Chapitre XXVI.
La sœur Emmerich35
On s’étonnera peut-être de ce nom, mis à cette place, pour clore cette première série des Bas-bleus ou des femmes littéraires du xixe siècle… « Pourquoi celle-là, ici ? » — dira-t-on. « Ce n’est pas une femme comme nous ! s’écrieront avec mépris les femmes qui se piquent d’être littéraires. C’est une ignorante et une paysanne, qui savait à peine écrire correctement son nom. » Et elles auront raison, les virtuoses de lettres ! Les pauvres pieds de la sœur Emmerich n’ont jamais chaussé l’orgueilleux bas bleu. Elle les a gardés nus toute sa vie, troués qu’ils étaient des clous du Sauveur, car c’était une stigmatisée ! Ses livres (si on peut dire ses livres) sont les récits de ses Visions, écrites sous la dictée de ses extases. Tout cela est bien loin de la littérature ! C’est vrai, — mais cela flambe de génie. Et d’où qu’il vienne, — le génie dans la femme est toujours ici la question.
On a assez dit, dans l’introduction et le courant de ce livre, ce qu’il était ; mais il est bon, en finissant, de le répéter. Il n’est jamais que l’intensité d’un sentiment dans les femmes, ces créatures de sensibilité bien plus que de pensée. C’est une loi, — et une loi absolue, — que le sexe de la femme soit autant dans sa tête qu’ailleurs, et que le génie, quand elle en a, soit en elle, comme tout le resté, et pour cette raison, ne puisse, en force première et naturelle, lutter contre le génie de l’homme, qui est et qui doit, en définitive, rester le maître de la Création. Cela posé, et en conséquence de cette loi, il a été démontré, par d’assez nombreux exemples, que les talents les plus vrais parmi les femmes de ce siècle (comme de tous les siècles, du reste, si on en écrivait l’histoire), qui ont osé la littérature, ont toujours été ceux-là qui ont affecté le moins d’être littéraires ou qui ont eu le bonheur d’oublier, en faisant leur livre, qu’ils en faisaient un. L’idée, la préoccupation, la volonté, l’obstination d’être littéraire, le bas-bleuisme enfin, qui contient tout cela, n’ont jamais manqué, sans nulle exception, de gauchir et de diminuer le talent, dans la femme, qui en a le plus ; et ils gâteraient le génie lui-même, — comme hélas ! ils l’ont gâté, à plus d’une place, dans Mme de Staël, cette femme si admirablement femme, qui n’a jamais été le tout-puissant homme qu’on a dit !
Eh bien, puisqu’il en est ainsi, voici le plus éclatant exemple, la plus resplendissante preuve qu’il en est ainsi ; voici la plus éloquente attestation que la femme, quand elle est supérieure, ne l’est qu’en dehors de la préoccupation littéraire et en proportion de son oubli de toute littérature. C’est la sœur Emmerich. Logiquement avec le plan des Œuvres et des Hommes, la place de la sœur Emmerich devait être dans la deuxième série des Écrivains religieux, comme sainte Thérèse est dans la première 36 ; mais je me permets de la placer exceptionnellement parmi les bas-bleus, cette illettrée, pour faire voir combien radicalement elle en diffère, puisque de toutes les femmes qui furent quelque chose par le génie, elle est certainement celle qui se douta le moins qu’elle en avait. Elle ne le savait pas plus que l’eau qui coule ne sait qu’elle est de l’eau ! Pour nous autres catholiques, il est vrai, son génie est spécial et, théologiquement parlant, surnaturel ; mais pour ceux-mêmes qui ne sont pas catholiques, le génie, dans un autre sens, est surnaturel encore… Celui de la sœur Emmerich ne vient ni de son organisation physique, ni de ses facultés. Ses facultés (si elle en eut jamais) s’étaient abîmées et consumées dans la fournaise d’amour de la sainteté… La femme elle-même y avait péri, et de cette fournaise était sorti l’Ange que vous allez voir ! La sœur Emmerich, dans l’ordre de la mysticité, vaut tête d’homme, mais de femme, il n’y en a plus ! Elle ne vaut homme que parce qu’il n’y a plus de femme. Ah ! il ne faut pas qu’on l’oublie, et j’avoue que j’ai un fort plaisir à le répéter aux écrivailleuses endiablées de cette époque superbement plate, puisqu’elle accepte leurs extravagantes prétentions, c’est qu’il faut que Dieu s’en mêle, par voie extraordinaire et par grâce surnaturelle, pour qu’une femme, en génie, vaille un homme…
Dans l’ordre humain, cela ne s’est jamais vu.
