(1899) Musiciens et philosophes pp. 3-371
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(1899) Musiciens et philosophes pp. 3-371

[Dédicace]

À Charles TARDIEU.

Introduction

Les philosophes ont rarement été heureux quand ils se sont occupés de l’art en général, et en particulier de l’art musical. Ils ont ceci de commun avec les avocats qu’ils ne manifestent pas l’ombre d’inquiétude en abordant un sujet sur lequel ils sont, en général, assez imparfaitement renseignés, et le plaisant, c’est qu’ils affectent une sûreté et une netteté de vues d’autant plus grandes qu’ils sont plus complètement à côté de la question. Ils pataugent avec sérénité ; ils divaguent avec importance, compliquant à l’excès un phénomène naturel et nécessaire, tirant de principes erronés des conclusions où l’absurde et l’incompréhension le disputent quelquefois au mauvais goût.

C’est la fâcheuse aventure qui arrive à un maître illustre de ce temps, à un conteur délicieux ou puissant, à un penseur profond et pénétrant : le comte Léon Tolstoï. Il n’a pas su se défendre du dangereux travers de vouloir parler de ce qu’il ne savait pas, en consacrant à la musique de nombreuses pages dans l’essai d’esthétique générale paru récemment sous ce titre : Qu’est-ce que l’art ?1

Dans ce travail, tout n’est pas à rejeter. Un maître écrivain tel que Tolstoï ne pouvait produire une chose absolument banale. Il traite le vaste sujet qu’il s’est proposé avec une concision qui est un mérite ; sur bien des points, d’ailleurs, il touche juste et formule des observations intéressantes.

En général, cependant, ses idées esthétiques ne sont rien moins que neuves, et elles sont singulièrement incohérentes ou contradictoires. C’est ainsi qu’il reprend pour son compte personnel, croyant les avoir inventées, certaines thèses que l’on peut trouver tout au long exposées dans les écrits de Wagner, ou, en remontant plus haut, dans ceux de Schopenhauer et de Schiller, sans parler de bien d’autres penseurs du commencement de ce siècle. Le malheur est qu’il les interprète à sa façon et les détourne de leur sens véritable. Son étude manque de toute solidité. Elle me semble même dangereuse, car le maître russe revêt ses paradoxes de toute la magie d’un style entraînant, souple et nerveux ; il expose une théorie fausse avec une éloquence qui fatalement persuadera plus d’un esprit faible.

Je me propose, dans le présent écrit, de rencontrer quelques-uns de ses sophismes qu’il me paraît particulièrement important de relever. J’examinerai ensuite les idées esthétiques, jusqu’ici peu connues, qui sont disséminées dans les écrits du philosophe Frédéric Nietzsche. Elles ne sont pas moins paradoxales que celles de Tolstoï, bien qu’ils soient tous deux, comme philosophes, aux antipodes l’un de l’autre. Mais du moins Nietzsche a-t-il l’avantage sur Tolstoï d’avoir reçu une véritable et solide éducation musicale. Il était pianiste et il a même composé. Ses relations intimes avec Wagner ont dû lui apporter maint éclaircissement. C’est ce qui fait qu’il a parlé de la musique en connaissance de cause, quelquefois avec une pénétration rare. L’examen de ses idées nous permettra de toucher à quelques-uns des problèmes les plus délicats de l’esthétique générale de la musique.

C’est le but de ce travail.

I. Qu’est-ce que l’Art ?

Le comte Tolstoï et l’esthétique. — Nombreuses contradictions de l’écrivain russe. — De l’esthétique musicale. — Des facultés artistiques. — L’Art, une activité vitale.

Définir l’Art n’est point chose aisée, soit que l’on considère simplement ses manifestations extérieures, soit que l’on veuille analyser à fond la nature de l’activité créatrice, la faculté, propre à l’esprit humain de traduire ses sentiments au moyen de la parole, du son ou de la couleur. De tout temps, le phénomène esthétique a attiré l’attention des philosophes.

Les uns ont cru y reconnaître l’expression de la soif d’idéal qui tourmente l’humanité ; les autres, l’expression d’un monde invisible, l’émanation du Divin dans l’humain ; d’autres encore, un simple jeu dans lequel l’homme, quand ses instincts ont été satisfaits, dépense le surplus de ses forces physiques et intellectuelles.

Dans aucun domaine philosophique, l’incertitude en apparence n’est aussi grande ; les définitions et les systèmes se croisent et se contredisent ; spiritualistes et matérialistes, physiciens, mathématiciens, physiologistes, biologistes, moralistes, sociologues, théologiens, chacun a une conception différente de l’art, sans parler des artistes qui ont leurs vues particulières sur ce sujet. Soit dit en passant, il serait bon de consulter ces derniers plus souvent et plus attentivement qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Le problème s’en trouverait peut-être simplifié.

Dans les premières pages de son étude, le comte Tolstoï se délecte à mettre en pleine lumière l’incohérence des théories en présence. Des écrits d’un grand nombre de philosophes célèbres, il détache les définitions qu’ils ont cherché à donner de l’Art et de la Beauté ; il montre combien peu elles sont concordantes, combien elles sont vagues et imprécises. Le morceau est enlevé de verve. Sa conclusion est que l’Art échappe à toute définition absolue, que l’idée de Beauté est essentiellement variable, qu’en somme, l’esthétique ne peut prétendre à être une science.

Cette conclusion mérite examen. Observons d’abord que le comte Tolstoï se fait la tâche trop commode. Il n’était pas difficile, en quelques citations perfidement choisies, en résumant superficiellement les théories esthétiques de Kant, Baumgarten, Herder, Winckelmann, Home, Shaftesbury, Burke, du père André, de Gœthe, de Schiller, de Fichte, de Hegel, de Schopenhauer, de Darwin, de Renan, de Grant Allen, d’Eugène Veron, d’Herbert Spencer, de Guyau, etc., etc., de constater les divergences qui divisent tous ces penseurs. Séparées du contexte et détachées de l’ensemble de leur système philosophique ou esthétique, ces définitions devaient nécessairement n’avoir qu’une signification médiocre et donner de l’Art une idée inexacte ou insuffisante. Si l’on appliquait le même procédé d’analyse et de polémique à l’étude du comte Tolstoï, il ne serait pas moins aisé d’y découvrir tout autant d’incohérence, sans parler de la contradiction fondamentale qu’il commet en formulant lui-même une théorie esthétique et une définition de l’Art, après avoir déclaré que l’esthétique n’existe pas et que l’Art échappe à toute définition. La vérité est que l’Art est une activité si complexe en ses manifestations qu’il est impossible d’en embrasser tous les aspects dans une courte formule ; celle-ci sera, nécessairement, toujours incomplète.

Tolstoï commence par rejeter absolument la théorie de Baumgarten et de la plupart des philosophes et esthéticiens français, italiens, anglais ou allemands du xviiie  siècle, pour qui le but de l’Art était la beauté et le plaisir que procure la contemplation de ce qui est beau. Il fait remarquer, avec raison, les contradictions et les lacunes de la définition même du Beau, idée abstraite qui ne répond à aucune réalité et qui demeure nécessairement toujours vague et changeante.

Seulement, de ce que les définitions de l’Art et du Beau se trouvent être insuffisantes, il ne résulte pas, comme le prétend le penseur russe, que l’esthétique consiste tout uniment « à reconnaître comme artistiques un certain nombre d’œuvres parce qu’elles nous plaisent, et à combiner une théorie de l’Art qui puisse s’adapter à ces œuvres-là ». Cette conclusion nous démontre que Tolstoï ne se rend pas exactement compte de ce qu’est l’esthétique. « Elle ne définit, dit-il, ni les qualités et les lois de l’Art, ni le Beau, ni la nature du Goût. »

Cela est parfaitement vrai ; mais le but de l’esthétique est-il de formuler des définitions de ce genre ? Il fut un temps où elle se donnait cette mission, mais nous ne pensons plus aujourd’hui que ce soit là sa fonction. Au fond, Tolstoï a sur l’esthétique les mêmes idées fausses que certaines personnes ont sur la médecine.

La médecine n’est point l’art de donner la santé, elle n’est pas la science de la vie, elle est plutôt la science de la mort ; elle est simplement l’art d’arrêter le développement des maux de l’organisme humain. Elle n’a jamais prétendu rétablir ce qui, dans cet organisme, a été une fois détruit pour jamais.

Pareillement, l’esthétique n’est point la science du Beau, elle n’a point pour but, comme le croit le comte Tolstoï, de définir l’idéal que depuis des siècles l’humanité porte en elle et dont elle prend conscience, de temps à autre, par l’intermédiaire de ses élus ; elle n’a pas davantage à formuler les lois de l’Art ou du Goût ; elle n’a pas d’autre objet que d’analyser le phénomène artistique et de chercher à formuler les lois sous l’empire desquelles il se manifeste. Elle est, par cela même, postérieure toujours à l’acte artistique. Elle ne peut ni prévoir l’art futur, ni lui imposer une direction. Elle constate, elle ne crée pas. Elle est expérimentale, elle n’est point divinatrice. Tout au plus, en reconnaissant la continuité des principes qui ont guidé de tout temps les artistes créateurs, peut-elle affirmer l’unité de l’idéal auquel ils aspirent et montrer qu’il n’est, après tout, qu’une abstraction de la vie même.

Ce qu’elle nous a, en effet, révélé de plus clair depuis que les manifestations de l’Art ont préoccupé les penseurs, c’est que, dans les œuvres du génie s’affirme avec une continuité absolue la concordance des rêves artistiques avec les directions changeantes de l’humanité, telles qu’elles se traduisent dans les aspirations diverses de chaque race et de chaque époque. Elle ne saurait donc prétendre à dicter les préceptes certains et immuables, soit du Beau, soit du Goût. Tout ce qu’il lui est permis de faire, c’est de dégager de ses observations un certain nombre de principes qui ne seront point des règles, mais la simple notation de faits précis, de résultats concrets d’une activité identique dans son Essence, quoique variable infiniment dans ses manifestations.

Telle est du moins l’esthétique moderne.

