la mode extérieure des sentiments aura achevé la phase de sa perpétuelle métamorphose qui a commencé avec Saint-Preux, qu’ont poursuivie Werther, René, Manfred, et tant d’autres créations dont nous dépendons encore, quand l’œuvre de Goethe aura reculé dans cet éloignement où les livres ne survivent que par leur fonds éternel, que restera-t-il du produit de sa crise sentimentale ? C’est la question que nous posions au début. M. Hermann Grimm n’hésite point à la résoudre dans le sens le plus favorable.
Le roman de Goethe, dit-il en terminant le brillant dithyrambe que sont ses deux conférences sur Werther, est aujourd’hui devenu lui-même un monument d’un passé dont, sans lui, nous parlerions à peine. On ne lit plus la littérature dont il procéda, du moins comme on la lisait alors… À qui le Vicaire de Wakefield paraîtrait-il aujourd’hui un roman à sensation ? Les hommes qui s’intéressaient à Werther sont oubliés, la langue même dans laquelle il est écrit diffère essentiellement de la nôtre. Tout son effet repose sur la force spirituelle qui en jaillit. Celle-ci est assez puissante pour assurer à l’œuvre une existence durable dans tous les temps. Des siècles viendront, pour lesquels notre époque actuelle ne sera pas beaucoup plus jeune que celle d’il y a cent ou deux cents ans : à peu près comme aujourd’hui quand nous parlons de Dante et de Pétrarque, de Corneille et de Voltaire, nous pensons peu au laps de temps qui les sépare.
L’œuvre de Dante a dû traverser des générations qui n’appréciaient guère sa langue, trop primitive pour leur goût et trop crue, puis, d’une génération à l’autre, il a été admiré et interprété différemment, toujours d’après de nouveaux points de vue : il a toujours gagné à se répandre davantage. Aujourd’hui, Dante domine les siècles, égal à lui-même, existant par soi seul. On ne le compare pas aux autres, mais on compare les autres à lui. Pour nous, la langue de Werther a souvent quelque chose de démodé. Nous croyons écrire d’une façon meilleure, plus moderne, plus vivante. Mais il viendra un temps où les regards rétrospectifs tournés vers notre époque verront notre langue aussi étrangère et aussi lointaine que nous semble, à nous, celle de la jeunesse de Goethe. Alors seulement, quand aura cessé toute comparaison, on comprendra, comme aux premiers jours de la publication de Werther, quelle force de jeunesse bouillonne dans l’allemand avec lequel le jeune Goethe surprit le monde, tandis que les formules neutres dont nous sommes forcés de nous servir aujourd’hui pour exprimer nos meilleures pensées, ou les provincialismes à l’aide desquels nous essayons d’insuffler un peu de vie à nos écrits, ne seront plus appréciés qu’à leur juste valeur dans les manuels de l’avenir. On n’écrit aujourd’hui rien d’égal à la prose que Goethe, dans Werther, a révélée au peuple allemand.
Il me fallait citer ce jugement, car les conférences de M. Hermann Grimm, faites à l’Université de Berlin devant un public considérable et répandues ensuite à plusieurs éditions, sont fort admirées : on est donc fondé à croire qu’elles représentent une partie au moins de l’opinion courante. Peut être trouvera-t-on que l’éminent professeur manque d’une certaine précision, que son esprit plane avec trop d’aisance au-dessus de siècles, et traite la chronologie des œuvres littéraires avec une excessive liberté. Peut-être aussi plusieurs ne comprendront-ils pas d’emblée le sens de ce morceau un peu confus. Si nous renonçons à la traduction littérale pour le mieux éclairer, il nous semblera que M. Hermann Grimm, par cela déjà qu’il nous convie ainsi à nous promener à travers les âges en invoquant les plus grands poètes, assigne à Werther une place extrêmement haute : de ce petit roman d’amour, inspiré par un sentiment qui n’a de commun que le nom avec celui auquel nous devons la Vita nuova ou les Rime, écrit de verve par un très jeune homme d’un talent très grand et très précoce, en une langue où l’on retrouve tous les défauts du temps, mais accueilli, c’est vrai, avec une faveur tout à fait exceptionnelle, par un public dont les appétits romanesques ne recevaient depuis longtemps qu’une assez pauvre nourriture, il fait une œuvre éternelle, « classique », dans le sens le plus élevé du mot ; ce livre léger, qui doit peut-être ce qu’il a de meilleur à la sincérité de ses lecteurs, il l’exhausse au rang des livres très rares qui surgissent des siècles pour marquer les points de repère de la marche humaine. Telle est du moins la doctrine qui me paraît ressortir de ces lignes, je ne dirai point avec une clarté parfaite, car elles ne sont point claires, mais, à ce que je crois, avec une clarté suffisante. Or, il n’existe aucune balance de précision, aucun étalon de commune mesure, aucun instrument pour peser et connaître la valeur absolue des œuvres littéraires. Mais ici, l’exagération même de l’éloge, en choquant l’impression beaucoup plus modeste que tout lecteur de sens rassis retirera de la lecture de Werther, pourrait servir à montrer ce qu’il faut rabattre de l’enthousiasme qui l’a dicté. Quelque éclatant qu’il fût à son origine, le succès de Werther n’est point un argument décisif ; le fait que ce succès s’est prolongé pendant un siècle ne l’est point davantage, surtout pour M. Grimm, qui brode de si belles variations sur l’insignifiance des accumulations d’années. Nous en sommes réduits à ce critère incertain qu’est notre appréciation personnelle, éclairée et soutenue par les renseignements de la biographie et de l’histoire.
Pour nous, cette appréciation ne saurait être, à beaucoup près, aussi enthousiaste que celle de M. Grimm. Essayons de la formuler, en ramenant notre bilan à ses termes les plus simples.
Que demandons-nous, en dernière analyse, aux œuvres d’imagination que nous voulons sauver de l’universel désastre ? Il me semble que c’est de nous toucher le cœur ou l’esprit avec assez de puissance pour y faire surgir l’admiration ou l’émotion. Je m’examine donc en fermant ce livre, et je ne trouve en moi qu’à faible dose l’un et l’autre de ces deux sentiments, bien que je sache que beaucoup de larmes ont trempé ses feuillets. En revanche — et je vais ici rejoindre M. Grimm — je suis convaincu que je viens de lire un livre très bien fait, œuvre d’un écrivain très habile, maître d’instinct de toutes ses forces, et, jusqu’à un certain point, créateur de sa langue. C’est quelque chose, à coup sur, c’est beaucoup. Mais ce n’est point assez pour les fanatiques de Goethe, car cela ne suffirait pas pour assurer la véritable vie au plus populaire de ses ouvrages. Vous comprenez ce que j’entends par là. Un livre ne vit pas parce qu’on le commente encore, comme nous venons de commenter celui-là : est-ce qu’on ne commente pas, jusque dans les écoles, des foules de traités qui, cependant, sont bien morts ? Il ne vit pas non plus parce que des anthologies continuent à en reproduire certains fragments : est-ce que des plantes vivent parce qu’on en conserve les fleurs dans des herbiers, ou des animaux parce qu’on expose leurs squelettes dans des musées ? Un livre ne vit qu’autant qu’il suscite dans l’âme des lecteurs, à travers les âges, les passions que l’auteur a remuées ; qu’autant qu’il demeure une force active et réelle ; qu’autant qu’il contribue encore à façonner les générations nouvelles qui se nourrissent et croissent de son inépuisable sève. Ainsi vivent un petit nombre d’œuvres privilégiées, fruit du génie ou de la souffrance ; ainsi, plusieurs de celles dont M. Grimm a cru pouvoir, à propos de Werther, évoquer le souvenir. Si ces pages avaient pu montrer que Werther, quelque important qu’il soit dans l’histoire des Lettres, n’a cependant point droit à figurer dans ce catalogue réservé ; si elles pouvaient contribuer à ramener à des proportions plus justes, et pour ainsi dire à assainir l’idée qu’on se fait couramment de cette œuvre fameuse ; si même elles servaient seulement, dans une moindre mesure, de contrepoids à l’enthousiasme aveugle des sectaires, nous aurions atteint le but que nous leur avons assigné.
IV — Le poète de cour
Au lendemain de la publication de Werther, Goethe, à peine âgé de vingt-cinq ans, se trouva célèbre. Mais ce n’était point sa véritable nature que manifestaient les deux œuvres qui venaient de lui conquérir la faveur publique : des influences étrangères l’avaient conduit au romantisme, des rêveries de jeune homme au sentiment ; comme il n’était en réalité ni sentimental ni romantique, il se trouva pour ainsi dire embarrassé d’un être artificiel entré en lui-même, dont son instinct et les circonstances de sa vie allaient le délivrer. Ce travail, en grande partie inconscient, s’accomplit avec une extrême lenteur, pendant un séjour prolongé, monotone et vide, dans la petite cour de Weimar. Il fallut plus de dix années à l’homme qui avait si lestement enlevé Gœtz de Berlichingen et Werther pour donner une nouvelle œuvre digne de ses débuts. Et quand il reparut sur la scène littéraire, paré de ses nouveaux titres, auréolé de la légende qui s’était formée autour de lui, mûri par une gloire plus éclatante et plus universelle, il était entièrement transformé. Aucun trait du petit bourgeois de Francfort, de l’ancien étudiant de Strasbourg, du nuageux stagiaire de Wetzlar, ne subsistait en la brillante personnalité du conseiller von Goethe. Avant de chercher dans une de ses œuvres nouvelles les lignes et le sens de sa transformation, nous voudrions rappeler sommairement les circonstances qui la produisirent. Un tel travail pourrait être une curieuse page d’histoire littéraire, ou plutôt un beau chapitre de cette Philosophie de l’inconscient qu’a esquissée M. de Hartmann : car l’esprit se perd à chercher les liens qui rattachent la composition d’Iphigénie, d’Egmont ou de Tasse à l’existence que mena pendant plusieurs années le confident de Charles-Auguste. Une fois de plus, quand on a examiné les pièces du procès, on est forcé de conclure que le génie est un grand magicien et que souvent, en admirant ses tours, il faut renoncer à les expliquer.
I
La vie de Goethe à Weimar est, pour ses fidèles, un sujet inépuisable d’ébahissement. Les uns, comme Riemer, en classent avec méthode les traits dont ils reconnaissent la diversité, et, à force d’analyser, de séparer, de diviser, puis de grouper et d’additionner, aboutissent au total le plus incohérent qu’on puisse concevoir. D’autres, comme Lewes, renonçant à réunir en faisceau les « fils bariolés » de leur trame, se contentent d’en broder de fines miniatures, en assortissant de leur mieux les couleurs. Il en est, comme M. Hermann Grimm, qui se donnent un mal infini pour trouver un point central sur lequel ils puissent établir leur intransigeante admiration. Il en est aussi, comme Düntzer ou M. Bernays, qui jettent sur l’ensemble des faits un manteau bleu, couleur de leur rêve innocent. M. Baumgartner, au contraire, y puise d’abondants détails pour le réquisitoire qu’est sa biographie en trois volumes. Parmi les nouveaux biographes, M. Richard M. Meyer glisse très vite, admiratif et sommaire, en signalant à peine les dangers dont la vie de cour menaça Goethe, mais qu’il sut éviter ; M. Heinemann34 s’efforce de le représenter comme un ministre habile, bon administrateur, homme d’État à larges vues, bien qu’un peu trop « conservateur », qui ne dédaigna point de prendre au sérieux son rôle politique et tâcha de faire autant de bien qu’il pouvait ; ce point de vue est à peu près celui de M. Bielschovsky35, dont la toute récente « biographie » serait certainement une des meilleures, si l’on en pouvait accepter sans réserves l’ardeur apologétique.
Entre ces diverses méthodes, il se pourrait que celle de M. Richard M. Meyer fût la meilleure. En tout cas, elle est la plus commode. Car ces dix années de Weimar (1775-86), qui précèdent le voyage en Italie, sont d’un récit difficile, comme le sont toujours des années vides, des années de paresse, de plaisirs médiocres, de tâtonnements perdus, d’activité diffuse.
C’est le 7 novembre 1775, à cinq heures du matin, que Goethe arriva à Weimar. Il quittait une grande et belle ville historique pour une petite résidence de 6.265 âmes, capitale d’un duché (Saxe-Weimar-Eisenach) dont la population totale (encore ce chiffre est-il celui de l’année 1786) était de 93.360 habitants.
Ce pays était administré par 842 fonctionnaires, et défendu par une armée de 310 soldats. Les mœurs en étaient simples, le gouvernement patriarcal. Rien de remarquable dans la ville, dont l’ornement principal, le château, venait d’être détruit par un incendie. Mais les portes étaient rigoureusement fermées toute la nuit, et des ordonnances de police y réglaient les moindres détails de la vie. Il y avait des lois somptuaires pour réprimer le luxe des toilettes, des maisons, des plaisirs. Une loi spéciale défendait de fumer dans les rues ; une autre, les visites trop fréquentes dans les villages de la banlieue ; une autre encore interdisait de tenir des propos inutiles sur les événements du jour.
Ce pays, dont le souverain venait d’être déclaré majeur à dix-sept ans (3 septembre 1775), avait été gouverné pendant une quinzaine d’années par la duchesse-mère Anna-Amélie, fille du duc Charles de Brunswick, nièce de Frédéric II. Très jeune au moment de la mort de son mari, mais de tête solide et naturellement adroite, Anna-Amélie se tira honorablement des difficultés de sa tâche. Comme régente, elle ne manqua ni d’habileté ni d’esprit de suite ; comme mère, elle prit à cœur l’éducation de ses deux fils, dont elle confia la direction à Wieland ; comme femme, elle est diversement jugée : bien qu’elle aimât à s’entourer d’hommes de lettres, Schiller lui trouvait l’esprit excessivement borné : « Rien ne l’intéresse, écrivait-il à Körner, que ce qui touche à la sensualité, qui seule lui donne le goût qu’elle a ou veut avoir pour la peinture, la musique et les autres arts. » Il est vrai que Wieland, plus indulgent, saluait en elle « un des plus aimables mélanges d’humanité, de féminité et de majesté ». En réalité, la jeune duchesse-mère était une personne d’esprit et de sens, intelligente et gaie, gracieuse sans être jolie, fort éprise de plaisirs. Comme tous les princes allemands de l’époque, elle avait organisé sa cour sur le modèle de celle de Versailles : on s’y habillait, autant que possible, à la française, on y parlait le français plutôt que l’allemand, on applaudissait au théâtre des poètes français ou imités du français, on donnait des « redoutes » qui tâchaient de rappeler les fêtes de Versailles : de très loin, cela va sans dire, car les ressources étaient bornées : les comptes de la duchesse, de l’année 1776, accusent 30.783 thalers 16 groschen de revenu, et 28.982 thalers 21 groschen de dépenses. Budget modeste pour entretenir une cour de vingt-deux personnes, dont la grande-maîtresse, Mme de Puttbus, touchait un traitement de 1.200 thalers.
Des deux jeunes princes, le cadet, Constantin, d’âme inquiète, de cœur sensible, était destiné à de romanesques et douloureuses aventures. L’aîné, Charles-Auguste, était intelligent, ardent, plein de vie. Imbu des théories de Rousseau, il invoquait volontiers la « nature », dont il se préparait à jouir, non sans quelque affection, sur les bords de l’Ilm. Rempli de bonnes intentions, il rêvait que son avènement inaugurât, dans son duché minuscule, une ère nouvelle de prospérité, de plaisirs, de beaux-arts et de belles-lettres. Peu de semaines après avoir pris la direction des affaires, il épousa la princesse Louise de Hesse-Darmstadt : personne pieuse, sérieuse, effacée, qui ne devait point porter ombrage à sa brillante belle-mère, et que son caractère prédestinait aux chagrins domestiques.
Autour de ces hauts personnages, gravitait le petit monde des ministres, des chambellans, des dames de cour, des courtisans, des lettrés appelés à la résidence. Il y avait, parmi les femmes, la belle comtesse Werthern, que Goethe a mise en scène dans Tasse et dans Wilhelm Meister ; la spirituelle Mlle de Göchausen, surnommée Thusnelda, qui prêtait à la plaisanterie et savait la comprendre ; les deux demoiselles von Ilten, dont l’une devait inspirer au prince Constantin la passion contrariée qui fit le malheur de sa vie ; enfin, la femme du grand-écuyer, Mme Charlotte de Stein, que nous retrouverons tout à l’heure.
Parmi les hommes, il faut citer, à côté de Wieland, en partie absorbé par le souci de sa nombreuse famille, le capitaine prussien Knebel, chargé jusqu’alors de l’instruction militaire des jeunes princes ; le professeur Musäus, auteur du Grandison allemand, qui avait renoncé au roman sentimental pour recueillir de précieux récits populaires ; Bertuch, qui traduisait Don Quichotte ; le peintre Kraus, élève de Greuze et de Boucher ; le ministre Fritzsch, président du Conseil, homme de confiance de la Duchesse-mère, dont l’astre allait bientôt pâlir, etc. De bons éléments pour attirer à Weimar des visiteurs, illustres ou du moins célèbres, et pour faire de la modeste résidence un centre agréable.
L’arrivée de Goethe mit ce petit monde en ébullition. Avec sa gaîté, sa verve, sa confiance en soi, le double éclat de sa robuste jeunesse et de sa réputation déjà grande, il eut bientôt fait la conquête du jeune duc et de ses amis. On le trouva « amusant ». Wieland, qui aurait pu concevoir quelque dépit du succès de ce nouveau venu, avait l’âme bonne, et s’en réjouit. D’ailleurs, Goethe débuta par un acte de générosité des mieux entendus : il fit appeler à Weimar, en qualité de président du consistoire (Superintendant), son ancien ami Herder. Herder, Wieland et Goethe, c’étaient les trois premiers noms de la jeune littérature allemande. Leur présence simultanée pouvait tout remuer, tout changer. Les partisans de l’ancien cours s’inquiétèrent. Le ministre Fristzsch tenta de résister : quand le duc lui annonça que le Dr Goethe allait entrer au conseil avec le titre de « conseiller privé de légation », il répondit en envoyant sa démission. Mais le duc ayant maintenu son choix, il la retira. Les mécontents s’agitèrent : « Goethe cause ici un grand bouleversement, écrivait l’un d’eux, en français du cru ; s’il sait y remettre ordre, tant mieux pour son génie. Il est sûr qu’il y va de bonnes intentions ; cependant trop de jeunesse et peu d’expérience, mais attendons la fin. Tout notre bonheur a disparu ici : notre cour n’est plus ce qu’elle était. Un seigneur mécontent de soi et de tout le monde, hasardant tous les jours sa vie avec peu de santé pour la soutenir, son frère encore plus fluet, une mère chagrine, une épouse mécontente, tous ensemble de bonnes gens, et rien qui s’accorde dans cette malheureuse famille. » Le tableau n’est pas aimable : qu’il soit exact ou poussé au noir, il montre du moins que Goethe avait bien complètement conquis la petite résidence de Charles-Auguste, dont il allait peu à peu faire la sienne. Il entrait dans une période nouvelle de sa vie : comment la remplirait-il ?
Qu’on étudie son séjour à Weimar dans les récits de ses admirateurs ou dans ceux de ses détracteurs, on est frappé de la médiocrité du bilan que les uns et les autres en établissent. Ces dix années, de quelque côté qu’on les examine, sont un néant. Goethe l’atteste lui-même. « Tous les travaux que j’avais apportés à Weimar, écrit-il dans ses Annales avec l’arrière-pensée évidente de s’excuser, je ne pouvais les continuer, car le poète se créant un monde par anticipation, le monde vil qui s’impose à lui l’importune et le trouble : le monde veut lui donner ce qu’il possède déjà, mais autrement, et qu’il doit s’approprier pour la seconde fois. » Cela n’est pas très clair. Pour mieux comprendre, relisez quelques-unes des « chansons de société » qui datent de cette époque, entre autres la petite pièce intitulée : Les bons vivants de Weimar. Mais, surtout, parcourez le journal où Goethe notait chaque soir l’emploi de sa journée. Vous y verrez que l’important pour lui paraît être de savoir exactement chez qui il a dîné ou soupé, s’il a chassé, dansé ou tiré aux oiseaux. Jamais snob initié soudain aux mystères de la vie élégante et sportive ne s’y adonna plus complètement, avec une joie plus entière. « C’est là, note avec empressement M. Baumgartner — non sans quelque fondement — une des raisons pour lesquelles Goethe plaît tant à tous les philistins et à tous les blasés de notre XIXe siècle : ils sentent qu’il est un des leurs ».
Tâchons d’entrer de plus près dans le détail de cette existence.
Partout où Goethe avait passé jusqu’alors, il avait formé quelque liaison nouvelle : l’amour était indispensable à sa vie ; mais il le concevait, semble-t-il, comme dépendant des lieux où il naissait, et complétant leur harmonie. Dès son arrivée à Weimar, il trouva ce qu’il lui fallait, en la personne de Mme de Stein : charmante sans être belle, de caractère agréable, intelligente, délicate, de santé chétive, un peu romanesque, très sentimentale, Charlotte de Stein rappelait par plus d’un trait les douces figures raisonnables, tendres, dévouées, de Frédérique Brion et de Charlotte Buff. Fille du maréchal de la cour de Schardt et d’une Écossaise, elle était née en 1742 : au moment où Goethe arriva à Weimar, elle était de sept ans son aînée, mère de sept enfants. Goethe la connaissait déjà : à Strasbourg, il avait remarqué sa « silhouette » dans la collection d’un physionomiste adepte de Lavater, le docteur Zimmermann ; il avait écrit au-dessous : « Ce serait un divin spectacle d’observer comment le monde se réfléchit dans cette âme. Elle voit le monde tel qu’il est, et cependant à travers le médium de l’amour. La douceur est l’impression générale. » Son impression, à lui, avait été si vive, que de trois nuits il n’en dormit pas. On comprend donc qu’il eût hâte de connaître une personne dont l’image rudimentaire lui plaisait à un tel point ; de son côté, Mme de Stein n’était pas moins curieuse de le rencontrer, un officier lui ayant raconté l’anecdote. Ils se virent, et, dès le 3 janvier 1776, Goethe commença avec elle un commerce de correspondance amoureuse, qui devait devenir bientôt sa préoccupation principale. Pendant de longues années, il lui a écrit presque tous les jours, souvent plusieurs fois par jour, de courts billets insignifiants ou des lettres plus longues, exprimant toujours un sentiment très vif à l’aide de la rhétorique que nous connaissons déjà : il appelle « or » la nouvelle Charlotte, comme il appelait l’ancienne Lotte d’or ; elle est un « ange » de même espèce ; il prend pour elle, au début, le ton décousu qu’il donnait, en quittant Wetzlar, à ses billets à Kestner :
Toi seul être féminin que j’aime encore dans la contrée, et toi seule qui me souhaiterais le bonheur si je pouvais avoir quelque chose de plus cher que toi. — Comme je serai heureux là ! — ou malheureux ! Adieu ! — Viens, et ne fais voir mes lettres à personne. Seulement N B le N B. Je te le dirai de bouche, parce qu’il est inutile de le dire. Ade, ange.
Ainsi, jusqu’à ce que s’établisse la régularité d’une liaison pour ainsi dire officielle.
Quelle fut la vraie nature de cette liaison ? Les critiques ne sont pas d’accord. Les plus malveillants ne ménagent point à Mme de Stein les soupçons et les reproches ; d’autres voient dans l’affection que lui voua Goethe, et qu’elle lui rendit, un attachement tout intellectuel, une liaison d’âmes qui n’eut rien de coupable. Les plus indulgents reconnaissent sans doute que Mme de Stein alla « jusqu’aux extrêmes limites de ce qui est permis36 » ; mais ils affirment qu’elle ne les dépassa pas. Le problème est de ceux qu’il est impossible de trancher : je reconnais volontiers que les apparences ne donnent point raison aux avocats de la nouvelle Charlotte ; que l’âge de Goethe, son ardeur, ses habitudes d’esprit, la facilité de ses mœurs, la nature de ses écrits sont autant d’arguments qui contredisent la légende de son platonisme ; que Mme de Stein, mère de sept enfants et de sept ans son aînée, témoigna, en recevant ses premières déclarations, d’une grande légèreté ; que les tendances morales du siècle en général, celles de la cour de Weimar en particulier, n’enfermaient point une liaison comme la leur dans des « limites » très rigoureuses. Mais ces arguments ne pourront jamais constituer qu’une forte présomption, et après tout, il n’y a point de raison péremptoire pour que Goethe ne se soit pas plu à recommencer l’aventure de Pétrarque : bien qu’il n’eût ni la pureté du cœur, ni la piété de l’auteur des Triomphes, il était assez curieux de sensations de toutes sortes pour s’en tenir, avec une personne dont il avait de confiance admiré l’âme sur sa silhouette, aux délices raffinés du platonisme : le dilettantisme tient quelquefois lieu de vertu. D’autant plus que Mme de Stein ne fut point sa seule amie : elle eut bientôt pour rivale — ou pour complément — Corona Schröter, la brillante artiste que Goethe fit appeler de Leipzig à Weimar. À celle-ci, il n’adressa ni prose ni vers ; mais il y eut des périodes où il ne la quittait pas. Il chantait avec elle, il répétait avec elle, il se promenait avec elle, il « mangeait » avec elle, il passait ses soirées avec elle ; et il la célèbre sur un ton qui franchit bravement les « limites » de l’enthousiasme :
Ainsi, faites place ! Reculez d’un petit pas ! Voyez qui vient là, et s’approche solennellement. C’est elle-même, la Bonne ne nous manque jamais, nous sommes exaucés, les heures nous l’envoient. Vous la connaissez bien : c’est celle qui plaît toujours ; comme une fleur elle se montre au monde : sa belle figure, en se développant, est devenue un modèle : accomplie à présent, elle l’est et le représente. Les Muses lui dispensèrent tous les dons, et la nature a créé l’art en elle. C’est ainsi qu’elle réunit tous les charmes, et ton nom même, Corona, est une parure pour toi !
Elle s’avance. Voyez-la s’arrêter avec grâce ! Sans y songer, et pourtant belle comme si elle s’appliquait à l’être. Et voyez, étonnés, se réaliser en elle un idéal qui n’apparaît qu’aux seuls artistes…37
Ce fut pour Corona que Goethe écrivit la seule œuvre importante qu’il ait composée pendant cette période, son Iphigénie. Encore s’en tint-il à la version en prose, qu’il devait plus tard seulement transcrire en vers, comme le sujet l’exigeait. Car, pendant ces dix années, le « génie » si vanté, si bruyant, si éclatant, qui justifiait sa tapageuse attitude, demeure d’une incroyable stérilité, il avait commencé Wilhelm Meister, qu’il n’acheva pas. Son œuvre de prédilection, Faust, semblait abandonnée. D’Egmont et de Tasse, il ne sut rédiger que quelques scènes. En revanche, il travailla beaucoup pour le théâtre d’amateurs, qu’avait fondé la duchesse-mère et qui faisait les délices de la cour : il en fut le régisseur, et son entrain si communicatif menait la compagnie des artistes improvisés ; il en fut un des acteurs principaux, excellent dans les rôles humoristiques, habile à cacher, sous ses improvisations heureuses, les défauts fréquents de sa mémoire. Il aurait bien voulu en être le principal fournisseur, mais c’est ici surtout qu’on voit combien fut complète son impuissance momentanée. Tout ce qu’il put faire, ce fut de remanier les mauvaises petites pièces de sa première jeunesse, comme Les Complices, et d’en composer deux ou trois autres dont la médiocrité stupéfie, comme Le Frère et la Sœur. Cette dernière œuvre — un petit drame larmoyant, en un acte, qui fut écrit en trois jours — a du moins un intérêt : elle nous montre jusqu’à quel degré peut descendre le poète le mieux doué. Le sujet en est d’une incroyable faiblesse : le héros, Guillaume, ayant perdu une maîtresse aimée, vit avec la fille de cette maîtresse, Marianne, qu’il fait passer pour sa sœur et qui, elle-même, le croit son frère. En la voyant sans cesse auprès de lui, il s’est épris d’elle, tandis qu’elle a conçu pour lui les sentiments les plus tendres. Un ami commun, Fabien, vient demander sa main : sa déclaration est l’étincelle qui les éclaire. Guillaume laisse échapper son secret ; comme il n’y a plus d’obstacle entre eux, ils seront l’un à l’autre : la passion la plus ardente est née de l’amour fraternel. N’était que l’auteur a voulu peut-être définir, sous le symbolisme de cette fiction, la nature vraie de son sentiment pour Mme de Stein, ce thème paraîtrait entièrement dépourvu d’intérêt. Le style ne le relève certes pas. Jamais l’amour n’a parlé pire rhétorique, plus fade, plus pleurarde, plus fausse : qu’on en juge par ce seul monologue de Guillaume :
Ange ! cher ange ! que je puisse me contenir ! ne pas lui sauter au cou et tout lui découvrir ! Nous vois-tu du haut des cieux, sainte femme qui m’as donné ce trésor à garder ? Oui : ils savent là-haut ce que nous faisons, ils le savent !… Charlotte, tu ne pouvais plus magnifiquement, plus saintement récompenser mon amour pour toi qu’en me confiant ta fille à ta mort ! Tu me donnas tout ce dont j’avais besoin : tu m’attachas à la vie ! Je l’aimai comme ton enfant… et maintenant… C’est encore pour moi une illusion. Je crois te revoir, je crois que le sort t’a rendue à moi, rajeunie ; que je puis aujourd’hui habiter et rester uni avec toi, comme cela ne pouvait ni ne devait se réaliser dans ce premier rêve de ma vie. Heureux ! Heureux ! Toutes ces faveurs me viennent de toi, Père céleste !
On reconnaîtra que cela est immédiatement au-dessous de rien. Les autres pièces remaniées ou composées dans les mêmes circonstances (à l’exception de Proserpine), Erwin et Elmire, Claudine de Villa-Bella, le Triomphe de la Sensibilité, Jery et Bätely, etc., demeurent à peu près au même niveau. Goethe ne se retrouvait que pour écrire de courts morceaux de vers, qui n’exigeaient point un effort soutenu, et dont les banalités de sa vie n’avaient pas le temps de le distraire : Ilmenau, le Pêcheur, le Divin, Traversée, le Voyage dans le Harz en hiver, Chant des esprits sur les eaux, etc. Là, son génie assoupi se réveille dans tout son éclat, ou même avec un éclat nouveau. Il ne songe plus à distraire Charles-Auguste ou la duchesse-mère, à s’amuser soi-même comme un oisif qui chercherait à tuer le temps, à présenter sous les couleurs qui lui conviennent ses liaisons du jour, à recueillir les applaudissements faciles des petits courtisans de sa petite cour. Avec ce don merveilleux de s’objectiver qu’il possédait à un si haut degré, il semble regarder de très haut le « moi » frivole et dissipé qu’est pour un temps le conseiller von Goethe, ministre de la Guerre, puis des Finances, du grand-duché de Weimar, régisseur du théâtre d’amateurs et coureur d’aventures ; et il affirme qu’en cet être futile, aux dehors capricieux, il subsiste, malgré tout, un superbe exemplaire de l’humanité, fécond en forces qui trouveront un jour leur emploi, riche de génie, capable de grands coups d’ailes. Écoutez-le converser avec lui-même, dans cette espèce de vision fantastique qu’est le poème d’Ilmenau, écrit pour l’anniversaire du duc :
Je te salue, ô toi qui, à cette heure avancée de la nuit, veilles, plein de pensées, sur ce seuil. Pourquoi restes-tu éloigné de ces joies ? Tu me parais plongé dans des réflexions importantes. Qu’est-ce donc, que tu te perds dans tes pensées et n’attises pas même ton petit feu ?