I
Il y a quelques années, l’un des trois ouvrages que voici apprit au monde, qui l’ignorait, le nom de cette pauvre religieuse, — la sœur Anne-Catherine Emmerich. Mais, excepté quelques âmes pieuses et mystiques, qui donc garda, pour la rappeler, l’impression de ce livre, un des plus impressifs pourtant qui aient jamais été écrits ?… C’était le récit de la douloureuse Passion, d’après les visions de la sœur… Certes ! je n’ai jamais été de ceux qui croient à la popularité du beau dans ce monde ; mais quand le beau s’avise, en plus, d’être le saint, oh ! alors, la raison est double pour qu’il n’ait plus de prise du tout sur l’imagination humaine, cette grossière.
Un prêtre traduisait la sœur Emmerich, comme un autre prêtre traduisait aussi, vers ce temps-là, sainte Thérèse ; mais, parmi les lettrés, qui a parlé de ces publications étonnantes et magnifiques ? Ils font leur métier, ces prêtres qui traduisent des Saints, dit-on ou pensa-t-on avec insolence, et on courut à quelque roman de Mme Sand comme à l’abreuvoir. C’était très juste. Cependant, malgré le peu que cela rapporte, il est des esprits qui noblement s’obstinent à montrer ce qu’on ne veut pas voir… Un de ces prêtres précisément, qui font leur métier en traduisant des Saints, a continué de faire le sien, en traduisant la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et la Vie de la Sainte Vierge, comme il nous avait déjà traduit la Douloureuse Passion de la sœur Emmerich ; et les yeux sur plus haut que la gloire, le voilà qui, son œuvre faite, s’est soumis tranquillement aux chances de l’oubli !
Pour lui, du reste, la question n’était pas littéraire. C’est une question d’édification et d’âme, toute de lui à Dieu, et qui ne regarde en aucune sorte messieurs les journalistes contemporains. M. l’abbé Cazalès, qui a été un lettré très distingué avant d’être un prêtre, a secoué de sa soutane l’escarbot littéraire et les petites crottes de prétention qu’il laisse souvent après lui, M. l’abbé Cazalès, en traduisant les Œuvres de la sœur Emmerich, s’il est permis de dire le mot « œuvres » de ces choses qui sont d’autant plus belles qu’elles ressemblent moins à des livres, M. Cazalès n’a songé qu’à glorifier, devant Dieu et devant ceux qui l’aiment, une de ces âmes, rares parmi les Saints eux-mêmes, et comme on en peut compter une cinquantaine au plus, parmi ces milliers de Saints, nés au giron fécond de l’Église catholique, depuis dix-huit cent soixante-dix-sept ans !
Une traduction comme l’entend M. l’abbé Cazalès, c’est presque un autel, et dans le désert, un autel est sublime encore ! Seulement, parce qu’il a fait son métier de prêtre, désintéressé de gloire humaine, et profond d’intention religieuse, est-ce une raison pour que nous, les critiques mondains, nous soyons dispensés de faire le nôtre, en ne portant pas la lumière sur ce qui est beau de la beauté humaine… et littéraire, la plus nette, la plus pathétique, la plus impérieusement incontestable, et cela indépendamment du sujet sur lequel s’est produite cette beauté inouïe et de l’explication surnaturelle qu’il faut en donner ?
Parce que nous n’avons pas mission de dire avec ascendant le grand mot religieux qui convient sur les mérites extraordinaires de la sœur Emmerich, est-ce une raison pour ne pas risquer notre humble mot de critique littéraire sur ce quelque chose qui, en fin de compte, s’est résolu en elle par ce qu’on est bien obligé d’appeler du talent, et du talent jusqu’au génie… ? Et parce que la cause de ce résultat est surnaturelle, faut-il renoncer à caractériser, comme nous le ferions dans un poëte inconnu s’il venait à naître, le genre de beauté qu’elle a laissé derrière elle à la Critique et à la Littérature, ces deux jouisseuses, dont l’adorable âme en Dieu qu’elle était, cette sœur Emmerich ne se doutait pas !