Convenons qu’autrefois, c’était une science plutôt empirique, comme toutes les sciences à leur début. Elle versa pendant tout un temps dans le fâcheux système contre lequel s’irrite le comte Tolstoï et qui consistait à ne considérer comme belles et parfaites que les œuvres correspondant à un certain schéma, déterminé d’avance d’après la formule d’œuvres antérieures, reconnues parfaites. C’est cette esthétique superficielle et à courtes vues qui nous a valu toutes les théories du pseudo-classicisme italo-français dans les lettres, dans la peinture et, plus récemment, dans la musique. Cette conception de l’esthétique devait nécessairement aboutir à faire de l’Art un simple exercice d’imitation, et elle a, en effet, pendant de longues périodes et à plusieurs reprises, exercé une influence néfaste sur les facultés des artistes. C’est d’elle que devait naître fatalement la culture du poncif, la toute-puissance de la formule, la contrefaçon d’art au sens le plus propre du mot.

Aujourd’hui, l’esthétique imite les procédés des autres sciences ; elle est expérimentale, historique, et non dogmatique ; et elle appuie volontiers ses déductions et ses observations sur celles de ces autres sciences. Celles-ci ont pénétré le secret des phénomènes physiques et physiologiques dont le rôle est si grand dans nos sensations esthétiques ; il en est résulté une conception infiniment plus large et plus profonde du phénomène artistique.

En ce qui concerne la musique plus particulièrement, les découvertes scientifiques de Helmholtz et de ses disciples sur la nature du son et de ses effets ; les recherches des physiciens et des acousticiens sur le rythme, sur les successions et les agrégations de sons ; les constatations des historiens de la musique au sujet de la formation de nos échelles modernes de sons et de notre harmonie, rien de tout cela n’est indifférent aux yeux des esthéticiens actuels de la musique, et la théorie de l’art musical s’en est profondément ressentie. Nous sommes arrivés à ce très grand et très important résultat de pouvoir reconnaître, dans les procédés en apparence si contradictoires et si incompatibles des diverses écoles musicales, l’application différente de principes toujours les mêmes, en ce qui concerne tant la formation de l’élément mélodique que la constitution rythmique et le développement harmonique.

Peut-on imaginer, par exemple, des formes plus diverses que celles qui nous apparaissent dans Palestrina, Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, pour ne citer que les maîtres qui marquent les grandes et les plus récentes étapes de la musique ? Avec chacun d’eux, ne dirait-on pas que tout change : harmonie, mélodie, rythme ? Le système de composition de l’un semble la négation de celui de son prédécesseur. Et cependant, l’esthétique musicale, appuyée sur l’histoire et les expériences scientifiquement exactes, n’aura pas de peine à dégager la parfaite continuité de l’art des sons et de ses procédés, l’unité de ses tendances sous cette apparente diversité, à retrouver au fond les mêmes éléments constitutifs obéissant toujours aux mêmes lois, ayant une fonction toujours identique, mais se prêtant à une variété infinie de combinaisons, ainsi que, dans la nature, les mêmes éléments servent à former des corps multiples.

L’erreur de toute l’école philosophique du xviiie  siècle a été de croire que la création artistique résultait de procédés fixes et immuables, qu’elle évoluait nécessairement dans un cercle restreint de formes et de formules. Les esthéticiens rattachaient obstinément et aveuglément toutes leurs observations et les déductions qu’ils en tiraient à l’art gréco-latin et à son succédané, l’art de la Renaissance italienne. Il n’y avait point d’art pour eux en dehors des modèles laissés par les admirables artistes de la Grèce et par leurs disciples de la grande période italienne. La symétrie, l’ordre, la régularité des proportions, une certaine clarté froide trop volontiers confondue avec la simplicité, leur paraissaient des conditions nécessaires, absolues de l’œuvre d’art, et ils n’admettaient comme artistique que ce qui ne s’écartait pas du nombre restreint de formules conformes à ces principes. C’est ainsi qu’ils n’avaient aucune compréhension de la sublimité du style ogival en architecture ; qu’ils n’ont eu aucun sens du charme délicat et subtil de la poésie du moyen âge ; qu’au point de vue musical, ils enfermaient la libre inspiration dans une série peu nombreuse de combinaisons contrapontiques et harmoniques sévèrement délimitées ; qu’en peinture, ils subordonnaient à une ordonnance certes harmonieuse, mais froide et calculée, l’interprétation des mouvements de la vie et la reproduction des formes des choses. Toute la théorie de l’Art se trouvait ainsi réduite à un certain nombre de règles et de lois, précises comme les articles d’un code, mais insuffisantes pour embrasser la série illimitée des manifestations nécessairement variables de l’émotion créatrice.

La rigueur de ces préceptes était, en réalité, une offense à l’Art. Les proclamer, c’était, au fond, méconnaître sa véritable essence et son esprit, c’était se méprendre sur la nature de la création artistique, transformer en une opération de l’intelligence, en une combinaison et un calcul de la raison, ce qui est essentiellement un acte spontané du sentiment.

L’œuvre de l’artiste est, après tout, une fonction naturelle et instinctive, pas autre chose. L’artiste produit de la musique, de la peinture, des vers, de la prose, absolument comme la plante produit la fleur et son fruit, par une nécessité organique. C’est un phénomène normal et fatal chez lui. Il ignore même, le plus souvent, en vertu de quel pouvoir, de quelle mystérieuse faculté il crée, et pourquoi il crée de telle façon plutôt que de telle autre. Si la raison l’éclaire souvent, si elle doit l’éclairer, c’est cependant l’instinct qui le pousse, qui lui suggérera ses plus belles inspirations. Il ne peut rien en dehors de l’instinct, en dehors des facultés spéciales qui le font agir en artiste. L’art, en un mot, est une faculté ou, mieux encore, une activité vitale.

C’est par là qu’il est universel. Ce n’est pas, comme on le croit, une faculté spéciale donnée seulement à quelques privilégiés. Tout être humain est artiste, nécessairement, naturellement. Bien entendu, nous ne sommes pas tous artistes au même degré ; mais dans le plus humble artisan, comme dans le virtuose et le créateur de l’ordre le plus élevé, la faculté artistique est inégalement mais pareillement active. Le paysan qui évoque, le soir, au coin du feu, les légendes naïves du terroir ou les souvenirs familiaux, fait œuvre d’artiste au même titre que le poète, le musicien et le peintre qui s’inspirent des grandes traditions de l’humanité et cherchent à en traduire avec relief le sens émotif. De ce que la faculté esthétique, c’est-à-dire créatrice d’images et de symboles, n’est point distribuée à tous à un degré équivalent, il ne suit pas que cette faculté soit absente. Elle est départie à tous ; seulement, elle est le plus souvent étouffée par les conditions anormales de la vie, qui ne lui permettent pas de se manifester avec une énergie identique dans tous les êtres.

Les mêmes causes qui détériorent le type physique humain agissent pour détériorer le type moral et le type esthétique. Ainsi que l’intensité vitale se trouve inégalement conservée dans les individus et se différencie encore dans les groupes d’individus, suivant le climat, la race, l’éducation, le genre de vie physique et psychique, ainsi l’intensité du sens artistique varie à l’infini, non seulement d’individu à individu, mais de nation à nation. Une race forte, constituée en une société solide et respectueuse des énergies vitales, sera nécessairement douée de facultés artistiques plus vives qu’une race dont l’organisation défectueuse laisse se perdre ces énergies nécessaires. Toute l’histoire de l’art corrobore cette vérité. La productivité artistique suit pas à pas le développement de la force interne des peuples ; elle s’élève à mesure qu’ils deviennent plus cultivés et plus conscients de leur valeur ; elle décroît et tombe insensiblement dans l’imitation, c’est-à-dire dans le factice, à mesure que s’accentue leur décadence sociale, morale et physique.

L’explication de ce parallélisme se trouve tout naturellement dans la nature même du sens esthétique ; où il n’y a pas d’énergie vitale, il ne peut y avoir d’art véritable.

Je touche ici au point capital des questions que soulève l’écrit du comte Tolstoï.

Pour lui, l’art n’est pas une fonction vitale, il est une fonction sociale.

« Toutes les fois, dit-il, que les spectateurs et les auditeurs éprouvent les sentiments qu’un autre a ressentis et a voulu faire ressentir, nous nous trouvons en présence d’une manifestation artistique. »

L’observation est juste ; seulement, elle ne fournit qu’une définition incomplète de l’art, une définition tout extérieure, qui ne touche pas le fait originaire, l’activité primordiale de l’artiste, l’acte de volition inconscient qui le fait œuvrer tout d’abord pour lui-même.

Car voilà le point essentiel.

L’acte esthétique est désintéressé. L’artiste crée par mouvements spontanés et réflexes, les symboles naissent en lui d’eux-mêmes, parce que son organisme l’y contraint, en vertu d’une activité analogue à celle du rêve. Bien entendu, le rêve éveillé, pour devenir le phénomène artistique, doit passer par différents stades, devenir ordonné et conscient. L’acte artistique n’en reste pas moins une vision, une hallucination originairement involontaire et réflexe. L’idée de communiquer ce rêve et l’émotion qui en résulte à ses semblables, ne vient qu’en seconde ligne. En admettant même la simultanéité des deux actes, l’acte fondamental, sans lequel ne surgirait point le désir de se communiquer à autrui, est nécessairement la création artistique, l’évocation d’émotions et d’images ; car il est logiquement impossible que ce désir se produise avant l’existence de la chose qui en est l’objet.

Dans sa prétendue définition de l’Art, le comte Tolstoï ne tient aucun compte de ce phénomène primordial. Il écrit ceci :

« L’Art n’est point, comme le déclarent les métaphysiciens, la manifestation de quelque idée mystérieuse de la Beauté, de Dieu ; il n’est pas, comme l’affirment les physiologistes, un jeu dans lequel l’homme dépense son excédent d’énergie ; il n’est point l’expression des émotions au moyen de signes extérieurs ; il ne consiste pas dans la création d’objets qui plaisent ; il n’est point surtout le plaisir. L’Art constitue un moyen de communion entre hommes s’unissant par les mêmes sentiments. Envisagé ainsi, il est nécessaire à la marche progressive vers le bonheur de chaque individu et de toute l’humanité… Évoquer en soi-même un sentiment que l’on a déjà éprouvé, et, en l’évoquant ainsi au moyen des mouvements, des lignes, des couleurs, des sons, des images parlées, transmettre ces sentiments de manière à les faire éprouver à d’autres, c’est rendre l’art actif et puissant. Autrement dit, l’Art est une activité qui permet à l’homme d’agir sciemment sur ses semblables au moyen de certains signes extérieurs, afin de faire naître en eux, ou de faire revivre, les sentiments qu’il a éprouvés… »

Cette pensée est sans doute très élevée et très belle, mais elle ne résiste pas à l’examen. Après s’être amusé à railler l’insuffisance de toutes les définitions de l’Art, le comte Tolstoï aboutit à en formuler une dont le moindre défaut est de substituer l’effet à la cause, d’établir une confusion entre l’objet et les conséquences qu’il produit. L’Art, selon lui, ne serait qu’un moyen de transmission entre les hommes. Mais la parole et le geste sont également des moyens de transmission. Sont-ils l’Art ?