— Oh ! ne m’interroge pas, car je ne suis point disposé à satisfaire légèrement la curiosité de l’étranger ; épargne-moi même ton bon vouloir : voici le moment de se taire et de souffrir. Je ne suis pas en état de te dire moi-même d’où je viens, qui m’a envoyé ; j’ai échoué ici de mes régions étrangères, et j’y suis retenu par les liens de l’amitié.
Qui se connaît soi-même ? Qui sait ce dont il est capable ? Le courageux n’a-t-il jamais risqué d’entreprises téméraires ? Et ce que tu fais, c’est demain seul qui dira si ton action était nuisible ou profitable. Prométhée lui-même ne laissa-t il pas couler la pure flamme du ciel sur l’argile nouvelle pour la diviniser ? Et pouvait-il s’infuser mieux que du sang terrestre dans les veines animées ? J’apporterai le feu pur de l’autel : ce que j’ai allumé n’est pas une flamme pure. L’orage étend le brasier et le danger ; je ne chancelle pas en me condamnant.
Si j’ai chanté imprudemment le courage et la liberté, la loyauté et la liberté sans peine, l’orgueil de soi-même et le contentement du cœur, j’ai mérité la belle faveur des hommes. Pourtant, hélas ! un dieu m’a refusé l’art, le pauvre art de me comporter avec adresse. C’est pourquoi me voici en même temps élevé et abaissé, innocent et puni, innocent et heureux…
Pour compléter cette apologie, cette réponse anticipée à ceux qui lui reprocheront un jour d’avoir pendant dix ans gaspillé sa vie, lisez encore la Traversée (Seefahrt) :
Depuis de longs jours et de longues nuits, mon navire était équipé ; attendant des vents favorables, j’étais assis dans le port avec de fidèles amis, prenant, le verre en main, patience et bon courage.
Et ils étaient doublement impatients : « De bon cœur nous te souhaitons le plus prompt voyage, de bon cœur une heureuse traversée ; la richesse t’attend là-bas dans le pays lointain ; au retour, l’estime et l’amitié dans nos bras.
Et de grand matin il se fait un tumulte ; le matelot avec ses cris de joie nous arrache au sommeil ; tout fourmille, tout vit et s’agite pour partir au premier souffle favorable.
Et les voiles se gonflent au vent ; et le soleil nous attire par ses feux caressants ; les rivages filent, les hauts nuages filent ; de la rive tous nos amis nous accompagnent de chants d’espoir, imaginant, dans le vertige de la joie, des plaisirs de voyage comme ceux du matin de l’embarquement, comme ceux des premières grandes nuits étoilées.
Mais des vents variables, envoyés de Dieu, écartent le navire de la route projetée, et il paraît s’abandonner à eux, s’efforce doucement de déjouer leurs ruses, fidèle à son but, même par des chemins détournés.
Puis des lointains gris voilés, voici que s’annonce l’orage, qui lentement approche, refoule les oiseaux à la surface des flots, oppresse le cœur gonflé des hommes et arrive enfin. Devant sa fureur inflexible, le pilote prudent serre les voiles ; le vent et les flots jouent avec le bateau tourmenté.
Et là-bas, sur la rive, sont les amis et les aimés, tremblants sur la terre ferme : Ah ! que n’est-il resté ici ! Ah ! l’orage !… Banni, loin du bonheur !… Le cher va-t-il périr ?… Ah ! il devrait !… Ah ! il pourrait !… Dieu !…
Pourtant, il tient ferme au gouvernail ; le vent et les flots jouent avec le navire, le vent et les flots ne jouent pas avec son cœur ; son regard impérieux contemple l’abîme en fureur, et qu’il échoue ou qu’il aborde, il se fie à ses dieux.
N’y a-t-il pas là de quoi réconcilier un peu les plus sévères avec le séjour de Weimar ?
II
Mais ce n’étaient que des éclaircies. De ces hauteurs, Goethe retombait bientôt dans son existence de ministre-courtisan, combien banale, combien pauvre !
Certes, l’idée est loin de nous de reprocher à un poète de s’être laissé vivre, pendant un temps, en oubliant d’écrire. La vie est l’étoffe même de la poésie : ses joies, ses douleurs, ses fatigues, ses blessures, ses déceptions, ses efforts, n’est-ce pas la matière brute que le génie s’assimile avant de la travailler ? L’écrivain qui ne sait pas se créer le loisir de vivre — ne fût-ce que dans les retraites intimes de son cœur — ne sera jamais qu’un rhéteur ; car l’art, quel qu’il soit, dépend de la vie : il est sa fleur et son fruit, c’est par elle qu’il s’épanouit, qu’il se dore, qu’il mûrit. D’ailleurs, est-ce que nos âmes n’importent pas davantage que nos écrits ? Les plus beaux poèmes, les livres les plus admirés, les drames les plus applaudis ne manifestent qu’une portion de leur auteur : derrière, il y a tout l’homme, avec le monde inexprimé des sentiments qu’il a gardés pour soi seul, des pensées qu’il n’a pas formulées, des actes qu’il a exécutés ou seulement conçus, avec les vibrations intimes de son âme aux contacts étrangers, au choc des événements, avec, en un mot, le mystère de son être véritable. C’est ce fond, si souvent ignoré, qui constitue la source de son génie quand il en a, et qui nourrit son œuvre, quelle qu’en soit l’envergure : les larges fleuves font les grands lacs, comme les ruisseaux font des étangs.
Il faut que, chez Goethe, les facultés de réalisation dont l’ensemble forme ce qu’on appelle le talent aient été bien puissantes, il faut qu’il ait possédé à un degré bien surprenant l’art de tirer parti de toute matière : car celle que lui fournit sa vie, pendant ces dix années, paraît de pauvre qualité.
Son cœur se vide en des sentiments dont il sent la misère, qui le laissent mécontent de lui-même et ne s’alimentent que par l’effort répété d’une correspondance artificielle et fastidieuse. Sa pensée, comme enchaînée, s’échappe à peine en des élans aussi rares qu’ils sont magnifiques. Ses actes se dispersent en vaines tentatives, en essais avortés, en bagatelles insignifiantes. Si l’on recherche ce qui l’a préoccupé, en dehors de Mme de Stein et du théâtre d’amateurs, on ne trouve que des futilités, ou bien, au mieux, des projets qui n’aboutissent pas. C’est la reconstruction du château et l’arrangement du parc au bord de l’Ilm : œuvre méritoire, à coup sûr, mais qui pouvait s’accomplir sans génie. C’est un essai malheureux d’exploitation des mines abandonnées d’Ilmenau. Ce sont des promenades, des excursions, des voyages qui dégagent l’impression d’une lassitude inquiète, désireuse de se reposer dans un semblant d’action. Plus tard, c’est un dilettantisme scientifique qui se complaît en recherches inexpertes, dont la vanité a été démontrée. En politique — car enfin, Goethe fut conseiller, ministre de la guerre, ministre des finances —, ce sont de menues réformes dans l’administration du duché, qui témoignent sans doute d’intentions excellentes, mais auxquelles un bon commis aurait pu suffire. Dès que l’homme d’État se trouve aux prises avec des difficultés sérieuses, il s’esquive : il laisse Charles-Auguste conduire tout seul des négociations de politique extérieure qui, cependant, auraient dû l’intéresser, — puisqu’il ne s’agissait alors de rien moins que de la transformation du vieil Empire au profit de la Prusse, — et qui l’ennuient. En sortant des conférences auxquelles il a dû assister, il écrit à son amie : « Je l’ai souvent dit et je le répéterai souvent, les causes finales du commerce du monde et des hommes, c’est l’art dramatique. Car autrement, la matière en est absolument inutilisable. » Ou bien : « Je n’ai que deux divinités, toi et le sommeil. Vous guérissez en moi tout ce qui a besoin d’être guéri, et vous êtes mes antidotes contre les méchants esprits. » Ayant quitté son maître, il finit par s’excuser sur ses multiples occupations de ne pouvoir le rejoindre : on n’imagine pas un chef de gouvernement qui en use avec plus de sans-gêne.
Si l’on se demande de quelle façon Goethe se jugeait lui-même, on verra que, du moins pendant plusieurs années, il se complut dans son existence de poète-courtisan et d’homme d’État en diminutif. Il la prenait au sérieux. Il en attendait « quelque chose » — quelque chose de vague et d’indéterminé, mais quelque chose. Il croyait réellement travailler à son développement. En 1780, il écrit encore à Lavater : « La tâche dont je suis chargé, et qui me devient chaque jour plus facile et plus difficile, exige jour et nuit ma présence ; ce devoir me devient de plus en plus cher, et je voudrais y égaler les plus grands hommes. Cette ambition d’élever aussi haut que possible dans les airs la pyramide de mon existence dont la base est maintenant dessinée et fondée surpasse tout et me laisse à peine une minute d’oubli. Je ne puis pas m’attarder, je suis déjà avancé en années. Le sort me brisera peut-être au milieu de mon œuvre, et la tour babylonienne restera grossièrement inachevée. Qu’on dise au moins qu’elle a été hardiment conçue, et si je vis, qu’il plaise à Dieu de me conserver les forces jusqu’au bout. »
Ces images étonnent un peu : une « tour babylonienne », une « pyramide », une conception hardie que le « sort » malicieux empêchera peut-être d’aboutir, qu’est-ce que tout cela désigne ? L’administration du duché de Weimar, la direction du théâtre d’amateurs et des « thés » littéraires chez la duchesse-mère, des manuscrits si bien abandonnés que leur auteur même devait avoir quelque peine à les prendre au sérieux : peu de chose, en somme, une « base » étroite, sur laquelle se dressaient à peine encore quelques pans de murailles commencées qui n’annonçaient point un monument somptueux. Goethe, cependant, se maintint longtemps dans ces dispositions confiantes : ce sont celles qu’il exprime dans les fragments poétiques que nous avons cités plus haut : « C’est demain seul qui dira si son action était nuisible ou profitable… » « Qu’il échoue ou qu’il aborde, il se fie à ses dieux. » Ou encore, dans le Chant d’orage du pèlerin : « Ô Génie ! celui que tu n’abandonnes pas, ni la pluie ni la tempête ne lui soufflent le frisson dans le cœur… Muses et Grâces, moi qu’attendent toutes les couronnes de félicité dont vous avez embelli la vie, je reviendrais découragé ?… » Il se découragea pourtant, à la longue ; ou plutôt il se lassa — il se lassa de la monotonie de ses plaisirs, de la médiocrité de ses actes, il se lassa de disperser ses forces en futilités, en recherches trop variées pour qu’il n’en sentît pas la faiblesse, il se lassa de la disproportion qu’il fut bien obligé de reconnaître entre son génie et ses œuvres. Mécontent de lui-même, il le devient des autres : il déplore alors de menus changements qui surviennent dans l’étiquette de la cour ; il se plaint à Mme de Stein du tapage qu’on fait « pour chasser un lièvre mort » ; dès qu’il est séparé d’elle, il lui écrit sur un ton de tendresse sentimentale qui trahit le désarroi d’une âme incapable de porter le faix de la solitude. D’autre part, les visites qui égaient Weimar lui paraissent fastidieuses, comme aussi les distractions qu’il affectionnait autrefois : « Notre compagnie est vraiment la plus ennuyeuse qu’il y ait au monde », écrit-il à Knebel. C’est l’ennui, le spleen, le tœdium vitæ d’un inutile désœuvré. Goethe avait trop d’énergie, trop de confiance en soi, pour s’abandonner longtemps à un tel sentiment : il prit donc la résolution, pour changer de vie, de changer de place : le 3 septembre 1786, il partit pour l’Italie, mystérieusement, sans prendre congé de personne. Il n’avait confié ses projets de voyage qu’à Charles-Auguste, de qui il dépendait. Mme de Stein elle-même les ignorait. Il s’en allait « tout seul, sous un nom d’emprunt », écrivait-il au duc en le priant de ne pas parler de la durée probable de son voyage. Cela ressemblait à une fuite.
On a souvent raconté ce voyage fameux38, dont le détail nous entraînerait trop loin. Le fait est que Goethe en revint transformé.
À son retour, il retrouva la cour telle qu’il l’avait laissée, marquée encore de son empreinte, modelée d’après son génie, selon l’expression de Schiller, qui y avait fait une première apparition dans l’été de 1787. On l’attendait en l’adorant, en l’admirant, en tuant le temps comme on pouvait : la politique du duché, dirigée par le conseiller privé Schmidt et par le duc en personne, marchait fort bien sans lui ; quant à la vie sociale, elle ne fut troublée par aucun incident, sinon que la duchesse-mère voulut apprendre le grec et l’italien. Goethe se fit attendre près de deux ans, et, dès son retour, il changea, selon son expression d’autrefois, la « base » de la « pyramide de son existence ». Son premier acte fut de se démettre de ses fonctions officielles : « Je puis bien le dire, écrivait-il à Charles-Auguste pour justifier sa démission, pendant cette solitude d’une année et demie, je me suis retrouvé moi-même ; mais comme quoi ? Comme artiste ! » Le bienveillant monarque accepta la démission, en laissant au ministre libéré son titre de conseiller privé et son traitement annuel de 1.800 thalers : Goethe demeura ce qu’il était auparavant, le second personnage du duché — ou peut-être même le premier.
Il devait introduire dans sa vie privée un changement plus important encore.
Son absence n’avait point interrompu sa correspondance avec Mme de Stein. À vrai dire, ses lettres étaient moins abondantes qu’autrefois, mais elles restaient affectueuses et, de-ci de-là, par bonds, presque encore passionnées. Il assurait l’ancienne amie de son amour, de son souvenir, de sa fidélité, sans que ces assurances l’empêchassent d’ailleurs, comme on sait, de cueillir sur sa route quelques distractions agréables. Soit que ces distractions l’eussent entraîné trop loin de son amie pour qu’il pût revenir à elle ; soit que son commerce avec le monde antique eût éveillé en lui une sensualité qui ne s’accommodait plus du platonisme plus ou moins certain de leur liaison ; soit qu’au retour Charlotte, vieillie et souffrante, ne lui parut plus la même ou contrastât par trop vivement avec les statues dont il venait d’admirer les formes magnifiques, il se mit en devoir, presque dès l’arrivée, de rompre sans éclat les chaînes dont il avait, en tant de vers et de prose, proclamé l’éternité. Des temps nouveaux commençaient pour lui : par cela même qu’elle était la femme du passé, Mme de Stein ne pouvait être celle de l’avenir. Le « tout harmonieux » que Goethe voulait faire de sa vie exigeait de tels changements. Jusqu’alors, il les avait accomplis avec un bonheur exceptionnel, sans laisser aucune amertume dans les cœurs féminins qu’il rendait à la liberté. Cette fois-ci, il fut moins heureux.
Il faut dire aussi qu’il fut moins adroit, qu’une passion nouvelle intervint, que Mme de Stein put être offensée dans son amour-propre par le choix de celle qui la remplaça autant qu’elle fut atteinte au cœur par l’abandon. Goethe était rentré à Weimar le 18 juin. Moins d’un mois après (13 juillet), il installait dans la modeste maison de campagne (Gaztenhaus), qu’il tenait de la générosité du duc, une fleuriste du nom de Christiane Vulpius — petite personne rondelette, fraîche, gaie, gracieuse, mais d’humble origine, dépourvue de tout bel esprit. Naturellement, ce coup inattendu causa quelque éclat dans Weimar. Mais à Goethe, tout était permis : on devait tolérer sa liaison nouvelle, jusqu’au moment où il lui plairait de la légitimer. Seule, Mme de Stein lui causait de sérieuses inquiétudes. Aussi longtemps qu’il put, il lui cacha la vérité, continuant avec elle son petit commerce épistolaire, bien que ses lettres se fissent de plus en plus rares, de moins en moins affectueuses. Cela dura pendant plusieurs mois. Quand l’équivoque, enfin, se dissipa (mars 1789), Goethe se retrancha d’abord derrière des protestations d’amitié ; puis, l’ancienne amie ne se résignant pas, il changea de tactique, et, dans la lettre qui marque la fin lamentable de leur longue liaison, il eut le courage de prendre l’offensive et de plaider, non pour lui, mais contre elle :
Je te remercie de la lettre que tu m’as laissée, bien qu’elle m’ait affligé de plus d’une manière. J’ai hésité à te répondre, car il est difficile, en un cas pareil, d’être juste et de ne pas blesser… Ce que j’ai laissé en Italie, je ne puis plus le répéter, tu as assez mal accueilli mes confidences à ce sujet. Malheureusement, tu étais, à mon arrivée, dans un état d’esprit particulier, et je dois avouer que la manière dont tu me reçus, et dont d’autres me reçurent, m’a été extrêmement sensible. J’ai vu Herder, la duchesse partie, qui insistait pour m’offrir une place libre dans la voiture, et je suis resté pour l’amour de l’ami pour qui d’ailleurs j’étais venu ; et cela, pour m’entendre dire que j’aurais aussi bien fait de ne pas venir, que je ne m’intéresse pas à lui, etc.., tout cela avant qu’il ait été question des relations qui paraissent tant t’offenser . Et quelles sont ces relations ? Et qui s’en trouve lésé ? Qui élève des préte ntions sur les sentiments que j’ai pour la pauvre créature 39 ? sur les heures que je passe avec elle ? Demande à Fritz 40, aux Herder, si n’importe qui me tient de plus près, si je m’intéresse moins à mes amis, si je leur suis moins dévoué qu’autrefois ? Si, au contraire, je ne leur appartiens pas davantage, à eux et à la société ? Et il faudrait un miracle pour que je perdisse en toi seule l’amie la meilleure et la plus intime. Avec quelle vivacité j’ai senti que notre amitié existe encore en te trouvant enfin disposée à causer avec moi de sujets intéressants ! Mais je dois avouer que je ne puis supporter la manière dont tu m’as traité jusque-là. Si j’étais communicatif, tu me fermais les lèvres ; si j’étais compatissant, tu m’accusais d’indifférence ; si je m’occupais de mes amis, de froideur ou d’abandon. Tu contrôlais chacune de mes expressions, tu blâmais chacun de mes mouvements, chacune de mes manières d’être, et me mettais toujours mal à l’aise. Comment pouvais-je être confiant et ouvert quand, de propos délibéré, tu me repoussais de toi ? Je pourrais ajouter encore bien des choses, si je ne craignais, dans ta disposition, de t’offenser plutôt que de t’apaiser. Malheureusement, tu as déjà depuis longtemps fait fi de mes conseils à propos du café, et adopté un régime contraire à ta santé. Il ne te suffit pas qu’il soit déjà difficile de surmonter moralement certaines impressions, tu accrois encore la force hypocondriaque et angoissante des idées noires par des moyens physiques dont tu as pu déjà éprouver la nocuité et que, par amour pour moi, tu avais délaissés pendant un certain temps. Puissent la cure et le voyage t’être salutaires ! Je ne renonce pas tout à fait à l’espoir que tu me rendras bientôt de nouveau justice. Adieu. Fritz est content et vient me voir souvent.
On reconnaîtra que, cette fois, le grand homme s’y prenait avec une insigne maladresse. Froissée jusqu’à l’âme, Mme de Stein écrivit sur sa lettre un Ô suivi de trois points d’exclamation, s’abstint d’y répondre, et tomba gravement malade. Goethe, après lui avoir vainement écrit une seconde lettre, se mit à composer une Didon, que d’ailleurs il ne publia pas : peut-être songeait-il que, puisqu’il se consolait de toutes ses tristesses en transformant ses peines en poésie, la poésie qu’il se plaisait à jeter sur les douleurs des autres pouvait aussi les apaiser. Le sentiment dont sa vie avait été pleine pendant dix années s’était évanoui en un instant : déjà, l’ancienne amie célébrée avec un enthousiasme si ardent ne comptait pas plus dans son souvenir que celles qui l’avaient précédée, Marguerite, Annette ou Frédérique. Il appartenait tout entier à sa nouvelle passion, dont il a raconté la naissance dans une de ses plus gracieuses chansons :
J’errais dans la forêt, comme cela, pour moi : ne rien chercher, telle était mon idée.Dans l’ombre, je vis se dresser une fleurette, luisante comme les étoiles, belle comme de petits yeux.Je voulais la cueillir quand elle dit gentiment : Faut-il qu’on me cueille pour me flétrir ?Je l’arrachai avec toutes ses racines, je l’emportai dans le jardin de la jolie maison,Et la replantai dans un coin tranquille ; maintenant elle continue à croître et à s’épanouir.
En réalité, il s’agissait d’un sentiment tout autre que celui qu’avait inspiré Mme de Stein. Plus trace de platonisme ni d’intellectualisme : les derniers vestiges de la « Wertherei » disparaissent. Goethe était revenu d’Italie païen et sensuel : il s’abandonne sans réserve aux joies de la sensualité, et il les célèbre en un belle langue, à la fois copieuse et plastique, dans ces Élégies romaines qu’il composa en 1789 et 1790, en l’honneur de Christiane. Ces petits poèmes, dont la forme est parfaite, sont en effet la glorification de l’amour charnel, de l’inconscience qui entraîne les amants robustes, jeunes et heureux, de l’harmonie qui existe entre la beauté du corps et la beauté des pensées :
Ne te repens pas, ma bien-aimée, de t’être sitôt donnée à moi ! Crois-le, je ne pense rien qui t’offense ni te rabaisse. Les flèches de l’amour ont des effets divers : quelques-unes nous effleurent, et de leur poison pénétrant le cœur souffre pour des années ; mais les autres, puissamment empennées, à la pointe acérée, entrent dans la moelle, enflamment le sang. Dans le temps héroïque où les dieux et les déesses aimaient, le désir suivait le regard, la jouissance suivait le désir. Crois-tu que la déesse de l’amour ait longtemps réfléchi, lorsqu’un jour Anchise lui plut dans les bois de l’Ida ? Si la lune avait hésité à baiser le bel endormi, oh ! l’Aurore jalouse l’aurait bien vite éveillé ! Héro aperçut Léandre dans une fête brillante, et soudain l’amant enflammé s’élança dans le flot nocturne . Rhéa Sylvia, la vierge royale, descend puiser de l’eau dans le Tibre, et le dieu la saisit ; et c’est ainsi que Mars devint père . Une louve allaita les jumeaux, et Rome s’appela la reine du monde.
Ou bien :
Je me sens maintenant joyeux et enchanté sur la terre classique : le passé et le présent me parlent plus haut et avec plus de charme. Ici, je suis le conseil des Anciens et feuillette leurs œuvres d’une main diligente, chaque jour avec un nouveau plaisir. Mais, pendant les nuits, Amour m’occupe autrement ; si je ne suis instruit qu’à demi, je suis doublement heureux. Et est-ce que je ne m’instruis pas, en observant les formes d’un beau sein, en promenant ma main sur les hanches ? Alors seulement je comprends bien le marbre ; je réfléchis et je compare, je vois avec des yeux qui sentent, je sens avec une main voyante. Si la bien-aimée me vole quelques heures du jour, elle me donne en dédommagement les heures de la nuit. Pourtant, on ne s’embrasse pas toujours, on cause raisonnablement ; si le sommeil la surprend, je pense beaucoup, à côté d’elle. Souvent même, j’ai poétisé dans ses bras, et d’une main musicale, j’ai compté sur ses épaules la mesure de l’hexamètre. Elle respire dans son aimable sommeil, et son haleine m’enflamme jusqu’au fond du cœur. Cependant, Amour entretient la lampe, et songe au temps où il remplissait le même office pour ses triumvirs.
Quelques nuages glissaient dans cet Olympe : le principal, une fois passé l’orage qu’on pouvait craindre des ressentiments de Mme de Stein, ce furent les rumeurs publiques, les jugements sévères, la tyrannie du qu’en-dira-t-on : car « la Renommée, je le sais, est en guerre avec l’Amour ». Mais ces difficultés mêmes devaient s’arranger. Peu à peu, en effet, on accepta la liaison de Goethe avec Christiane, comme un fait accompli qu’on ne pouvait changer ; Mme Herder, qui d’abord avait pris assez vivement le parti de Mme de Stein, cessa de s’offusquer ; Herder, que ses fonctions de Generalsuperintendant auraient pu rendre plus rigoureux, se prêtait aux confidences de son ami ; « Frau Rath » elle même prodiguait, en parlant à sa pseudo-belle-fille, les diminutifs caressants et intraduisibles, l’appelant mein Liebchen ou mein Bettschatz ; la duchesse-mère était, d’instinct, indulgente à ces choses-là ; quant à la duchesse Louise, elle était trop effacée pour qu’on s’inquiétât beaucoup de sa désapprobation. Christiane devint mère. Cela acheva d’arranger tout : son fils fut baptisé, deux jours après sa naissance, Jules-Auguste-Werther, par le General superintendant Herder en personne, avec le duc pour parrain. Après cela, les dames de Weimar encore récalcitrantes se trouvaient désarmées.
Il faut le dire à l’éloge de la petite fleuriste Christiane Vulpius : elle rendit Goethe parfaitement heureux, porta dignement le nom qu’il lui donna plus tard, et fut une mère excellente. Et, fait singulier, tandis que, pendant toute la durée de sa liaison intellectuelle avec Mme de Stein, Goethe avait été comme frappé de stérilité, il retrouva, dans la paix de sa vie plus retirée et plus normale, toute sa puissance de production, tout son génie : sans abandonner ses travaux scientifiques, et tout en composant ses Élégies romaines, nous le voyons en effet achever de publier coup sur coup quelques-unes des œuvres qu’il mûrissait depuis si longtemps. Iphigénie avait paru, dans sa version poétique et définitive, en 1787 ; Egmont parut l’année suivante ; Tasse, commencé depuis 1780, fut achevé en 1789 et publié en 1790 ; la version en prose de la Métamorphose des plantes est de la même année.
III
Une seule de ces œuvres nous arrêtera : celle dans laquelle Goethe, de son propre aveu, a mis le plus de lui-même, celle qui, à l’en croire, est, au même titre que Werther, une page de sa biographie. Vous me demandez quelle idée j’ai voulu exposer dans ce drame, disait-il un jour à ses amis ; « est-ce que je le sais ? J’avais la vie du Tasse, j’avais ma propre vie ; en mêlant les différents traits de ces deux figures si étranges, je vis naître l’image de Tasse, et, comme contraste, je plaçai en face de lui Antonio, pour lequel les modèles ne me manquaient pas non plus. La cour, les situations, les relations, l’amour, tout était à Weimar comme à Ferrare, et je peux dire justement de ma peinture : elle est l’os de mes os et la chair de ma chair41. »
« Tout était à Weimar comme à Ferrare », voilà une affirmation qui paraîtra pour le moins aussi étrange que le mélange des deux figures de l’auteur et du modèle. Aujourd’hui, muni des renseignements que nous possédons, Goethe ne pourrait plus parler ainsi : il aurait lu le beau livre de M. Victor Cherbuliez, Le Prince Vitale, évocation si pittoresque à la fois et si divinatrice de ce que furent en réalité l’âme et la vie du poète de la Jérusalem : il aurait compulsé les innombrables travaux de la critique italienne, entre autres ceux de M. Angelo Solerti, qui modifient singulièrement la légende de la cour de Ferrare42 ; il aurait lu les curieux Discours d’Annibale Roméi, gentilhomme ferrarais, que nous a fait connaître le même M. Solerti : après quoi Alphonse d’Este, ses deux sœurs Eléonore et Lucrèce, la comtesse de Scandiano et Antonio Montecatino lui-même se présenteraient à son imagination sous un jour tout différent. Mais en son temps, il ne pouvait rien savoir de tout cela : dans la légende de Tasse, telle qu’il pouvait la connaître, il y avait place encore pour cette « Fantaisie » en laquelle il se plaisait à saluer sa déesse. Il conçut et commença son œuvre en 1780. À ce moment-là, sa seule source était la biographie du marquis Manso, ami fidèle, mais historiographe suspect43, et l’édition vénitienne des œuvres de Tasse44, dans le dixième volume de laquelle il trouva, raconté par Muratori, l’épisode bien connu qui lui donna son dénouement : Manso et Muratori ne fournirent à Goethe que le thème général de sa pièce, dont il n’écrivit que le premier acte, dans lequel n’apparaissait pas encore le personnage d’Antonio Montecatino. Il en lut des fragments à Mme de Stein et à Knebel, puis abandonna son manuscrit. Il y songea en Italie : « Tasse croît lentement comme un oranger, écrivait-il quelques mois avant son retour. Puisse-t-il porter de bons fruits ! » À Rome, il avait pu lire une œuvre toute récente, qu’il étudia avec soin, la « biographie » de l’abbé Serassi45, beaucoup plus complète et critique que celle de Manso : « Je lis maintenant la vie de Tasse, de l’abbé Serassi, écrivait-il à Charles-Auguste en date du 28 mars 1788. Mon intention est de me remplir l’esprit du caractère et du sort de ce poète, pour avoir quelque chose qui m’occupe en voyage. Je ne désire pas achever la pièce commencée avant mon retour, mais j’espère la pousser plus loin. » Ce fut Serassi qui lui fournit Antonio, et la création de cette nouvelle figure amena Goethe à remanier entièrement son œuvre : il y mit la dernière main en 1789, menant ainsi de front, ou à peu près, la composition de ses sensuelles Élégies romaines, dont Christiane, son petit Érotikon, comme il l’appelait volontiers, était l’inspiratrice, et celle du drame quasi-platonicien que remplissait le souvenir de Mme de Stein.
Cette œuvre, qui fut si longue à mûrir, est une œuvre de belle ordonnance, savante et forte, « classique » de parti pris, dans ses formes régulières, dans la sévérité voulue de son dénouement. Elle se développe presque sans incidents : on ne saurait imaginer une action moins mouvementée, d’allures plus sobres, de ton plus paisible. De lents dialogues se déroulent avec une ampleur majestueuse, auxquels le décor d’un temple grec conviendrait mieux que celui de Belriguardo. Pas une allusion ne rappelle les tragédies dont la cour de Ferrare était d’habitude le théâtre. Les milieux ne sont pas même esquissés, où de graves figures, auxquelles le caprice du poète a donné des noms historiques, glissent dans un éther subtil, en débitant de sages maximes et de nobles pensées qu’enchaîne le fil ténu de l’action.
Cette action est tout entière dans l’analyse des souffrances morales de Tasse — non point telles qu’elles furent dans la réalité historique, mais telles que Goethe se plaît à se les figurer.