Répétons-le sans cesse, elle ne se douta jamais de rien. Elle ne sut jamais rien, du moins avec nos manières de connaître… Elle n’avait rien appris que de son Ange gardien, qu’elle voyait toujours, extatique dès l’enfance, sans se douter de son extase ! Elle était la fille de paysans westphaliens, garde use de brebis ou de vaches, dès qu’elle put se tenir debout sur ses pieds en sabots ou nus, qui devaient, un jour, éclater du carmin lumineux des stigmates ! C’était une enfant de la pâle et sainte misère et de la rose Patience, comme dit si profondément Shakespeare, qui se connaissait en Anges, mais qui, lui, ne les avait pas vus ! Elle n’eut jamais de quoi payer sa vêture au couvent, et elle n’y fut reçue que par-dessus le marché d’une autre religieuse plus riche, qui l’y fit entrer, comme en la traînant après elle.
Eh bien ! cette petite va-nu-pieds, ce brin de genêt à mettre au pied d’un bénitier tout au plus, était, même dès lors, destinée à devenir une Sainte et un poëte du même coup, — du même coup de la grâce de Dieu sur son berceau ! La Sainte ! Il faudrait presque être saint soi-même pour en dire l’histoire. Mais c’est du poëte, de l’immense poëte, qui s’ignorait, caché dans la sainte, qui s’ignorait aussi, que nous voulons vous parler ! Abîme d’ignorances, l‘un sur l’autre, avec le génie et la sainteté, tout au fond !!
Ah ! la sainte ! nous l’honorons spécialement dans la sœur Emmerich, qui est une sainte à grâces spéciales, dans la sainteté même, une sainte à visions…, et ce mot-là est pur d’ironie, puisque nous sommes chrétien et que sur cette question de visions comme sur celle de miracles, nous n’avons pas d’autres doctrines que celles de l’Église romaine. Nous savons bien que la vie de la sœur Emmerich renverse ce que les savants appellent modestement les lois naturelles, comme s’ils les tenaient dans leur main ! Nous savons bien, enfin, que cette terriblement privilégiée de Dieu, cette marquée par lui, cette grande stigmatisée, n’est explicable et intelligible que comme l’Église l’explique, à cette forte époque incrédule qui, hier encore, s’affolait de tables tournantes ; et, par parenthèse, on peut apprendre comment l’Église l’explique dans les introductions très bien faites que M. l’abbé Cazalès a placées à la tête des œuvres de la sœur Emmerich.
Mais comme ces points sont pour nous hors de doute, nous n’avons pas à les discuter. Toute notre affaire à nous, — nous l’avons dit, — c’est de montrer le poëte qu’on ne voit pas plus que la sainte dans la sœur Emmerich ; le poëte, dans cette paysanne qui parle patois westphalien, invisible encore plus peut-être que la sainte, dans cette pauvre religieuse à névrose, et de rappeler, — mais non pas pour qu’il s’en corrige, — l’aimable accueil que, de toute éternité, le monde fait également à ses poëtes et à ses saints !
II
S’il n’y avait eu que le monde, en effet, autour de l’obscure religieuse de Westphalie, le monde du monde, ou le monde du couvent, — car le couvent parfois dans un certain sens est le monde, — qui saurait seulement son nom aujourd’hui ?… Cette Sœur Emmerich, que l’Église placera peut-être un jour entre les Brigitte et les Thérèse, aurait passé de l’extase au ciel, laissant dans les quelques yeux défiants, envieux, épouvantés, de ceux qui la virent, l’impression, ensevelie maintenant avec eux, d’un spectacle incompréhensible ! Mais heureusement pour nous, et j’ose dire heureusement pour elle, — car l’âme des saints doit être avide, même dans le ciel, de faire, par leur exemple, d’autres saints sur la terre, — il y eut dans sa vie, toujours cachée ou empêchée, le hasard providentiel de la rencontre d’un poëte et d’un cœur religieux, sans lequel nous n’aurions aujourd’hui ni l’immense poëte qu’elle fut, elle, ni la sainte aux grâces transcendantes, que M. Cazalès a traduites toutes les deux dans la langue catholique du monde, puisqu’il les a traduites en français.