S’il est une définition qui manque de netteté, c’est bien celle-là ; elle ne précise rien, ne caractérise rien ; elle ne va pas au fond des choses.

Ce qu’il importait de distinguer et d’analyser dans son essence, c’est la nature spéciale et le caractère sui generis de la faculté que nous appelons artistique, de l’activité créatrice d’art.

Le comte Tolstoï passe à côté de ce problème délicat, et, n’ayant analysé que superficiellement le phénomène qui l’occupe, il en donne une définition erronée.

Non, l’Art n’est pas une fonction sociale. Il est d’abord et avant tout une fonction, une activité vitale ; il a certes un rôle social ainsi que toute activité humaine, mais ce rôle n’est qu’une conséquence, il n’est pas une source, il n’est même pas un but. Supprimez la société, supposez l’artiste isolé en face de la Nature, il restera artiste, il créera de l’art pour lui-même.

II. La Fonction sociale de l’Art

Les idées de Tolstoï sur ce sujet ; confusions qu’il établit. — L’Art et la science du bien et du mal. — Idéalisme et réalisme. — La conscience religieuse et l’Art — Les idées de R. Wagner sur la portée sociale de l’Art. — D’où viennent les erreurs de Tolstoï.

De cette erreur initiale résultent toute une série de sophismes qui ne résistent pas à l’examen.

Sur son idée fausse de l’Art, le comte Tolstoï échafaude tout un système d’art humanitaire, vaguement socialiste, qui nous ramène aux théories surannées de l’art utilitaire, de l’art tel que le comprenait Victor Cousin, c’est-à-dire reposant sur un fond moral. De ce qu’il le considère comme un moyen de communion entre les hommes, comme une des conditions de la vie sociale, Tolstoï conclut que « la propriété essentielle de l’Art est d’unir les hommes entre eux », que « son but doit être de transmettre d’homme à homme les sentiments les plus hauts et les meilleurs de l’âme humaine », que l’Art est « un des instruments du progrès, c’est-à-dire de la marche en avant de l’humanité vers le bonheur ». Il en arrive ainsi d’une part à subordonner l’Art à la religion, de l’autre à ne considérer comme bonne que l’œuvre qui sera compréhensible à la majorité des hommes.

Il y a certainement une part de vérité dans les propositions et observations que formule le philosophe russe.

Ainsi, à propos de ce dernier point, il écrit ceci :

« L’Art diffère des autres formes de l’activité mentale en ce qu’il peut agir sur les hommes indépendamment de leur état de développement et d’éducation. Et l’objet de l’Art est, par essence, de faire sentir et comprendre des choses qui, sous la forme d’un argument intellectuel, resteraient inaccessibles. »

L’observation est très juste, sauf toutefois en un point : ce n’est pas l’objet, le but, c’est un effet, un résultat de l’art de provoquer cette compréhension, et cela parce qu’il s’adresse à la sensibilité. Il nous convainc par le sentiment, il explique par l’image, il renouvelle et accentue le phénomène normal de la perception, de l’apercevance des choses en chacun de nous, dans des conditions qui en généralisent le sens et par là établissent l’identité de notre émotion avec celle des autres hommes.

C’est de là que résulte sa très réelle et très profonde portée sociale et humanitaire ; seulement, de ce que cette portée est certaine, incontestable, faut-il conclure que l’Art doit avoir le but déterminé de la produire ?

Je ne le pense pas ; le comte Tolstoï n’hésite pas à le faire, et de cette prémisse il déduit deux conséquences inacceptables : l’une, que la compréhension complète et immédiate de l’Art est en raison directe de sa valeur ; l’autre, que la valeur d’une œuvre d’art dépend de la valeur des sentiments moraux exprimés par elle.

De déduction en déduction, il en arrive ainsi à faire de l’Art un succédané de la religion.

« L’estimation de la valeur de l’Art, c’est-à-dire de la valeur des sentiments qu’il transmet, dépend, dit-il, de l’idée qu’on se fait du sens de la vie et de ce que l’on considère comme étant bon ou mauvais dans cette vie. La science qui distingue ce qui est bon de ce qui est mauvais porte le nom de Religion. »

Nous voilà en plein sophisme !

Tout d’abord, la science de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, ce n’est pas la Religion, c’est la Morale.

Ensuite, comment admettre qu’il faille juger l’œuvre d’art, non pas d’après sa constitution intrinsèque, c’est-à-dire d’après sa conformité à cet ensemble de lois que nous révèle la nature et qui se synthétisent dans la conception de l’artiste, mais d’après sa conformité à la « science du bon et du mauvais », autrement dit à la Religion ?

Le comte Tolstoï, comme naguère Cousin, confond complètement deux ordres d’idées et de sentiments voisins, souvent conjoints, mais nullement identiques ou corrélatifs.

« L’humanité, nous dit-il, est portée à aller sans cesse d’une conception plus basse, plus partielle et plus obscure de la vie à une autre plus haute, plus générale et plus claire. Et dans ce mouvement de progrès, comme dans tous les mouvements, l’humanité obéit à des chefs, à des hommes comprenant le sens de la vie plus clairement que les autres… Les religions sont l’énoncé de la conception que se font de la vie les hommes les meilleurs et les plus intelligents d’une certaine époque et d’une certaine société ; et vers cette conception le reste de cette société marche, ensuite, inévitablement et irrésistiblement. Par là s’explique que de tous temps les religions aient seules servi de base à l’évaluation des sentiments humains. » De là Tolstoï en arrive à conclure que la religion doit être la base de l’évaluation des œuvres d’art.

On voit clairement, par où pèchent toutes ces déductions. Ce que le philosophe russe nous dit de la marche progressive des religions, de la compréhension supérieure de la vie de certains chefs, s’applique de tout point non seulement à l’Art, mais à bien d’autres activités.

Si l’artiste véritable est toujours un homme qui a une compréhension plus élevée, une sensibilité plus affinée, qui est supérieur dans un sens déterminé aux autres humains, il n’est cependant pas seul dans ce cas. Les grands chefs militaires ou politiques, les grands moralistes ont aussi une compréhension plus claire et exceptionnelle du sens de la vie sous ses aspects les plus divers. Sont-ils artistes pour cela ?

Encore une fois, il n’y a dans l’observation de Tolstoï, telle qu’il la formule, rien d’essentiel, qui puisse spécialement distinguer l’activité artistique de l’activité spécialement sociale, religieuse ou militaire.

D’autre part, s’il est vrai que chez l’artiste le sens supérieur de la vie concorde souvent avec la conception religieuse, il est impossible cependant d’oublier que ces deux conceptions ne sont pas corrélatives, qu’elles ne se déduisent pas nécessairement l’une de l’autre, ainsi qu’on le verra plus loin ; elles sont simplement parallèles ; elles ne peuvent se confondre, parce qu’elles émanent d’un point de vue tout à fait différent et par là même d’une activité profondément distincte.

La religion est une interprétation du monde dans ses rapports avec son créateur supposé ou avec les puissances supérieures qui sont censées le gouverner. Quand elle se spécialise, qu’elle se formule en une confession, la religion prend le caractère d’une législation morale. C’est dans ce sens que Tolstoï l’appelle la science du Bien et du Mal.

L’Art, lui, est une interprétation du monde dans ses rapports avec son essence, c’est-à-dire avec lui-même. Il est une simple représentation objective du monde.

La poésie, a dit le poète viennois Grillparzer, est la suppression des limitations de la vie. Le mot est intéressant ; par extension, il pourrait être appliqué à l’Art. Dans un certain sens, en effet, l’Art tout entier est une vision des choses qui supprime les limitations que leur impose la réalité, ce que Schopenhauer a traduit par cette pensée que l’Art était une objectivation de la Volonté, c’est-à-dire de l’idée vitale, l’idée même de l’Être. En d’autres termes, l’artiste surprend la vie dans ses manifestations les plus diverses, dont il arrête les contours, qu’il isole, et chacune de ces manifestations se transforme à ses yeux en une image, en un symbole de la vie générale et intégrale.

Notez que les « réalistes », à ce point de vue, ne sont pas moins idéalistes que les « spiritualistes ». Entre les deux, il n’y a qu’une différence de point de vue et de point de départ ; les uns analysent et décrivent plus particulièrement l’expression psychique, les autres l’expression matérielle des choses ; mais ils synthétisent pareillement. Il n’y a pas opposition, il y a simplement diversité de méthode, de même qu’entre les différentes espèces d’activité artistique, il y a diversité de procédés, mais non contradiction. Les arts plastiques, peinture, architecture, sculpture, sont, dans un certain sens, des arts nécessairement matérialistes, puisqu’ils sont fondés sur l’observation des formes extérieures des choses ; la poésie et la musique sont, au contraire, d’essence spiritualiste, parce qu’il n’entre pas dans leurs moyens d’exprimer par des formes tangibles les aspects multiples de la matière inerte ou animée, qu’elles n’en peuvent donner que l’idée et le reflet, tout en étant plus particulièrement aptes à reproduire les modulations de la vie purement psychique.

Au fond, que l’interprétation esthétique soit plastique et matérialiste ou poétique et spiritualiste, elle n’est toujours qu’un phénomène de la même faculté mentale, de cette activité artistique aussi variée et infinie dans ses manifestations que la vie même, dont elle est une fonction.