Au début, dans un jardin « orné de bustes de poètes épiques », parmi lesquels ceux de Virgile et d’Arioste occupent la place d’honneur, les deux Eléonore (la princesse d’Este et la comtesse de Scandiano) s’amusent à les couronner et s’entretiennent du poète qu’elles aiment toutes deux. Le portrait qu’en trace leur enthousiasme répond d’ailleurs beaucoup mieux à l’idée que Goethe se faisait de lui-même qu’à celle que nous avons de son héros : « Son œil s’arrête à peine sur cette terre, dit Eléonore ; son oreille saisit l’harmonie de la nature ; ce que fournit l’histoire, ce que présente la vie, son cœur le recueille aussitôt avec empressement ; son génie rassemble ce qui est au loin dispersé, et son sentiment anime les choses inanimées. Souvent il ennoblit ce qui nous paraissait vulgaire, et ce qu’on estime s’anéantit devant lui. » La princesse renchérit, en réclamant sa place dans un coin du tableau : « Mais la réalité me semble aussi l’attirer et le retenir puissamment. Les beaux vers que nous trouvons parfois attachés à un arbre, et qui, semblables aux pommes d’or, nous représentent, avec ses parfums, un nouveau jardin des Hespérides, ne les reconnais-tu pas tous pour les fruits gracieux d’un véritable amour ? » Les allures inquiètes et douloureuses du cher poète les préoccupent toutes deux : aussi s’efforcent-elles de bien disposer en sa faveur le duc Alphonse. Le duc est très bienveillant quand le poète apporte le manuscrit depuis si longtemps attendu de son œuvre capitale, il invite sa sœur à lui poser sur le front la couronne même dont elle venait d’orner le buste de Virgile. Cette faveur remplit Tasse de la joie la plus pure. Mais sa joie est gâtée par l’arrivée d’Antonio Montecatino, qui vient de rendre des services à l’État, que le duc doit lui préférer, que la princesse aimera bientôt autant que lui, et qui d’ailleurs, étant homme positif, rafraîchit son enthousiasme par des propos de sagesse pratique, un peu pédants. Et en effet, Antonio devient la cause des malheurs qui fondent sur le poète : non pas qu’il cherche à lui nuire, ou qu’il le haïsse ; mais il y a, entre ces deux hommes, l’antipathie irréductible qui sépare les âmes d’essence différente. Le poète, incliné à la mélancolie, s’excite à mille tourments sur cet étranger dont la seule présence lui est une torture. En vain Eléonore et la princesse s’efforcent-elles de l’apaiser : il feint d’entrer dans leurs vues, il se prête au jeu d’une réconciliation, il écoute les sages avis d’Antonio et répond avec une apparente cordialité : la méfiance demeure dans son cœur. Les moindres incidents l’alimentent : ce n’est plus Antonio seul qui lui est suspect, mais Eléonore, Alphonse, la princesse elle-même ; il leur prête des desseins perfides, des calculs ténébreux. Ainsi jusqu’au moment où ses transports amènent la catastrophe. Ici, l’optimisme de Goethe adoucit singulièrement la réalité. Bien que le duc se soit écrié, comme dans le récit de Muratori : « Il perd l’esprit ! qu’on l’arrête ! » — Tasse ne donne aucun signe de folie, rien n’annonce la terrible cellule où des visiteurs le trouvèrent nu et affamé. Resté avec Antonio, il s’abandonne à sa fureur, il se désespère, il invective ses amis de la veille, jusqu’au moment où un mot de son compagnon lui rend la possession de soi même :
— Quand tu sembles te perdre tout entier, lui dit Antonio, compare-toi à d’autres : reconnais ce que tu es.
Tasse répond :
- Oui, tu me le rappelles à propos !… Aucun exemple de l’histoire ne viendra-t-il plus à mon secours ? Ne s’offre-t-il à mes yeux aucun noble caractère, qui ait plus souffert que je ne souffris jamais, afin que je prenne courage en me comparant à lui ? Non.., tout est perdu… Une seule chose me reste. La nature nous a donné les larmes, le cri de la douleur, quand l’homme enfin ne la supporte plus… Elle m’a laissé par-dessus tout, elle m’a laissé, dans la douleur, la mélodie et l’éloquence, pour déplorer toute la profondeur de ma misère : et tandis que l’homme reste muet dans sa souffrance, un Dieu m’a donné de pouvoir dire combien je souffre.
(Antonio s’approche de lui et le prend par la main.)Noble Antonio, tu demeures ferme et tranquille ; je ne parais que le flot agité par la tempête ; mais réfléchis, et ne triomphe pas de ta force. La puissante nature, qui fonda ce rocher, a donné aussi aux flots leur mobilité ; elle envoie sa tempête : la vague fuit, se balance, s’enfle et se brise par-dessus en écumant. Dans cette vague, le soleil se reflétait si beau, les étoiles reposaient sur son sein doucement agité. L’éclat a disparu, le repos s’est enfui… Je ne me reverrai plus dans le péril, et ne rougis plus de l’avouer. Le gouvernail est brisé ; le navire craque de toutes parts ; la planche éclate et s’ouvre sous les pieds ! Je la saisis de mes deux bras ! Ainsi le matelot s’attache encore avec force au rocher contre lequel il devait échouer.
Le rideau tombe sur ce discours, dans lequel il n’est point difficile de reconnaître ce que M. Kuno Fischer appelle « l’idée fondamentale » de la pièce46, l’idée qui rattache Tasse à Werther, et fait de celui-là un frère assagi de celui-ci. Cette idée se trouve enfermée dans les deux vers que nous avons soulignés. Elle était si chère à Goethe, qu’il l’a reprise plus tard dans ses Stances à Werther, dont il se servit, plus tard encore, pour composer sa Trilogie de la passion, qui se ferme sur le même thème : « La séparation est la mort, peut-on lire dans les Stances. Comme nous sommes émus quand le poète chante pour éviter la mort qu’apporte la séparation ! Enchaîné dans de tels tourments à demi mérités, un dieu lui donne d’exprimer ce qu’il souffre. » Le morceau final (Réconciliation) n’est qu’un nouveau développement de ce motif :
Quelle puissance calmera le cœur oppressé qui a tout perdu ? Où sont les heures si vite envolées ? Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau : ton âme est troublée, ta résolution confuse. Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !
Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ; elle entremêle des mélodies sans nombre, pour pénétrer le cœur de l’homme, pour le remplir de l’éternelle beauté : les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration, le mérite divin des chants comme des larmes.
Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore, qu’il bat, et voudrait battre, pour se donner à lui-même, à son tour, avec joie, en pure reconnaissance de cette magnifique largesse…
M. Kuno Fischer traduit ces sentiments en une prose un peu rébarbative, mais qui ne laisse pas que de dire ce qu’elle veut : « On se délivre de ses passions en les représentant clairement, explique-t-il ; on transforme alors ses conditions en objets, et par là même on s’en affranchit. Ainsi a enseigné et agi le ◀philosophe▶ Spinoza. Comme penseur et poète, Goethe en use de même. C’est là qu’est le nœud de son entente la plus profonde avec Spinoza, dont il avait étudié les doctrines avec zèle et pour sa profonde satisfaction entre ses deux versions de Tasse (1784-1786). Il avait trouvé en Tasse un sujet de même condition : un grand poète qui souffre comme Werther, et, comme lui, trouve délicieux de plonger dans l’abîme de son propre cœur. Il ne le peut et ne le doit pas. Dans les souffrances d’un tel poète, il y a la force du relèvement, la force créatrice qui suffit à la guérison. » Avouerai-je que ce prétentieux commentaire ne me paraît point amplifier une pensée pour laquelle il est peut-être superflu de répéter à toutes les lignes le mot « profond », d’invoquer Spinoza, de remuer le problème du subjectif. Dans la suite, un poète, Allemand aussi, mais d’esprit limpide, devait dire beaucoup plus simplement : « Avec ma grande douleur, j’ai fait de petites chansons. » Des milliers de poètes, de tous les temps, de toutes les races, en ont usé de même : les uns avec conscience, les autres emportés par leur instinct, par la force mystérieuse qui, dans leurs âmes privilégiées, transforme en nobles pensées, en belles images, en rimes sonores, la pauvre matière humaine de leurs peines. Une des originalités de Goethe, c’est, une fois cette transformation constatée, d’en avoir fait à la fois la méthode de son esthétique et le principe essentiel de sa morale particulière. On peut accepter Tasse pour un brillant plaidoyer en faveur de cette doctrine ; mais il est autre chose encore.
Il répercute d’abord les derniers échos assourdis d’une tempête que Goethe avait traversée, mais dont les ravages ne le menaçaient plus.
Pendant toute la période que le critique allemand appelle, non sans raison, celle des « années sauvages », et qui comprend les premiers temps du séjour à Weimar, Goethe, comme un peu plus tard Schiller et les romantiques, s’était abandonné au rêve habituel des jeunes gens, au rêve d’une vie libre, affranchie de la tyrannie des conventions, des usages, des lois, propice à la large expansion d’une individualité exigeante et robuste. Chacun à sa manière, Gœtz et Werther expriment ce rêve : le premier, en nous faisant admirer un héros qui, dressé contre les forces sociales de son temps, les brave, et, même vaincu, les domine ; le second, en nous attendrissant sur une intéressante victime des conditions normales de la vie sociale. Or, les années avaient soufflé sur cet esprit de révolte ; les dernières flammes, dirait-on, en vacillent dans certains propos de Tasse, qui ne semblent ni des revendications justes, comme celles du Chevalier à la main de fer, ni des plaintes émouvantes comme celles de l’amant de Charlotte, mais des rêveries malsaines que dissipent de sages paroles. C’est en effet avec une douce puérilité d’enfant gâté, docile au fond, prêt à s’assagir, que Tasse regrette l’âge d’or — celui « où chaque oiseau, dans le libre espace de l’air, où chaque animal, errant par les monts et les vallées, disait à l’homme : ‘Ce qui me plaît est permis.’ » Ce qui lui vaut aussitôt une affectueuse réprimande de la princesse : « Mon ami, l’âge d’or est passé sans doute, mais les nobles cœurs le ramènent. Et, s’il faut t’avouer ce que je pense, l’âge d’or dont le poète a coutume de nous flatter, ce beau temps n’exista peut-être pas davantage qu’il n’existe. S’il fut jamais, il n’était certainement que ce qu’il peut toujours redevenir pour nous. Il est encore des âmes sympathiques, qui se rencontrent et jouissent ensemble de ce bel univers. Il ne faut, mon ami, que changer un seul mot dans la devise : « Ce qui est convenable est permis. » Cela n’est plus du tout la même chose. Aussi Tasse proteste-t-il, mais sans avoir le dernier mot, qui reste à la princesse. Goethe est maintenant avec elle. L’homme qui, dix ans auparavant, se passionnait avec tant d’ardeur juvénile pour la justice élémentaire des Raubritter est bien près déjà d’être celui qui dira : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. »
On doit remarquer encore dans Tasse les traces d’un autre conflit que Goethe connaissait aussi, et qu’il s’efforce, dirait on, de décrire de très haut sans prendre parti, en observateur tranquille et rassuré : la lutte éternelle qui sévit entre les êtres d’espèce différente, les uns inclinés au rêve, amants de la chimère, toujours prêts à se perdre pour elle ; les autres, vrais fils de la terre, épris des biens positifs dont elle est féconde, trop curieux des meilleurs chemins pour lever jamais les jeux vers les nuages. Par le fait des circonstances qui, en le poussant à Weimar, le transformèrent en secrétaire d’État, mais plus encore par l’œuvre même de sa nature si diverse, où se réunissaient tant de contrastes, Goethe appartenait à ces deux catégories d’hommes, et simultanément il était poète et ministre. Il savait, par propre expérience, quelles sont pour un rêveur les difficultés de la vie pratique et d’où viennent les obstacles qui les aggravent encore ; il se souvenait des adroits efforts de M. von Fritzch pour l’arrêter dès les premiers pas dans sa carrière officielle ; il se rappelait aussi les sacrifices faits aux « affaires » par son ambition d’écrivain, tant de plans abandonnés dans ses cartons, tant de projets délaissés que seuls les loisirs du voyage lui permettaient enfin de reprendre. Et une fois de plus, selon la méthode qu’il connaissait déjà, il se dédoubla. À côté de la figure de son protagoniste, il en plaça une autre, qui la compléta en lui faisant contraste. Antonio Montecatino, en effet, ne représente pas seulement les ennemis historiques qui poursuivirent le Tasse de leurs rancunes : Pigna, Guarini, et l’authentique Montecatino, lequel, avant d’être secrétaire d’État, avait été professeur de philosophie à l’académie de Ferrare ; il représente encore, et surtout, l’autre face de l’éternel Moi que Goethe décrit sous les traits de ses héros. Il est à Tasse ce que Weislingen est à Gœtz, ce que Méphistophélès est à Faust, son complément, l’ombre inséparable qui dépend de lui, bien qu’elle semble le contredire ou même le railler : telle, dans la vieille légende, l’ombre moqueuse de Marcolf suivant le grave roi Salomon. L’un est ardent, l’autre froid ; l’un rêve sans cesse, l’autre ne veut qu’agir ; de celui-ci, le « cœur demeure inébranlable sur le flot inconstant de la vie » ; de celui-là, il flotte au gré de tous les vents et de toutes les vagues. Aussi se heurtent-ils comme des éléments contraires, de leurs lèvres jaillissent naturellement les paroles qui se contredisent ; entre eux, la querelle éclate d’elle-même, au premier incident. Et pourtant ils se confondent, ils cohabitent dans la même âme, ils ne sont qu’un seul et même être. Aussi se réconcilient-ils à la fin : l’harmonie se rétablit entre eux, comme elle s’était rétablie en Goethe au moment où il prit la résolution de quitter Weimar pour rendre au poète ses droits.
Vous voyez tout ce qu’il y a de personnel dans cette œuvre aux allures si calmes, d’une ordonnance si tranquille, dans cette œuvre d’apaisement et de sérénité. Au fond, elle est une confession, au même titre que Werther, mais en serrant de plus près l’intime vérité. Si l’on veut savoir comment Goethe concevait sa propre image, c’est ici qu’on pourra l’apprendre, en observant Tasse et Antonio dans l’être unique qui a été leur seul modèle.
On ne saurait méconnaître que cette image est fort belle. À eux deux, ces deux hommes possèdent une âme commune capable de réfléchir l’univers, et le contraste qu’ils forment embrasse toute la vie. Nous ne pourrions imaginer aucune idée qui ne trouvât en l’un ou en l’autre l’espace de s’épanouir, aucun sentiment dont l’un ou l’autre ne pût être la haute expression, aucun acte que l’un ou l’autre ne pût accomplir. Les répliques qu’ils échangent, les reproches mêmes qu’ils s’adressent, ce sont de profondes paroles, au sens lointain, qui traduisent avec une puissance symbolique le désaccord flagrant du rêve et de l’action, et — malgré l’optimisme de parti pris répandu sur l’œuvre comme un sable d’or — la douleur qui résulte de leurs perpétuels malentendus. Goethe dut éprouver un bien vif mouvement de joie le jour où, dans le livre de Serassi, il découvrit ce personnage d’Antonio Montecatino, presque oublié de l’histoire, dont il s’empara, qu’il fit sien, qui seul lui permit de développer toute sa pensée, de traiter tout son sujet, d’étaler toute son apologie : sans Antonio, sa pièce fût probablement demeurée un fragment inachevé, comme Prométhée : au plus, elle serait devenue une rapsodie lyrique, ennuyeuse et de saveur fade. Antonio l’a relevée, il en est le sel savoureux et salutaire.
En même temps qu’il peignait son portrait embelli, Goethe était amené à peindre aussi les figures qui, dans la vie, accompagnaient la sienne. Il les a bien traitées : elles bénéficient toutes de sa volonté de ne voir et de ne rencontrer que des exemplaires irréprochables de l’humanité, décorés des vertus qu’il regardait alors comme les plus hautes, tous beaux, tous intelligents, tous bons, du moins selon l’idée qu’il se faisait de la bonté, de l’intelligence, de la beauté. On les reconnaît sans peine sous leurs déguisements italiens, d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage des données de l’histoire. À coup sûr, c’est à Weimar qu’il pense, ce n’est point à Ferrare, quand il esquisse les traits de la petite ville qui sert de théâtre à son drame. « Elle est devenue grande par ses princes », dit la Scandiano. À quoi la princesse réplique : « Plus encore par les hommes excellents qui s’y sont rencontrés par hasard et heureusement réunis. » Ce qui amène la comtesse à reprendre : « Le hasard disperse aisément ce qu’il rassemble. Un noble esprit attire de nobles esprits et sait les fixer comme vous faites. Autour de ton frère et de toi, se réunissent des cœurs qui sont dignes de vous, et vous égalez vos illustres ancêtres. » Quelle que fût l’indifférence de Goethe pour l’exactitude historique, quelque imparfaits que fussent ses documents, il ne pouvait ignorer que de tels compliments adressés aux princes de la famille d’Este eussent paru de l’ironie ; qu’Alphonse II avait du sang de Borgia dans les veines ; que pour lui comme pour ses « illustres ancêtres », l’accueil fait aux poètes n’était guère qu’un calcul d’ambition ; que cet accueil — ainsi que l’Arioste, avant Tasse, en fit l’expérience — était étroit, parcimonieux, intéressé, car ces princes, habiles ménagers de leurs ressources, entendaient que leurs protégés servissent à double fin, et, tout en célébrant à loisir leurs noms pour la postérité, leur rendissent maint service délicat dans le siècle présent ; que l’administration de leurs États, surtout l’organisation de leur armée, les préoccupait beaucoup plus que l’érudition, les lettres, les arts. Alphonse II, en particulier, ne rappelait en rien le prince humanitaire [sic], sentencieux, modéré, qui donne à Tasse de sages conseils, s’applique à lui rendre la vie agréable, cherche à le guérir de sa misanthropie, montre dans ses propos autant de justesse d’esprit que d’élévation d’âme. C’était, au contraire, un rude homme, ambitieux, tenace, qui poursuivait âprement les desseins d’une diplomatie ténébreuse tout en expérimentant de nouveaux systèmes de canons et d’arquebuses pour appuyer au besoin ses droits, et qui surveillait, de très près, l’instruction de son infanterie. Peu fortuné dans ses négociations, mal servi par des ministres infidèles (dont un des pires fut précisément Antonio Montecatino), il s’efforçait de cacher les déceptions de son orgueil et s’enfermait en lui-même. Si quelque souverain plus moderne ou plus près de Goethe eût eu certains traits de ressemblance avec lui, c’eût été, peut-être, un des Hohenzollern, prédécesseurs de Frédéric II, souverains d’un État modique, ambitieux de s’accroître, bien plus en tout cas que l’honnête Charles-Auguste. Mais Goethe s’était hâté de perdre de vue son modèle authentique : il traçait, selon sa fantaisie, le portrait idéal du Prince et, comme il était poète de cour, il émaillait sa description d’allusions aimables et de compliments flatteurs.
Comme Alphonse, les autres personnages du drame ne ressemblent en rien à leurs modèles historiques et rappellent, au contraire, les figures que Goethe avait depuis dix ans sous les yeux. Merck, qui depuis des années posait déjà pour Méphistophélès, posa pour Antonio Montecatino, ou du moins pour les lignes extérieures de ce personnage dont nous connaissons les véritables origines. En la gracieuse figure d’Éléonore Sanvitale, si séduisante bien qu’entachée un peu d’esprit d’intrigue, on se plut à reconnaître la belle comtesse Werthern, qu’on devait retrouver plus tard dans Wilhelm Meister. Surtout, la princesse parut un portrait ressemblant de Mme de Stein : l’on ne doute pas que Goethe ait ici retracé, sous les couleurs qu’il tenait à lui donner, l’histoire de leur longue liaison. Une fois de plus, pour employer le langage abstrait de M. Kuno Fischer, le « sujet » s’est pris pour l’« objet ». Rappelez-vous le ravissement où la « silhouette » de la seconde Charlotte avait plongé Goethe ; les expériences dont il sortait à peine, aussi meurtri qu’il pouvait l’être, en tous cas fatigué, lorsqu’il la rencontra ; le ton enthousiaste, presque dévot, des premiers billets qu’il lui écrivait ; et lisez ces vers :
Ainsi que l’homme égaré par de vains prestiges est aisément et doucement guéri par l’approche de la divinité, je fus doucement guéri de toute fantaisie, de tout égarement, de tout désir trompeur aussitôt que mon regard eut rencontré le tien. Tandis qu’auparavant mes vœux ignorants s’égaraient entre mille objets, pour la première fois je rentrai en moi-même avec confusion, et j’appris à connaître le bien désirable. C’est ainsi qu’on cherche vainement, dans le vaste sable des mers, une perle qui repose cachée dans la nacre, sa retraite solitaire.
Remarquez encore l’influence toute bienfaisante qu’exerce sur le fougueux poète l’âme tranquille de la princesse, l’art savant dont elle use pour le modérer, pour retenir sa passion dans les limites que prescrivent les mœurs et sa faible santé. Ce sentiment subtil, qui ne réclame aucune satisfaction sensuelle, redoute l’aveu comme un commencement de brutalité, s’enfuit dans des régions tout intellectuelles, raisonne, discute, esthétise, poétise — ce sentiment est analysé avec une sûreté de touche qui porterait à croire que les relations de Goethe et de Mme de Stein ne furent jamais plus passionnées. En tout cas, elles apparaissent ici ramenées à un pur commerce d’âme à âme, et les points de contact sont frappants : « Ah ! chère Lotte, écrivait Goethe à son amie, le 27 février 1787 — et l’on ne sait si l’allusion porte sur la séparation du moment ou sur tout leur amour — tu ne sais pas quelle violence je me suis faite et me fais, et qu’au fond la pensée de ne pas te posséder, de quelque façon que je la prenne, me tourmente et me dévore. » C’est bien là, presque exacte, la nuance des regrets qu’exprime Tasse, dans l’entretien suprême où il laisse éclater son cœur, en employant le mot même qu’il appliquait de préférence à la seconde Charlotte : « Tu es toujours celle qui m’apparut, dès le premier moment, comme un ange sacré… Est-ce un délire qui m’entraîne vers toi ? Est-ce une frénésie, ou un sens plus relevé qui saisit, pour la première fois, la plus haute, la plus pure vérité ? Oui, c’est le sentiment qui seul peut me rendre heureux sur cette terre ; qui seul m’a laissé misérable quand je lui résistais et voulais le bannir de mon cœur. Cette passion, je songeais à la combattre ; je luttais et je luttais contre le fond de mon être : je détruisais ma propre nature, à laquelle tu appartins si complètement. » Dans les transports où Tasse se laisse entraîner ensuite, d’aucuns ont voulu voir une revanche des sens violentés contre un amour incomplet, un réquisitoire contre l’amour platonique, ou même un plaidoyer du poète pour son amie du jour contre celle de la veille, pour Christiane contre Charlotte, une espèce de justification des ardeurs des Élégies romaines. Les bons arguments ne manquent point à l’appui d’une telle thèse : on rappelle que, pendant les années qui précèdent son voyage, Goethe se réclamait volontiers des doctrines d’un naturisme presque intransigeant, et qu’athée déjà en partant pour l’Italie, il était revenu païen. Il ne faut cependant pas pousser trop loin l’exégèse. Les œuvres des poètes n’ont pas toujours les dessous compliqués que leur prêtent les commentateurs. Aussi, tout en reconnaissant en Tasse une œuvre en grande partie personnelle, dont on peut même accepter certains fragments comme des pages de confession, vaut-il mieux résister à la tentation d’y chercher des données trop précises sur la vie de Goethe et sur son âme. Nous ne saurons jamais exactement ce qu’il y a mis de lui-même, comme aussi nous ignorerons toujours quelle part de son œuvre revient à l’inconscience de l’artiste, quelle aux calculs de l’habile homme, soucieux de composer son attitude. Le secret de tels amalgames, c’est celui même du génie, qui ne le livre pas.
IV
Parmi les réflexions que Tasse suggère à son plus habile commentateur, M. Kuno Fischer, il en est une à laquelle je voudrais m’arrêter un instant : « Si, dit-il, un de nos dramaturges actuels les mieux doués et les plus intéressants, Henrik Ibsen, par exemple, avait écrit un Torquato Tasso, il se serait efforcé de peindre d’après nature la misère et les souffrances du poète italien : nous verrions un Tasse, fugitif et mendiant, en habits déchirés, mélancolique dans les accès de sa folie, et, à la fin, gémissant dans sa cellule de l’hôpital Sainte-Anne. Je m’étonne qu’Ibsen se soit jusqu’à présent refusé cet attirant sujet. »
Il ne semble point que M. Kuno Fischer ait une haute opinion du génie d’Ibsen : car vraiment, traiter de telle sorte « l’attirant sujet » de Torquato Tasso, ce serait le ramener à ses lignes les plus pittoresques si l’on veut, mais aussi les plus banales. Le spectacle du malheureux poète, poursuivi par la haine de ceux qu’il aimait, cherchant en vain un asile chez des protecteurs trop craintifs pour le défendre, trouvant à peine un peu de réconfort auprès d’une sœur qu’il ne peut visiter que sous un déguisement, revenant implorer le pardon du prince rancunier qu’il avait offensé, « gémissant dans sa cellule » de Sainte-Anne et succombant enfin dans la pénitence au moment où son sort paraissait s’adoucir, ce spectacle, sans doute, ne pourrait être que fort émouvant : et je suis persuadé qu’un dramaturge « bien doué » en saurait tirer de beaux effets. Néanmoins, j’aime à croire qu’Henrik Ibsen, ou tout autre écrivain moderne que tenterait le sujet, en pénétrerait mieux le sens humain et profond. Pourquoi ne nous demanderions-nous pas, à notre tour, ce qu’il y verrait ? Il ne s’agit que d’un calcul tout hypothétique ; peut-être ce calcul nous permettra-t il de mieux comprendre l’œuvre même que nous étudions.
Ce qu’un dramaturge comme Ibsen verrait avant tout dans le cas de Torquato Tasso, c’est un des exemples les plus tragiques parmi ceux qu’offre l’histoire des conflits qui éclatent souvent entre des individus d’élite et leur époque ou leur milieu.
Tasse, en effet, par la nature et la qualité de son génie, par les aspirations intimes de son être intellectuel, par l’idée qu’il se faisait de la poésie et du rôle du poète, relevait moralement de la génération qui précéda la sienne. Il aurait dû naître au temps où des papes lettrés et des cardinaux ◀philosophes▶ hésitaient entre Platon et Jésus-Christ, avant le concile de Trente : il eût alors été l’un des héros de l’humanisme, son génie se fût épanoui en fleurs superbes. Naïvement épris de la beauté des idées et de celle des mots, il ignorait que les uns et les autres ont une valeur pratique, qu’il y a des époques où l’on ne peut les employer qu’en vue de résultats positifs, pour des fins déterminées, et que, justement, le malheur l’avait jeté dans le monde en une de ces époques-là. Souvent, dans ses lettres, il se plaint de la strettezza dei tempi, de l’étroitesse des temps : peut-être ne comprenait-il pas lui-même tout le sens de cette expression qui tombait de sa plume affligée. Elle signifiait, hélas ! qu’un monde nouveau opposait, aux libres rêves des penseurs comme aux fantaisies toujours dangereuses des poètes, des barrières très rapprochées. Il ne s’agissait plus de chercher, comme au siècle précédent, la réconciliation des dogmes du Christ et des doctrines de l’Académie, ou celle de l’Église d’Orient avec l’Église d’Occident : il s’agissait d’une lutte ouverte, violente, impitoyable, entre l’Église catholique et la Réforme. Directement ou indirectement, toutes les forces des hommes agissaient dans ce grand débat, qui seul alors semblait digne d’intérêt. Qu’un poème fût bien ordonné, écrit en belle langue, tissé de fictions magnifiques, émaillé d’images admirables, que signifiait cela ? Une œuvre nouvelle était une arme nouvelle, pour Rome ou contre Rome : l’unique problème qu’elle pût soulever, c’était celui de son orthodoxie ; on la jugeait selon qu’elle semblait utile ou nuisible aux plans de la défense catholique ; il n’y avait même guère de chances pour que, considérée à ce point de vue, elle pût paraître simplement indifférente. Ces conditions nouvelles, le censeur de la Jérusalem délivrée, Sperone Speroni, les connaissait à merveille — tandis que l’auteur les ignorait absolument. Pas un instant, pendant son long travail, Tasse ne songea qu’en chantant « les pieux combats et le guerrier qui délivra le tombeau de Jésus-Christ », il jouait avec un feu redoutable, celui qui allumait les bûchers ; pas un instant, il ne se méfia du « périssable laurier cueilli sur l’Hélicon », des dangers qu’on court à « orner la vérité de fleurs » et à mélanger aux héros de l’histoire des croisades les mythes de la belle antiquité ou les magiciens des contes arabes. Quand il s’en aperçut — parce qu’on le lui fit voir —, son œuvre était achevée et circulait déjà : elle ne fut plus pour lui qu’une source d’angoisses.
Parallèlement à ce premier conflit, un autre se développait dans l’âme du malheureux : moins élevé peut-être, celui-là, moins abstrait, mais plus humain, plus accessible, plus réellement dramatique, plus naturellement fécond en riches péripéties, en tableaux émouvants : si Tasse vécut dans une époque difficile, son milieu immédiat fut aussi le moins propice à son génie, le moins favorable à son caractère47.
Nous avons déjà parlé, incidemment, de la ville de Ferrare, pour marquer ses dissemblances avec la bonne petite cour paisible d’Anna-Amélie et de Charles-Auguste. Si nous y pénétrions de façon plus intime, nous trouverions qu’elle fut un milieu abominable. La famille d’Este était une des plus tragiques parmi les tragiques familles régnantes d’Italie : une horrible hérédité de meurtres, d’empoisonnements, de passions monstrueuses, de haines et de férocités consanguines pesait sur Alphonse II et ses sœurs, que divisaient des rivalités moins sanguinaires que celles d’autrefois, mais pourtant violentes aussi. Éléonore en paraît avoir été l’instigatrice et la Furie : elle soutint de longs procès contre le duc, qu’elle finit par réduire, et s’appliqua de son mieux à entretenir la division entre lui et son autre frère, le cardinal Luigi. C’était une femme habile, énergique, résolue, toujours maîtresse d’elle-même, correcte, froide, indifférente, tracassière. Est-ce elle que Tasse a chantée ? Est-ce elle qu’il aima ? Peut-être, car il était assez vain pour se laisser éblouir par l’éclat de son rang, assez peu clairvoyant pour se tromper sur son âme, assez imaginatif pour prendre pour de l’amour cette double illusion. Quant à elle, ses procès, ses intrigues, sa santé l’occupaient trop pour qu’elle pensât à l’amour : son poète l’aima peut-être, mais il est plus que probable qu’elle ne l’aima point ; nous savons en tout cas qu’elle prit ouvertement parti contre lui dans un des nombreux conflits qu’il eut avec ses rivaux de cour ; nous savons aussi qu’en 1577 le comte Cesare Lambertini lui ayant écrit que Tasse invoquait son aide et sa protection, elle se contenta de faire remettre la lettre au duc, sans insistance.
Dans la réalité, les deux sœurs, Éléonore et Lucrèce, les deux frères, Alphonse et Louis, leurs ministres, leurs secrétaires, leurs courtisans, leurs hommes de confiance, leurs suivantes, leurs officiers, leurs artistes formaient le milieu le moins propice à des sentiments délicats, à de nobles rêves, à de hautes pensées. Hélas ! et Tasse arriva parmi eux, rempli de toutes les illusions ! Au moment de sa venue, on fêtait par de somptueuses réjouissances l’entrée dans la ville de la nouvelle duchesse, Barbara d’Autriche. Il en fut frappé d’un éblouissement dont il ne se remit jamais : « Il me sembla, racontait-il plus tard, que toute la ville fût une scène merveilleuse et jusque-là inouïe, pleine de couleurs et de lumières, présentant mille formes et mille apparences, que tout ce qui s’y passait ressemblait aux actions représentées dans tous les théâtres en diverses langues et par toutes sortes d’acteurs. Et non content d’en être le spectateur, je voulus faire partie de la comédie et me mêler aux autres… » Quand il évoquait ce beau souvenir, il avait déjà reconnu la vanité de son désir ; car il ajoute : « Jusqu’à ce que je m’aperçus que j’étais la fable et la risée de tout ce peuple : alors la honte me prit, et je dus confesser que tout ce qui plaît au monde n’est qu’un songe d’un instant. » Il y a là tout le drame de sa vie. Ce drame fut d’autant plus intense que chez le héros, comme chez presque tous les poètes, les sentiments prenaient une acuité exceptionnelle, amplifiés par l’imagination. Son orgueil, son ambition, ses caprices étaient extrêmes. Il les avouait avec une candeur touchante : « De tous mes désirs, écrivait-il, le plus grand est de ne rien faire, et ensuite d’être flatté par mes amis, bien servi par mes domestiques, caressé par mon entourage, honoré par mes protecteurs, célébré par les poètes et montré au doigt par le peuple. » Oui, c’est bien cela qu’il vint chercher à Ferrare, le pauvre homme. Son génie lui donnait peut-être quelque droit à l’obtenir. Un instant même, il crut marcher dans la réalisation de ses rêves. Le réveil n’en fut que plus cruel. — Ne sont-ce pas là des éléments bien dignes en effet de tenter un écrivain moderne, un de ceux que hante le difficile problème des rapports de l’individu et de la société et qui se plaisent à transporter sur la scène l’image des conflits douloureux que multiplient les conditions de la vie actuelle entre l’être isolé et le monde qui l’entoure ?