Oui, pour rester inconnue, excepté de Dieu, il ne s’en est fallu que de la mince épaisseur de l’homme qui admira, sans réserve et sans peur, le spectacle qu’elle faisait à elle seule et qui était d’une sublimité si déconcertante que les cœurs les plus forts en tremblaient, et que les esprits les plus ouverts aux choses de la foi se fermaient presque au témoignage de leurs yeux qui le contemplaient. Stolberg lui-même, malgré sa piété et sa candeur, n’aurait pas suffi. Il fallut Brentano, — Brentano, ce poëte profond que le rationalisme allemand a dit égaré, parce qu’il est devenu catholique, — Clément Brentano qui, dès qu’il vit la sainte religieuse, s’arracha du front sa couronne de poëte, — de toutes les couronnes celle qui tient le plus au front des hommes, — et la mit aux pieds de l’Extatique, à ces pieds flamboyants et stigmatisés. À dater de ce jour, qui changea la vie de Brentano, Emmerich devint pour lui la poésie elle-même, devant laquelle toute autre poésie vaincue devait se taire… et il tut la sienne.
C’était beau pour un poëte, mais voici plus beau ! Emmerich, décloîtrée par les événements qui ruinèrent son couvent, dans les premières années de ce siècle, était retombée aux mains d’une famille à l’esprit étroit, peureux et abaissé ; et, par le fait, elle était plus durement cloîtrée entre les deux rideaux de son lit de douleur, qu’entre les murs d’un monastère. Eh bien ! Dieu seul sait les efforts affreux de courage et d’abnégation que fit Brentano, pour tirer parfois ces deux malheureux rideaux et se pencher sur ce miraculeux lit de douleur où gisait la Visionnaire, pâmée sous la griffe de vautour de toutes les souffrances et la foudre de ses intuitions ! C’est de là qu’il entendait vibrer cette harpe humaine de l’extase, aux cordes tordues, qui, à chaque vibration, saignaient comme des veines coupées au couteau !
C’est de là qu’il recueillit, pour la postérité et pour son temps qui ne le croyait pas et qui l’insulta pour sa peine, les paroles qui, créées ou exhalées, allaient s’évanouir, de ce poëte prodigieux qui en Emmerich ne chantait pas, mais disait ce qu’il voyait et, plus que tous les poëtes qui aient jamais souffert, souffrait sa poésie ! Brentano, l’ardent et hautain Brentano n’avait jamais beaucoup plié ; mais ici il alla jusqu’à effacer sa rebelle personnalité, jusqu’à n’être plus que le secrétaire qui écrit sous la dictée d’un maître difficile à comprendre, et il fit bien plus que d’écrire cette dictée fidèlement, il la transposa, sans y rien changer, et la mit ainsi à la portée de ceux qui, à cette élévation, ne l’eussent jamais entendue.
Cette humble fonction de Brentano, la haine du catholicisme s’en est aussi emparée. On l’expliqua longtemps contre Emmerich, dont les visions seules font le génie, en insinuant que ce génie n’était pas uniquement le sien. Mais la meilleure réponse à cela c’étaient les écrits mêmes de Brentano ; c’étaient les visions de la Sainte, et leur inimitable accent, — à tout autre qu’à elle, évidemment inexprimables !
Ces visions, qui ne sont jamais que l’entre-deux des lignes de l’Évangile, écrit par une main inspirée ; que les blancs remplis du Livre divin, ont, comme nous l’avons dit, trois parties distribuées maintenant en trois ouvrages : — la Vie de la Vierge, — la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, — et le Récit de sa Passion. Quoique l’intuition suraiguë de la Visionnaire ne défaille nulle part, non plus que l’expression, sous la plume qui écrit pour elle, cependant, à cause probablement du pathétique de la passion du Sauveur, qui écrase tous les pathétiques de toutes les tragédies humaines, le Récit de la Passion paraît supérieur à la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et à celle de sa Mère.
Or, c’est ce récit qui a été traduit en France et traduit le premier. Pour ceux donc qui lurent la traduction que M. l’abbé Cazalès en donna, il y a quelques années, et qui en furent émus, cette émotion de la première lecture sera certainement ravivée dans toute sa profondeur à la seconde ; mais les récits nouveaux qu’on nous donné, quoique très curieux souvent, très beaux toujours et partout marqués du caractère particulier et distinctif de ce que j’ai osé appeler le talent de la sainte Mystique, n’ajouteront rien à cette émotion ravivée et à la connaissance qu’on avait déjà de ce talent, qui, ne le fût-il pas d’une autre manière, par l’intensité seule de sa touche, serait encore surnaturel !