De toutes ces subtiles distinctions, si nécessaires à la compréhension complète de l’idée d’Art, le comte Tolstoï ne se préoccupe guère ; uniquement épris de sa thèse sociale, ne voyant de l’Art que sa portée humanitaire, il n’en examine et n’en comprend que les effets extérieurs.

Le caractère spécial, désintéressé, de l’activité esthétique n’empêche pas évidemment que l’œuvre d’art puisse servir à des desseins déterminés d’ordre moral, social, pratique. Mais c’est là un point tout à fait secondaire et qui ne modifie en rien la nature particulière, primordiale et fondamentale de cette activité.

Que l’œuvre d’art ait un but patriotique, religieux, éducatif ou moralisateur, elle n’en reste pas moins soumise aux lois propres de l’esthétique, qui se trouvent tout à fait en dehors du but concret que l’auteur a poursuivi. Elle n’est point une œuvre d’art parce qu’elle est patriotique, religieuse, moralisatrice ou éducative ; elle l’est ou elle ne l’est pas malgré le dessein utilitaire qu’on y a mis. Elle peut exercer une influence, servir d’instrument d’union entre les hommes, comme dit le comte Tolstoï, par cela seul qu’elle a ce but d’utilité pratique ; ce but peut s’ajouter à sa valeur esthétique, mais il ne peut la déterminer ; elle ne sera une œuvre d’art que si, en dehors de l’objet en vue duquel elle a été créée, et malgré cet objet, elle répond par elle-même à l’ensemble des conditions qui feront d’elle une sorte de microcosme, un symbole de la signification matérielle ou morale des choses, une interprétation d’un moment quelconque de la vie matérielle ou psychique.

Peu importe tout cela au comte Tolstoï ; devant ces problèmes d’analyse, son esprit, ailleurs si sagace et si pénétrant, se trouble et établit les confusions les plus fâcheuses entre des domaines totalement différents. Aussi, à chaque ligne, il se contredit.

Il pose en principe que l’Art doit répondre à la conscience religieuse de chaque époque ; le seul à ses yeux qui mérite le nom d’Art véritable est celui qui interprète le plus complètement l’idée que la religion nous donne du « sens de la vie » ; il veut que l’artiste « se trouve au niveau des plus hautes conceptions religieuses de son époque ». Et cependant, il condamne et repousse l’art si pur des Grecs, l’art de la Renaissance, bien qu’il reconnaisse que l’un et l’autre sont en relation immédiate avec les idées religieuses d’alors.

« C’est de la conscience religieuse des anciens Grecs, dit-il, qu’ont découlé les sentiments si nouveaux, si importants et variés à l’infini qui se trouvent exprimés dans Homère et dans les grands tragiques ; le cas est le même pour les juifs…, pour les poètes du moyen âge ; il serait le même encore aujourd’hui pour l’homme qui reviendrait à la conception religieuse du vrai christianisme. »

Et, dix pages plus loin, il parle de la « conception artistique, en somme très grossière, des anciens Grecs », il raille les critiques « qui continuent aujourd’hui encore à louer aveuglément les œuvres rudimentaires et souvent vides de sens des anciens Grecs : Sophocle, Euripide, Aristophane, et aussi tout l’œuvre de Dante, de Tasse, de Milton, de Shakespeare ; tout l’œuvre de Michel-Ange, y compris son absurde Jugement dernier ; tout l’œuvre de Bach ; tout l’œuvre de Beethoven, y compris sa dernière période ».

Lui qui critique non sans raison la théorie de Baumgarten, reprise plus tard par Cousin, la fameuse théorie du Bien, du Beau et du Vrai, « ces mots que répètent avec des majuscules les philosophes et les artistes, les poètes et les critiques, s’imaginant dire quelque chose de solide et de défini en lesprononçant », il ne s’aperçoit pas qu’il établit une théorie absolument pareille sur la base de sa prétendue « science du bien et du mal ».

Il était fatal qu’il en arrivât à cette inconséquence. Du moment qu’on admet que « c’est le sens religieux qui décide de la valeur des sentiments exprimés par l’Art », on doit, avec Tolstoï, rejeter l’art qui correspond à une conception religieuse antérieure et moins parfaite que la religion qu’on professe. Comme il est, lui, chrétien orthodoxe, il est logique en ravalant l’art hellénique au rang d’une manifestation primitive et grossière ; il est logique en demandant que l’Art se conforme aux Évangiles et n’exprime « que les sentiments capables de produire l’union des hommes avec Dieu et entre eux ».

Richard Wagner avait touché aux mêmes questions, mais avec une précision et une clarté d’exposition autrement pénétrantes. Lui aussi, dans Kunst und Revolution 2, il reconnaît que l’art est un produit social. « L’Art, disait-il, est la plus haute activité de l’homme physiquement bien développé, en harmonie avec lui-même et avec la nature… ; il est la joie d’être, de vivre, et il est aussi la joie d’appartenir à une communauté. »

C’est pourquoi, en cet écrit de sa période révolutionnaire, il proclamait « l’Art la seule force capable d’opposer une résistance efficace à la pression d’une civilisation qui renie complètement l’homme ». Seulement, il n’allait pas, comme Tolstoï, jusqu’à imposer à l’Art la fonction de servir délibérément à cette action sociale ; il se bornait à reconnaître que l’art l’exerce par cela seul qu’il est de l’Art, c’est-à-dire une activité qui s’appuie sur la nature même, ou plutôt qui en émane directement.

« Là où le médecin expérimenté est à bout de ressources, nous retournons, en désespoir de cause, à la nature. La nature, et rien que la nature, peut en effet réussir à démêler la grande destinée du monde… La nature, la nature humaine dicte la loi aux deux sœurs, culture et civilisation : Dans la mesure où je suis contenue en vous, leur dit-elle, vous vivrez et fleurirez ; dans la mesure où je ne suis pas en vous, vous périrez et vous dessécherez. »

La conclusion de Wagner est, on le voit, très éloignée de celle de Tolstoï. Elle ne détourne point l’Art de son rôle propre ; elle fait de l’Art le véhicule qui ramène la société à la Nature, quand la culture et la civilisation nous en éloignent. Si Wagner admet que l’Art et le mouvement social, — l’équivalent de la conscience religieuse de Tolstoï, — ont un but commun, qu’ils tendent pareillement à la réalisation de l’union entre les hommes, il a bien soin de ne pas les identifier, de ne pas confondre leurs procédés.

« Le rôle de l’Art est de faire reconnaître à l’instinct social sa noble signification, de lui montrer sa vraie direction. De son état de barbarie civilisée, le véritable art ne peut s’élever à sa dignité que sur les épaules de notre grand mouvement social ; il a de commun avec lui le but ; l’un et l’autre ne peuvent atteindre ce but que s’ils le reconnaissent de concert… Quand l’homme saura qu’il est lui-même, lui seul le but de son existence, quand il comprendra qu’il ne peut réaliser ce but personnel qu’en communauté avec tous les hommes, sa foi sociale ne pourra consister qu’en une confirmation positive des paroles de Jésus quand il disait : “Ne prenez point souci de savoir ce que vous mangerez, ce que vous boirez, ni même ce dont vous vous vêtirez, car tout cela, votre Père céleste vous l’a donné de lui-même !” Ce Père céleste, c’est la Raison sociale de l’humanité, qui s’approprie la nature et sa fécondité pour le bien de tous. »

En d’autres termes, l’Art et l’instinct social ont la même source, la Nature ; l’instinct social, la Raison de l’humanité, en dégage les lois, l’Art les représente, les montre, et c’est comme tel qu’il devient un moyen de communion entre les hommes et un instrument du progrès de l’humanité.

L’erreur de Tolstoï consiste en ceci qu’il assigne à l’Art, comme un but déterminé, ce qui est simplement la conséquence même de son activité particulière. L’œuvre artistique appartient toujours à un ensemble, elle n’est jamais isolée, on ne saurait la séparer de ce qui l’entoure, elle est nécessairement comprise dans un ensemble plus grand qu’elle-même, c’est-à-dire le monde dont elle est la représentation. Elle est fatalement l’expression d’une société, d’une race, d’un pays, d’un moment quelconque, physique ou moral, de la vie humaine ; et elle est en même temps une généralisation de l’idée ou du sentiment objectivés dans la chose concrète ou l’être concret particulièrement observés par l’artiste. C’est grâce à cette faculté de généralisation que l’Art a une action morale. Ni plus ni moins.

Tolstoï affirme que l’art de l’avenir sera « celui qui exprimera des sentiments poussant les hommes à l’union fraternelle » ; cela va de soi. De tout temps, au fond, ç’a été l’essence même de l’Art. Il n’y a pas d’art véritable, il ne peut pas y en avoir sans appel à ces sentiments, parce que ces sentiments sont le fond même des aspirations de l’humanité.

En s’appuyant tout uniment sur la Nature, sur la Nature éternelle et vivante, créatrice incessante de symboles, sans effort et nécessairement, l’artiste rencontrera et révélera ces sentiments. Ainsi ont fait toujours les grands artistes. Il suffit de percevoir et de comprendre les vérités fondamentales que clame la Nature. Il est vrai que cette compréhension ne se révèle qu’aux âmes extrêmement sensibles, aux intelligences douées d’une pénétration supérieure !

III. La Religion et l’Art

Ce qui distingue leur domaine ; contradictions fréquentes entre l’une et l’autre. — Supériorité de l’Art au point de vue du sens de la vie. — Erreurs de Tolstoï à ce sujet. — Opinions de Kant, Channing. Schiller, R. Wagner : Kunst und Religion. — L’Art révélateur de la conscience morale d’une époque.

Si le rôle social de l’Art et son action au point de vue du progrès ne sont point tels que se les imagine Tolstoï, bien moins encore me paraît acceptable l’idée qu’il se fait des rapports de la Religion avec l’Art.

Cette question a toujours préoccupé très vivement les grands artistes, les esthéticiens et les philosophes ; il y a évidemment une frappante analogie entre le sentiment religieux et le sentiment artistique ; des points de contact nombreux s’établissent entre ces deux modes de contemplation et d’interprétation du Monde. Mais je le répète et j’y insiste, les dériver l’un de l’autre, faire de l’Art un succédané de la Religion, c’est confondre deux domaines profondément distincts.