Rapprochez de ces données, qui sont simplement celles de l’histoire, telles que M. Cherbuliez les a présentées, telles qu’elles ressortent avec évidence des travaux de la critique contemporaine, le Tasse de Goethe, avec ses allusions personnelles, ses compliments de cour, ses belles maximes de sagesse optimiste, avec tout le développement psychologique de son héros retracé en raccourcis habiles, avec toute la haute philosophie qu’il exprime, toute la savante esthétique qui le soutient, vous serez forcé de reconnaître que, quelque séduisante que vous semble l’œuvre, le simple sujet historique ne s’y est point élargi. Goethe, dirait-on, l’a nettoyé de ce qu’il comportait d’humain. De plus en plus, la conception qu’il se faisait de sa propre personnalité, de l’art et de la vie, l’éloignait de la vie. Sous prétexte de la dominer, il en arrivait à la dédaigner. Il en négligeait les aspects vrais, pour leur substituer les images arbitraires qu’il s’en formait dans son esprit. Sa belle intelligence ne lui servait plus à pénétrer les sens cachés des données que fournit la nature, mais à les arranger d’après les lois qu’il édictait lui-même, les unes pour répondre à ses aspirations particulières, les autres empruntées, je ne dirai pas aux Anciens — Aristote n’a plus rien à voir dans l’affaire — mais aux impressions antiques recueillies en Italie. Naturiste à tant d’autres égards, observateur attentif de pierres et de plantes, défenseur d’une morale qui rompait hardiment avec les conventions établies, il semblait, comme poète, vouer un culte exclusif aux artifices de l’art : et c’est justement dans Tasse que nous pouvons saisir, si j’ose dire, le secret de sa pensée intime, la clef de ce qu’il était, à ce moment-là, comme homme et comme artiste. La beauté plastique, qui n’existe que dans la sérénité, était devenue à ses yeux l’essentielle beauté. Il se proposa donc de l’introduire dans la poésie, en oubliant qu’entre l’art et la poésie il y aura toujours la différence irréductible de leurs matières premières, celui-là ayant à reproduire, par le bronze ou le marbre, des formes visibles et sensibles, celle-ci ne pouvant que pétrir de la vie dans l’immatérialité des mots et des rythmes. D’autre part, sa doctrine était qu’entre la poésie et la vie il doit exister une juste harmonie, qu’on ne saurait rompre sans préjudice pour les deux : il s’efforça donc de régler sa vie d’après les mêmes principes qui gouvernaient son esthétique. Il sacrifia les sentiments qui troublaient la paix limpide de son âme, il ne voulut plus d’autres passions que celles qui pourraient réjouir ses sens sans menaces pour sa sérénité et, persuadé de l’excellence de cette nouvelle manière d’être, il choisit, pour la célébrer, l’histoire de Torquato Tasso. Il en fit l’expression la plus haute de l’espèce de programme esthétique qui devenait sa religion, mais aussi la moins vraie de ses œuvres et la moins humaine. « Le vrai Tasse était un grand poète, dit M. Kuno Fischer ; le Tasse de Goethe en est un plus grand encore. » Corrigeons, s’il vous plaît, ce jugement, qui, avec une modification légère, nous fournira notre conclusion. Le vrai Tasse, né dans une époque peu propice, gêné par son milieu, en butte à des soupçons dangereux, fut cependant un grand poète, mais déjà un poète artificiel ; le Tasse de Goethe, produit d’une imagination pliée à certains partis pris par une intelligence despotique, demeure un grand poète, mais plus artificiel encore. Peut-être l’œuvre qu’il a inspirée restera-t-elle longtemps l’œuvre préférée des métaphysiciens comme M. Kuno Fischer ; les simples hommes, auront une peine croissante à y trouver quelque plaisir.
V — Le dernier roman
Il y a des écrivains dont la production est constante, comme le jaillissement d’une source vive ; chez d’autres, elle est intermittente, assujettie aux conditions ou aux hasards de leur vie : ils ressemblent à ces rivières qui doivent la force de leurs eaux aux neiges de l’hiver ou aux pluies du printemps, et qui, pendant de longs mois, coulent à peine dans un lit desséché. Goethe fut de ceux-ci. Nous avons vu qu’après la superbe éclosion qu’avait marquée la publication rapprochée de Gœtz et de Werther, les premières années de Weimar n’avaient été qu’une longue période de stérilité. Le voyage d’Italie réveilla son génie : il se rendormit après le Tasse, pendant près de cinq années. Ces brusques passages d’une extraordinaire fécondité à un silence presque complet continuèrent dès lors à se succéder, sous la pression changeante des circonstances, jusqu’à la fin d’une carrière qui, lorsqu’on la juge par ses résultats, paraît avoir été si constamment active et si bien remplie.
I
En rentrant à Weimar, Goethe trouva la cour et la ville telles à peu près qu’il les avait quittées : Charles-Auguste menait de front des combinaisons politiques et des galanteries qui assombrissaient l’humeur plutôt mélancolique de la duchesse Louise ; la duchesse-mère était « radicalement brouillée » — radicaliter brouillirt, écrit Goethe à Knebel — avec Mlle de Göchhausen : événement considérable ; Wieland poursuivait la publication du Mercure allemand, dont les 2 000 abonnés ne suffisaient point à nourrir sa nombreuse famille : il écrivait abondamment, et aurait bien voulu quitter Weimar ; Herder roulait de grandes idées, partait pour Rome, obtenait une augmentation d’honoraires qui devait lui permettre de payer ses dettes, et, fidèle à son caractère, restait mécontent. Derrière ces grands personnages et leur cercle, les 7 000 habitants de la modeste capitale continuaient à vivre en paix, sans se soucier encore des grands événements dont ils allaient bientôt subir le contrecoup.
Vous savez en quels termes habiles Goethe, dès son retour, s’était mis à la disposition de Charles-Auguste, en le priant de se souvenir qu’il était avant tout un artiste, et vous vous rappelez comment Charles-Auguste avait répondu. Déchargé des soucis administratifs, le poète n’en conservait pas moins 1.800 thalers d’appointements, en restant conseiller privé, président de la commission des mines, membre irresponsable de la commission de la Chambre, avec le privilège d’occuper aux séances le fauteuil du duc. Ces charges n’étaient point accablantes ; elles assuraient à leur titulaire, avec le loisir qu’il souhaitait, une part suffisante d’« officialité », et une situation fort brillante que relevait encore son intimité avec le duc. Pourtant, malgré les précautions adroites qui, en le tirant de l’administration, assuraient son indépendance, il ne put échapper aux prestations matérielles que comportait sa situation morale : l’amitié d’un prince a toujours quelques exigences ; aussi, bien qu’il n’eût plus aucun titre, le conseiller privé von Goethe fut-il, de fait, ministre de la maison ducale, ministre de l’instruction publique, ministre de toutes choses. C’est à lui qu’on demandait conseil dans les occasions graves : occasions fréquentes dans l’existence d’un État tel que le duché de Saxe-Weimar-Eisenach ; de sorte que, peu à peu, son rôle fut presque le même qu’avant le voyage entrepris pour s’en décharger. Quand le duc était absent, il le remplaçait, s’occupait pour lui des affaires, écrivait abondamment. Quand le duc était là, il lui tenait compagnie, dînait constamment à sa table, organisait ses plaisirs d’esprit. Il n’assistait pas aux séances du conseil, c’est vrai, mais il avait de fréquents entretiens avec les ministres Schmidt, Voigt, Schnauss : rien ne se faisait dans aucune branche de l’administration sans qu’il en eût connaissance ou même qu’il en décidât. Il dirigeait de haut l’éducation du prince héritier. Il s’occupait des musées, de l’université d’Iéna, et bientôt, nommé président de la commission du théâtre, il allait consacrer une bonne part de son temps à l’organisation et à la direction du « théâtre de la cour », qui remplaça l’ancien « théâtre d’amateurs ». Goethe n’avait plus, sur l’art dramatique et ses interprètes, les fraîches illusions de sa jeunesse, qu’il rappelle avec tant de charme dans son Wilhelm Meister. Mais il en conservait quelques-unes : il s’efforça très sincèrement de faire du théâtre de Weimar un théâtre modèle. Grâce à l’appoint que lui apportèrent plus tard les pièces et le concours de Schiller, il faillit réussir. En tous cas, on ne saurait méconnaître qu’il tira le meilleur parti possible des faibles moyens dont il disposait ; car, si Charles-Auguste avait à la fois, comme un poète l’en félicitait, l’âme d’un Auguste et celle d’un Mécène, il n’en avait point le budget. Les acteurs étaient mal payés ; leurs lettres au chambellan Kirm, qui s’occupait de la partie matérielle de la direction, sont lamentables. Ces malheureux meurent de faim. Tel d’entre eux touche deux thalers par semaine : il lui est impossible de se loger et de se nourrir à moins d’un thaler et demi. Leur existence n’est qu’une longue bataille contre le besoin. « J’ai vécu si frugalement, écrit Vohs (le créateur de Piccolomini et de Mortimer), que pendant trois ans et demi je n’ai jamais rien mangé de chaud le soir. » Vulpius, le frère de Christiane, qui est chargé d’arranger les livrets d’opéras et travaille connue un bénédictin, n’est pas mieux traité. Et il y a les costumes qui doivent servir plusieurs fois, de telle sorte qu’Élisabeth et Marie Stuart se repassent la même robe, ou qu’Essex est prié de s’arranger comme il pourra sans que cela coûte rien. Et il y a les rôles pour lesquels on manque de titulaires, que les premiers sujets doivent encore remplir par-dessus le marché. Dans de telles conditions, que pouvait être ce théâtre ? De fait, pendant plusieurs années, il ne dépassa point la médiocrité générale : on y joua, comme sur les autres scènes de l’Allemagne, d’abondantes pièces d’Iffland et de Kotzebue, des opéras, des pièces littéraires qui figuraient d’ailleurs à bien d’autres répertoires : Minna de Barnhelm, Emilia Galotti, Les Brigands, Intrigue et Amour, Don Carlos, Egmont, Les Complices, Le Grand Cophte. En fait de tentatives de quelque hardiesse ou vraiment difficiles, on ne peut relever que les représentations de quatre drames de Shakespeare : Hamlet, les deux parties de Henri IV et Le Roi Jean. Les études de cette dernière pièce donnèrent lieu à un incident amusant. Le rôle d’Arthur avait été confié à la toute jeune et charmante Christiane Neumann, fille orpheline de l’acteur de ce nom, dont tout Weimar était enchanté, Goethe particulièrement. À vrai dire, l’enthousiasme qu’elle excitait ne lui valait point au théâtre une situation privilégiée, du moins au point de vue pécuniaire, car, entre elle et sa mère, elles recevaient cinq thalers par semaine. Mais on lui confiait de jolis rôles, auxquels on la préparait avec une sollicitude attendrie. C’est ainsi que le rôle d’Arthur devint la grosse affaire, le « clou » du drame shakespearien. Et l’on raconte qu’aux répétitions, comme la petite Christiane ne témoignait pas assez d’effroi dans la scène de l’aveuglement, Goethe saisit le fer que tenait l’acteur qui jouait Hubert, et se précipita sur elle avec des yeux si terribles qu’elle s’évanouit. En retrouvant ses sens, elle put voir son directeur agenouillé devant elle, si ému, qu’il lui donna un baiser. De tels incidents ne manquent pas de grâce : ils rompaient la monotonie de l’existence weimarienne et fournissaient sans doute une riche matière aux papotages de la petite cour comme aux commentaires des honnêtes bourgeois ; mais ils ne constituent point des événements littéraires, et ne rentrent guère dans le programme de la régénération de la scène allemande qu’on peut trouver si largement développé dans Wilhelm Meister. Goethe s’en rendait compte : bien que, dans ses Annales, il parle du théâtre de la cour avec quelque tendresse, il a reconnu que les résultats en furent assez humbles. C’est plus tard seulement que la modeste scène de Weimar prit une importance considérable, lorsque Schiller y fit jouer ses derniers drames. Encore à ce moment-là, les lettres de Schiller à Kœrner ne donnent-elles pas une haute idée de la troupe.
Des occupations si diverses, si multiples, souvent si insignifiantes, pareilles à celles qui paralysaient le génie de Goethe avant son voyage d’Italie, expliquent en partie ses longues périodes de stérilité. Ajoutez à cela que les circonstances de sa vie intime n’étaient peut-être pas non plus très favorables au travail. Il vivait avec Christiane Vulpius, qui n’était pas encore sa femme, et qui n’était point pour lui la compagne égale dont le commerce est un bienfaisant réconfort. Une fois apaisée la passion sensuelle qu’elle lui avait inspirée, il ne trouva plus en elle qu’une excellente ménagère, fidèle, active, dévouée, mais inférieure : le gracieux « petit Eroticon » des Élégies romaines devint quelque chose comme une gouvernante de premier ordre. Très simple, très modeste, Christiane tenait avec beaucoup d’économie le ménage de M. le conseiller privé. Elle soignait ses plats — mais ne mangeait pas à sa table. Elle ne prenait aucune part à sa vie intellectuelle. Pendant les premières années de leur liaison, elle sortait rarement avec lui. Il va sans dire que le « monde » l’ignorait, et que les belles dames, les amies de Goethe, la regardaient de haut. D’autre part, « Mme la conseillère » la traitait avec beaucoup de considération et de sympathie : on peut lire, dans le quatrième volume des « Écrits » de la Goethe-Gesellschaft 48, nombre de lettres que Mme Goethe adresse à Christiane en l’appelant « chère amie », ou « chère fille », et qu’elle signe : « Votre sincère amie et mère » — lettres dans lesquelles elle parle de son fils et de son petits-fils sans paraître songer qu’il y eût dans la situation de cette famille quoi que ce fût d’irrégulier. Il est pourtant difficile de croire que Goethe n’ait en rien souffert de cette irrégularité. Il ne s’en plaint pas, n’étant point de ceux qui se plaignent des suites normales de leurs actes. Mais son ami le plus intime, Schiller, qui le voit penser, qui le regarde vivre, n’hésite point à attribuer à des préoccupations domestiques la paresse de son génie. « En somme — écrit-il en 1800 à son ami Koerner qui lui demandait : `Que fait donc Goethe ? ` — en somme, il produit trop peu maintenant, quelque riche qu’il soit pourtant par l’invention et par l’art. Son esprit n’est pas assez tranquille, sa misérable situation domestique, qu’il n’ose point changer, tant il est faible sur ce point, le remplit d’amertume. » Koerner, aussitôt, de broder sur ce thème : « Je comprends que la situation domestique de Goethe doive peser lourdement sur lui, et c’est ce qui m’explique comment Goethe, hors de Weimar, est plus sociable qu’à Weimar même. On n’offense pas les mœurs impunément. Il eut pu trouver, dans sa jeunesse, une épouse qui l’eût aimé ; et combien son existence serait différente aujourd’hui ! L’autre sexe a une mission trop haute pour être dégradé ainsi, réduit à n’être qu’un instrument de plaisir. Ce bonheur du foyer domestique, quand il manque, rien ne saurait le remplacer. Goethe lui-même ne peut estimer la créature qui s’est donnée à lui sans condition. Il ne peut obliger les autres à l’estimer, et cependant il ne peut souffrir non plus qu’on lui témoigne peu d’estime. Une telle situation à la longue doit énerver l’homme le plus fort. On ne sent pas de résistance dont on puisse triompher par la lutte : c’est un souci qui vous ronge en secret, dont on se rend compte à peine et qu’on cherche à étouffer par la distraction. » Ce sont là d’honnêtes paroles, un bon commentaire bourgeois de la situation de Goethe. Ainsi, sans doute, eût senti et raisonné Goethe s’il eût été un simple homme ; mais il était Goethe : comme tel, il ne se préoccupait guère de la « mission de l’autre sexe », qu’il a toujours traité avec un certain mépris. Jusqu’à quel point souffrit-il des piqûres faites à la dignité de sa compagne ? C’est ce que nous ne savons pas, puisqu’il ne l’a point dit. Toutefois, nous avons pris assez exactement la mesure de sa sensibilité pour croire qu’il n’en souffrit pas beaucoup et ne songea jamais à réclamer pour Christiane d’autres égards que ceux qu’il jugeait indispensables à sa propre considération. S’il fut quelque peu gêné par sa « situation domestique », ce ne fut certainement point parce qu’elle était irrégulière ; mais peut-être regretta-t-il souvent de n’avoir auprès de lui qu’un « Eroticon » déchu au rang de ménagère, au lieu d’une vraie compagne de cœur et d’intelligence.
Fait singulier, tout à l’honneur de Christiane : elle souffrit pour le moins autant que Goethe de cette inégalité. La pauvre fille n’était ni une intrigante ni une ambitieuse : elle accepta la protection de Goethe comme un bonheur inespéré. Les premiers temps, elle craignait peut-être un abandon qu’elle aurait certainement subi avec résignation ; elle n’espéra point d’abord que sa situation dût être un jour régularisée, sans que pour cela son dévouement fût moindre, et si, plus tard, après qu’elle lui eut sauvé la vie par son courage et son sang-froid, Goethe se décida enfin à « reconnaître pleinement et bourgeoisement comme sienne sa petite amie49 », ce fut par reconnaissance ou parce qu’elle lui était devenue tout à fait indispensable. Mais auparavant, elle traversa de mauvais jours : elle aussi se sentait bien seule, aux cotés de cet homme trop grand pour elle — humble bayadère dont la petite âme simplette languit sous le souffle du dieu. Des couches malheureuses l’affligèrent. Elle s’ennuya dans sa maison souvent vide. Elle n’avait point d’amis. Les hommes qui fréquentaient Goethe ne s’occupaient guère d’elle : à l’exception d’un certain M. Nicolas Meyer, qui la devina, lui témoigna des égards, et avec lequel elle entretint une correspondance tout amicale et très touchante50. Elle avait appris à le connaître comme danseur, car elle dansait pour se distraire, la pauvre : pendant un temps, le bal et le théâtre furent ses grandes ressources, bien qu’elle eût passé trente-cinq ans et perdu sa beauté. Mais le spectacle l’amusait, la valse l’étourdissait : elle se livrait en enfant à ces plaisirs de jeune fille ; elle en oubliait ses gros soucis, qui revenaient sitôt qu’elle se trouvait seule avec elle-même, et qu’elle fut heureuse de pouvoir confier à un brave cœur ami : « Je vis toute tranquille, écrit-elle à M. Meyer (le 22 avril 1803) et je ne vois presque personne : le théâtre est une joie, car, à cause du conseiller privé, je vis en grand souci ; il est quelquefois tout à fait hypocondre, et j’ai beaucoup à supporter, mais je supporte tout volontiers, parce que ce n’est que de la maladie, et je n’ai personne à qui me confier. Ne me parlez pas de cela en m’écrivant, car il ne faut pas lui dire qu’il est malade. » Et une autre fois : « Depuis près de trois mois, le conseiller privé n’a presque pas eu une bonne heure, il a passé par des périodes où l’on pourrait croire qu’il va mourir. Voyez qu’à part vous et le conseiller privé je n’ai pas un ami au monde — et vous, mon cher ami, vous êtes, à cause de l’éloignement, comme perdu pour moi. Vous pouvez penser, s’il survenait un malheur, seule comme je suis, ce qu’il en adviendrait de moi. » Voilà qui pourrait donner raison à Koerner : peut-être ce sage moraliste s’est-il trompé sur les causes, mais non sur les effets ; et le spectacle de ce ménage de grand homme ne laisse pas d’être assez affligeant. C’est bien l’envers des Élégies romaines, comme le remarque M. Baumgartner, qui accumule avec malice les détails pénibles pour le plus grand bien de la morale.
Pendant ces années, de graves événements se passaient, auxquels Goethe ne put éviter d’être mêlé, mais qui n’exercèrent sur sa pensée aucune action efficace. Dans ses Annales, il note à l’année 1789 que « la révolution française éclata et fixa sur elle l’attention du monde ». En réalité, il ne semble point qu’elle ait dès l’abord fixé la sienne : car il en parle sur un ton plutôt badin, dans les légères Épigrammes vénitiennes qu’il composa en 1790. Modéré de nature, ami de l’ordre avant tout, aristocrate d’esprit et d’habitudes, il ne pouvait éprouver une sympathie pour les « principes » qui allaient semer tant de troubles et répandre tant de sang dans le monde. Aussi ses distiques exécutent-ils sommairement l’égalité et ses défenseurs :
Que nul ne soit égal à l’autre ; mais que chacun soit égal au plus haut. Comment arranger cela ? Que chacun soit complet en soi. — Le triste sort de la France peut donner à penser aux grands : toutefois, il doit plus encore faire réfléchir les petits. Les grands sont submergés. Mais qui a protégé la multitude contre la multitude ? La foule est devenue le propre tyran d’elle-même. — Tous les apôtres de la liberté me furent toujours odieux : chacun ne cherchait au fond que l’arbitraire pour vivre. Veux-tu délivrer le peuple ? Ose le servir. Veux-tu savoir combien cela est dangereux ? Fais-en l’épreuve. — Les rois veulent le bien, les démagogues aussi, dit-on ; mais ils se trompent. Ils sont, hélas ! des hommes ainsi que nous.
Quand Goethe interrompait ses rêveries érotiques ou ses méditations païennes pour formuler en distiques ces banales réflexions, il regardait sans doute la Révolution comme un orage éloigné, en songeant peut-être au sage de Lucrèce, tranquille sur son rivage pendant que les matelots se débattent contre la mer irritée. Il ne prévoyait pas que le « triste sort de la France » allait troubler l’Europe, que bientôt l’Allemagne et le pacifique duché de Saxe-Weimar-Eisenach, et Charles-Auguste, et lui-même, seraient entraînés dans la bagarre. Ce fut pourtant le cas. Le duc de Weimar était colonel prussien. Quand les alliés envahirent la France, il dut partir avec son régiment — un régiment d’avant-garde — et pria son fidèle « conseiller privé » de l’accompagner. Ce qui nous a valu la relation de la Campagne de France, celle du Siège de Mayence et de curieuses lettres adressées à divers amis.
Ces documents concordent à nous montrer en leur auteur — malgré le caprice du sort qui le transformait en envahisseur, presque en soldat, un observateur curieux, bien résolu à contempler les événements sans rien hasarder de son âme dans leur conflit, une façon de touriste quand même, l’esprit si éveillé, si attentif, si vite attiré par la mobilité des impressions changeantes, si décidé à trouver des motifs d’intérêt partout où il passe, qu’il en oublie que des armées l’entraînent et qu’on tire des coups de canon. Il profite de ce qu’il est sur la terre de France pour lire, écrit-il à Knebel, des écrivains français que, sans cela, il n’aurait jamais lus : en sorte, dit-il, que « j’utilise mon temps du mieux que je peux ». La fatigue lui fait perdre un peu de la corpulence qu’il devait aux talents culinaires de Christiane : cela n’est point un mal. Tout en suivant les marches et les contremarches, il observe dans les ruisseaux des phénomènes de réfraction — d’ailleurs assez ordinaires, prétendent les spécialistes — et se persuade qu’il fait « des découvertes in opticis ». Il se plairait assez, n’était le mauvais temps, qui le retient trop souvent dans sa tente. Et, probablement en pensant à son cher théâtre de Weimar, il compare à une comédie le spectacle qui se déroule devant lui :
Quoique j’aie déjà rencontré dans le corps diplomatique de vrais et estimables amis, je ne puis retenir, en les trouvant mêlés à ces grands événements, de malicieuses pensées : ils m’apparaissent comme des directeurs de théâtre, qui choisissent les pièces, distribuent les rôles et demeurent invisibles, pendant que la troupe fait de son mieux, obligée de commettre à la bonne chance et à l’humeur du public le résultat de leurs efforts.
On a beaucoup reproché à Goethe ce détachement qu’il conserva d’un bout à l’autre de la campagne. On le lui a reproché comme un trait nouveau de son égoïsme, de son indifférence au bonheur des autres, de son dédain de la vie commune. M. Baumgartner, entre autres, après avoir cité les lignes qu’on vient de lire, s’indigne avec véhémence : une comédie, s’écrie-t-il à peu près, des événements qui brisent le trône des rois de France, renversent les armées allemandes devant les Jacobins, traînent dans la boue le nom de l’Allemagne, — une comédie ! Et il invoque en frémissant le souvenir d’Archimède. J’avoue qu’il m’est difficile de partager une telle indignation, et qu’au contraire la sérénité de Goethe à travers les catastrophes communes et les dangers qu’il courait lui-même me semble une preuve indéniable de supériorité, un trait de nature vraiment divin, qui pourrait peut-être éclairer et justifier son attitude en d’autres circonstances. La révolution, la guerre, la chute d’un trône, la défaite des alliés (bien qu’il en fût), la retraite, c’étaient là, pour lui, des incidents d’une portée toute relative, qui ne devaient pas plus arrêter le développement de sa pensée personnelle que celui de la pensée humaine. Il les traversait sans leur permettre, si l’on peut dire, de l’entamer, avec le tranquille courage d’un voyant qui les juge de haut, et qui a le droit de les juger ainsi, son intelligence embrassant des horizons si étendus que les accidents de l’histoire s’y rabaissent à leurs proportions vraies. En sorte que l’homme, sans aucun doute, n’a rien perdu à avoir conservé son sang-froid, en des moments dont le seul souvenir fait s’effarer les ordinaires publicistes.
L’écrivain a-t-il retiré les mêmes bénéfices de ce détachement ? C’est là une autre question, à laquelle répondent assez fâcheusement les œuvres inspirées par la révolution : Le Grand Cophte, Le Citoyen général, Les Révoltés, Les Entretiens d’émigrés allemands. Par cela même qu’elles sont parmi les plus faibles de Goethe, elles pourraient démontrer que le poète qui s’isole de son temps pour vivre « en l’éternel », — qui donc aurait la platitude de l’en blâmer ? — doit alors renoncer à toucher aux choses du moment. D’autant plus que Goethe ne semble pas s’être jamais douté de leur faiblesse. Ses lettres à Schiller montrent qu’il estimait fort Les Entretiens. Sur Le Grand Cophte, dont le sujet lui avait été fourni par l’aventure du Collier de la Reine, il est vraiment d’une étonnante complaisance ; car il disait au fidèle Eckermann, lequel avait la candeur d’admirer cette œuvre autant que les autres : « Le sujet est bon, parce que son importance n’est pas seulement morale, mais aussi historique ; l’aventure précède immédiatement la Révolution française et en est, pour ainsi dire, le point de départ… Ce n’était pas une petite affaire que de donner d’abord de la poésie à un fait tout à fait réel et ensuite de le rendre propre à la scène ; et cependant vous avouerez que tout est parfaitement calculé pour le théâtre. » Eckermann avoue sans hésiter, n’ayant point l’habitude de contredire ; mais il est difficile de juger comme lui. Quant au Citoyen général, Goethe disait au même confident : « C’était dans son temps une très bonne pièce et elle nous a procuré plus d’une joyeuse soirée. » On a peine à s’expliquer de telles illusions : vainement on chercherait dans Le Grand Cophte un sens historique, ou autre chose qu’une pièce digne à peine d’un dramaturge de second ou de troisième rang ; Le Citoyen général n’est qu’une farce assez basse, un faible vaudeville ; on ne saurait que dire des Entretiens, article insignifiant et mal réussi. Tout au plus peut-on s’intéresser, dans Les Révoltés, à deux silhouettes assez finement observées ou devinées : celle du chirurgien Breme de Bremenfeld, personnage vaniteux, important, prétentieux et sot, qui paraît un ancêtre des Homais d’aujourd’hui, et celle d’un précepteur aigri, qui rappelle le neveu de Rameau et annonce Jacques Vingtras. Pour trouver dans l’œuvre de Goethe une trace plus heureuse des émotions de l’époque révolutionnaire, il faut aller jusqu’à Hermann et Dorothée, où elles s’agitent à l’arrière-plan.
Est-ce à la campagne de France, aux lectures sous la tente de quelques-uns de nos écrivains ; est-ce plus simplement aux goûts classiques de Charles-Auguste, qu’il faut attribuer un revirement assez singulier dans les idées littéraires de Goethe ? Toujours est-il que, pendant cette période, il se rapproche de la littérature française, de la littérature du XVIIIe siècle, de la littérature « rococo ». On se rappelle qu’au temps de sa jeunesse il la tenait en grand mépris : Herder et lui, dans leurs causeries de Strasbourg, jugeaient avec une extrême sévérité Voltaire, Diderot, d’Holbach et leurs amis. Et maintenant, voici que Goethe interrompt son Faust, abandonne le projet longuement caressé d’une épopée homérique (L’Achilléide), pour se dévouer à l’adaptation de deux tragédies de Voltaire, Mahomet et Tancrède, destinées aux représentations du théâtre de la cour. Il prend goût à ce travail, il y consacre beaucoup de temps, il discute avec Schiller les modifications qu’il veut imposer aux textes originaux. Que nous sommes loin de « l’art allemand », de sa restauration, de sa création ! Mais Goethe n’a jamais craint de se contredire. Schiller, plus conséquent, plus consciencieux, plus théoricien, se troubla quelque peu de cet énorme accroc donné à leur commune esthétique : pour répondre aux critiques qu’il prévoyait, il écrivit ses stances à Goethe, quand il mit à la scène le « Mahomet » de Voltaire. C’est vraiment un curieux morceau. Schiller commence par exprimer, sans aucune réticence, son très sincère étonnement :
Toi-même, qui nous as ramenés du joug étroit des règ les à la vérité et à la nature ; qui, héros dès le berceau, as étouffé le serpent dont les anneaux enveloppaient notre génie ; toi qui depuis longtemps déjà décores l’art divin de son bandeau sacré, tu sacrifies sur les autels reniés de la Muse de modée que nous n’honorons plus !
L’art national est propre à ce théâtre, ici l’on ne sert plus d’idoles étrangères ; nous pouvons bravement montrer un laurier qui a verdi sur le Pinde allemand. Le génie allemand s’est enhardi pour monter au sanctuaire des arts, et sur les traces du Grec et du Breton, il a poursuivi la plus noble gloire.
Goethe sait bien qu’en France l’art « ne peut produire la beauté dans sa noblesse » ; aussi, s’il revient à la France, n’est-ce point pour enchaîner de nouveau le génie allemand dans ses vieilles chaînes, ni pour le « ramener au jour de sa minorité sans caractère ». Il n’entend compromettre aucun des grands résultats obtenus. Tout ce qu’il veut, c’est emprunter à l’art français les quelques secrets utiles qu’il détient :
Chez le Franc seul, on pouvait encore trouver de l’art, bien que l’art n’y atteignît jamais à son haut idéal, car il le tient enfermé dans d’étroites limites, où nul écart n’est possible.
La scène est pour lui une enceinte sacrée ; de son domaine solennel sont bannis les accents rudes et négligés de la nature ; pour lui, la langue elle-même s’élève jusqu’au chant : c’est le royaume de l’harmonie et de la beauté, tous les membres se combinent en belle ordonnance, l’ensemble se développe en un temple imposant, et le mouvement même emprunte son charme de la danse.
Le Franc ne saurait nous servir de modèle, et nul esprit de vie ne parle dans son art. Il ne peut devenir qu’un guide vers le mieux. Qu’il vienne comme un esprit disparu qui a quitté ce monde, pour purifier la scène souvent profanée et en faire le digne séjour de l’antique Melpomène !