Intensité de la couleur, mais intensité fulgurante, netteté coupante des lignes du dessin, inattendu et délié du détail, se dentelant et se détachant dans la transparence du récit, comme se dentellent et se détachent les rebords déchiquetés d’un édifice délicat et hardi dans la transparence de l’éther : voilà ce qui frappe d’abord dans les récits de cette visionnaire à l’œil perçant et clair qui a de l’aigle et du lynx, qui y voit grand, qui y voit petit, qui y voit pur, qui y voit tout ! Son traducteur, qui a la haute prudence d’un prêtre, nous dit assez dans ses introductions que nulle obligation ne nous est faite, de par l’autorité de l’Église, d’admettre ou de rejeter la vérité objective des visions de la sœur Emmerich. Subjectivement vraies pour elle, nous sommes également libres de les admettre et de les rejeter, puisqu’elles ne contredisent nulle part les livres qui obligent à la foi.
Mais, si théologiquement nous ne sommes pas liés vis-à-vis des récits de la sœur Emmerich, esthétiquement nous semblons l’être ; car le beau, qui est la splendeur du vrai, disait Platon, est une tyrannie ; et ici, il fait presque irrésistiblement croire à la vie et à la réalité ! Quand on lit ces détails impossibles à inventer, tant ils, sont précis dans leur nouveauté, on ne s’imagine pas qu’on a vécu du temps de Jésus ; mais on croit qu’on y vit encore et que ce n’est pas là de l’histoire, mais de la vie revécue, comme diraient les Hégéliens.
Jérusalem, par exemple, la Jérusalem du matin de la passion du Christ, apparaît non comme un Herculanum retrouvé, figé et conservé merveilleusement sous sa poussière, mais comme un Herculanum tout chaud, tout vivant, tout mouvant et tout éclatant sans la couche de poussière qu’il n’a pas eu besoin d’essuyer. Lord Byron parle, dans ses Mémoires, de la faculté congrégatoire des poëtes comme de leur don le plus puissant et le plus mystérieux : eh bien ! cette faculté est suprêmement celle de la sœur Emmerich, laquelle n’est pas seulement une Voyante qui vous fait voir ce qu’elle voit, mais une Ravissante qui vous prend et qui vous transporte au centre positif d’un monde que vous n’aviez jamais entrevu jusque-là que dans les lointains de la pensée indistincte ou la brume des souvenirs confus !
III
En effet, quoi de plus vague et de plus incertain que le terrain sur lequel elle nous bâtit, avec cette puissance de poëte que lui envieraient les plus grands, le monde au sein duquel elle nous fait vivre, puisque je l’ai dit, ce terrain, c’est le blanc laissé par les historiens entre les lignes de l’histoire… ? Qui jamais dans le monde naturel entendit parler d’une telle hardiesse ? Suppléer au mutisme volontaire ou forcé de l’histoire, c’est déjà téméraire pour tout être qui a le respect de la vérité humaine : mais ajouter à l’Évangile, le continuer là où il s’arrête, cela peut être si facilement sacrilège pour qui doit avoir le respect chrétien de la vérité divine ! Et voilà pourtant ce qu’a fait la sœur Emmerich, et avec une telle certitude, une telle sûreté d’elle-même, qu’elle a réussi de manière à ce que les théologiens l’absolvent, tout au moins, quand ils ne la glorifient pas, et que nous, critiques littéraires, nous admirons au nom de la beauté, telle que l’art la conçoit, l’intuition, quelle qu’elle fût, qui fut en elle et qui nous a donné ces trois livres, comme on n’en avait pas vu encore dans la littérature sacrée, — ces trois livres d’histoire qui, en définitive, sont trois poëmes ; car l’histoire se puise à des sources, et ici il n’y a pas d’autre source qu’une âme en extase, — ces trois livres enfin dont on peut dire : « théologiquement, il n’est pas de rigueur d’y croire », mais dont on n’oserait dire cependant : « théologiquement, ils sont faux ! »
Et vraiment pour nous qui les admirons aujourd’hui comme l’originalité la plus extraordinaire et la plus puissante, le plus incroyable à nos yeux n’est pas d’avoir créé dans l’histoire ou vu ce qui, de fait, n’y est pas (car c’est la même chose), mais c’est de n’avoir pas brouillé les lignes en écrivant dans l’entre-deux ; c’est de n’avoir pas faussé l’histoire connue, en y ajoutant ; c’est d’avoir pu, par exemple, l’Évangile étant donné, l’Évangile qu’on peut, même sans être chrétien, sans avoir l’âme bien haute, sans être Jean-Jacques, trouver le plus beau livre qui ait jamais paru parmi les hommes, ajouter aux faits qu’il renferme ; à son esprit, à son langage, et cela sans que l’imagination se soulève avertie et dise précisément comme on dit du Père Lacordaire sur la Madeleine : « Prenons garde ! il y a ici un romancier ! »
Si la sainte Mystique, fille de l’extase, n’a pas la vision surnaturelle de la vérité, elle a certainement le génie de la vraisemblance qui, — le mot le dit, — passe bien près de la vérité. Lisez en effet tous ces récits de la sœur Emmerich, et entre tous, ce splendide et angoissant récit de la Passion, suivie d’heure en heure, de minute en minute, sans rien oublier ; et voyez si la sublimité de l’Évangile a éteint les couleurs de ce récit et diminué son effet déchirant et profond ! Oui, même à la lueur de la céleste lampe de l’Évangile, dites s’il n’y a pas là une simplicité approchant de celle du livre dont jusque-là rien ne s’était tant approché, et un genre de pathétique, qui du moins ne détonne pas, avec le pathétique sans pareil du livre divin.