En abordant ce grave sujet, il faut avoir bien soin de définir nettement les termes dont on se sert, d’en délimiter strictement le sens.

Qu’entend-on par Religion ?

Le mot est vague et comprend une infinité de choses. Au sens propre, il sert à désigner l’ensemble des doctrines et des pratiques qui constituent les rapports de l’homme avec la puissance divine. C’est dans ce sens qu’on parle de la religion juive, de la religion chrétienne, de la religion païenne, de la religion mahométane, etc. Dans un sens plus restreint, on applique le mot religion à un ensemble de doctrines qui ne sont qu’une variante d’une doctrine plus générale. On dit par exemple : la religion catholique, la religion réformée, la religion grecque, pour désigner des confessions particulières, les trois cultes distincts de la même religion chrétienne. Enfin, dans un sens absolu, on entend par Religion ce sentiment mal défini et cependant très caractérisé qui, sans préciser la notion de la Divinité tout en admettant celle-ci, se déclare indépendant de toute révélation surnaturelle et de tout culte établi ; ou bien, sans admettre l’existence réelle d’une puissance supérieure, créatrice et directrice du Monde, régulatrice des phénomènes de la nature morale et physique, reconnaît cependant une idée universelle, une loi suprême d’harmonie et de régularité nécessaires. C’est ce qu’on est convenu d’appeler la Religion naturelle ou la Religion, tout court.

Il n’entre pas dans le cadre de ce travail d’examiner ces différentes conceptions ; je me borne à faire remarquer que jusqu’à présent, aucun des penseurs qui ont cherché à approfondir le mystère des rapports de l’Art avec la Religion ne s’est, à ma connaissance, préoccupé d’établir nettement son point de départ. Tous indistinctement emploient le mot Religion d’une façon vague et imprécise. Sans peut-être s’en rendre compte bien clairement, ils mêlent à leur exposé des idées dérivées d’une des religions positives connues, et, nécessairement, le problème se trouve ainsi faussé dans ses prémisses.

Avec les religions positives, avec les confessions et les cultes déterminés, l’Art ne peut avoir que des rapports artificiels, non naturels et nécessaires ; s’il en a, aussitôt il devient lui-même factice ; car il n’est plus libre, puisqu’il doit se conformer à des doctrines absolues et formelles. Nous aurions ainsi un art sectaire, qui chercherait à exprimer non pas la Vérité, mais des vérités et des dogmes formulés en préceptes catégoriques et impératifs. La plupart des œuvres religieuses de la Renaissance — pas toutes — rentrent dans cette espèce de contrefaçon d’art ; elles ne sont véritablement belles que lorsque, en dépit du but religieux, et au-dessus de lui, elles expriment le pur sentiment humain. L’Art véritable est même le plus souvent en contradiction décidée et consciente avec la religion en tant que formule précise et étroite d’un ensemble de doctrines et de croyances. Il est, en face de celle-ci, une revendication énergique de la Nature indépendante et vivace qui se rebelle contre toutes les lois qu’elle-même n’a point dictées et se refuse à subir la contrainte de celles qui tendraient à restreindre son incessante activité.

Quand Michel-Ange, par exemple, étale sur les murs de la chapelle funéraire de Saint-Pierre ces héros indignés, aux formes surhumaines, ces vierges colossales et désespérées qui clament l’inexorable cruauté de la vie, il se met en opposition manifeste, absolue, avec la religion de son temps, avec le dogme romain. Sa grande âme emportée et généreuse de justicier proteste contre l’asservissement des consciences par la papauté, contre la corruption sociale du monde clérical et aristocratique, contre la tyrannie et l’injustice s’élevant triomphantes sur les ruines de la liberté et de la patrie italienne courbées sous le sceptre de l’Église, interprète attitrée et infaillible de la religion du Christ.

Que d’autres exemples analogues on pourrait citer à tous les moments de l’histoire de l’Art ! Constamment, l’Art est en conflit avec les religions ; j’irai jusqu’à dire que partout, et presque toujours, le grand art se présente vis-à-vis d’elles sous la forme d’une protestation, avec le caractère d’une révolte.

Et cela se comprend. La Nature se soulève par l’intermédiaire de l’Art contre les aberrations qui troublent l’organisme social. C’est par l’Art qu’elle manifeste son désir d’un retour vers une ordonnance harmonieuse des choses.

C’est dans ce sens seulement qu’on pourrait dire de l’Art qu’il est une expression de la conscience morale ou religieuse d’une époque. Et, mieux encore, si nous voulons aller bien au fond des choses, nous devrons finalement reconnaître que l’Art, en réalité, est cette conscience même dans sa plus haute expression.

Que sont, après tout, les religions ? De simples législations morales, des codifications d’un ensemble de préceptes nécessaires, de vérités indispensables à la vie et que la Nature nous révèle directement. C’est pourquoi toutes les religions ont à peu près le même fond. Elles ont beau se détester et se maudire entre elles, s’accuser mutuellement de mensonge et de supercherie, se réclamer d’une révélation divine, elles reposent toutes sur des principes analogues ; elles dérivent toutes de la même source, qui est non pas une révélation divine, mais la simple reconnaissance des lois naturelles par l’homme devenu conscient de son rôle dans l’univers.

« Toute religion, a dit Humboldt, se compose d’une morale plus ou moins saine et d’une fable plus ou moins folle. » Ces fables varient à l’infini, d’où résultent les différences entre les religions ; le fond commun et qui ne change guère, c’est la morale. Depuis l’origine des sociétés humaines, celle-ci n’a pas fait un pas en avant. La religion du Christ, la dernière en date, ne nous a dévoilé aucune vérité inconnue auparavant. Tous les préceptes moraux qu’elle énonce ont été exprimés par les philosophes et les poètes de l’hellénisme ; bien antérieurement, ils avaient déjà paru dans les doctrines de Confutzee, de Bouddha, de Manou, ainsi que les travaux les plus récents des orientalistes l’ont démontré ; le christianisme a seulement donné une forme nouvelle à des idées anciennes, rendues plus sensibles et plus accessibles par d’heureux symboles.

Après tout, ne sommes-nous pas des hommes avant d’être circoncis ou baptisés juifs, mahométans ou chrétiens ? Ce qu’il y a de secondaire dans les religions et ce qui les distingue cependant les unes des autres, c’est la fable, le symbole qu’elles choisissent pour se formuler ; ce qui est éternel, universel et évident, c’est le fond immuable d’humanité sur lequel elles reposent.

Or, ce fonds d’humanité, est aussi la base de tout art. L’Art est même plus apte à l’exprimer que les religions. Il l’exprime, dans la variété infinie de ses manifestations, de la façon la plus continue et la plus claire. Il me paraît même évident, contrairement à une doctrine constamment suivie jusqu’ici, que dans l’ordre des phénomènes psychiques ce n’est point l’Art qui dérive de la Religion ou des religions, mais plutôt la Religion ou les religions qui dérivent de l’Art.

Ce « sens supérieur de la vie » dont parle Tolstoï, c’est l’artiste qui, de tout temps, l’a possédé au suprême degré. Si l’on veut bien y réfléchir, que sont, après tout, les théogonies de l’humanité primitive d’où sont issues, par une filiation nettement établie, toutes les conceptions religieuses postérieures, plus complètes, plus élevées ? Elles ne sont pas autre chose qu’une interprétation poétique des phénomènes naturels. À mesure que l’observation devient plus pénétrante, que la connaissance des phénomènes se répand et se fait plus générale, les symboles se multiplient ; notre imagination, par une pente fatale, établit des relations entre ces divers symboles à l’imitation des phénomènes que notre esprit a observés. Les symboles, qui étaient une représentation figurée des lois naturelles, tendent alors à reprendre une forme concrète, sensible. L’imagination active de l’homme, mal à l’aise dans la conception abstraite des objets dont il s’occupe incessamment, cherche à la rendre plus précise en la revêtant des caractères mêmes de l’être humain ; nous nous représentons les forces de la nature comme des individualités sensibles, intelligentes, mues par l’amour ou par la haine, se laissant fléchir aux prières, aux offrandes, aux sacrifices. Telle est l’origine de la religion et des religions. Si elles ont, dans le cours des siècles, exercé une incontestable action sur l’éducation morale des hommes, elles n’ont fait, en cela, que rendre aux hommes ce qu’elles en avaient reçu.

Leur fondement est la compréhension plus ou moins claire de la vie, interprétée et révélée par l’Art ; elles se développent ensuite parallèlement à la civilisation, c’est-à-dire à l’affinement nécessaire des relations sociales. C’est l’inverse exactement de la thèse de Tolstoï : les religions ne précèdent pas la marche de l’humanité vers un état supérieur, elles en sont la conséquence. Elles sont si peu initiatrices que, toutes, elles ont été plus ou moins une cause d’arrêt et de recul, bien loin d’être un instrument de progrès. « L’homme, a dit Channing, croit ce qu’il peut, non ce qu’il veut. » Ceux qui voient au-delà de ce que nous voulons, ce sont les rêveurs, les poètes, les penseurs, les artistes, hardis annonciateurs des transformations possibles, éternels visionnaires de l’avenir. Les fondateurs de religions ne sont que des législateurs, des codificateurs qui condensent, après coup, en un corps de doctrines précises, la masse diffuse des aspirations depuis longtemps exprimées.

Kant a fait remarquer que les religions positives tendent à absorber la morale dans le culte. C’est ce qui rend les religions inaptes à toute œuvre d’avancement. Elles sont nécessairement conservatrices. L’Art, au contraire, est essentiellement progressif, car il nous révèle incessamment des aspects nouveaux de la vie ; il crée ainsi les éléments des croyances plus belles et des aspirations plus élevées. C’est lui qui mène véritablement l’humanité dans sa marche ascensionnelle vers les perfections imaginables.

L’erreur de Tolstoï, quand il fait dépendre la valeur de l’œuvre d’art de sa conformité à la « science du Bien et du Mal », résulte de ce qu’il se crée une religion particulière, en dehors de tout corps de doctrines défini et établi. Il a consigné ses idées à ce sujet dans un livre d’une grande élévation de pensée dont le titre seul est un programme : Ma religion 3.