Schiller, à ce qu’il semble, éprouvait donc le besoin d’excuser son ami, dont la cause — si l’on en juge par les hésitations du plaidoyer — ne lui semblait point excellente. Goethe, cependant, persévéra dans cette voie. Après Tancrède, nous le voyons encore traduire — même assez mal — Le Neveu de Rameau. Il en communiqua le manuscrit à Schiller. Celle-ci n’en releva ni les contresens ni les passages tronqués que M. L. Geiger a constatés plus tard, mais se contenta de protester un peu contre les tendances néoclassiques de son frère d’armes. Goethe lui répondit — ce sont les dernières lettres que les deux amis échangèrent — par un éloge, étonnant sous sa plume, de Louis XIV et de Voltaire : Louis XIV est un « roi français dans le sens-le plus élevé » ; Voltaire est « l’écrivain le mieux adapté à la nation française », et possède une longue série de qualités dont il serait fastidieux de reproduire l’énumération. On voit qu’en 1805 Goethe était bien revenu de ses anciennes opinions. Plus tard, il se reniait encore en disant à Eckermann, à propos de la traduction de Faust, de Gérard de Nerval : « D’étranges idées me passent par l’esprit, quand je pense que ce livre a encore de la valeur dans une langue dont Voltaire a été le souverain, il y a plus de cinquante ans. Vous ne pouvez pas penser tout ce que je pense, car vous n’avez aucune idée de l’importance qu’avaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de leur domination dans le monde moral. Ma biographie ne fait pas voir clairement l’influence que ces hommes ont exercée sur ma jeunesse ainsi que la peine que j’ai eue à me défendre contre eux, à prendre ma vraie position et à considérer la nature sous un jour plus vrai51. »
II
La vie de cour et la vie de famille, les événements extérieurs, les lectures nouvelles, tout cela compta peu pour Goethe, pendant la période qui nous occupe, relativement à son amitié avec Schiller. Ce fut là, je crois, le grand fait, le grand sentiment de sa vie ; c’en est aussi la plus belle page.
On en a trop souvent raconté les phases52 pour qu’il soit utile d’en reprendre complètement le récit.
À l’origine, il n’y avait point entre les deux poètes de véritable sympathie : la différence de leurs talents, de leurs caractères, de leurs natures, de leurs positions, semblait devoir au contraire les séparer, ou les placer vis-à-vis l’un de l’autre en rivaux, peut-être en ennemis. Schiller surtout éprouva, dans leurs premières rencontres, une sorte d’éloignement : « Être trop souvent avec Goethe, écrivait-il à Koerner en 1788, me rendrait malheureux : même avec ses meilleurs amis, il n’a pas un moment d’abandon ; […] je crois qu’en fait il est un égoïste à un degré inaccoutumé. Il possède le talent d’attirer les hommes, et de se les attacher par de grandes et de petites attentions ; mais il sait toujours garder lui-même toute sa liberté. Il manifeste une existence bienveillante, mais à la manière d’un dieu, sans se donner soi-même, — cela me paraît une façon d’agir conséquente et combinée, calculée en vue de la plus haute jouissance de l’amour-propre. […] Aussi m’est-il odieux, bien que j’aime son génie de tout mon cœur et que j’aie de lui la plus haute opinion. […] C’est un singulier mélange de haine et d’affection qu’il a éveillé en moi, un sentiment qui doit ressembler à celui que Brutus et Cassius éprouvaient pour César […] » Il est vrai que, peu de jours après, l’honnête Schiller s’accusait du vilain péché d’envie : « Cet homme, ce Goethe est sur mon chemin, avouait-il à son ami, et il me rappelle si souvent combien le sort m’a traité durement ! Comme son génie, à lui, a été légèrement porté par sa destinée, et comme à cette heure je dois combattre encore ! » Aussi, est-ce sans compter beaucoup sur l’appui de cet « égoïste » que, six ans plus tard, Schiller, installé à Iéna, lui écrit pour demander sa collaboration à la revue qu’il allait fonder, Les Heures : une lettre cérémonieuse, respectueuse, hérissée de formules à compliments, qui semble d’un solliciteur plutôt que d’un confrère. Après avoir réfléchi pendant plusieurs jours, Goethe accepte : sa réponse est polie, peu empressée, plutôt condescendante. Schiller, cependant, en est ravi, et, après une rencontre où le dieu s’humanise, il lui adresse une longue lettre, débordante d’enthousiasme :
Sur maintes questions que je n’avais pu encore débrouiller, la contemplation de votre esprit (je ne saurais définir autrement l’ensemble de ce que vos idées m’ont fait éprouver) vient de faire jaillir en moi une lumière inattendue… Votre regard observateur, qui s’arrête sur les choses avec autant de calme que de limpidité, vous met à l’abri des écarts où s’égarent trop souvent l’esprit spéculatif et l’imagination […]. Votre intuition est si juste qu’elle embrasse avec ampleur tout ce que l’analyse a tant de peine à chercher de tous côtés. Depuis longtemps déjà, j’observe de loin, il est vrai, mais avec une admiration toujours croissante, la marche de votre esprit et la route que vous vous êtes tracée. Vous cherchez le nécessaire de la nature, mais sur une route si difficile que tout esprit moins fort que le vôtre se garderait bien de s’y aventurer. Pour vous éclairer sur les détails de cette nature, vous embrassez son ensemble, et c’est dans l’universalité de ses phénomènes que vous cherchez l’explication profonde de l’individualité […] Semblable à l’Achille de l’Iliade, vous avez choisi entre Phtia et l’Immortalité. Si vous aviez reçu le jour en Grèce ou seulement en Italie ; si, dès votre berceau, vous eussiez vécu au milieu d’une nature ravissante, et entouré des œuvres de l’art qui idéalisent la vie, votre route se fût trouvée beaucoup plus courte, peut-être même ne vous y seriez-vous point engagé. Dès la première contemplation des choses, vous auriez reçu en vous la forme du nécessaire, et, dès votre premier essai, le grand style se serait développé. Mais vous êtes né en Allemagne, et puisque votre antique esprit a été jeté au milieu de cette nature septentrionale, il ne vous restait d’autre alternative que de devenir un artiste du Nord, ou de donner à votre imagination, par la puissance de la pensée, ce que la réalité lui a refusé, et d’enfanter, pour ainsi dire, du fond de vous-même et d’une manière rationnelle, tout un monde hellénique […]
Jamais Goethe ne s’était senti si bien compris : il répondit sur un ton simple et affectueux. Ainsi fut liée une amitié que la mort seule devait dénouer.
À vrai dire, Goethe n’apporta point à l’entreprise qui leur avait servi de trait d’union tout l’appui que Schiller espérait de lui : il communiqua bien au rédacteur des Heures le manuscrit de Wilhelm Meister, mais seulement pour avoir ses conseils ; ses contributions à la revue demeurèrent très réservées : ce ne furent guère que les Entretiens d’émigrés allemands, qui n’étaient point un brillant cadeau, et la biographie de Benvenuto Cellini, qui ne lui coûta pas beaucoup d’efforts. D’autre part, il ne s’employa jamais aussi activement qu’il l’aurait pu à tirer le pauvre Schiller de ses embarras matériels. Celui-ci, en effet, fut traité par Charles-Auguste, jusqu’à la fin de sa vie, avec une exceptionnelle parcimonie. Tandis que Goethe, qui tenait la tête des faveurs ducales, recevait, outre son logement, 1800 thalers d’honoraires, que Kotzebue en touchait 1600 et Knebel 1500, Schiller, professeur d’histoire à Iéna, dut se contenter de 200 thalers. Appelé en 1795 à l’université de Tubingue, il refusa cet appel sur la promesse que son traitement serait doublé : il fallut quatre années pour que cette promesse fût tenue, et ce ne fut qu’à partir de 1804 qu’il reçut 800 thalers. Ces humbles chiffres dégagent une impression d’autant plus pénible que plus tard Goethe les avait oubliés, et racontait à Eckermann que, dès son arrivée à Weimar, Schiller avait reçu du duc une pension annuelle de 1000 thalers, qui devait être doublée « au cas où il serait empêché de travailler par la maladie ». Il ne faudrait point toutefois tirer de ces données des conclusions désobligeantes pour Goethe : son ami mettait une délicatesse extrême à l’entretenir de ses difficultés d’existence, dont peut-être il ne connut que trop tard la triste réalité.
De bonne heure, cependant, l’amitié des deux poètes avait pris un caractère d’alliance offensive qu’elle ne devait heureusement pas conserver : on connaît l’histoire des Xénies, ces vives épigrammes préparées en commun, avec des raffinements de préméditation, que Schiller annonçait à Kœrner en ces termes : « On déclamera terriblement contre elles, mais on se jettera avidement dessus », et qui soulevèrent en effet tant de colères parmi les écrivains allemands. La personnalité des « Dioscures » s’y confondit si bien qu’eux-mêmes auraient à peine distingué, dans l’œuvre commune, ce qui revenait à chacun53. Goethe en avait eu la première idée ; Schiller l’accepta avec enthousiasme ; ils l’exécutèrent ensemble, non sans de malicieuses joies ; et, de même qu’ils avaient partagé le plaisir, ils partagèrent la peine : car les réponses ne manquèrent pas ; les poètes atteints, ou leurs amis, rendirent les coups avec une extrême violence ; il surgit une incroyable abondance de contre-xénies. Quelques-unes sont à peu près spirituelles, comme le distique qui reprochait aux deux amis les libertés de leur métrique.
— ٮ ٮ — — — — — ٮ ٮ — ٮ ٮ — —À Weimar et à Iéna l’on fait des hexamètres comme celui-ci— ٮ ٮ — ٮ ٮ — — ٮ ٮ — ٮ ٮ —Mais les pentamètres sont encore plus excellents.
La plupart était simplement grossières. Et la répartition des injures fut inégale : par sa situation, par son caractère, par sa vie, Goethe offrait aux tireurs une plus large cible. Il fut le plus maltraité. On railla — bien lourdement d’ailleurs — son universalité ; on attaqua son administration. On alla plus loin, on pénétra dans son intimité : « Mam’sell Vulpius » ne fut point épargnée, et prononça des sentences de cette force :
Auparavant, j’étais une vierge, à présent je suis une… Mais le monde bienveillant m’appelle toujours mam’selle.
Les « Dioscures », qui avaient lancé leurs flèches avec de beaux gestes de demi-dieux, sentirent les coups. Toutefois, ayant sur leurs adversaires la supériorité du talent — car parmi ceux qu’ils avaient visés les meilleurs ne répondirent pas — ils purent se consoler par le mépris. Ce ne fut pas sans saigner sous les traits grossiers : « J’avais déjà lu la sale production qu’on a publiée contre nous, écrit Schiller à son ami, le 6 décembre 1796, dont l’auteur, à ce qu’on m’affirme, est M. Dyck, de Leipzig. Quoique les ressentiments de certaines gens ne puissent se manifester d’une manière plus noble, ce n’est que dans notre Allemagne que le mauvais vouloir et la grossièreté peuvent se permettre de pareilles sorties contre les auteurs respectés ; partout ailleurs, j’en suis convaincu, un écrivain qui se conduirait ainsi perdrait à jamais l’estime et la confiance du public. Puisque la honte ne peut rien sur des pécheurs comme ceux-là, on devrait au moins pouvoir les contenir par la peur ; mais chez nous la police est en aussi mauvais état que le goût littéraire. » Après quoi, pris peut-être d’un doute sur leurs propres procédés, l’honnête poète ajoutait : « Ce qu’il y a de désagréable en cette affaire, c’est que les gens modérés, loin de prendre nos Xénies sous leur protection, diront d’un air de triomphe que, puisque nous avons commencé l’attaque, le scandale retombe sur nous. » J’imagine que Schiller pesa un moment ce scrupule, et finit par rassurer sa conscience en comparant la modération de l’attaque aux violences personnelles et grossières des réponses ; car il conclut : « En tout cas, les distiques de nos adversaires sont une brillante justification des nôtres, et il n’y a pas de remède pour ceux qui ne voient pas encore que nos Xénies sont une production vraiment poétique. Il était impossible de séparer plus nettement qu’on ne l’a fait ici la grossièreté et l’insulte de l’esprit et de la gaîté. » Ce qu’il y a de fâcheux dans cette passe d’armes, c’est qu’elle a pu tromper les contemporains, comme elle trompe encore quelquefois la critique, sur l’amitié des deux poètes : elle en accentue le côté d’entente et d’alliance. Goethe et Schiller, qui sont alors les deux premiers écrivains de leur pays, semblent avoir réuni leurs forces pour en devenir les plus redoutables. Les « Dioscures » n’ont pas l’air, à ce moment, de fils de Jupiter s’entr’aidant pour quelque noble conquête, mais bien de simples fils des hommes, très habiles, qui s’associent pour une fructueuse entreprise dont ils poursuivent les communs bénéfices aux dépens des voisins plus chétifs ou moins adroits. Aussi a-t-on pu arguer, avec une apparence de raison, qu’il n’y eut jamais entre eux de véritable intimité ; que l’égoïsme congénital de Goethe, qui l’avait écarté de l’amour dévoué, lui interdisait aussi l’amitié désintéressée et pure ; que Schiller réserva toute sa tendresse pour son ami Koerner ; que leur commerce fut exclusivement intellectuel et n’engagea jamais leur cœur. Mais il suffit de lire leur belle correspondance — qu’un de leurs détracteurs a le triste courage de qualifier d’« échange de dépêches esthético-littéraires » — pour en juger plus justement. Peut-être bien qu’à l’origine, au moment des Heures ou encore des Xénies, il y eut une part de calcul dans leur alliance ; peut-être qu’ils pesèrent l’un et l’autre les avantages pratiques qu’ils retireraient d’une entente et d’une action communes ; peut-être que des considérations d’intérêt ou d’ambition mirent à l’un la plume à la main pour demander l’appui de l’autre et dictèrent la prudente réponse de celui-ci. Mais ces basses pensées ne tardèrent pas à s’atténuer dans leur belle union, puis à en disparaître, et leur amitié se développa noblement, nourrie et renouvelée par les loyaux services que se rendirent leurs intelligences. Sans doute, entre de tels hommes, l’amitié conserva un caractère qui devait la rendre incompréhensible au vulgaire : elle manqua de cette familiarité avec laquelle beaucoup de gens la confondent volontiers ; jusqu’à la fin, elle garda une tenue un peu sévère, avec des nuances de respect de la part de Schiller, de bienveillance de la part de Goethe. Elle n’en fut pour cela ni moins sincère, ni moins chaleureuse. Ils s’ouvrirent l’un à l’autre aussi complètement que peuvent s’ouvrir deux âmes étrangères, dont chacune est grande à sa manière, riche de trésors qu’elle pourrait détenir. Ces trésors, ils se réjouissent de s’en faire largesse. Chacun se hâte de livrer à l’autre l’idée nouvelle dont il vient de s’enrichir. Ils se communiquent tout ce qu’ils savent, tous leurs secrets d’art, toutes leurs ressources, si bien que leur travail personnel n’est presque plus désormais qu’une collaboration. Collaboration singulière, unique dans l’histoire des lettres, qui n’implique aucun sacrifice : car chacun conserve intact son propre génie, en l’élargissant cependant de tout ce que l’autre possède ou acquiert. Dès que Schiller a lu le texte complet de Wilhelm Meister, qu’il a suivi, annoté, commenté livre après livre, il sent que quelque chose, dans cette œuvre, est à lui : « Je regarde, écrit-il, comme l’événement le plus heureux de mon existence que vous ayez pu achever cette production, non seulement pendant que je vis encore, mais à une époque de ma carrière où il me reste assez de force pour puiser à une source aussi pure. Les douces relations qui se sont établies entre nous m’imposent le devoir religieux de confondre votre cause avec la mienne. C’est en faisant de tout ce qu’il y a de réel en moi le miroir fidèle du génie qui vit sous l’enveloppe de ce roman, que j’espère mériter, dans le sens le plus élevé, le titre de votre ami. » Goethe sent si bien le prix de cette amitié qu’il écrit plus tard54 : « J’ai absolument besoin de vous voir, car j’en suis arrivé au point de ne pouvoir écrire sur aucun sujet sans en avoir longuement bavardé avec vous. » Il n’hésite point à demander à Schiller de réfléchir à Faust pendant ses « nuits d’insomnie ». Plus tard, il définit avec un rare bonheur de pensée et d’expression les résultats de leur amitié55 : « L’heureuse rencontre de nos deux natures nous a déjà procuré plus d’un avantage, et j’espère que cette salutaire influence continuera. Si je suis pour vous le représentant de bien des objets divers, vous m’avez, de votre côté, ramené à moi-même, en me détournant de l’observation trop exacte des choses extérieures. Par vous, j’ai appris à contempler les diverses phases de l’homme intérieur ; vous m’avez donné une seconde jeunesse, vous m’avez fait redevenir poète au moment où j’avais presque entièrement cessé de l’être. » Il n’a d’ailleurs pas moins de sollicitude pour le travail de son émule qu’il n’en attend de celui-ci. Dans ses fréquents accès de doute ou de fatigue, c’est à Goethe que Schiller demande le réconfort nécessaire : « J’ai besoin en ce moment d’un aiguillon qui ranime mon activité, et vous seul pouvez me le donner56. » C’est peut-être à Schiller que nous devons Faust ; mais quelle part revient à Goethe dans l’exécution de Wallenstein, de Marie Stuart, de Guillaume Tell, dont il rêva un instant de faire une épopée et qu’il céda à son ami ? En vain des envieux et des médiocres essaient-ils de troubler cette union qui, comme toutes les belles choses humaines, déconcerte et froisse la vulgarité moyenne. Elle résiste à leurs intrigues. Kotzebue ourdit un complot très savant pour exciter la jalousie dans des âmes qu’il juge d’après la sienne : il en est pour ses vilains calculs. Goethe et Schiller s’étaient élevés bien au-dessus de la rivalité : ils avaient porté leur amitié à une hauteur où les intrigants ne pouvaient plus l’atteindre, d’où même elle ne les apercevait plus. Pénétrés l’un de l’autre, également, bien que différemment supérieurs à leur milieu, ayant de leur art une conception qui les plaçait à l’abri des misères de la concurrence, ils ne formaient presque qu’un génie, qu’une intelligence, qu’une âme. Ce fut vraiment un beau spectacle, un de ceux qui honorent les hommes, et le souvenir, à travers leur correspondance, en rayonne sur leur histoire. La mort prématurée de Schiller y mit fin : Goethe ne cessa point de le regretter, ne manqua jamais une occasion d’honorer sa mémoire, demeura marqué de l’empreinte que le génie de son ami avait imposée au sien.
III
L’amitié de Schiller contribua certainement pour une large part à réveiller le génie de Goethe, entré après Le Tasse dans sa période de lassitude et de sommeil. En 1796, il achève enfin ses Années d’apprentissage de Wilhelm Meister qui restaient sur le chantier depuis 1777. À peine le roman terminé, il se met avec une ardeur très grande à son poème d’Hermann et Dorothée, commencé en septembre 1794, dont le dernier chant est envoyé à Schiller le 3 juin de l’année suivante. Ensuite, c’est une véritable floraison de poèmes et de ballades, écrits pour l’Almanach des Muses, un bouquet d’une fraîcheur et d’une richesse merveilleuses. Schiller lui donne la réplique : le courrier qui circule entre Iéna et Weimar entretient un échange presque régulier de chefs-d’œuvre, produits avec une égale abondance, jaillis en même temps de ces deux génies qu’anime la plus noble émulation, que soutient la meilleure amitié. Mais ensuite, la veine de Goethe paraît épuisée de nouveau. Il ne s’intéresse plus qu’aux œuvres de son ami. Pendant que celui-ci donne Wallenstein, Marie Stuart, Jeanne d’Arc, Turandot, La Fiancée de Messine, Guillaume Tell, il tâtonne en cherchant un sujet épique, commence une Achilléide qu’il n’achèvera pas, reprend Faust et l’abandonne, ne mène à bonne fin que sa Fille naturelle — une de ces pièces d’ordre inférieur, qui ne portent point sa marque — et s’amuse à poursuivre ses recherches scientifiques. Après la mort de Schiller, il ne pense d’abord qu’à terminer l’œuvre inachevée de son ami, Demetrius. Puis, des soucis et des dérangements l’absorbent : la campagne de Prusse, l’entrée des Français à Weimar, son mariage, les embarras de Charles-Auguste, les affaires confuses de l’État. Après le départ de Napoléon, celles-ci risquent de devenir absorbantes, car il ne s’agit de rien moins que de changer la constitution du duché : Goethe en abandonne le soin à Christian de Voigt et obtient une nouvelle réduction de son activité officielle. Il ne sera plus désormais qu’une sorte de ministre de l’instruction publique sans portefeuille, régnant de haut sur la bibliothèque et les collections artistiques de Weimar, sur l’Institut lithographique et l’école de dessin d’Eisenach, sur l’université d’Iéna et ses dépendances. Ces loisirs lui préparent un beau regain d’activité.
Il semble que ce soit un nouvel incident de sa vie sentimentale qui ait donné à son génie l’impulsion nécessaire : plus tard, en effet, lorsqu’il parlait des Affinités électives qui en marquent le nouvel élan, il se plaisait à dire qu’il n’y avait pas dans ce roman une ligne qui ne fût un moment de sa vie57. Par malheur, l’épisode auquel il se rattache est moins connu que les autres « aventures » du même genre et l’on n’en peut point pénétrer tout le secret.
Goethe voyait souvent à Iéna le libraire Frommann. Cet excellent homme avait recueilli et élevé une petite fille du nom de Minna Herzlieb, dont la gracieuse enfance intéressait Goethe. En 1807, pendant un séjour qu’il fit à Iéna, il s’aperçut tout à coup que la petite fille était devenue une jeune fille, et une jeune fille ravissante, avec de grands yeux sombres, une expression très douce, plutôt mélancolique, de beaux cheveux qu’elle roulait en papillotes, selon la mode du jour : une figure romantique, en harmonie avec une maison où l’on goûtait fort les vers de Klinger, d’A. W. Schlegel, de Zacharias Werner. Goethe avait cinquante-huit ans ; elle, dix-huit. Il oublia son âge, il sentit courir dans ses veines l’ancienne flamme de Werther. Le soir, dans le salon du bon libraire, on récitait des sonnets : il en composa toute une série, sur le livre de Pétrarque, en l’honneur de la nouvelle Laure. Comme le poète des Rimes, il joua agréablement sur le nom de la bien-aimée, qui s’y prêtait58 :
Ce sont deux mots, courts et faciles à dire, que nous prononçons souvent avec une douce joie ; mais nous ne connaissons point clairement les choses dont ils portent l’empreinte particulière.
C’est une grande jouissance, dans la jeunesse et les vieux jours, d’embrasser hardiment l’un par l’autre ; et, si l’on peut les dire ensemble, on exprime un délicieux contentement.
Mais aujourd’hui, je cherche à leur plaire, et je les prie de faire eux-mêmes mon bonheur ; j’espère en silence, et pourtant j’espère obtenir.
De les bégayer comme le nom de ma bien-aimée, de les contempler tous deux dans une seule image, de les embrasser tous deux dans un seul être.
Si quelques-unes de ces pièces font croire à un innocent jeu du cœur, à un flirt sentimental plus attendri que passionné, d’autres élèvent le ton, montrent à quel point l’illustre conseiller privé, le mari apaisé de Christiane, retrouvait ses transports d’autrefois :
En traits de flammes était profondément gravé dans le cœur de Pétrarque, plus que tous les autres jours, le Vendredi-Saint : il en est de même pour moi, j’ose le dire, de l’ Avent de 1807 .
Je ne commençai pas, je continuai seulement d’aimer celle que, de bonne heure, j’avais portée dans mon cœur, qu’ensuite j’avais vaguement bannie de ma pensée, et qui maintenant me ramène dans ses bras.
L’amour de Pétrarque, infini, sublime, resta sans récompense, hélas ! et, triste à l’excès, fut un martyre, un éternel Vendredi-Saint.
Mais qu’à l’avenir, la joyeuse et douce approche de ma maîtresse ne cesse de me paraître, parmi les palmes triomphantes et les frémissements de joie un éternel jour de mai !
Nous ne savons pas quels effets produisirent ces sonnets — et l’orgueil de les avoir inspirés — sur l’imagination de Minna Herzlieb. Nous savons seulement que Goethe quitta Iéna en proie à une douloureuse exaltation, et commença presque aussitôt les Affinités électives, qu’il acheva au commencement d’octobre de l’année suivante, « sans que l’impression du contenu, disait-il, ait pu se perdre entièrement ». Quant à Minna, elle ne tarda pas à quitter Iéna, où plus tard elle épousa le professeur Walch (1821). Son mariage ne fut pas heureux. Elle tomba dans une maladie d’esprit, dont la mort la délivra en 1865. L’amour de Goethe ne portait pas bonheur.
Les Affinités électives sont donc un roman personnel autobiographique, bien plus que les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, au même titre à peu près que Werther. Une série de traits assez frappants vont une fois de plus nous montrer les procédés — on pourrait presque dire la méthode — par lesquels le génie de Goethe transformait, en les embellissant, les données de sa propre vie.
On reconnaîtra que son roman authentique — pour autant que nous avons pu le suivre — n’a de séduisant que la touchante figure de Minna Herzlieb. Un homme de cinquante-huit ans, oublieux des quarante années qui le séparent d’une très jeune fille qu’il a vue grandir, n’offre point un beau spectacle : la passion qu’il éprouve, quelque sincère qu’elle soit ou quelque art qu’on mette à la décrire, aurait plus de chances de faire sourire que de faire pleurer. C’est là peut-être une injustice de nos préjugés : car pourquoi n’y aurait-il pas autant de poésie dans ces flammes tardives, qui attestent la vigueur persistante des cœurs, que dans celles de la vingtième année ? Mais, à tort ou à raison, nous assignons une limite à l’âge de l’amour : nous ne concevons pas un Roméo sexagénaire. Dans le cas qui nous occupe, d’autres détails contribueraient encore à enlever au roman un peu du charme et de la fraîcheur que nous exigeons d’un roman d’amour : le héros avait derrière lui un passé si chargé, tant d’aventures déjà exploitées, que le souvenir de toutes les Charlottes et de toutes les Frédériques devait obscurcir la nouvelle élue — dernière venue d’une série déjà trop longue et qui allait continuer. Ce héros, de plus, était conseiller privé depuis de longues années, « Excellence », anobli depuis quelque temps ; il prenait du ventre ; il avait « régularisé sa situation », et la femme qui depuis longtemps était sa compagne ne lui ajoutait aucun prestige. Avec quelle application Goethe corrige ces détails ! Il devient « Édouard, riche baron, dans la force de l’âge », et le vague de cet état civil lui suffit parfaitement. Édouard a beaucoup voyagé ; il a « mené dans ses voyages une vie indépendante, changeant à son gré, et passant d’une chose à une autre, ne voulant rien d’excessif, mais voulant beaucoup de choses et très diverses, sincère, bienfaisant, courageux et même vaillant dans l’occasion ». Il a donc une volonté, dont il se servira au besoin pour appuyer ses caprices : « Quelle chose au monde pouvait résister à ses désirs ? » Il a été marié deux fois, dans des circonstances un peu étranges à certains égards : d’abord, avec une femme « beaucoup plus âgée que lui », qui l’a « dorloté de mille manières », toute désireuse de « le récompenser de ses bons procédés pour elle, par la plus grande libéralité » ; puis avec Charlotte, qui a ramené dans sa vie la poésie que la prose de son premier mariage avait compromise : car ils s’étaient aimés dès leur jeunesse, comme elle se plaît à le rappeler au premier chapitre : « Un tendre amour nous unit dès nos jeunes années. On nous sépara, nous fumes ravis l’un à l’autre, toi parce que ton père, trop amoureux de la fortune, te maria avec une femme riche, mais d’un certain âge ; moi, parce que, sans raison particulière, on m’obligea à donner ma main à un homme opulent, honorable, mais que je n’aimais point. Nous redevînmes libres, toi le premier et la petite maman te laissa en possession d’une grande fortune ; moi, plus tard, à l’époque même où tu revins de tes voyages. Nous nous retrouvâmes ; nous avions de doux souvenirs : il nous fut agréable de les cultiver, et nous pouvions vivre ensemble sans obstacles. Tu insistas sur notre union : je ne consentis pas d’abord, car le nombre de nos années est à peu près égal, et, comme femme, je suis maintenant plus âgée que toi. À la fin, je n’ai pas voulu te refuser ce que tu semblais considérer comme ton unique bonheur. Tu voulais te reposer à mes côtés de toutes les fatigues que tu avais essuyées à la cour, au service, dans tes voyages ; tu voulais te recueillir, jouir de la vie, mais avec moi seule. Je mis ma fille unique en pension, où elle se développe, sans doute, d’une manière plus variée que la chose n’était possible dans un séjour champêtre. Et ce ne fut pas elle seulement, mais encore Ottilie, ma chère nièce, que je plaçai dans ce pensionnat, elle qui peut-être se serait mieux préparée, sous ma direction, à me seconder dans les soins du ménage. Tout cela s’est fait, avec ton approbation, uniquement pour qu’il nous fût possible de vivre pour nous-mêmes, de goûter sans trouble le bonheur que nous avions ardemment désiré dès le jeune âge, et bien tard enfin obtenu. C’est ainsi que nous sommes entrés dans notre séjour champêtre. Je me suis chargée de l’intérieur, toi des affaires du dehors et de l’ensemble. Mes arrangements sont pris pour aller au-devant de tous tes désirs et ne vivre que pour toi… » Comme on le voit par ce petit discours — qui est en même temps une claire exposition du roman — Charlotte est une personne affectueuse et intelligente : elle a de l’expérience, assez d’instinct pour deviner ce qu’elle ignore, beaucoup de délicatesse de cœur, suffisamment de distinction d’esprit ; elle rentre dans la lignée des personnes actives, douces et régulières, dont la première Charlotte, celle de Werther, est le type le plus accompli : moins riche, au lieu de mettre sa fille et sa nièce dans un pensionnat, elle leur aurait confectionné d’abondantes tartines, qui eussent rappelé celles qu’on mangeait de si bon appétit dans la « maison allemande » de Wetzlar. Mais fortune oblige : elle ne peut que gâter son mari, gouverner ses terres, embellir ses jardins.
Comme vous le voyez, les circonstances matérielles sont transformées : Goethe s’est rajeuni, tout en restant ressemblant ; Christiane a disparu, pour faire place à une héroïne plus décorative et mieux appropriée. Ce qui demeure conforme à la réalité, c’est que nous avons affaire à des êtres mûrs, raisonnables, bien établis dans une bonne existence plus que confortable, qui ont eu l’un et l’autre leur part antérieure d’émotions, en sorte qu’il ne leur reste plus, semble-t-il, qu’à vieillir ensemble, dans la tiédeur de leur sentiment apaisé, dans le bel ordre de la propriété dont ils perfectionnent toujours l’arrangement.
Ainsi en serait-il, sans doute, si l’imprudence d’Édouard ne se plaisait à réunir les éléments d’une catastrophe. Son bonheur de coq-en-pâte, au fond, l’ennuie. Sans se l’avouer, il trouve beaucoup de monotonie à cette existence d’où l’on a banni tous les troubles. Pour l’agrémenter, il imagine donc d’ouvrir leur foyer à l’un de ses amis qui se trouve dans une situation difficile et qu’il n’hésite point à introduire entiers dans leur intimité. Charlotte résiste à ce caprice ; mais elle y cède, et réclame en échange le rappel de sa nièce Ottilie. Le ménage à deux devient ainsi un ménage à quatre, qui prend aussitôt de l’intérêt. Le capitaine, en effet, est un galant homme, actif et intelligent comme tous les personnages de Goethe, d’une âme droite, d’un caractère solidement trempé. Quant à Ottilie, elle est douce, modeste, un peu passive, délicatement dévouée, d’une sensibilité vite inquiète, sous des dehors presque toujours tranquilles. Et voici que la nature, agissant selon ses lois inexpliquées, trouble l’accord des quatre substances humaines réunies ainsi par le hasard. N’en agit-elle pas de même avec les substances inconscientes, qui se cherchent, se séparent, se combinent selon le mystère de leurs affinités ? Le capitaine le sait, et, avant que l’action se noue, l’explique. Il est même prêt à démontrer par une expérience de chimie comment cela se passe : un corps A est uni avec un corps B, « sans que de nombreux essais et de nombreux efforts aient pu les sépare » ; d’autre part, des corps C et D sont unis dans des conditions pareilles. Vous mettez les deux couples en contact : en un instant, tout est bouleversé, A va se joindre à D et C à A, « sans qu’on puisse dire lequel a quitté l’autre le premier ». Édouard, qui aime à plaisanter, s’empare de cette formule.