Tenez ! regardez les acteurs de ce drame qui se joua une fois sur la terre et dont le ciel fut spectateur, et jugez si la vision de notre Mystique ne nous les a pas reproduits, dans l’esprit éternel de leur personnage, quoique éclairés par mille côtés et mille détails que, pour des raisons de providence, l’Évangéliste avait laissés dans l’ombre. La vision de la sœur Emmerich, c’est, qu’on me passe le mot, l’individualisation des personnages des livres saints. Ils sont là tous, plus humainement particularisés avec le détail, les mille petits ou profonds coups de poinçon, qui les gravent dans l’esprit au fond duquel ils étaient déjà (mais moins avant), dans la beauté pure de leurs grandes lignes lumineuses ! Je ne puis citer. Que ne puis-je citer ! Que ne puis-je citer le dialogue de Pilate avec le peuple juif ; ces railleries romaines, faites avec le retors d’un légiste et l’insolence d’un soldat, car ces Romains, sous leurs tuniques militaires, cachaient une race de procureurs !
Que ne puis-je citer Hérode, Caïphe, Anne, trois visages distincts maintenant et que je n’oublierai plus ! Et dans la Vie de Jésus, Jean le précurseur et Simon-Pierre, et Madeleine, et Hérode, et Hérodiade et Salomé, et Judas, un chef-d’œuvre que ce Judas qui s’enfonce dans l’horreur qu’il inspire, et Marie la silencieuse, cette sœur de Madeleine et de Marthe, et pour qui l’histoire devait s’appeler comme elle, et tant d’autres partout, plus tirés au jour par un seul trait ou par cent, car elle n’est pas sobre, la fille de l’Extase, — tant d’autres sur lesquels on trouve ce qui distingue la manière de voir de cette Voyante implacable, la particularité du détail !
IV
Malheureusement de ces trois livres, dont un seul a trois ou quatre volumes (la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ), on ne peut rien citer, parce que, pour donner une idée de cette manière et de ce langage, il faudrait citer plus que la dimension d’un chapitre. En effet, après la particularité du détail, ce qui caractérise la pensée, la poésie, la peinture, le faire de la sœur Emmerich (je cherche un mot juste, et je ne le trouve pas !), c’est la longueur de la vision, c’est l’espace circulaire du panorama. Il faut donc renvoyer à ces livres qu’il est impossible d’analyser, car ils tombèrent, émiettés par les douleurs qui la broyaient, des lèvres pâles de la Visionnaire sous la pieuse plume de Brentano !
On n’analyse point les soupirs, les cris, les oracles des Sibylles et des Prophètes, et la sœur Emmerich fut de cette race mystérieuse d’esprits. Qu’on en pense ce qu’on voudra lorsqu’on l’aura lue ! Mais elle a cela de commun avec son divin Maître, qu’elle a tant aimé et qui serait plus incompréhensible s’il était homme qu’il ne l’est certainement étant Dieu, — c’est que si, elle, l’extatique de Dulhmen, fut visitée de Dieu et éclairée d’en haut, elle est bien moins étonnante, bien moins phénoménale que si elle n’est qu’une vile maladie humaine, — une lèpre, — un pian, — un tétanos !