Ce livre n’est pas autre chose qu’un commentaire des Évangiles, dont on prétend nous faire connaître la morale. Nous n’étions pas, assurément, sans soupçonner celle-ci, et même sans savoir qu’elle n’est point différente de la morale qu’ont prêchée bien des penseurs avant Jésus. L’originalité de Tolstoï consiste en ceci qu’il est absolument indifférent à ce qui fait le fondement même de la religion chrétienne, à savoir le caractère révélé des livres saints et la divinité du Christ.

« C’est terrible à dire, avoue-t-il, mais il me paraît que si la doctrine de Jésus et celle de l’Église, qui a poussé dessus, n’avaient jamais existé, ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens auraient été beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine de Jésus, c’est-à-dire de la doctrine rationnelle qui enseigne le vrai bien de la vie. »

Il ne s’aperçoit pas que, du moment qu’il ramène la doctrine chrétienne à n’être plus qu’une doctrine rationnelle, elle cesse d’être une religion, c’est-à-dire une révélation des rapports de l’homme avec Dieu ; elle devient une simple morale naturelle. Au fond, la religion de Tolstoï n’est pas autre chose. Opposée à tous les dogmes des Églises chrétiennes, elle ne se fonde sur aucune croyance au surnaturel ; elle n’interdit pas ces croyances, elle s’en désintéresse, n’ayant en vue que le bonheur terrestre des hommes par leur vie en commun rationnellement ordonnée, dans l’union et la paix de tous.

Sur ce point, les idées soi-disant religieuses de Tolstoï se rapprochent beaucoup de celles de Wagner, qui, lui aussi, était indifférent aux croyances et aux cultes et qui concevait le bonheur terrestre dans une sorte de fusion de tous les êtres vivants, la fusion dans l’Unité de l’Être.

Ce sont là rêveries de beaux penseurs, visions de poètes, aspirations de philosophes humanitaires et de sociologues, mais non des doctrines religieuses.

Que l’Art s’en inspire, cela va de soi : ces rêveries sont l’essence même de l’Art, Au fond, que sont les Évangiles, si ce n’est une œuvre d’art, un merveilleux poème dont Jésus est la figure centrale et dans lequel se condensent les aspirations, non pas du peuple hébreux et de la race juive, mais de la race aryenne opprimée depuis des siècles par de durs conquérants ? On est tout à fait fixé aujourd’hui à cet égard. On sait que les Évangiles ne sont pas l’œuvre proprement dite des quatre évangélistes auxquels la légende les attribue, mais un véritable recueil de chants ou de récits analogues à ceux dont la compilation a formé les grands poèmes épiques de la Grèce et, au moyen âge, nos chansons de gestes et nos romans chevaleresques. Donc une œuvre d’art, mais d’une humanité si profonde, d’une vérité si parfaite, que des siècles ont pu se nourrir de sa substance et qu’un nombre infini de confessions religieuses ont pu s’échafauder sur les sentiments qu’elle exprimait.

On demandait à Schiller :

— Pourquoi n’admettez-vous pas de religions ?

— Par Religion, répondait-il.

Lui aussi, le grand poète, il entendait par Religion ces aspirations fondamentales de l’humanité dont son âme d’artiste était toute débordante et qui sont la sève fécondante de l’art, comme elles sont la base de toute morale dès que l’humanité s’organise en société.

C’est par là que l’Art et la Religion, — dans le sens général, non confessionnel, du mot, — sont parfaitement identiques.

Dans Religion und Kunst 4, Wagner a sur ce point quelques mots d’une pénétrante justesse.

« L’Art véritable, dit-il, ne peut prospérer que sur la base de la vraie moralité ; sa fonction est d’autant plus élevée qu’il est parfaitement la même chose que la vraie religion (mit wahrer Religion vollkommen Eines). »

Mais il a bien soin de ne pas conclure de cette identité d’essence à la subordination, comme le fait le philosophe russe. Au contraire, il établit avec une netteté admirable le domaine propre de l’Art et de la Religion ou des religions.

« On pourrait dire, écrit-il, que là où la Religion devient une chose artificielle, mission a été donnée à l’Art de sauver le cœur (Kern) de la Religion. Les symboles mythiques que la Religion veut nous faire prendre au sens propre pour des vérités, l’Art les interprète suivant leur signification sensible (sinnbildlich), afin de faire comprendre par une représentation idéale la vérité profonde cachée sous ces symboles. Pour le prêtre, l’essentiel est que l’on tienne les allégories religieuses pour des vérités réelles ; l’artiste, tout au contraire, ne veut rien de semblable, il donne ouvertement et librement son œuvre comme une invention personnelle. »

Voilà qui est parfaitement clair ; ces quelques mots vont bien au fond du problème ; l’opposition des desseins chez le prêtre et chez l’artiste montre d’une façon saisissante combien est profondément différente leur façon d’envisager les mêmes phénomènes.

Dans l’Art s’exprime et se révèle véritablement la conscience morale d’une époque et d’une race ; dans la religion, cette conscience se formule en préceptes, en règles de conduite non seulement personnelles mais encore sociales. La Religion est une adaptation pratique des relations exactes des choses représentées par l’Art. La Religion a un but déterminé, l’Art n’en a pas ; il est une contemplation désintéressée, elle est une coordination des résultats de cette contemplation. C’est pourquoi la religion dogmatise : elle cherche à nous faire adopter comme des événements positifs, comme des exemples réels, et par là même impératifs, ce qui, dans les mythes primitifs d’où elle émane, n’est qu’une traduction naïve et subtile des rapports de l’individu isolé à l’ensemble des êtres et du monde. Des deux modalités de la même activité mentale, l’Art est la plus pure, la plus profonde, la plus élevée, parce qu’il est celle, ainsi que le remarque si justement le maître de Bayreuth, dans laquelle le sentiment humain se trahit dans son essence, dégagé de tout l’alliage et de tout l’artificiel qui l’obscurcissent dans les religions.

C’est aussi ce que pensait Schiller lorsqu’il écrivait à Gœthe : « Je trouve dans la religion chrétienne, virtuellement, la semence de ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé ; ses diverses manifestations dans la vie ne m’offensent et ne me blessent que parce que j’y vois des représentations manquées de cet idéal. » Ce que Schiller dit de la religion chrétienne, on peut le dire de toutes les religions ; elles sont nécessairement la représentation manquée de l’idéal, parce qu’elles s’attachent à individualiser les sentiments que l’Art traduit en leur généralité.

Ainsi, contrairement à ce que pense Tolstoï, l’Art, loin d’être subordonné à la religion, en tant que conscience religieuse d’une époque et d’une race, est une expression indépendante et parfaitement spontanée de celle-ci, sur la base de l’interprétation de la nature.

IV. Simplicité et nouveauté

L’Art accessible à tous ; simplicité et vérité dans l’Art : idées fausses de Tolstoï à ce sujet. — Ses opinions sur Beethoven et la IXe Symphonie. — Gontcharoff. — L’appauvrissement de la matière de l’Art. — L’enseignement professionnel. — Mot de Tchen-Ki Tong. — Anecdote sur le peintre Brulof : le coup de pouce. — L’Art et la Nature ; un mot de R. Wagner. — Idées fausses de Tolstoï en ce qui concerne la nouveauté des sujets et des sentiments. — Dans quel sens l’Art doit être accessible à tous.

De la représentation inexacte que Tolstoï se fait des rapports véritables de l’Art et de la Religion, de l’Art et de la société, résultent tous les paradoxes où il tombe.

Il affirme, par exemple, que l’art de l’avenir doit être accessible à tous — ce qui est une qualité de l’art véritable à toutes les époques ; puis, cherchant à s’expliquer sur ces mots : « accessible à tous », qui hantent son imagination de sociologue, il ne sait comment en définir la portée esthétique.

Il n’a certainement pas tort lorsqu’il affirme la nécessité d’un art simple ; mais encore une fois, il établit à ce propos une confusion très regrettable entre des idées et des notions nullement conjointes.

Ainsi, pour lui, tout ce qui est simple est nécessairement accessible à tous.

Rien n’est moins exact. Des œuvres très compliquées de moyens peuvent être très aisées de compréhension ; inversement, des œuvres où l’Art réduit à un minimum la combinaison de ses artifices, qui sont par conséquent simples au sens propre du mot, peuvent échapper complètement et pendant longtemps à l’intelligence du grand public. Généralement, c’est là l’histoire de tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. On n’en pourrait citer un seul qui ait été compris immédiatement par tous.

N’est-ce pas d’ailleurs le cas de toute idée nouvelle, de toute innovation, de toute révélation ? Que de luttes il faut pour faire triompher la Vérité ! Demandez aux martyrs chrétiens, aux grands saints, aux grands artistes, aux héros de l’humanité.

La fonction des grands hommes, des volontés supérieures, dans quelque domaine que ce soit, me paraît être plutôt de détruire les erreurs que de proclamer des idées nouvelles ; car, en somme, des idées nouvelles, des sensations nouvelles, des formes nouvelles, il n’y en a pas ! Il n’y a qu’une Vérité, intangible et éternelle ; il n’y a qu’une Vie, toujours agissante et se continuant identique à travers des manifestations variées à l’infini ; il y a seulement des façons différentes de comprendre et d’interpréter ; et c’est cela qu’on appelle la nouveauté en art, en philosophie, en sociologie, en matière de religion. Précisément, la fonction des esprits d’élite est de ramener à la compréhension juste des choses, à l’interprétation vraie de la nature et de son essence à la fois physique et psychique, les hommes entraînés quelquefois pendant des générations entières vers une conception tout à fait fausse ou erronée.

Ce qui est simple, c’est ce qui est vrai, dans un sens généralement humain ; mais tout ce qui est vrai n’est pas simple, en raison précisément des obstacles que l’erreur dresse sur les chemins de la Vérité. D’où il résulte que ce qui paraîtrait normal à une intelligence droite et non faussée, pourra paraître compliqué à une intelligence obscurcie par des théories incomplètes ou insuffisantes. La société bourgeoise d’à présent est dans ce cas ; le comte Tolstoï en est un exemple frappant, malgré le vif désir qu’il a de s’en dégager.

En haine de cette société, que son humanisme mystique lui fait condamner, il combat avec raison ses institutions et notamment son art. Il accuse cet art, surtout en ces derniers temps, de tomber dans la complication excessive, dans la recherche des moyens exceptionnels et, par là même, de devenir obscur et insaisissable, si ce n’est à une élite.