Eh bien, dit-il, en attendant que nous voyions tout cela de nos yeux, nous regardons cette formule comme une allégorie, qui nous offre une leçon pour notre usage immédiat. Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car, à proprement parler, je dépends de toi seule et je te suis, comme le B vient à la suite de l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, pour cette fois, me dérobe à toi en quelque sorte. Maintenant, pour que tu ne disparaisses pas dans le vague, il est juste que l’on te procure un D, et, sans aucun doute, c’est la petite demoiselle Ottilie, à la venue de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps.
La prédiction s’accomplit, à cela près toutefois que les affinités se distribuent autrement. Ce sont le A et le C, Charlotte et le capitaine, le B et le D, Édouard et Ottilie, qui se rapprochent. Et le roman, selon l’explication chimique du capitaine, nous dira comment, à travers quelles angoisses, quelles joies, quelles souffrances, ces quatre « substances […] se cherchent l’une l’autre, s’attirent, se saisissent, se détruisent, se divisent, puis de la plus intime union passent à une forme nouvelle, rajeunie, inattendue ».
Est-il nécessaire de souligner la hardiesse morale de ce thème ? Par le fait de l’image en laquelle Goethe a traduit sa pensée et qui préside à tous les développements du livre, la passion se trouve identifiée à une force de la nature, aveugle, irrésistible, en sorte que la « psychologie » va se fondre en une sorte de dynamisme qui n’était point encore à la mode en 1807 : ses jeux ne sont plus qu’un phénomène curieux à observer ; les personnages sont aussi inconscients, aussi passifs contre cette force mystérieuse que les gaz ou les liquides qui s’agitent dans un creuset. Qu’en advient-il du libre arbitre, que Kant avait si bien défendu dans les œuvres dont Tieftrunck achevait justement de publier la première édition complète en cette même année 1807, du libre arbitre auquel on tenait fort à Weimar ? Aussi y eut-il des protestations violentes : « Comment peut-on faire une tragédie avec de telles créatures ! s’écria l’honnête Rehberg dans la Gazette générale de la littérature, de Halle. Ô divin Sophocle ! Ô saints Shakespeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez su émouvoir le cœur humain par la peinture des luttes de la passion et de l’idéal ! Est-ce que l’auteur de Werther et d’Iphigénie a voulu se moquer ici de son public ou de lui-même ? » On peut bien penser que, depuis près de quatre-vingt-dix ans, la critique a repris ce thème un certain nombre de fois, avec les variations d’usage. Pendant longtemps, les défenseurs de l’œuvre se sont contentés de répondre que Goethe n’avait point voulu soutenir une thèse, mais exposer des faits. Maintenant, ils trouvent mieux : éclairés par la lumière nouvelle que Nietzsche a projetée sur les choses, ils proclament que les Affinités dégagent une haute leçon, qui serait celle-ci : « Seul, l’homme faible subit sa destinée ; le fort se crée la sienne59. » Vous reconnaissez là le sel des propos ordinaires du moderne Zarathustra.
Cependant, si l’on se rappelle que ce roman fut composé et rédigé bien peu de temps après l’épisode d’Iéna, si l’on se reporte aux propres déclarations de Goethe, que nous citions tout à l’heure, ou seulement si on lit le livre d’un œil attentif, en écoutant autant qu’on le peut la résonance de chaque phrase dans l’âme de l’auteur, en cherchant la couleur réelle des faits qu’expose son récit, on reconnaîtra qu’à n’en point douter il raconte tout simplement. « La seule composition un peu compliquée à laquelle j’ai conscience d’avoir travaillé pour exposer une idée, disait un jour Goethe à Eckermann, ce serait peut-être mon roman des Affinités. » Mais il n’expliqua point quelle avait été son « idée » ; et réellement, quelle qu’elle ait été, elle disparaît dans la réalité du récit, qui l’efface au lieu de l’éclairer. C’est même là qu’est la séduction durable du roman : Goethe l’a traité avec une puissance de réalité qu’il n’a peut-être jamais atteinte ailleurs. La gradation de la passion dans l’âme d’Édouard, un peu racornie au début par l’ennui, le bien-être, le confort ; les heures où « l’idée d’aimer et d’être aimé l’entraîne dans l’infini » ; la période d’enchantement où la présence d’Ottilie l’absorbe tout entier, où « tout ce qui était enchaîné dans sa nature brise ses liens » ; les propos enflammés dans lesquels il renie toute sa vie, pour la faire dater — hélas ! de bonne foi — de l’heure où il reconnut dans son cœur son amour actuel ; ses faibles efforts pour se défendre — ou plutôt pour avoir l’air de se défendre ; surtout, plus tard, sa défaite auprès d’Ottilie aussi vaincue, et l’étrange existence que mènent à côté l’un de l’autre ces deux êtres dont l’amour s’est emparé comme s’il en était le sang, les os et la chair, en sorte qu’ils ne sont plus deux êtres humains, mais « un seul, dans une paix instinctive et parfaite, content de lui-même et du monde entier », si bien unis, si bien fondus que « si l’on avait retenu l’un des deux à l’extrémité de la maison, l’autre se serait porté vers lui, insensiblement, de lui-même, sans dessein » : toute cette étude de passion, qui remplit le premier plan, est vraiment admirable. Le personnage de Charlotte n’est point inférieur à celui d’Édouard : dans sa défense contre elle-même et contre le malheur qui les menace, elle est d’un héroïsme tranquille, d’une dignité calme, d’une énergie douce dont l’harmonie constitue un de ces caractères que seuls les grands écrivains peuvent concevoir et décrire. La plupart des figures secondaires : le comte et la baronne, dont la paisible liaison, si adroitement combinée, si normalement irrégulière, fait contraste avec le sentiment orageux des héros ; Luciane, la fille de Charlotte, enjouée, folâtre, écervelée — portrait, sans doute, de cette Bettina Brentano qui ressemblait si peu à Minna Herzlieb, mais qui distrayait Goethe ; Mittler, le singulier personnage qui prend plaisir à raccommoder les ménages gâtés, et perd ici tout son latin ; ces silhouettes, qui traversent l’action et dont les paroles ou les gestes en favorisent le développement, sont dessinées avec un grand bonheur. Et puis, par-delà les êtres que crée la fantaisie du poète et qui prennent corps à nos yeux, il y a autre chose encore : il y a la force cachée et terrible qui les conduit ; il y a ce qu’on chercherait en vain dans les autres romans de Goethe : le sentiment profond de la destinée, maîtresse irrésistible de nos sentiments, de nos douleurs, de notre vie, qui combine leur marche à sa guise et fait servir à ses fins secrètes jusqu’aux incidents les plus insignifiants en apparence. Il y a des moments où le poète disparaît derrière ce fantôme invisible et réel, inaccessible et redoutable. Ce n’est plus lui qui mène l’action selon les données de l’observation et les bonnes recettes du roman : c’est l’autre, celle qu’on ne peut éviter, celle qu’il ne faut pas nommer, celle dont nous ne sentons la constante présence qu’aux moment décisifs, aux heures suprêmes, celle qui préside au mystère de notre naissance et nous pousse à la mort par des chemins dont nous ne comprenons ni les détours, ni les accidents, ni les haltes douces. De place en place, on la devine, on l’entrevoit, on frissonne sous son souffle ; c’est bien elle qui triomphe à la fin, lorsque les deux amants végètent à travers cette énigme de la vie dont « ils ne trouveraient le mot qu’ensemble », quand la mort les sépare un instant pour les réunir bientôt dans un dénouement apaisé, dans une vague promesse de réveil qui ne trouble point la certitude de leur repos. Car « il y a certaines choses que la destinée se réserve obstinément : c’est en vain que la raison et la vertu, le devoir et tout ce qu’il y a de sacré se placent à la traverse : il faut qu’elle s’accomplisse, la chose qui est juste à ses yeux, qui n’est pas juste aux nôtres, et la destinée finit par décider souverainement, en nous laissant nous débattre à notre gré ». La souveraineté de ces décisions se manifeste avec une hauteur singulière dans l’apaisement des dernières pages. Le drame est tombé : entre les personnages dont la passion a fait un instant des ennemis, il n’y a plus que calme et bienveillance : « Tous les sentiments tristes et pénibles des temps intermédiaires étaient oubliés : plus de rancune ; toute espèce d’aigreur avait disparu. Le major accompagnait de son violon le clavecin de Charlotte ; la flûte d’Édouard s’harmonisait comme autrefois avec le jeu d’Ottilie. » Rien de coupable ne subsiste des violences éteintes : des miracles s’accomplissent sur la tombe d’Ottilie, parce qu’elle fut une sainte de l’amour ; Charlotte a la piété de faire déposer le corps d’Édouard dans le même caveau, qui leur sera réservé à jamais : « des anges, leurs frères, abaissent sur eux, de la voûte, des regards sereins. Et quel heureux moment que celui où ils se réveilleront tous deux ! »
Ce miracle, cette promesse de félicité bienheureuse, cette récompense promise par-delà la vie à deux amants dont la fin ressemble à un double suicide — cela n’est point très catholique, cela scandalise un peu les cœurs droits et secs, respectueux des vertus moyennes, que les triomphes de la passion inquiètent toujours pour l’avenir des sociétés. Mais qui pourrait être sévère, puisque Charlotte a pardonné ? Et cette douloureuse intelligence de l’épouse déçue, cet acte suprême d’indulgence qui donne aux morts la paix que les vivants n’auraient pu obtenir, renferme peut-être, je ne dirai pas la moralité, mais la suprême pensée, l’essence dernière de l’œuvre telle que Goethe la rêva. Rappelez-vous le bon Marke de l’antique légende : il en avait usé de même avec les deux amants admirables, Yseult et Tristan, dont les âmes réunies fleurissent en belles roses et en lierre tendre : parce que l’Amour, quand il s’élève jusqu’à l’absolu et va chercher sa réalisation jusque dans la mort, sanctifie peut-être comme la vertu…
À côté de si belles choses, que de traits pénibles viennent gâter ce roman d’amour ! Quand il l’écrivit, Goethe était encore capable de passion, mais non plus de naïveté. Il avait trop pensé, trop lu, trop agi, trop observé, trop créé, trop collectionné. Entre lui et son rêve de poète, il avait mis trop de minéraux, de végétaux, de paperasses administratives. Sous le regard de deux yeux tristes, au contact d’une âme très douce et comme voilée d’un mystère de mélancolie, son cœur put retrouver sa fraîcheur printanière : mais sa lourde main d’ancien ministre, de conseiller privé, de directeur des Musées trahit en maint endroit ce cœur racorni ; en sorte que beaucoup de pages déparent l’œuvre par leur pesante pédanterie. On s’égare trop souvent par des dissertations d’agriculture, d’architecture ou d’économie rurale. Si encore elles n’étaient qu’intempestives, si elles ne faisaient que ralentir l’intérêt ou troubler la tonalité générale du récit ! Mais le fâcheux esprit dont elles témoignent s’infiltre plus profond : il pénètre parfois les personnages, il les arrache mal à propos à leur préoccupation dominante, ou même il la dénature jusqu’à la rendre fausse ou invraisemblable. Édouard, heureusement, en est affranchi dès qu’il est amoureux. Charlotte, pas toujours. Moins encore le capitaine. Et Ottilie… Hélas ! c’est Ottilie surtout qui est atteinte de ce mal, et comme l’œuvre en pâtit ! Dans son ensemble, la figure est charmante, nous l’avons déjà dit, d’une grâce mélancolique et discrète dont on se sent bien vite ému comme au heurt de certains regards, comme au son de certaines voix ; elle est tendre, bonne et naïve, et chastement passionnée, et faible et forte à la fois, avec ces contradictions, ces revirements, ces abandons, ces reprises dont l’instinct féminin joue, même sans ruse, pour nous attirer, nous prendre et nous garder. Pourquoi faut-il que Goethe s’oublie à souffler, dans cette adorable tête de jeune fille, des pensées qui portent sa marque à lui — et pas toujours la meilleure ? C’est ainsi que, pour nous initier aux doux mystères de son âme, il a imaginé de lui faire tenir un journal. Que ce journal est décevant ! Jugez-en par ces échantillons, que je prends presque au hasard :
[…] La société des femmes est la source du bon usage […]
[…] Personne n’a de plus grands avantages, dans la vie en général comme dans les relations de société, qu’un militaire cultivé.
[…] La plus grande consolation de la médiocrité, c’est que l’homme de génie n’est pas immortel […]
[…] Les sots et les gens sensés sont également inoffensifs : on court plus de risques avec les demi-sots ou avec les demi-sages […]
[… ] Il n’est de naturaliste digne d’estime que celui qui sait peindre ou représenter l’objet le plus étranger, le plus singulier avec son milieu, avec tout son voisinage, toujours dans son propre élément. Que j’aimerais à entendre, du moins une fois, Humboldt racontant ses voyages !
Ces disparates s’étendent comme des taches sur une œuvre qui, sans elles, serait un chef-d’œuvre, lui imposent et lui maintiennent ce caractère commun à presque toutes les compositions de Goethe, même aux meilleures, de demeurer inachevées malgré les soins qu’il y a mis, de rester imparfaites malgré l’effort et quelquefois l’affectation de perfection qu’elles trahissent, de conserver toujours le cordon qui les joint à leur créateur et leur enlève une part de leur vie propre. Et c’est peut-être la juste peine de ce que les uns appellent son universalité, les autres son dilettantisme : un poète qui a reçu le don supérieur de créer ne peut impunément renoncer à l’exercer pour disperser son génie en tant d’objets divers. Il se diminue, à force d’accrocher à tous les buissons qui bordent son chemin des parcelles de soi-même : il manque le chef d’œuvre dont il possédait tous les éléments, et que sa plus grande erreur a peut-être été de poursuivre avec trop de clairvoyance.
VI — Le grand œuvre
Un des écrivains qui, depuis quelque temps, osent discuter la gloire de Goethe, M. Dowden, reproche à Faust, « abandonné pendant des années, repris, puis abandonné encore et repris une fois de plus », de « manquer de colonne vertébrale » ou peut-être d’en avoir « plusieurs dont aucune n’est complète ». Les fanatiques, au contraire, s’extasient sur ce long travail persistant, dont les rémittences ne firent que favoriser l’action mystérieuse de l’Inconscient, qui mûrit lentement l’œuvre suprême en la pénétrant de tous les sucs, de toutes les sèves de la Vie. Ces deux opinions extrêmes dégagent une vérité commune : quelque jugement qu’on porte sur l’existence de Goethe, que les œuvres qu’il en a tirées paraissent « fragmentaires », comme le dit M. Dowden, ou parfaites, comme le proclame le chœur des admirateurs, Faust est celle de ces œuvres qui reflète le plus complètement cette existence. Elle en a tout le décousu, disent les détracteurs — toute l’unité, répondent les apologistes. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’a remplie. Conçue par l’étudiant, elle fut achevée par le vieillard. Dès son apparition, et même avant, sur les fragments qu’en lisait son auteur, sur ses propos, sur ceux de ses amis les plus proches, elle suscita le plus vif enthousiasme. À peine publiée, elle devint la proie des critiques, des commentateurs, des annotateurs, des adaptateurs, des traducteurs. On salua en elle, en des termes variés, « l’expression la plus haute et la plus ample d’une vie humaine, de l’une des plus riches et des plus lumineuses que le monde ait vues, d’un peuple et d’un siècle60. » On l’accueillit d’emblée dans le répertoire éternel, à côté de La Divine Comédie et de Hamlet. Puis quand, à force de l’expliquer, on en eut irréparablement brouillé la simple intelligence, on y tailla des poèmes symphoniques et des livrets d’opéra. Comme les musiciens, les peintres, les sculpteurs, les dessinateurs, les graveurs, s’acharnant sur elle, en illustrèrent toutes les scènes, en fixèrent tous les motifs. Aussi est-il devenu bien difficile de résumer une longue carrière dont les moindres détails nous sont connus, et que trois générations d’hommes ont amplifiée. Cette difficulté s’aggrave encore du fait que, sans parler des fragments qui précèdent le premier Faust, l’œuvre de Goethe comprend deux parties distinctes l’une de l’autre, bien que reliées l’une à l’autre. Nous accepterons l’idée discutable de leur unité pour raconter leur formation, et pour rechercher leur sens général.
I
La question des origines de la légende de Faust61 a été souvent traitée. On peut la considérer comme définitivement élucidée, à moins toutefois — cas auquel elle pourrait encore fournir matière à quelques in-octavo — qu’on ne tienne à la rattacher à des légendes très anciennes, comme la légende gnostique de Simon le Magicien, celle du diacre Théophile d’Adana, celle de saint Cyprien et de sainte Justine, en deux mots, à la série des légendes diverses qui roulent sur le thème commun d’un pacte conclu avec les puissances du mal pour obtenir en ce monde tous les biens qu’on peut souhaiter ainsi qu’un pouvoir surnaturel. Ces légendes se ressemblent toutes, en ce sens qu’elles ne font guère qu’amplifier des faits plus ou moins authentiques : intrigues ou malversations auxquelles quelque personnage historique, à d’autres égards supérieur, s’est laissé entraîner ; elles reposent sur cette idée, profondément chrétienne, que ce n’est guère qu’en compromettant le salut de son âme que l’homme peut s’élever au-dessus de sa condition d’homme. Je ne sache pas qu’on ait jamais pensé à les rattacher à la grande scène de la Tentation du Christ, que racontent les Évangiles. Il me semble cependant que ce morceau fameux de la littérature sacrée peut seul nous éclairer sur leur véritable sens. Là où Jésus a résisté aux séductions du diable, des esprits que leur grandeur même expose à de graves périls se laissent corrompre : la possession du monde, de ses pompes, de son empire ou de ses secrets — parfois moins que cela, celle d’un trésor ou celle d’une femme — leur paraît pendant un instant décisif le plus grand bien qu’ils puissent souhaiter ; et l’éternel Ennemi, dont les mirages ont ébloui leurs yeux mortels, recueille le prix de leur faiblesse. Dans celles de ces légendes qui sont « catholiques » — la remarque est de M. Faligan — cet égarement d’un instant, cette capitulation de l’âme n’entraîne point la perte irrémédiable du coupable : la Vierge, la douce médiatrice compatissante aux faiblesses des hommes, lui apporte son secours bienveillant, et le diable est frustré de sa proie par cette intervention ; dans celles qui sont « schismatiques », la peine est irréductible, la faute commise entraîne l’éternelle damnation.
C’est à ce groupe qu’appartient la légende de Faust.
Elle s’est formée en Allemagne, au moment de la Réforme, autour d’un personnage historique qui vécut pendant la première moitié du XVIe siècle. Son existence est affirmée par plusieurs témoignages contemporains, ceux entre autres de Jean Tritheim et de Mutianus Rufus, auxquels on peut ajouter de nombreux fragments de chroniques et beaucoup d’anecdotes consignées dans les ouvrages du temps. C’était un vulgaire charlatan, qui s’en allait de ville en ville en exploitant la crédulité, la sottise, la badauderie et la jobarderie. Glorieux et vantard, il promettait volontiers d’accomplir toutes sortes de miracles : de fait, il savait quelques tours ingénieux, dont les braves gens s’ébahissaient. Ces tours n’étaient pas toujours innocents, car le « sorcier » était doublé d’un escroc, ivrogne en plus, et chargé de quelques autres vices. Bon lettré cependant, il professa dans divers lieux (entre autres à Kreuznach) d’où le chassaient bientôt les inquiétudes de son esprit, ses fredaines, ou les hardiesses de son langage : car il parlait sans aucune révérence des prêtres, des moines, de la religion. Accueilli un instant par les chefs de la Réforme, qui ne furent pas toujours très scrupuleux dans le choix de leurs instruments, il les obligea à le désavouer, par les scandales de sa conduite, par le cynisme de ses propos. Luther déclara, dit-on, qu’il n’y avait en lui « qu’un diable hautain, orgueilleux et ambitieux, qui veut acquérir de la gloire en ce monde, malgré Dieu et sa parole et aux dépens de sa propre conscience et du prochain ». Mélanchthon le fit expulser de Wittemberg. Après cette équipée, il erra pendant quelque temps, vagabond, poursuivi, misérable, à travers l’Allemagne et les Pays-Bas. Il mourut mystérieusement dans un bourg du Wurtemberg.
À la distance où nous en sommes, un tel personnage nous semble indigne d’intérêt. Nous pouvons pourtant concevoir — ayant assisté aux fusées de gloire que savent tirer les bons charlatans — qu’une certaine curiosité se soit attachée à ses hâbleries, à ses blasphèmes, à ses tours de passe-passe, à ses mésaventures, à ses vagabondages. De son vivant, Georges Sabellicus, dit Faustus junior qui s’intitulait, d’après Tritheim, « Source de nécromancie, astrologue, magicien habile et heureux chiromancien, agromancien, habile en hydromancie », fut probablement beaucoup plus célèbre et plus populaire que sa légende écrite ne le fait supposer. Partout où il avait passé, l’on parlait de lui : on répétait ses bons mots ; on aggravait le sens de ses propos audacieux ; ses fanfaronnades devenaient des réalités ; d’honnêtes personnes, auxquelles il racontait ses prétendus miracles, finissaient par croire de bonne foi qu’ils s’étaient accomplis en leur présence, et leur prêtaient l’autorité du témoignage. Ce fut ainsi, j’imagine, que certaines anecdotes, dont il était le héros, se répandirent et s’amplifièrent en courant de bouche en bouche : celle de la chevauchée merveilleuse sur un tonneau rempli de vin que des garçons tonneliers sortaient du caveau d’Auerbach, à Leipzig, pour le porter dans la rue ; celle des ivrognes auxquels apparaît le mirage d’une vigne chargée de raisins mûrs, qui saisissent goulûment les belles grappes et, la fantasmagorie terminée, s’aperçoivent que chacun tient son propre nez dans sa main ; et beaucoup d’autres, pour la plupart facétieuses, d’un comique assez innocent. Des lettrés, auxquels on racontait ces historiettes, s’en amusaient ou s’en étonnaient, et les consignaient dans leurs écrits, soit par curiosité des faits du jour, soit parce qu’elles leur fournissaient un bon prétexte à moraliser. Le moment arriva où elles constituèrent un ensemble à peu près homogène, une espèce de biographie : elles furent alors recueillies en un petit volume, que publia l’imprimeur Jean Spiess, à Francfort-sur-le-Mein, le 4 septembre 1587.
Ce petit livre fut accueilli avec une telle faveur que, pendant les années qui suivirent, on le réimprima plusieurs fois, non sans le remanier et le développer. Douze ans après sa première publication, entre autres, un théologien protestant, nommé G. R. Widmann, en donnait à Hambourg une version nouvelle, qui en accentuait les tendances religieuses et prédicantes, et qui supplanta l’édition de Spiess.
Ces deux versions, celle de Spiess et celle de Widmann, constituent la source où puisèrent, jusqu’à Goethe, les poètes de qualités inégales qui s’emparèrent du sujet. On y trouve la forme première du pacte, longuement discuté entre Faust et Méphistophélès, par lequel celui-ci s’engage à servir pendant vingt-quatre ans le malheureux nécromancien, qui, en échange, se livre à lui « corps, âme, chair, sang et biens, et cela pour son éternité » ; beaucoup de discussions sur le ciel, l’enfer, l’astrologie, la création du monde, les phénomènes naturels, etc. ; de nombreuses anecdotes sur l’usage que fait Faust du pouvoir qu’il a acheté si cher. Quelques-unes de ces anecdotes seulement ont été retenues par Goethe, entre autres celle du mariage avec Hélène ; la plupart sont d’une extrême puérilité, et semblent démontrer que la plus grande joie du magicien fut de stupéfier les simples d’esprit : c’est ainsi qu’il s’amusa à planter un bois de cerf sur la tête d’un chevalier, à manger la charretée de foin d’un paysan, avec la charrette et le cheval, à vendre à un maquignon un cheval illusoire (opération peut-être moins innocente que les autres), et ainsi de suite. Enfin, les deux versions de Spiess et de Widmann racontent longuement — avec la complaisance qu’ont les dévots pour les supplices des impies — les dernières années de Faust, que l’angoisse envahit à mesure qu’approche la redoutable échéance, puis ses derniers jours, ses plaintes, les railleries de Méphistophélès, sa « fin horrible et effroyable, dans laquelle il sera profitable à tout chrétien de se contempler, et dont il doit se préserver. » En somme, telle qu’elle nous apparaît à ce moment de son histoire, dans ses deux formes principales, cette légende est assez médiocre. Le héros (à l’inverse de saint Cyprien, du pape Silvestre II, de quelques autres parmi ses frères en damnation) en est un ambitieux fort ordinaire, épris surtout de jouissances matérielles, que la bassesse de sa nature entraîne à sa ruine bien plutôt qu’un noble désir d’au-delà : en sorte que Méphistophélès paraît faire un marché de dupe, en payant une âme qui certainement lui serait échue. Quant au récit, il est monotone, ennuyeux, alourdi par des réflexions pédantesques, par de banales prêcheries.
Malgré Spiess, Widmann et autres, il fallait qu’il y eût, dans la légende de Faust, des traits qui ont subsisté, pour ainsi dire, entre les lignes de leurs récits : traits que nous ignorons, qui ont dû disparaître avec les traditions orales, ou qu’ont faussés et gâtés les phrases pesantes des rédacteurs. Il le faut bien, car autrement on ne s’expliquerait guère que cette légende, si médiocrement contée, se soit à un tel point emparée de l’imagination populaire et qu’elle ait très tôt excité la fantaisie des poètes. Dès 1589, en effet, c’est-à-dire deux ans après la publication du livre de Spiess, nous la voyons arriver au théâtre, par les soins d’un des mieux doués parmi les dramaturges anglais de l’époque d’Elisabeth, Marlowe. Représentée cette année-là, la pièce62 ne fut imprimée qu’en 1604, après avoir été retouchée et remaniée dans l’intervalle. D’un coup d’aile, le génie tumultueux du jeune poète a relevé le sujet, à moins que son instinct ne lui en ait rendu le sens véritable, obscurci par la manie prédicante des théologiens allemands. Bien qu’il suive assez fidèlement le livre populaire, il ennoblit son héros. Son Faust n’est plus le piteux privat docent et le médiocre sorcier de Spiess et de Widmann : il est un grand esprit, qui a fait le tour du savoir humain, qu’attirent les abîmes de l’Inconnaissable, qui se perdra surtout parce que sa curiosité le pousse « aussi loin que peut atteindre le génie de l’homme », parce que, comme plus tard les héros de Byron, il n’aspire à rien de moins qu’à être « un Dieu puissant ». Sans doute, la soif des jouissances terrestres l’envahit à son heure : mais c’est lorsque son âme, qu’il a vendue pour d’autres joies, s’affaiblit et s’épuise. Marlowe retrouve ou découvre, par un coup de génie, l’être aux vastes désirs que ne fut peut-être jamais l’authentique Georges Sabellicus, mais qui seul peut représenter dans son ampleur, dans sa séduction, dans son charme dangereux et souverain, le digne type de l’homme qui se damne dans l’éternité pour la joie de réaliser dans le siècle toute son humanité.
Après lui — et pour longtemps — la légende retombe au niveau du livre de Jean Spiess. On a recueilli nombre de récits, de comédies de marionnettes, de pièces populaires, de romances, de chansons qu’elle a inspirées. Ce sont presque toujours des œuvres inférieures, confuses, que viennent encore brouiller des éléments étrangers : ici, par exemple, Faust se double d’un compagnon inattendu, emprunté au répertoire de la comédie italienne, Crespin, « famulus congédié des étudiants » ; ailleurs, Charon, Pluton et les Furies viennent se mêler au drame ; ou c’est Hans Wurst, le bouffon traditionnel du théâtre populaire allemand, qui brode ses balourdises sur la trame tragique. De-ci de-là, entre les mains maladroites des arrangeurs, le drame bondit, comme enlevé par sa force intime, de belles scènes s’esquissent sans que l’auteur y semble pour rien, de grandes pensées inattendues se mêlent aux bouffonneries triviales, aux effets communs. Du reste, de quelque façon qu’on accommodât Faust et son histoire, le public allemand y prenait un vif plaisir. C’est que ce personnage était, en son genre, un héros national. Parmi les traits divers, inégaux, complexes, que lui prêtaient les montreurs de marionnettes, il y en avait où l’âme allemande se reconnaissait, qui frappaient le spectateur comme autant de reflets rapides où miroitait le mystère de leur être intime. Il était à peu près pour eux ce qu’Odysseus fut en son temps pour le rusé et subtil peuple des Hellènes, ce que fut Don Juan pour l’Espagne amoureuse, violente et romanesque : un type populaire où la foule se retrouvait. Aussi le premier dramaturge que hanta le désir de mettre à la scène des sujets allemands, Lessing, fut-il frappé de sa « qualité nationale », et entreprit-il de l’introduire sur les théâtres officiels : sa pièce, qui devait être représentée à Berlin dès 1758, ne fut point achevée à ce moment-là ; reprise dix ans plus tard, en vue de la scène de Hambourg, elle ne devait jamais voir le jour : soit qu’elle n’ait point été terminée, ou que son auteur, mécontent, l’ait détruite, ou que l’unique manuscrit s’en trouvât dans une malle qui se perdit un jour en voyageant de Dresde à Leipzig. Il ne nous en est resté qu’un fragment, qui comprend le scénario sommaire du prologue et des quatre premières scènes du premier acte, ainsi que le texte d’une courte scène qui devait être la troisième du second acte. Ce fragment est trop incomplet pour nous donner une idée de la pièce. Nous pouvons croire cependant que l’esprit philosophique de Lessing avait admirablement saisi le sens du sujet. En tout cas, ce sens se trouve indiqué avec précision dans le prologue, qui devait avoir pour théâtre l’intérieur d’une vieille cathédrale. Là, des diables tenaient conseil et racontaient leurs exploits : l’un avait incendié une ville ; un autre, ruiné une flotte ; un troisième, dédaigneux de tels passe-temps, se vantait d’une œuvre plus difficile : il était parvenu à enivrer un saint, que l’ivresse avait conduit à l’adultère et au meurtre. Le nom de Faust tombait alors dans l’entretien. On le jugeait à l’abri de la tentation. Néanmoins, le troisième diable s’engageait à le livrer, en vingt-quatre heures, à l’enfer. « À présent, disait un des démons, il travaille aussi à la lumière de sa lampe et fouille dans la profondeur de la Vérité. Trop de curiosité est une faute, et d’une faute, quand on s’y livre avec trop de complaisance, peuvent sortir tous les vices. » Une notice, publiée après la mort de Lessing par une des personnes qui avaient eu connaissance de son manuscrit, le capitaine von Blankenburg, nous apprend en outre qu’au dénouement, au moment où les démons, se croyant vainqueurs, entonnent un chant de triomphe, une voix leur criait du ciel : « Ne triomphez pas ! vous n’avez pas vaincu l’humanité et la science, la divinité n’a pas donné à l’homme le plus noble des besoins pour le rendre éternellement malheureux. Ce que vous avez vu et croyez posséder maintenant n’était qu’un fantôme. » Le sens un peu obscur de cet oracle trouve une explication dans une autre notice publiée deux ans plus tard par le professeur Engel, de Berlin : la tentation se « serait opérée sur un fantôme que le vrai Faust endormi contemple dans un rêve ; en sorte que les démons seraient trompés, et que Faust serait averti du péril où est son salut. » Ce sont là des données intéressantes ; mais Lessing, dont les conceptions dénotaient toujours une si belle élévation de pensée, manquait du talent qui réalise ; on ne peut s’empêcher de croire que sa pièce n’aurait jamais été au Livre populaire que ce que son Nathan le Sage est au conte des Trois anneaux. Tout ce qu’il faut donc retenir de sa tentative, c’est l’attrait qu’eut pour lui la légende de Faust et le sens qu’il lui donna. Notons encore, et surtout, que son Faust devait être sauvé, malgré la légende, le livre populaire, la pièce de Marlowe, etc. M. Kuno Fischer, dont les commentaires ne sont pas toujours aussi heureux, explique avec beaucoup d’intelligence la portée de ce changement capital : le Faust de Lessing, précurseur de celui de Goethe, lui apparaît comme une sorte de moderne Prométhée, dont les rapports avec le génie du XVIIIe siècle sont tels que furent ceux du Faust de la légende avec le génie de la Renaissance. Mais, tandis que celui-ci est damné par sa curiosité, celui-là sera sauvé par elle : car « l’effort de l’homme vers la vérité ne le livre pas à Satan », et « Prométhée n’a rien de diabolique ». Ce trait décisif marque la transformation qu’a subie le personnage, qui demeure au même degré représentatif et « national ».