La critique n’est pas sans fondement, mais le comte Tolstoï est singulièrement malheureux dans le choix des exemples qu’il cite à l’appui de ses théories, parce que ces théories mêmes ne sont pas bien claires.

Ainsi, comme type de ce qu’il appelle la contrefaçon d’art, de ce qu’il considère comme l’art, compliqué, antisocial, anti-humain, non accessible à tous, il mentionne expressément l’œuvre du plus sincère, du plus passionné, du plus loyal, du plus profond, du plus vrai de tous les maîtres de la musique : Beethoven !

« Rien, dit-il, n’est plus typique que le cas de Beethoven. Parmi ses nombreuses productions, se trouvent, en dépit d’une forme toujours artificielle (!), des œuvres d’un art véritable. Mais il devient sourd, ne peut plus rien entendre et commence alors à écrire des œuvres bizarres, maladives, dont la signification reste souvent obscure. Je n’ignore pas que les musiciens peuvent imaginer les sons et presque entendre ce qu’ils lisent ; mais les sons imaginés ne peuvent jamais remplacer les sons réels ; tout compositeur doit entendre son œuvre pour pouvoir lui donner la forme nécessaire. Beethoven n’en était pas capable, puisqu’il était atteint de surdité… La Neuvième Symphonie passe pour une des plus grandes œuvres de l’art. Pour me rendre compte de ce qui en est au juste, je me pose avant tout la question suivante : Cette œuvre transmet-elle un sentiment religieux d’un ordre élevé ? Je réponds aussitôt négativement, puisque la musique, par sa nature même, ne saurait transmettre de pareils sentiments (!) ; je me demande alors si cette œuvre n’a pas une autre qualité de l’art bon, celle, par exemple, d’unir tous les hommes dans un seul sentiment, et si par là elle ne rentre pas dans l’art chrétien, profane, universel ou national. La réponse est également négative, car, loin d’apercevoir dans cette symphonie des sentiments qui unissent les hommes, je n’y vois qu’une œuvre artificielle, longue et obscure, où quelques courts passages, relativement nets, sont noyés dans l’incompréhensible et qui ne dit absolument rien aux hommes sains, non préparés par une longue hypnotisation. Je dois donc conclure que cette symphonie appartient au mauvais art. Par un phénomène curieux, le poème de Schiller introduit dans la dernière partie de cette symphonie énonce sinon clairement, du moins expressément cette pensée : que le sentiment (Schiller ne parle, à dire vrai, que du sentiment de la joie) unit tous les hommes et fait naître en eux l’amour. Mais, outre que ce poème n’est chanté qu’à la fin de la symphonie, la musique de la symphonie entière ne répond nullement à la pensée exprimée par Schiller, car c’est une musique tout à fait particulariste, n’unissant point tous les hommes, mais seulement quelques-uns, qu’elle contribue par là à isoler du reste de l’humanité. »

L’auteur d’Anna Karénine oublie de nous expliquer pourquoi la musique de la Neuvième est particulariste, pourquoi elle isole au lieu d’unir les hommes. Il n’en a donc jamais éprouvé le prodigieux effet sur les auditoires les plus composites ?

S’il est une création particulièrement saillante par la simplicité et la clarté des idées dans l’œuvre symphonique de Beethoven, c’est assurément celle-là. Où trouver un thème plus délicieusement chantant que celui de l’adagio, une mélodie rythmique plus entraînante que celle du scherzo, un chant aux assises plus solides, plus simple, plus populaire (dans le bon sens du mot) que l’ample thème final de l’Hymne à la Joie ? Par quelle aberration du goût et de l’entendement expliquer, chez Tolstoï, la totale négation du sentiment de tristesse ou de joie idéales, du caractère d’universalité essentiellement humaine que d’un bout à l’autre respire cette composition si profondément expressive ?

Je ne comprends pas, ou plutôt je comprends trop. Tolstoï aura consulté les livres ; il aura lu que la IXe Symphonie fut jadis considérée comme une œuvre incompréhensible par quelques contemporains du maître. Seulement, n’étant pas en mesure de se faire un jugement par lui-même, ignorant d’ailleurs d’où provenait l’erreur de ces contemporains, il aura simplement interprété selon ses vues personnelles l’incompréhensibilité autrefois reprochée à l’œuvre par une critique peu clairvoyante. La IXe Symphonie de Beethoven sort du cadre convenu, et c’est là ce qui avait choqué certains auditeurs de la première heure, en particulier les musiciens professionnels, trop servilement attachés aux formules antérieures et incapables par là même, — comme le sont trop souvent, hélas ! les professionnels, — de s’élever à la compréhension esthétique de l’œuvre, de reconnaître le sens intime des créations vraiment neuves.

À ne considérer la Neuvième qu’en elle-même, il n’y a rien qui, au point de vue de la facture, la distingue des symphonies antérieures. Les idées thématiques sont d’une plasticité admirable, d’une clarté absolue ; les combinaisons thématiques, les contrepoints, le système des variations, tout dans la Neuvième, est semblable à ce que nous trouvons, par exemple, dans la Symphonie héroïque, dans l’ut mineur, dans la Pastorale. Sous ce rapport, on ne peut lui reprocher aucun excès de complication, aucune obscurité. À cet égard, le comte Tolstoï se trompe aussi lourdement qu’on peut le faire. Il parle de cette œuvre avec la radicale incompétence d’un aveugle qui jugerait un Rembrandt.

S’il y a une obscurité, s’il y a une complication ou un manque de simplicité dans la IXe Symphonie, ce n’est point dans les idées et la facture, c’est dans le plan de l’ouvrage, parce que ce plan n’est pas régulièrement développé suivant le schéma traditionnel de ce genre de compositions instrumentales. Ce plan est absolument logique en soi, mais il est subordonné à un mouvement alternatif de sentiments qu’il faut connaître pour se rendre compte de l’idée de l’auteur. Pour nous qui sommes aujourd’hui fixés complètement à ce sujet, la IXe Symphonie n’offre aucune obscurité ; elle nous apparaît, au contraire, comme une méditation sur la vie, comme un chant profondément empreint d’humanité, où l’hymne de joie succède au cri d’angoisse, où la douleur se teinte de résignation, et la tristesse d’espérance en une vie meilleure.

L’inconcevable, c’est qu’après avoir dénié à la IXe Symphonie le titre d’œuvre d’art, Tolstoï, d’un même trait de plume, accorde ce titre de noblesse à certaine Aria de Bach qui est, en effet, admirable par l’ampleur du sentiment, et à certains préludes de Chopin qui sont assurément d’exquis poèmes, mais qu’on ne s’attendait pas à voir rangés dans la catégorie des œuvres de portée générale, accessibles à tous par la simplicité de leur inspiration. Que le chantre attristé de la Pologne s’élève parfois, dans le cadre restreint des rêveries pianistiques, à la plus haute poésie, que certaines de ses œuvres par leur accent douloureux et la sincérité de leur lyrisme, nous touchent profondément, cela n’est pas contestable. Mais s’il est un art nettement particulariste, essentiellement personnel, dénué au suprême degré du caractère d’universalité qu’on doit reconnaître aux grandes inspirations de Bach et de Beethoven, c’est certainement l’art de Chopin.

Dans tous ces jugements, comme en général dans toute la conception esthétique de Tolstoï, il n’y a ni clarté, ni sûreté de déduction, ni compréhension véritable du sujet. Son écrit sur l’Art n’est point une étude philosophique, c’est, au fond, une thèse socialiste dont il entreprend de démontrer les a priori, ce qui le contraint à forcer les conséquences de quelques-unes des observations très justes qu’il formule.

L’un des griefs fondés qu’il adresse à l’art contemporain, c’est d’être un art de facture, de sentiment peu profond, quintessencié, qui se préoccupe de flatter les vices des prétendues classes supérieures plutôt que d’une idée générale ou d’un sentiment universel. Mais s’il est vrai que cet art ne peut émouvoir les classes populaires, s’il n’est pas accessible aux masses, il ne suit pas de là que tout ce qui, dans l’art du présent ou du passé, reste inaccessible à l’intelligence des gens du peuple soit nécessairement de « mauvais art de l’art « particulariste », de « l’art de classe », comme Tolstoï l’affirme par exemple de la IXe Symphonie de Beethoven.

Il a le raisonnement faussé à ce point par son idée fixe, qu’après s’être élevé évidemment avec raison contre l’art particulariste, contre l’art exclusif, il développe le programme d’un art qu’il croit universel et qui serait en réalité tout aussi particulariste, tout aussi « art d’une classe » que celui qu’il condamne : celui des classes ouvrières.

Il rapporte à ce propos une assez piquante anecdote relative à Gontcharoff, le romancier bien connu, « un homme très instruit et très intelligent, nous dit-il, mais un pur citadin ». Gontcharoff pensait qu’après Tourguenef, rien ne restait plus à écrire sur la vie des classes inférieures. C’était pour lui une matière épuisée. La vie du travailleur lui paraissait une chose si misérable que les histoires de paysan de Tourguenef en avaient dit tout ce qu’il y avait à en dire. La vie des riches, au contraire, avec leur galanterie et leur mécontentement de tout, lui paraissait une matière à jamais inépuisable. Tel homme du monde donnait à sa dame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, un troisième sur la nuque. Tel était mécontent à force de ne rien faire, tel autre parce qu’il sentait qu’on ne l’aimait pas. Et Gontcharoff avait la conviction que cette sphère offrait à l’artiste une variété de sujets infinie. « Combien de gens sont de cet avis ! s’écrie triomphalement Tolstoï. Combien pensent, comme Gontcharoff, que la vie des gens qui travaillent est pauvre en sujets pour l’artiste et que notre vie à nous, oisifs, en est au contraire toute remplie ! La vie du travailleur, avec la variété des formes du travail et du danger qui les accompagne, les migrations de ce travailleur, ses rapports avec ses patrons, ses surveillants et ses compagnons, avec les hommes d’autres religions et d’autres nationalités, ses luttes avec la nature et le monde animal, ses occupations dans la forêt, dans le steppe, dans les champs, dans les jardins, ses relations avec sa femme et ses enfants, ses plaisirs et ses peines, tout cela, pour nous qui ignorons ces diverses émotions et qui n’avons plus aucune conception religieuse (?), tout cela nous semble monotone en comparaison des petites joies et des mesquins soucis de notre vie, une vie non de travail et de production, mais de consommation, de destruction de ce que d’autres ont produit pour nous. »

La conclusion de Tolstoï est que nous avons tort. C’est vrai ! La vie ouvrière est une matière artistique tout aussi variée et profonde que la vie des riches, par cela seul qu’elle est une manifestation de la Vie. Mais un art qui ne s’inspirerait que de ces sujets-là ne serait-il pas un art particulariste, un art de classe au suprême degré ?