II
Dès l’enfance, Goethe connut le Faust des marionnettes ; plus tard, celui des livres de Spiess et de Widmann. À Leipzig, dans le caveau d’Auerbach, il put contempler les peintures naïves qui illustrent quelques-uns des épisodes de la légende. Les études d’occultisme qui l’occupèrent un instant à Francfort, sous l’influence de Mlle de Klettenberg, contribuèrent peut-être à retenir son attention sur la figure du fameux magicien. Pendant son séjour à Strasbourg, où il assista probablement à une représentation de la pièce populaire, au moment même où il se passionnait pour la Renaissance allemande, il songea à s’emparer du sujet. Dès lors, il y revint sans cesse. Les critiques, qui ont étudié la question avec autant de sagacité que de minutie, croient qu’il commença à s’occuper de ce projet dès 1770 ou 1771 ; il y travailla sûrement, avec zèle de 1770 a 1775, pendant la première période de sa grande activité littéraire. Ensuite, pendant ses années de paresse, il abandonna son œuvre commencée. Qu’il s’y intéressât toujours, ou n’en saurait douter : car il en lut des fragments à la cour de Weimar63. Il les communiqua même à Mlle de Gochhausen, qui aimait à écrire et qui en prit une copie, peut-être sans autorisation. Longtemps inconnue, cette copie précieuse fut retrouvée à Dresde, parmi les papiers de « Thusnelda », par M. Erich Schmidt — je vous laisse à penser avec quelle joie : « Je regardai le commencement et vis aussitôt que les premiers vers divergeaient ; je courus à la fin, et, avec une émotion que beaucoup partageront, je constatai que la scène du cachot était en prose. Nul doute : grâce au zèle infatigable de Mlle de Gochhausen, j’avais retrouvé le Faust original conservé dans une belle copie64 ». M. Erich Schmidt s’empressa de publier le morceau en l’accompagnant d’abondants commentaires, auxquels M. J. Collin ajouta bientôt les siens65. Ceux-ci, qui se recommandent par la fermeté de la déduction et de la langue, parviennent à peu près à établir à quelles dates furent rédigés les divers morceaux dont l’ensemble constitue le fragment. Ce fragment comporte vingt et une scènes (1345 vers et de la prose), les unes à peu près complètes, les autres seulement esquissées. Ce sont entre autres, par comparaison avec la rédaction définitive, les premières scènes (le monologue, l’évocation, le dialogue avec Méphistophélès) ; presque tout ce qu’on a appelé depuis « la tragédie de Marguerite » ; quelques détails épisodiques qui ne furent pas conservés : donc, tout l’essentiel du drame. L’œuvre inachevée porte naturellement, dans le sentiment et dans le style, la marque de la période de Sturm und Drang, à laquelle elle appartient. Elle produisit une impression très vive sur ceux qui la connurent : si bien que l’un d’entre eux, Henri Léopold Wagner, en « emprunta » le sujet, dont il se hâta de faire une tragédie qui parut en 1776, sous le titre de L’Infanticide. « C’était la première fois qu’on me dérobait un de mes sujets, dit Goethe dans ses Mémoires. J’en fus peiné, sans lui en garder rancune. Ces larcins de pensées et ces prélèvements, je les ai connus assez souvent dans la suite, et mes lenteurs, et ma disposition à jaser de mes projets et de mes inventions, m’ôtaient le droit de me plaindre. » Malgré cette mésaventure, il conservait certainement l’intention d’achever son œuvre : car, s’il y travailla peu pendant sa période d’oisiveté, il emporta cependant son manuscrit en Italie. Une lettre adressée à Herder, le 11 août 1787, affirme la volonté de s’y remettre ; une note de son « journal » (Rome, 1er mars 1788) nous le montre prêt à en presser l’exécution : « La semaine a été bien remplie, écrit-il, et me semble avoir duré un mois. D’abord j’ai tracé le plan de Faust, et j’espère que cette opération m’a réussi. Naturellement, c’est autre chose d’achever la pièce à présent ou il y a quinze ans : je crois qu’elle n’y perdra rien ; surtout je crois avoir retrouvé le fil. Je suis tranquille pour ce qui concerne le ton de l’ensemble : j’ai déjà écrit une nouvelle scène, et si j’enfumais le papier, je ne crois pas que personne pourrait la distinguer des anciennes. Le long repos et la retraite m’ayant ramené au niveau de mon existence propre, il est remarquable de voir combien je me ressemble à moi-même et combien peu mon état intérieur a souffert des années et des événements. Le vieux manuscrit me fait quelquefois réfléchir, quand je l’ai sous les yeux. C’est toujours le manuscrit primitif, écrit même sans brouillon dans les scènes principales ; il est si jauni par le temps, si disloqué (les cahiers n’ont jamais été cousus) qu’on dirait réellement le fragment d’un vieux codex, de sorte que, comme autrefois je me reportais par la pensée et l’imagination dans un monde plus ancien, je dois me reporter maintenant dans un passé que j’ai vécu moi-même. » Cette fois encore, Goethe ne réussit point à mener son œuvre à bonne fin : si bien qu’après son retour, incertain sur l’avenir de ce poème dont l’ébauche le satisfaisait, il se décida à le publier tel quel dans le septième volume de l’édition de ses œuvres complètes (1790), sous le titre de : Faust, Ein Fragment.
Ce Fragment comprend dix-sept scènes et plus de deux mille vers. Rapproché de celui de 1775, il ne paraîtra pas beaucoup plus avancé. Il y manque au début les trois morceaux qui constituent, pour ainsi dire, l’ouverture : la dédicace, le prologue sur le théâtre, le prologue dans le ciel. L’œuvre débute directement par le premier monologue de Faust qui, convaincu de l’impuissance de la science et dégoûté des pédants, se voue à la magie et commence par évoquer l’Esprit de la Terre. Mais les belles scènes qui donnent tout son sens à ce magnifique début n’étaient point encore composées : l’essai de suicide, le chœur des Anges, la promenade, la scène du caniche et même celle du pacte. La partie philosophique de la pièce était donc à peine encore esquissée, et bientôt la légende magique — que la critique allemande appelle volontiers « titanesque » — disparaissait presque entièrement pour céder la place à la « tragédie de Marguerite ». Celle-ci se développait telle à peu près que nous la connaissons, moins la scène du cachot, que Goethe n’avait point encore rédigée en vers. Le Fragment de 1790 nous apparaît donc comme un composé de deux éléments plutôt attachés que fondus ensemble : d’une part, un drame philosophique, à haute portée, à peine indiqué ; d’autre part, un drame très simple, très humain, très émouvant, que quelques touches devaient achever.
Cependant, plusieurs années passèrent encore sans que Goethe se décidât à compléter son œuvre. Il noua avec Schiller l’intime amitié dont nous avons tâché de marquer le caractère. Schiller, qui avait été frappé des beautés du Fragment, pria l’ami qu’il admirait de lui communiquer les morceaux restés inédits de l’œuvre inachevée : « J’avoue que ce que vous avez déjà fait imprimer de cette pièce me semble le torse d’Hercule, écrit-il le 29 novembre 1794. Dans chaque scène, on reconnaît toute la force, toute la plénitude d’un grand maître, et je voudrais suivre aussi loin que possible la nature grandiose et hardie qui respire dans cet ouvrage. » Goethe s’excuse de ne pas se rendre à ce vœu : il n’ose « délier le paquet » de ses feuilles manuscrites, car, dit-il, « je ne pourrais copier sans corriger et finir, ce dont je ne me sens pas encore le courage. » Quelque temps plus tard (2 janvier 1795), Schiller revient à la charge ; puis il obtient la promesse d’un morceau de Faust pour les Heures, promesse qui ne fut point tenue. Ce n’est qu’en 1797 que Goethe lui annonce qu’il va se remettre à son œuvre, non pour l’achever, explique-t-il, mais pour en « pousser plus loin une bonne partie ». Et il ajoute (22 janvier) : « Maintenant, je voudrais que vous eussiez la bonté de penser à cet ouvrage pendant une de vos nuits d’insomnie, et de me dire ce que vous exigez de l’ensemble : vous continueriez ainsi, en vrai prophète, à me raconter et à m’expliquer mes propres rêves. » Schiller répond avec son habituel dévouement à cette invitation, courrier par courrier : « Il ne me sera pas facile de vous dire ce que j’attends et désire trouver dans Faust. Je chercherai toutefois à saisir dans cette œuvre le fil de vos idées ; si je ne puis y réussir, je m’imaginerai que j’ai trouvé par hasard les fragments de Faust, et que j’ai été obligé de compléter ces lacunes. Pour le moment, je me borne à vous dire que la pièce de Faust, malgré sa poétique individualité, ne peut se soustraire aux exigences que lui impose sa signification symbolique, ainsi que vous le pensez sans doute vous-même. On ne saurait perdre de vue le caractère double de la nature humaine, et l’essai vainement tenté de réunir dans l’homme le terrestre et le divin. D’un autre côté, comme la fable tend et doit tendre vers un foyer de lumière où toute forme disparaît, on ne veut pas s’arrêter au sujet même, on veut être conduit par lui à l’idée. En un mot, ce que l’on demandera à Faust, c’est d’être à la fois philosophique et poétique. Vous aurez beau faire, la nature du sujet vous forcera à le traiter philosophiquement, et l’imagination sera obligée de se mettre au service de la raison… » Goethe lui réplique aussitôt : « Merci de vos paroles sur la résurrection de Faust. Je suis sûr que vos vues sur l’ensemble de l’ouvrage seront toujours les mêmes ; mais rien n’est plus encourageant que de retrouver sa pensée et ses projets en dehors de soi, et c’est surtout votre sympathie qui est pour moi féconde en plus d’un sens. » Schiller reprend : « Je viens de relire les fragments de Faust ; quand je pense au dénouement d’un pareil sujet, j’en ai le vertige. Rien de plus naturel, car tout repose sur une intuition, et tant qu’on n’y est pas arrivé, des matières même moins riches ne pourraient manquer d’embarrasser l’esprit. Ce qui m’inquiète surtout, c’est que, d’après le plan, le poème de Faust exige cette grande quantité de matières, afin qu’au dénouement l’idée puisse paraître complètement exécutée ; et je ne connais pas de lien poétique assez fort pour contenir une masse qui tend ainsi à déborder sans cesse. Mais patience, vous saurez vous tirer d’affaire. Il faudra, par exemple, que vous conduisiez votre Faust jusque dans la vie active, et quelle que soit la scène sur laquelle vous vouliez l’introduire, la nature du héros le rendra nécessairement trop grand et trop compliqué. Il sera également très difficile de tenir un juste milieu entre les parties qui ne peuvent être que de la raillerie et celles qu’il faudra traiter sérieusement. Ce sujet me paraît prédestiné à devenir une arène où l’esprit et la raison se livreront un combat à mort… Je suis impatient de voir comment la légende populaire pourra se marier avec la partie philosophique du poème. »
Si l’on compare la pièce nouvelle, dont ces conseils favorisèrent l’éclosion, au Fragment, on reconnaîtra que Goethe n’exagère rien en reconnaissant que Schiller éclaira sa propre pensée : car c’est incontestablement sous l’influence de son ami qu’elle se développe et s’élargit. En effet, pendant la première période de sa genèse (1771 à 1775), Faust ne fut guère qu’un drame de Sturm und Drang, à trois personnages, dont deux n’étaient qu’un « dédoublement », inspiré des sentiments de révolte et de spleen exprimés déjà dans Werther et du goût pour la « Renaissance allemande » qu’avait manifesté Gœtz de Berlichingen. Les scènes que Goethe composa pendant les années suivantes ne sont en somme consacrées qu’à développer la « tragédie de Marguerite ». C’est à partir de 1797 seulement, sous l’influence directe de Schiller, que la pièce revêt un sens philosophique et symbolique. En reprenant son manuscrit, Goethe y ajoute d’abord le Rêve d’une nuit de Walpurgis ; un épisode satirique bourré d’allusions à des choses du moment ; puis la Dédicace, le Prologue sur la scène et le Prologue dans le ciel. Or, c’est dans ces trois morceaux, dans le troisième surtout, qu’apparaissent les changements qu’il introduit dans l’esprit de la légende : Faust n’est plus le simple héros d’une histoire de sorcellerie, il est devenu le représentant de l’humanité ; il est, parmi les hommes, le préféré de Dieu, qui, du haut du ciel, sympathise aux vastes aspirations de sa créature ; enfin, sa destinée est arrêtée d’avance par la parole que le Seigneur adresse à Méphistophélès :
Détourne cette âme de sa source primitive ; entraîne-la, si tu peux la saisir, sur la pente de tes sentiers, et sois confondu, s’il te faut reconnaître qu’un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin.
Ensuite, les derniers morceaux composés ou repris, dans le corps de l’ouvrage, sont surtout ceux qui servent à souligner le sens général que le « prologue dans le ciel » a fixé. Ce sont, dans l’ordre chronologique de leur composition :
1° La scène du cachot (dont le plan se trouve déjà dans le fragment primitif), la scène de Valentin et celle de la nuit de Walpurgis, écrites toutes trois au printemps de 1798.
2° La promenade de Faust devant la porte de la ville, le monologue et la conjuration, le premier dialogue avec Méphistophélès, qui datent du printemps de 1800.
3° Le second monologue de Faust et l’hymne de Pâques, du printemps de 1801.
4° Le second dialogue de Faust et de Méphistophélès, avec le pacte qui, malgré son importance, n’apparaît qu’à ce moment tardif de la rédaction (1801).
Le premier Faust était achevé. Il ne parut qu’en 1808, dans le huitième volume des œuvres complètes. Accepté d’abord comme un poème dont la mise à la scène eût été une fantaisie irréalisable, il fut joué douze ans plus tard (1820), à la cour de Berlin. En 1829, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la naissance de Goethe, il fut solennellement représenté sur le théâtre de Weimar ; il faisait ainsi son entrée dans le répertoire de la scène allemande. Dès ce moment, la destinée de Faust était fixée : celle du petit nombre d’œuvres dans lesquelles les hommes croient retrouver toute leur âme et toute leur pensée, et qu’ils ne se lassent jamais de commenter.
III
Un intervalle de dix-huit années s’est donc écoulé entre la publication du Fragment de Faust et celle de la première partie entièrement achevée. Ce long espace de temps ne fut point perdu pour la gloire de l’œuvre qui, si l’on peut dire, se cristallisait dans l’attente. On en parlait comme d’une merveille ; sa publication future apparaissait comme un événement aussi important que la prise de la Bastille, que les victoires de Napoléon. Dans ses Entretiens sur la poésie, Auguste-Guillaume Schlegel annonçait que Faust renfermerait et manifesterait le génie entier de Goethe, prendrait rang à côté des œuvres suprêmes des hommes, marquerait le point de départ d’une poésie nouvelle, serait pour les temps modernes ce que la Divine Comédie a été pour le moyen âge. Pendant que Schlegel vaticinait ainsi dans l’Athenœum, Schilling renchérissait dans ses cours, et, tout en découvrant, lui aussi, au fragment un « sens dantesque », le proclamait « plus divin que l’œuvre de Dante ». Les scènes disjointes qu’il avait sous les yeux suffisaient à le persuader que cette œuvre, qui se laissait plutôt deviner que connaître, « serait en tout sens originale, comparable à elle seule, ne reposant que sur elle-même ». Hegel lui-même se mettait de la partie, s’occupait du Fragment dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807), et l’éclairait — selon M. Kuno Fischer — par cette lumineuse définition : « C’est la conscience individuelle dans laquelle s’est glissé l’esprit de la terre. » Ainsi, dès avant son achèvement, Faust était célèbre, et tombait entre les mains magnifiantes et dangereuses des commentateurs. Les orages de la période où il parut — la plus agitée et la plus tragique qu’eût traversée l’Allemagne depuis la Guerre de Trente Ans — furent impuissants à retarder sa fortune : nous avons vu que les grands esprits de Weimar contemplaient avec sérénité les convulsions du monde, troublés seulement quand les canons grondaient devant leurs portes. L’œuvre nouvelle leur sembla aussitôt si considérable qu’ils l’égalèrent aux événements. Tout à l’heure, Schlegel comparait l’action de Goethe à celle de la Révolution française. Wieland, que les scènes de la nuit de Walpurgis avaient d’abord effrayé, se demandait maintenant « si Goethe ne serait pas, dans le monde poétique, ce qu’est Napoléon dans le monde politique ». Quelques-uns se sont étonnés qu’en un tel moment, où chancelait l’équilibre du monde, où l’apparition et le triomphe d’un homme extraordinaire menaçaient avec l’existence des anciens États celle des vieilles traditions, une œuvre littéraire ait pu paraître sans être aussitôt étouffée et condamnée à l’oubli. La parole de Wieland, d’une candeur si belle, nous explique comment, malgré la tempête qui grondait, à la veille d’Iéna, Faust put être accueilli comme si l’ordre et la sécurité eussent régné sur la terre, et comment l’enthousiasme qu’il suscita d’emblée put traverser sans s’éteindre la période de sept années de jeûne, de misère, d’invasion qu’inaugura, pour la patrie de son auteur, la campagne de Prusse. L’Allemagne de cette époque était vraiment « intellectuelle ». Les œuvres de la pensée y semblaient plus importantes et plus durables que celles de la politique. Elle les saluait comme des victoires. En voyant éclore enfin le chef-d’œuvre lentement mûri de celui qu’elle avait sacré, selon cet autre mot de Wieland, « roi de ses génies », elle se réjouissait sans songer qu’il était peut-être à la merci des faits ; que les événements pouvaient arrêter sa carrière et l’envelopper d’oubli ; que, dans les jours troubles qui commençaient, de bons canons eussent été plus utiles que de beaux vers ; que les hommes nécessaires, à cette heure, ce n’étaient ni le conseiller Goethe ni le professeur Hegel, c’étaient le ministre Stein et le général Scharnhorst. Cette foi naïve a entouré l’œuvre, l’a soutenue à travers l’âpreté des temps, pendant cette sorte d’enfance de ses premières années d’où dépend en partie l’avenir des livres comme celui des hommes. Elle en a élargi le sens, elle l’a faite nationale et légendaire, elle l’a pour ainsi dire préparée à ses hautes destinées. Si Faust est devenu un « poème mondial », il ne le doit pas seulement à sa grandeur poétique, il le doit aussi — je serais tenté de dire surtout — à cet accueil, à cette espèce de « cristallisation » qui l’a enrichi du génie d’un peuple, qui a fleuri la pensée du poète de beaucoup de pensées étrangères et de rêves inconscients.
Quant à Goethe lui-même, si l’on veut savoir l’opinion qu’il avait de son œuvre, on peut voir dans les Conversations avec Eckermann qu’il l’admirait pour le moins autant que les contemporains. Il disait : « Le Faust est un sujet incommensurable », tout simplement. Il l’aimait comme il aimait sa propre personne et sa propre vie. Il se plaisait, à l’occasion, à en souligner le sens profond. L’on a retrouvé, parmi ses papiers inédits, deux morceaux assez significatifs à ce point de vue que le Goethe-Jahrbuch a publiés en 1888. Le premier est une sorte de compliment aux spectateurs, que voici :
Que la pièce soit recommandée aux meilleurs têtes, nous voudrions bien le répéter : — mais l’applaudissement seul donne de l’importance. Peut-être qu’on pourrait trouver quelque chose de mieux.
La vie humaine est un poème pareil : elle a bien son commencement et sa fin. — Mais en tout elle ne l’est pas. Messieurs, ayez la bonté d’applaudir !
Évidemment, Goethe ne put jamais songer sérieusement à terminer sa « tragédie mondiale » par ces couplets de vaudeville. Pourquoi donc éprouva-t-il le besoin de les écrire, sinon parce qu’il pensait sans cesse à son œuvre et demeurait toujours préoccupé de ses destinées ? Je retrouve le même sentiment, exprimé avec plus de poésie et plus d’ampleur, dans le second morceau qui porte le titre d’adieu (Abschied), dont le lyrisme obscur traduit l’attachement du poète à ses créations et l’étroite dépendance où il est des forces supérieures qui entraînent le monde et le siècle :
Heureux celui que l’Art aimable attire en paix chaque printemps dans un silence nouveau, satisfait de ce qu’un Dieu lui a donné. Le monde lui révèle les traces de son propre esprit ; nul obstacle ne le décourage ; il avance selon la loi de sa nature. Et pareil au chasseur sauvage, l’audacieux ouragan de l’esprit du Temps mugit dans les hauteurs.
Que, pendant même qu’il écrivait la première partie de Faust, Goethe ait songé à la seconde, on n’en saurait douter : il l’affirme à maintes reprises ; et l’on peut tenir pour certain que quelques scènes (le début de l’acte III, devant le palais de Ménélas, à Sparte) étaient rédigées en 1802. Cependant, pour des raisons que nous ignorons, il en abandonna le projet. Peut-être l’oublia-t-il, tout simplement : les poètes ont de tels caprices. D’ailleurs, d’autres œuvres le sollicitaient. De longues années passèrent, près d’un quart de siècle. En 1824, pendant qu’il travaillait avec Eckermann à la continuation de Vérité et Poésie, il retrouva parmi ses notes le plan de l’ouvrage délaissé. Il le communiqua à son fidèle famulus. Celui-ci, toujours prêt à l’admiration, s’enthousiasma, et réussit à remettre le vieux maître à l’œuvre délaissée. On pense à la belle scène où Faust, centenaire, aveugle, se réjouit du « cliquetis des bêches » et des travaux utiles qu’il conçoit encore, pendant que les lémures creusent sa fosse.
— Chaque jour, dit-il, je veux être informé de combien s’allonge le fossé entrepris.Méphistophélès répond à demi voix :― Il est question, si je suis bien informé, non d’un fossé, mais… d’une fosse .
L’esprit honnête et béat d’Eckermann n’aurait pas même été effleuré par de telles pensées. Il ne songe ni aux difficultés, ni aux obstacles, et Goethe, galvanisé, sent se réveiller ses anciennes ardeurs. À mesure que son travail se développe, il en lit des fragments à son « Wagner », dont l’admiration l’encourage. Pourtant, l’âge pèse sur lui ; il avance avec lenteur, il se plaint de ses efforts et de sa peine : il ne peut plus travailler « qu’aux premières heures du jour, lorsqu’il est rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne l’ont pas encore dérouté ». Encore ne va-t-il guère vite : « Qu’est-ce que je parviens à faire ? ajoute-t-il. Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé, mais ordinairement ce que j’écris pourrait tenir dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins. » Pourtant, il se passionne pour ce nouveau drame, et, bien qu’il l’eut oublié pendant dix-sept ans, il finit par se persuader qu’il y a pensé sans cesse, que c’est le complément nécessaire du premier Faust, et même que la suite sera bien supérieure au commencement. Le 1er septembre 1829, il dit à Eckermann :
J’ai conçu ce poème il y a bien longtemps, depuis cinquante ans je le médite, et les matériaux en sont tellement entassés que, maintenant, l’opération difficile, c’est de choisir et de rejeter. L’invention de cette seconde partie est réellement aussi ancienne que je vous le dis. Mais le poème gagnera, j’espère, à n’être écrit qu’aujourd’hui ; avec le temps, mon esprit a acquis des idées plus claires sur les choses du monde. J’irai comme quelqu’un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite monnaie d’argent et de cuivre, qu’il a toujours changée avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle sorte qu’il voit maintenant toute sa fortune de jeune homme changée en pièces d’or.
Quelques mois auparavant (1er juin 1829), il écrivait à Zelter :
Ce n’est pas une bagatelle que de réaliser, à quatre-vingt-deux ans, ce qu’on a conçu dans sa vingtième année…
Un peu plus tard (17 mai 1832), à Guillaume de Humboldt :
Voilà plus de soixante ans que j’ai conçu le Faust ; j’étais jeune alors, et j’avais déjà clairement dans l’esprit, sinon toutes les scènes avec leur détail, du moins toutes les idées de l’ouvrage. Ce plan ne m’a jamais quitté ; partout il m’accompagnait doucement dans ma vie, et de temps en temps je développais les morceaux qui m’intéressaient sur le moment. Il était resté dans la seconde partie un certain nombre de lacunes, qu’il fallait remplir sans y faire languir l’intérêt, et j’ai éprouvé combien il est difficile de faire par la volonté seule ce qui doit être l’œuvre de l’instinct libre et spontané.
Je n’ai pas besoin de dire que je ne songe pas un instant à reprocher à Goethe les incertitudes de sa chronologie : au terme de sa longue vie, si remplie d’œuvres, d’occupations, d’aventures, il avait acquis le droit d’oublier les dates exactes de sa conception. Si j’ai tenu à rapprocher ces fragments un peu contradictoires, c’est qu’ils nous permettent de suivre et de caractériser le travail qui s’opérait dans l’esprit de l’illustre vieillard : c’est aussi que le secret de ce travail intime renferme le sens même du poème et contribuera à nous le livrer. Peu à peu, les deux parties de Faust, si distinctes, si différentes, se sont rejointes à travers les années : en sorte que l’œuvre, qui est bien réellement double, trouve sa suite dans la mémoire du poète surchargée de souvenirs, dans son imagination surchargée de rêves. Plus de solution de continuité, plus d’années de paresse, plus de période où le manuscrit dormait, négligé, oublié presque, chassé de la pensée par d’autres œuvres ou par d’autres soucis. Le poème se confond avec la vie qu’il a remplie, dont il reproduit les phases, dont il est le fil conducteur. Lorsqu’il l’eut achevé, au prix de ses dernières forces, Goethe put véritablement le croire : oui, il put croire que Faust datait vraiment de sa vingtième année, l’avait accompagné doucement à travers toute son existence, et qu’il formait un tout harmonieux et complet, aussi bien qu’une œuvre créée d’un seul coup, par un geste du génie. Belle et douce et noble illusion — et qui renfermait, nous le verrons plus tard, une grande part de vérité. Au cours de ces études, je me suis quelquefois irrité contre cet homme, dont la supériorité eut tant de faiblesses. Ici, du moins, on peut admirer sans réserve la grandeur de l’artiste et du travailleur, debout à côté de l’œuvre achevée qui incarne toute son âme.
IV
Maintenant, j’entre en tremblant dans la forêt des commentaires.
C’est un taillis épais et sombre — la Selva oscura dont il est parlé dans l’autre « poème mondial ». Des rameaux épais pendent lourdement sur le sol, où rampent des ronces et des lianes. De-ci, de-là, quelques rais de lumière filtrent à travers le feuillage. Et dans cette ombre tiède, la végétation est d’une incroyable richesse. Les arbres, les arbustes, les buissons croissent et multiplient avec une abondance de forêt des tropiques. Il n’en est aucun qui, à peine jailli du sol, n’en produise aussitôt mille autres. Ils s’enchevêtrent, ils s’entrecroisent, ils s’entrechoquent sans réussir à s’entredétruire. C’est une vie mystérieuse et folle, luxuriante et fastidieuse, intarissable et grotesque. Malheur à qui se risque dans ces parages ! Voi ch’entrate — armez-vous d’une robuste patience !
Ces arbres, ces arbustes, ces buissons que je viens d’évoquer, ce sont les ◀philosophes▶, les philologues, les théologiens, les historiens, les érudits et les Gœthiens : car ils se sont tous mis à la besogne. Expliquer Faust est devenu une position sociale. On l’a couvert d’in-octavo et de brochures : le poème disparaît, écrasé, étouffé, dévoré. Chacun de ces rats, pour en avoir absorbé un morceau, croit s’être rempli de génie. Exception faite pour quelques-uns, qui demeurent, par miracle, maîtres de leur intelligence, ils sont niais et prétentieux, téméraires et vains. On voudrait leur dire, comme Faust à Wagner : « Vos discours si brillants, où vous faites si belle frisure aux bagatelles humaines, sont stériles comme le vent brumeux qui siffle en automne à travers les feuilles sèches ! » On ne peut s’empêcher de s’écrier, comme l’écolier qu’a prêché Méphistophélès : « Tout cela m’abasourdit comme s’il me tournait une roue de moulin dans la tête ! »
Les allégoristes et les symbolistes méritent la palme. Il n’est interprétation, compliquée jusqu’à l’absurde, que n’ait inventée leur délirante imagination. Pour eux, par exemple, la scène du cachot devient une représentation symbolique du dogme de la foi. Lorsque Faust entre dans la prison avec le trousseau de clefs et la lampe de nuit, le trousseau représente la fausse confiance en soi, et la lampe, les sèches et insuffisantes lumières de la raison ; le barbet diabolique est le symbole de l’Esprit de la Nature ; le rire enchanté, celui de la métamorphose des plantes ; ainsi de suite. Nous sommes visiblement en pleine folie. Rappelons-nous cependant que toutes les grandes œuvres ont suscité de telles fantaisies, aussi que Goethe n’est pas tout à fait innocent du trouble de ces honnêtes gens : une fois convaincu, par Schiller, que son œuvre était incommensurable (ce dont il ne se fût jamais aperçu tout seul), il s’était efforcé d’en compliquer le sens. Plus tard, quand il a consacré ses dernières années à composer la seconde partie, il a vraiment travaillé à en faire, selon le mot de M. Henri Fischer, « le grand sphinx » de la littérature moderne, avec son empereur, son astrologue, son Hélène, ses fleurs parlantes, ses divinités païennes, ses sirènes, sa Phorkyade, ses Lémures : il a ouvert l’espace à ces abstracteurs de quintessence dont la fonction paraît être d’embrouiller les questions. « Finalement, comme dit Méphistophélès, nous dépendons toujours des créatures que nous avons faites. »
Il ne me semble pas que les ◀philosophes▶ et les théologiens s’approchent beaucoup plus de la vérité lorsqu’ils essayent de faire de Faust une sorte de manifeste poétique des systèmes qui leur sont chers, ou qu’ils veulent combattre. Ce qui le prouve, ce sont leurs contradictions. Les uns, en effet, voient, dans le poème dont ils marquent le caractère négatif, un retour aux doctrines du XVIIIe siècle, avec lesquelles Goethe avait longtemps rompu. Les autres le revendiquent comme une sorte de livre sacré du néo-paganisme. Quelques-uns en veulent trouver tout le sens dans les dernières scènes, et l’acceptent comme un retour inespéré au catholicisme : un « converti » se persuade que Goethe était arrivé tout près de la foi catholique, et que des « circonstances extérieures » l’empêchèrent seules de l’adopter formellement. Louis Veuillot s’écrie, dans un mouvement pathétique : « Tout à coup, dans le cœur du poète, l’instinct vainqueur de la beauté l’emporte sur la haine de la vérité. D’un trait, il supprime le libertin, le païen, le blasphémateur ; toutes ces ignominies disparaissent comme les monstruosités d’un rêve, et Goethe, à la splendeur du jour, ne garde que le Faust pour qui Marguerite mourante a prié. » Il en est qui déclarent que le poème est d’un navrant pessimisme, tandis que d’autres en admirent l’optimisme sain et bienfaisant. Pour ceux-ci, c’est un mystère ; pour ceux-là, un système. Bref, tous croient y trouver ce qu’ils y cherchent. Et peut-être bien que ce n’est pas une illusion. L’erreur commune à ces commentateurs, c’est que chacun veut avoir raison contre les autres, tandis qu’ils n’ont raison qu’ensemble. Une œuvre qui contient la pensée d’une vie entière ne saurait s’enfermer dans un système, ni représenter une face unique de la vérité : nécessairement, elle est multiple et contradictoire, comme le sont toujours les grands esprits où se réfléchit le spectacle des choses, les « microcosmes » qui reproduisent les changeantes images du monde en mouvement.
Cependant, les historiens sont arrivés à la rescousse. Ils ont déplacé le problème. Renonçant à chercher le mot de l’énigme dans le poème considéré eu lui-même, ils l’ont rattaché aux diverses légendes dont il est issu, en tâchant de faire jaillir quelque lumière de ces rapprochements : celle de Simon le Magicien, celle de Cyprien d’Antioche, etc. Ils ont fait ainsi de belles découvertes : c’est pendant que Luther est en train de traduire la Bible à la Wartbourg que Faust vend son âme au diable et commence à courir le monde avec son sinistre compagnon. Notez que Faust porte le titre de Docteur, comme Luther. Voilà qui explique tout : Faust est le sorcier anti-luthérien, comme Cyprien d’Antioche fut le sorcier anti-catholique, comme Simon fut le sorcier anti-judaïque. Ne vous semble-t-il pas que cela est de première importance et nous avance beaucoup ?
Les philologues ne pouvaient rester inactifs : ils sont facétieux et patients, et la comparaison des textes leur réserve des joies infinies. Ils ont donc comparé l’une à l’autre les trois versions de Faust et ils ont comparé à des fragments de ces trois versions d’autres fragments empruntés à la correspondance ou aux poésies de Goethe. Des rencontres de mots, des ressemblances d’images suffisent à les plonger dans des joies infinies : ils en tirent des conclusions éloignées, et, comme il n’est rien de moins précis que de tels rapprochements, ces conclusions prêtent à des discussions sans issue. Mais on le devine, les philologues ne peuvent avoir la prétention de saisir la « pensée fondamentale » du poème ; leur exégèse n’aboutit guère qu’à fixer — bien approximativement — la date de la conception ou de la rédaction des divers morceaux du poème. Or, les recherches faites dans ces dernières années parmi les archives de Weimar ont éclairci et fixé, avec une stricte minutie, cette chronologie : les pauvres philologues en sont donc pour leurs frais d’hypothèses, de rapprochements, de déductions, et on les traite à présent de « vieillis » et de « démodés ».
Par-dessus la question du sens général du poème, des dates précises de sa composition, de ses rapports avec les légendes de magiciens qui ont étonné le monde depuis les origines du christianisme, de ses relations avec la foi chrétienne, avec les divers systèmes philosophiques du temps présent et du temps passé, il en est une autre — une question de préséance, celle-là, et pour ainsi dire de protocole — qui ne laisse pas de tourmenter beaucoup d’esprits dévoués à la hiérarchie : Faust est-il vraiment un « poème mondial » (Weltgedicht), comme la Divine Comédie et Hamlet ? N’est-il qu’une œuvre temporaire, image de l’époque qui l’a vu naître, produit d’un talent heureux plutôt que d’un génie universel émancipé des lois du temps et de l’espace ? ou bien encore est-il, par excellence, l’œuvre de son pays ? est-il pour l’Allemagne ce que l’Odyssée, par exemple, est pour la Grèce antique, ce que Don Quichotte est pour l’Espagne ? Hélas ! pas plus que sur les autres, les critiques n’ont pu se mettre d’accord sur ce problème d’étiquette ! Les fanatiques répondent par l’affirmative, en s’efforçant de varier les formules de leur admiration. Les détracteurs soutiennent la thèse opposée et les bons arguments ne leur manquent pas. Les premiers affirment : « Faust est notre poème allemand central, la tentative la plus grandiose et la mieux réussie de résoudre poétiquement l’énigme du monde et de la vie, un poème tel qu’aucune autre nation n’en peut montrer l’égal en profondeur et en abondance d’idées réalisées en images plus naïves et plus vivantes66. » Les autres67 répondent : « Faust tient des monologues infinis, dispute avec Wagner et Méphistophélès, lequel les raille tous deux. De tous les grands mots et des déclamations de Faust, il ne sort aucune grande action, pas même l’essai d’en commettre quelqu’une. Sitôt qu’il entre dans la vie, il tombe du haut du rôle mondial qu’il récite pour séduire la première fillette venue — et même de la façon la plus triviale — avec l’aide d’une entremetteuse ». Le poème mondial annoncé se dénoue en un drame d’amour, en une histoire criminelle. Quelque tragique que puisse être cette chute rapide, aucun caractère plus noble, aucun idéal plus haut, aucune action salutaire ne brille dans la sombre nuit du tableau. La seconde partie devient « une allégorie fantomatique » d’une confusion carnavalesque telle que le poète n’y trouve aucune issue, sinon de faire mourir Faust dans une incroyance obstinée et de le transporter ensuite dans des sortes de « limbes catholiques ». Entre ces opinions extrêmes, il y a de la marge. Le seul fait qu’elles coexistent suffit cependant à prouver que, « mondial » ou non, et quelle que soit la place exacte qu’il occupe sur l’échelle incertaine des œuvres littéraires, le poème où Goethe a mis toute sa vie est de ceux — si l’on me permet cette expression — dont « l’avenir est assuré ».
V
Comment Goethe l’interprétait-il lui-même ?
Lorsqu’il eut la première idée de sa pièce, il n’en comprit pas toute la grandeur. Il la soupçonna plus tard, en Italie, quand il rouvrit les cahiers jaunis de son vieux manuscrit. Mais ce fut sans doute l’admiration de Schiller qui commença à l’éclairer sur son œuvre. Pourtant, il en parlait encore simplement, sans paraître soupçonner qu’à peine achevée — et même avant de l’être — elle lui vaudrait un de ces rayons de gloire que les plus ambitieux parmi les poètes osent à peine convoiter. Quand la gloire fut là, quand l’admiration éclata de toutes parts autour du poème, quand le flot des commentaires l’entraîna, Goethe fut bien obligé de reconnaître que Schiller ne s’était point trompé, et qu’il avait accompli quelque chose de tout à fait extraordinaire. Peut-être en eut-il d’abord un peu d’étonnement : car il savait bien que, pendant de longues périodes, il avait entièrement oublié son Faust ; qu’à travers les années l’œuvre avait changé d’esprit, « d’idée » et de moyens ; qu’une bonne partie de l’honneur de sa composition revenait à Schiller ; enfin, qu’en bonne conscience il n’y avait mis ni la moitié, ni le quart, ni le dixième de ce qu’y découvraient les critiques et les ◀philosophes▶. J’imagine que cet étonnement, par une pente naturelle, se changea bientôt en satisfaction : peu à peu, l’auteur se familiarisait avec sa grande œuvre. Quand il se décida à la continuer, il avait fini par y voir à son tour tout ce qu’on y voyait, et davantage encore : les débordements de la critique avaient emporté la simple lucidité de sa conscience de créateur. Pour l’aider dans son travail, Schiller n’était plus là : il fallut se contenter d’Eckermann. Ce n’était plus la même chose. Au lieu d’un génie égal au sien, un brave homme un peu niais, rempli d’une bonne volonté touchante, susceptible d’admirer avec béatitude et même, jusqu’à un certain point, de comprendre, mais incapable de donner un bon conseil, d’avoir une idée ou de la susciter autrement qu’à force d’écouter. Schiller parlait, puisait à pleines mains dans le trésor de son imagination et de sa pensée, faisait largesse de lui-même : Eckermann ouvrait les oreilles, s’extasiait, prenait des notes. Goethe en fut donc réduit à tirer de son propre fonds les éléments de ferveur et de foi qui pussent le soutenir ; et il s’appliqua à hausser Faust au niveau des commentaires, à y découvrir ce que les autres y trouvaient, ce qu’il commençait à juger nécessaire d’y mettre. Aussi ses explications, si j’ose dire, se corsent-elles. Le 10 janvier 1825, par exemple, le bon Eckermann lui raconte qu’il est en train de lire Faust, et trouve que c’est « un peu difficile ». Goethe sourit et répond :
En effet, je ne vous aurais pas conseillé Faust. C’est un ouvrage de fou, et qui va au-delà de tous les sentiments habituels. Mais puisque vous avez agi sans me consulter, continuez, vous verrez comment vous pourrez en sortir. Faust est un individu si étrange que peu d’êtres seulement peuvent partager ses émotions intimes. Le caractère de Méphistophélès est aussi très difficile à cause de son ironie, et aussi parce qu’il est le résultat personnifié d’une longue observation du monde.
Deux ans plus tard (6 mai 1827), on serre le sujet de plus près. Eckermann veut absolument savoir quelle est l’idée de Faust. Cette fois, Goethe se fâche : pourquoi les Allemands ont-ils la manie de chercher et d’introduire partout des « idées profondes » ? Dire « l’idée » qu’il a voulu incarner dans son œuvre, vraiment, il ne le saurait. Il s’écrie : « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà l’explication, s’il en faut une. » Elle est assez large pour lui plaire. Pourtant, elle ne lui suffit encore pas. Il renchérit : « Cela aurait été vraiment joli, si j’avais voulu rattacher à une seule idée, comme à un maigre fil traversant tout le poème, les scènes si diverses, si riches de vie variée, que j’ai introduites dans Faust ! » Et il explique qu’il n’a jamais cherché à « incarner une abstraction », mais à transformer ses « impressions » en peintures vivantes. Plus tard encore, à mesure qu’il avance dans la rédaction de sa seconde partie, il interprète à son bon famulus les morceaux dont il lui fait lecture, ou revient de temps en temps sur sa conception générale. Eckermann admire comme s’il comprenait. Ses remarques révèlent d’ailleurs les bornes de son esprit. Ainsi, le 17 février 1831, Goethe lui montre le manuscrit du second Faust. Eckermann le contemple avec respect, s’étonne de sa masse, et présente cette observation dont on goûtera la candeur :
— Voilà ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d’y donner que très peu de temps ! On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n’y ajouter qu’un peu de temps en temps.
Puis, pour dire mieux, il reprend, avec autorité :
— Dans cette seconde partie, on voit apparaître un monde bien plus réel que dans la première.
Goethe, enchanté, d’expliquer aussitôt :
— C’est naturel. La première partie est presque tout entière consacrée à la peinture d’émotions intimes et personnelles : tout part d’un individu engagé dans certaines passions ; la demi-obscurité de cette partie peut avoir pour les hommes son attrait. Dans la seconde partie, presque rien ne dépend plus d’un individu spécial ; là paraît un monde plus élevé, plus large, plus clair, plus libre de passions, et l’homme qui n’a pas cherché un peu, qui n’a pas en lui-même quelques-unes de ces idées, ne saura pas ce que j’ai voulu dire.
Enfin — pour abréger ces citations cependant instructives — le 6 juin 1831, Goethe attire l’attention d’Eckermann sur le fameux passage de la conclusion : « Il est sauvé, le noble membre du monde des Esprits, sauvé du malin… » Et il en dégage le sens en ces termes :
Ces vers contiennent la clef du salut de Faust ; dans Faust a vécu une activité toujours plus haute, plus pure, et l’amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d’après lesquelles nous sommes sauvés non seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l’âme sauvée s’élance au ciel, était très difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux supra-sensibles, dont on a à peine un pressentiment, j’aurais pu très facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images de l’Église chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté.
Si l’on rapproche ces déclarations pour en dégager la substance, on trouvera que Goethe
distinguait dans son chef-d’œuvre :
— Une part d’impressions personnelles,
« réalisées poétiquement », dont l’enchaînement constitue la plus grande partie du premier Faust ;
— Une représentation plus générale et symbolique du
monde, dans le second Faust ;
— Plusieurs idées abstraites, qui
ne sont point le but essentiel de l’œuvre, mais qui s’y sont introduites ;
— Une
idée d’ensemble (quoiqu’il ait une fois affirmé qu’il n’y en avait point) : celle du
salut de Faust par l’effort.
Cette explication est plus claire, plus précise, plus juste qu’aucune de celles des commentateurs, lesquelles se ramènent presque toutes à choisir l’un ou l’autre de ces traits, pour en exagérer l’importance aux dépens de celle des autres. On peut l’accepter pour fil conducteur à travers l’œuvre : elle mérite plus de confiance que les volumes petits ou gros entassés autour du poème. D’ailleurs, les diverses catégories des critiques, les historiens, les ◀philosophes, les érudits, les philologues, y trouveront chacune leur compte : elle est synthétique ; c’est peut-être ce qui la rapproche de la vérité.
En lisant Faust, il importe avant tout de penser sans cesse à la façon singulière dont il fut composé, haché par la vie, abandonné pour d’autres œuvres, repris avec ferveur, oublié, devenant enfin le sommet de cette fameuse « pyramide » que Goethe voulait élever par l’entassement de ses actions, de ses pensées et de ses écrits. Là est le secret de sa séduction, comme aussi de son défaut : le manque d’unité. M. Kuno Fischer, qui demeure malgré tout un des commentateurs les plus clairvoyants, l’a bien vu sans vouloir le reconnaître : « L’unité de la tragédie de Faust, dit-il en arrivant au terme de sa longue étude, se trouve dans la personne et dans le développement du poète : c’est pour cela qu’elle est plus vivante, plus originale, plus ample que celle qui résulte d’un plan réfléchi et arrêté d’avance. » En vérité, c’est là une affirmation dont on sent la faiblesse : Faust n’a pas, ne peut pas avoir plus d’unité que la longue existence dont il est le reflet, laquelle a été singulièrement ballottée et mobile. Il est fait de la même matière. Comme Goethe, il part à divers moments sur des pistes différentes, qui ne se rejoignent pas toujours ; comme lui, il réunit tant bien que mal des « fils bariolés » dont les nuances, parfois, ne s’accordent guère. Commencé pendant l’extrême jeunesse (je rappelle que le premier monologue date de 1771, et que quelques mots à peine y furent changés), il paraît vouloir être une protestation contre la science officielle, l’université, la pédanterie et traduire cette aspiration à tout connaître, à tout savoir, à posséder tout ce que l’esprit peut embrasser, qui poussait déjà l’étudiant de Leipzig à suivre à la fois des cours de droit, de lettres et de dessin. Il se teinte de violence, il tourne à la révolte en traversant la période de Sturm und Drang, frère de Gœtz et de Werther, hostile comme eux à l’ordre établi, tourmenté par les mêmes angoisses sourdes devant la double énigme du monde et de la vie. Cependant, de précoces expériences, des sentiments violents et fugaces, des aventures de jeunesse arrachent le jeune Goethe au monde « supra-sensible » dans lequel se complaisait son imagination : c’est un monde nouveau qui se révèle à lui, celui du sentiment, celui de la douleur, celui de la femme. S’il m’est permis d’employer une image qui ne lui aurait point déplu en ce temps-là, il descend du ciel de Jupiter à celui de Vénus : Marguerite, qui est sa création propre bien plus que les autres personnages du drame, passe au premier plan, devient pour un moment la figure centrale de la pièce. Elle est la sœur aussi de ces humbles héroïnes authentiques, qui s’appellent Annette Schoenkopf ou Frédérique Brion. Elle est celle également des deux Marie de Goetz et de Clavijo : et elle prend d’emblée un développement, une ampleur que n’avaient point ces pâles abandonnées. La sœur de Beaumarchais disait doucement :
Je suis une insensée et malheureuse jeune fille. La douleur et la joie ont miné, avec toute leur violence, ma pauvre vie […]
Marguerite chante ces admirables stances, qui demeurent une des plus belles pages de l’œuvre achevée :
Ma paix est passée, mon cœur est lourd […] Je ne le retrouverai jamais plus.Tout lieu où je ne le possède pas est pour moi la tombe : le monde entier m’est amer comme fiel.Ma pauvre tête se dérange, mon pauvre esprit s’en va en lambeaux.Ma paix est passée, mon cœur est lourd ; je ne le retrouverai jamais, jamais plus.C’est lui que j’attends à la fenêtre, c’est pour lui que je quitte la maison.Sa fière démarche, sa noble stature, le sourire de sa bouche, la puissance de ses yeux et de sa parole, l’abondance enchanteresse, le serrement de sa main, et son baiser, hélas !Ma paix est passée, mon cœur est lourd ; je ne le retrouverai jamais, jamais plus.Mon cœur s’élance vers lui ; ah ! si je pouvais l’étreindre et le retenir,Et le baiser à ma volonté, de ses baisers dussé-je mourir68 !
C’est ainsi qu’en évoquant ses propres souvenirs, en les incarnant dans une figure qu’il n’achève pas de fixer, en les mêlant au drame ou en leur laissant le ton lyrique qui leur convient, Goethe écrit, sans y songer, la partie la plus humaine, la plus vivante de son chef-d’œuvre, cette « tragédie de Marguerite » qui, malgré tous ses efforts, ne s’est jamais complètement fondue dans Faust, et sans laquelle pourtant Faust ne serait qu’une œuvre morte. Cependant, les dix premières années du séjour de Weimar chassent le romantisme et la « sensiblerie ». Goethe devient un penseur : comme tel, quand il reprend sérieusement son œuvre, il songe d’abord à reléguer Marguerite à la place qui convient à une petite fille aussi modeste : c’est-à-dire qu’il la néglige, en tâchant de développer ses autres éléments. C’est la période des scènes « à côté », solennelles et prétentieuses, et d’ailleurs fort inégales. D’abord (1787-1788), la scène si fastidieuse : Cuisine de sorcières, et la scène si belle : Un bois et une grotte, qui marque un premier effort pour ramener au premier plan Faust, délivré de Marguerite, repris par ses grandes pensées et ses vastes désirs (« Sublime Esprit, tu m’as tout donné […] ») ; puis cet insupportable Rêve d’une nuit de Walpurgis, bourré d’allusions aux événements littéraires de l’époque, où l’on voit passer les figures falotes des dieux de l’Olympe mêlés aux écrivains allemands. À peu près en même temps, naissent les trois prologues, dont l’évident dessein est d’expliquer et d’amplifier le sens de l’œuvre : Faust revient au premier plan, dans les scènes où doit éclater la supériorité de son génie. De plus, l’idée centrale de la pièce apparaît enfin dans le pacte ; car jusqu’alors on ne pouvait la soupçonner un peu que dans la scène : Un bois et une grotte. D’autres morceaux tendent à réduire les caractères essentiellement personnels de l’œuvre, à lui enlever son cachet intime pour en faire, ce que Schiller, plus encore que Goethe, voulait qu’elle fût : une représentation générale de la vie, un microcosme, le signe cabalistique de l’univers. Telles sont entre autres les scènes : Devant la porte de la ville, qui mêlent le penseur solitaire au fourmillement humain ; l’hymne de Pâques, qui fait intervenir la pensée et la légende chrétiennes dans le drame intellectuel ; la scène du barbet et du sommeil de Faust, qui contribuent à remettre à son rang le véritable héros ; le pacte dont nous avons déjà marqué la portée ; la nuit de Walpurgis, obscure et encombrante. Toutes ces scènes trahissent la préoccupation de Goethe, qu’il n’avait certainement pas lorsqu’il entreprit son œuvre, d’y « concrétiser » ou d’y « figurer » des idées abstraites, dépendantes de l’idée centrale. C’est ainsi que la question du salut de Faust se pose au moment du pacte pour rester en suspens à travers cette dramatique scène du cachot, que termine l’appel désespéré : Henri ! Henri ! dénouement incomplet dont toute l’esquisse se trouve déjà dans le manuscrit Gœchhausen. C’est ainsi que le « panthéisme », dont Goethe aimait à faire profession, se répand dans les invocations lyriques de son protagoniste ou dans ses duos avec Méphistophélès. C’est ainsi encore que ses opinions, ses jugements, ses rancunes viennent s’incarner en des symboles dont je réussis bien à saisir le sens, mais non la valeur poétique, et qu’aucun lien naturel ne rattache d’ailleurs au poème.
Si l’on compare les scènes écrites de 1771 à 1797 (c’est-à-dire, en somme, la « tragédie de Marguerite ») à celles qui furent ajoutées de 1797 à 1801, l’on reconnaîtra que celles-ci grandissent le personnage de Faust, mais qu’elles détruisent l’unité de l’œuvre. Elles cherchent à en préciser le sens, et le laissent en suspens : car, lorsqu’une « voix d’en haut » nous a appris que Marguerite est sauvée, quand nous avons vu Faust disparaître avec Méphistophélès qui l’entraîne, nous ne savons si le pacte a été rempli, nous ignorons lequel est le vainqueur de l’homme ou du diable, et si le Seigneur du Prologue dans le ciel était fondé à prétendre qu’« un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin. » Lorsque Goethe essaya de renouer ce fil interrompu, il n’était plus le maître impérieux et sûr de sa pensée : les reflets de sa longue vie vacillaient dans sa mémoire, comme des lumières éloignées dans un miroir terni ; sa sensibilité, si longtemps frémissante, avait fini par s’éteindre dans une sorte de triomphante béatitude. Ayant respiré trop d’encens, il ne se sentait plus une âme d’artiste, que l’humble effort nécessaire préserve de la folie de l’orgueil : au lieu de poursuivre l’achèvement d’une œuvre d’art, limitée dans son ampleur, il rêva de créer, comme Dieu, un monde avec du chaos. Et, revenant au procédé qui nous avait valu les scènes les moins heureuses du premier Faust, il se mit à ressasser, coulées en vagues symboles recherchés, laborieux et vains, les multiples idées dont il avait nourri sa dévorante intelligence, les notions infiniment diverses qu’elle avait puisées à tant de sources, les lueurs insaisissables qu’elle avait regardées trembloter jusque sur le marais phosphorescent de l’occultisme. De là, cette succession bizarre et pénible de dieux, de monstres, d’allégories, d’abstractions, de mythologies : un spectacle incohérent, mais qu’il ne faut pas dédaigner sous prétexte de sa confusion, car les soubresauts même déréglés d’un tel génie ont encore de la grandeur ; une fantaisie obscure en laquelle des esprits très subtils et très informés pourront se complaire, mais qu’il est impossible (à moins d’être membre influent de la Goethe-Gesellschaft ou privat-docent « lisant » un cours d’exégèse goethienne dans quelque université) de considérer comme une véritable œuvre d’art.
Pourtant, quelque hétérogène que soit le second Faust, il faut remarquer que Goethe y sut ramener son idée principale, celle qui constitue le fond de son Grand Œuvre, bien qu’il ne l’y ait introduite que longtemps après le travail entrepris. Elle se dégageait déjà dans la scène du Cabinet d’études, dans le beau monologue que tient Faust devant le Nouveau Testament, en présence du barbet qui l’a suivi, surtout dans ce morceau :
Il est écrit : Au commencement était le Verbe ! Ici je m’arrête déjà ! Qui m’aidera à continuer ? Il m’est impossible d’accorder au Verbe un si haut prix. Il faut que je traduise autrement, si l’Esprit me dispense bi en sa lumière. Il est écrit : Au commencement était l’Intelligence ! Réfléchissons bien à cette première ligne, et que ma phrase ne se presse pas trop ! Est-ce de l’Intelligence qu’est née la Force ? Mais tandis que j’écris ceci, quelque chose m’avertit déjà de n’en pas rester là. L’Esprit vient à mon aide ! Me voici soudainement inspiré, et j’écris avec assurance : Au commencement était l’Action !
Il semble qu’en avançant vers le terme de ses expériences Faust en revienne à cette illumination de « l’Esprit ». Rapprochez de cette lueur entrevue à travers ses doutes la déclaration si nette qu’il fait longtemps plus tard à son éternel compagnon, en sortant d’un nuage, dans une scène fort belle :
— Le commandement, voilà ce que je veux conquérir, la possession : l’action est tout, néant que la gloire !
D’autres passages synoptiques, que nous avons déjà signalés, dégagent encore cette idée de la prédominance de l’action, avec une force plus grande. Ce sont, dans le Prologue dans le ciel, les paroles déjà citées du Seigneur (« Un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin ») ; les conditions du pacte ; le dernier projet de Faust (la construction d’une digue) ; son dialogue avec l’Inquiétude (« Je n’ai fait que courir à travers le monde […] Je n’ai fait que désirer et accomplir et désirer encore, et j’ai ainsi traversé ma vie avec la puissance de l’orage ») ; la dernière parole de Faust (« Celui-là seul mérite la liberté aussi bien que la vie, qui sait la conquérir chaque jour[…] ») ; enfin, la strophe du « Chœur des Anges » à laquelle il faut revenir :
Il est sauvé, le noble membre du monde des Esprits, sauvé du malin : celui qui s’efforce en une constante aspiration, celui-là nous pouvons le racheter.
Que ce soit bien là l’idée fondamentale de Faust, on n’en saurait douter. À travers les oscillations d’une œuvre dont l’équilibre n’est jamais parfait, derrière le drame d’amour qui remplit sa première partie, sous les broderies allégoriques et symboliques dont sa seconde partie est surchargée, cette idée du salut par l’action ressort, lumineuse et certaine. Peu importe que plusieurs scènes aient été écrites avant qu’elle se soit précisée dans l’esprit du poète, peu importe le moment de la composition où elle est apparue : elle la domine comme elle la dénoue. Elle est le ciment qui retient ensemble les fragments de l’œuvre parfois prête à se morceler ; elle est l’âme invisible qui meut l’organisme du poème. Et j’ai hâte de dire, après avoir fait cette concession aux rhétoriciens qui croient avoir tout prouvé lorsqu’ils ont démontré « l’unité » de Faust, que cette « idée centrale » ne sert en somme qu’à en rétrécir les proportions. Hé quoi ! l’on nous a montré, le long d’un drame complexe, et touffu, un exemplaire exceptionnel de l’humanité, un être aux aspirations infinies, aux pensées illimitées, capable « de sentir dans sa poitrine toute l’œuvre des six jours » et tellement incapable de satiété qu’il a pu engager son salut éternel sur la certitude que rien ne le satisfera jamais, grand à la fois par son angoisse devant le problème du monde, par sa soif de jouissances inconnues, par sa volonté d’assujettir les forces secrètes qui l’entourent et l’inquiètent, par son désir, enfin, dans le sens le plus vaste, le plus mystérieux, le plus inapaisé du mot. Belle conception, qui dépasse et relève la légende dont elle est issue, conception digne d’un noble esprit et d’une époque féconde. Mais, sorti du cerveau qui l’a créé et jeté dans la réalité du drame, que fait cet homme surhumain — ce « superhomme », s’il est permis de le définir par une expression qui l’aurait enchanté ? Maître de ces forces secrètes dont la possession le place au-dessus des lois communes, il commence par s’en servir pour une œuvre de séduction qui ne semble point proportionnée à sa puissance. Entre temps, il se réjouit immodérément à regarder des sorcières chevaucher des balais. Après quoi, on le promène à travers des symboles obscurs, lesquels, parmi leurs diverses significations, peuvent représenter, entre autres, plusieurs manières de concevoir et de goûter la vie et tout un jeu d’idées esthétiques, historiques et philosophiques. Au terme de ce périple autour des limbes de l’esprit, aveugle et centenaire, il se rattache à la commune existence en dirigeant la construction d’une digue ; et il se trouve, ce faisant, plus heureux qu’il ne l’a jamais été, comme enchaîné par son œuvre. Tout cela peut se ramener à dire qu’après avoir parcouru le monde de la pensée (ses recherches de savant avant le lever du rideau), celui du sentiment (la tragédie de Marguerite), celui de la pensée et du rêve (les symboles historiques et philosophiques de la seconde partie), et celui de la volonté (son rôle auprès de l’Empereur), Faust en revient à faire de l’action immédiatement utile le but dernier de son effort, le meilleur lot de son acquis.
À ce moment, nous voyons se rétrécir la grandeur de ses aspirations, se canaliser ses désirs, se limiter ses pensées. Sa digue n’arrête pas seulement les flots de la mer : elle arrête aussi l’essor de son génie, enfermé maintenant dans un cercle étroit — tout proche de cette satisfaction qui doit le perdre. En vieillissant, Faust s’est ratatiné : il était grand par la folie même de ses pensées lâchées dans l’infini, il devient presque commun dans sa sagesse ; on dirait que le drame suprême ne fait que marquer le déchet imposé par la vie à son génie.
En sorte qu’en réfléchissant à l’action multiple qui vient de se dérouler sous nos yeux, à la forêt de symboles que nous avons traversée, au remuement de pensées, de passions, de sentiments dont on nous a donné le spectacle, il nous vient un doute sur la qualité de cette idée fondamentale qui est comme le résidu du Grand Œuvre : l’alchimiste a terminé son opération magique ; il a achevé la cuisson des mille éléments jetés dans son creuset — le cœur d’une jeune fille, l’âme d’un vieux savant, l’ongle du pied du diable, l’épée d’un soldat tué en duel, la parole du Sphinx, la barbe du Pénée, le fantôme de la Belle Hélène, et combien, combien d’autres ! Maintenant, nous tenons le lingot dans notre main : et nous ne savons pas si c’est de l’or pur, et nous doutons. Ce doute se reporte sur toute la grande vie dont nous avons tâché de résumer les phases principales, dont le poème que nous venons de relire est le fruit suprême : car « l’idée fondamentale » du poème a été le pivot de cette vie, son moteur, son principe. Quand y est-elle entrée ? On ne saurait le dire aussi exactement que pour l’œuvre. Mais une fois pénétrée en Goethe — et peut-être, après tout, n’était-elle que son instinct intérieur et inconscient — elle l’a conduit, elle l’a gouverné, elle l’a égaré, elle l’a ramené, elle l’a dirigé. Qu’on l’admire avec ferveur ou qu’on s’écarte de lui ; qu’on l’accepte pour modèle idéal, ainsi que l’ont fait tant de snobs et tant de jeunes hommes de bonne volonté, ou qu’on tente de monnayer le trésor de ses expériences en avertissements salutaires ; qu’on approuve ou qu’on blâme son attitude si nette devant les problèmes de l’existence ; qu’on adore sa mémoire comme celle d’un demi-dieu bienfaisant ou qu’on se cabre contre l’autorité de ses leçons et de son exemple : on n’en sera pas moins forcé de saluer en lui un homme qui s’est développé selon sa propre loi, eu réalisant au jour le jour ses plus intimes virtualités, dans le plein épanouissement de ces germes cachés qui meurent si souvent inféconds au fond des âmes ordinaires. Et cette loi, dont l’obéissance a été sa force, peut s’énoncer en termes aussi clairs que l’idée fondamentale de son chef-d’œuvre, qui elle-même en dépend : ayant aimé l’action, il a conformé toute sa vie et ramené toute sa pensée à ce goût dominant. C’est là qu’est sa grandeur, peut-être tout entière. Ce qu’a été son incessante activité à travers ses multiples tâches, ses multiples amours, ses multiples œuvres, il serait dangereux pour sa gloire de le rechercher de trop près. Aussi bien, peut-on parler beaucoup de lui, le raconter, le discuter, s’égarer dans les obscurités de sa chronologie ou de sa pensée, sans être amené pour cela à prononcer une de ces sentences qui damnent ou béatifient. La grande parole du chœur des Anges, qui résume son chef-d’œuvre, résume aussi, en dernière analyse, l’ensemble des réflexions qu’il suggère : en arrivant au terme de cette longue étude, nous ne pouvons, comme il le fit lui-même en arrivant au terme de son poème, que répéter avec lui : « Celui qui s’efforce en une aspiration constante, celui-là peut être sauvé. »