Nous en revenons toujours au même défaut chez Tolstoï. Son observation est pénétrante, mais il ne parvient pas à en tirer les conclusions rigoureusement exactes. Il ne comprend pas que l’art ne doit pas être jugé bon ou mauvais selon le sujet et la matière qu’il traite. Le sujet est la chose accessoire ; la manière dont il est traité, voilà ce qui fait l’œuvre d’art. Des œuvres s’occupant de la vie des riches peuvent être aussi profondes, aussi générales, aussi universelles que celles émanant de la vie des pauvres, cela tombe sous le sens ; tout dépend de l’auteur et de ses facultés.

À ce propos, Tolstoï parle de « l’appauvrissement de la matière de l’art ». Le mot est heureux. Oui, notre art actuel souffre d’anémie, et ce n’est pas seulement, comme le pense Tolstoï, « parce qu’il s’est abaissé à ne plus exprimer que les trois sentiments de la vanité, du désir sexuel et du dégoût de la vie », c’est parce que, d’une façon générale, il n’est point désintéressé, qu’il est plus volontaire qu’instinctif, qu’il n’est point sincère, qu’il n’émane point d’une vision pénétrante, d’une impérieuse nécessité de se manifester, qu’il est un calcul, une spéculation, un produit industriel combiné en vue de l’effet et du placement immédiat, plutôt que le cri naturel d’une âme qui souffre et qui est prise de pitié.

L’art cesse, en effet, d’être de l’art le jour où ce genre particulier d’activité devient une profession. Aussitôt que l’idée de lucre hante l’artiste, la plus précieuse des qualités de l’art, la sincérité, s’affaiblit et ne tarde pas à disparaître complètement.

À cette cause de décadence de l’art, Tolstoï en ajoute une autre : le développement qu’a pris la critique d’art, « les sots discutant les sages », dit-il !

À la critique, il reproche non sans raison d’avoir enfermé en quelque sorte les artistes dans un cercle étroit de formules consacrées d’où elle ne leur permet pas de se dégager. Je doute cependant qu’un véritable artiste se laisse enchaîner si facilement ; encore serait-il bon d’ajouter que l’exclusivisme dont parle Tolstoï est beaucoup moins l’œuvre des critiques que des chefs d’écoles, des artistes eux-mêmes, qui trop souvent ne voient et ne comprennent que leur art personnel.

À nos écoles professionnelles d’art, Tolstoï reproche de n’enseigner, d’une façon extrêmement bornée, que certaines méthodes qui nous apprennent comment ont fait les artistes célèbres.

Au fond, c’est bien là, en effet, à quoi servent nos écoles publiques, nos académies de peinture, nos conservatoires de musique. Ces écoles ont la prétention « d’enseigner l’art ». Or, l’art étant une interprétation, une vision personnelle transmise à d’autres hommes, comment, dit justement Tolstoï, cela peut-il s’enseigner dans les écoles ?

Convenons que le point de départ de tout cet enseignement est faux. Il s’attache trop à transmettre les procédés et trop peu à stimuler les facultés créatrices. Ce que Tolstoï dit à cet égard n’est point nouveau, loin de là ; ce fut le thème favori de Richard Wagner contre les conservatoires, les écoles d’opéra et les Kapellmeister de son temps. Tolstoï n’en dévoile pas moins le vice de la méthode : « Tout ce que des écoles peuvent enseigner, c’est le moyen d’exprimer des sentiments éprouvés par d’autres artistes, de la façon dont ces autres artistes les ont exprimés. Et c’est précisément là ce qu’enseignent les écoles professionnelles ; leur enseignement, loin de contribuer à l’art véritable, contribue au contraire à répandre les contrefaçons de l’art, faisant ainsi plus que tout le reste pour détruire, chez les hommes, la compréhension artistique. »

La conclusion, toutefois, me semble excessive. S’il est vrai que l’enseignement « professionnel » est assez mal organisé partout, d’autant plus qu’il est devenu collectif dans nos grands établissements, on ne peut cependant pas oublier que toute maîtrise d’un art déterminé suppose une appropriation de la technique de cet art ; et celle-ci ne peut s’apprendre que par l’étude attentive de la technique des maîtres que nous considérons comme les plus parfaits. Seulement, on peut se demander si, dans l’enseignement public des arts, tel qu’il se fait, l’étude pratique des procédés n’occupe pas une place exagérée. Le défaut de cet enseignement me paraît être surtout de ne pas fournir d’aliment à l’énergie créatrice, qui est, de sa nature, spontanée et instinctive ; il semble que dans nos académies et nos conservatoires, la grande préoccupation soit d’étouffer cette énergie, d’endiguer le flot généreux des instincts et de l’empêcher de s’épancher librement. Ce qui est plus grave encore, c’est que très généralement, l’enseignement n’est plus, comme autrefois, le monopole des grands artistes ou des pédagogues vraiment doués, mais, tout au contraire, qu’il est confié, surtout dans les pays où il a un caractère officiel, aux plus médiocres esprits, aux artistes les plus incapables.

À ce propos, je rappellerai une bien piquante boutade attribuée à Tchen-Ki-Tong, ce diplomate chinois qui fut, il y a quelques années, l’une des physionomies les plus populaires du boulevard parisien. « En Chine, disait un soir dans un salon ce mandarin ironique, on choisit les professeurs parmi les candidats qui ont échoué. » Comme on se récriait autour de lui, comme on lui demandait : « Que faites-vous donc avec les candidats qui ont réussi ? », Tchen-Ki-Tong répondit, non sans une pointe d’impertinence : « On en fait des mandarins, messieurs ! Est-ce que les choses ne vont pas de même en France ? Vos mandarins à vous siègent à l’Académie, ils deviennent journalistes, romanciers, ils publient des articles dans des revues mondaines. C’est la secrète ambition de quiconque prend des grades. Ceux-là seuls qui personnellement n’y ont pas réussi, se résignent à enseigner l’art d’écrire à la jeunesse. »

N’est-ce pas ainsi, en effet, que les choses se passent chez nous la plupart du temps, et ne pourrait-on pas dire que nos académies et nos conservatoires sont généralement des refuges pour invalides et incapables ? Faut-il s’étonner que si rarement leur enseignement enflamme de l’ardeur véritable les jeunes esprits, qu’il aiguise leurs facultés d’observation ? Comment développeraient-ils l’instinct créateur, ceux précisément chez qui cet instinct manque le plus ?

Il y a d’honorables exceptions, je ne l’ignore pas ; nous ne manquons point de grands artistes qui ont été et sont encore de merveilleux « enseigneurs d’art » ; mais en ce qui concerne en particulier l’art musical, il faut bien avouer, comme le fait remarquer Tolstoï, que toute la théorie de la musique n’est qu’une simple répétition de la méthode dont se sont servis les maîtres célèbres. Quant à l’exécution musicale, c’est pis encore ; grâce aux conservatoires, elle devient de plus en plus mécanique et semblable à celle d’un automate.

Tolstoï cite à ce propos une jolie anecdote. Corrigeant un jour une étude d’un de ses élèves, le peintre russe Brulof y fit une ou deux retouches, et aussitôt la médiocre étude prit l’accent de la vie. — « Eh quoi, c’est à peine si vous y avez donné un coup de pouce, et la voilà toute changée ! lui dit l’élève. — C’est que l’art commence où commence le coup de pouce », répondit Brulof.

L’exemple est très heureusement choisi, et Tolstoï ajoute avec raison qu’aucun art ne met aussi bien en relief que l’exécution musicale la justesse de l’observation du peintre russe.

« Pour que cette exécution soit artistique, c’est-à-dire nous transmette l’émotion de l’auteur, trois conditions principales sont requises, pour ne rien dire des autres. L’exécution musicale n’est artistique que si la note est juste, que si elle dure exactement le temps voulu et que si elle est donnée exactement avec l’intensité de son voulue. La plus petite altération de la note, le plus petit changement dans le rythme, le plus petit renforcement ou affaiblissement du son, détruisent la perfection de l’œuvre et, par suite, sa capacité de nous émouvoir. La transmission de l’émotion musicale, qui semble une chose si simple et si aisée à obtenir, est donc, en réalité, une chose qui s’obtient seulement quand l’exécutant trouve la nuance infiniment petite nécessaire à la perfection. Et il en est de même dans tous les arts. Et un homme ne peut découvrir ces nuances que quand il sent l’œuvre, quand il se place directement en contact avec elle. Aucune machine ne saurait faire ce que fait un bon danseur qui conforme ses mouvements au rythme de la musique ; aucun orgue à vapeur ne peut faire ce que fait un berger qui chante bien, un photographe ce que fait un peintre ; aucun rhéteur ne trouvera le mot ou l’arrangement de mots que trouve sans effort l’homme qui exprime ce qu’il sent. Et ainsi les écoles peuvent bien enseigner ce qui est nécessaire pour produire quelque chose d’analogue à l’art, mais jamais ce qui est nécessaire pour produire l’art lui-même. L’enseignement des écoles s’arrête où commence le coup de pouce, c’est-à-dire où commence l’art. Accoutumer les hommes à quelque chose d’analogue à l’art, c’est les déshabituer de la compréhension de l’art véritable. »

On ne saurait mieux dire, et Tolstoï met ici d’une façon originale les choses bien au point. Il frappe vraiment au bon endroit. Les lacunes de notre enseignement d’art et les erreurs de la critique ne suffisent pas toutefois pour expliquer l’anémie, l’appauvrissement de la matière artistique, comme il dit. La difficulté pour l’artiste de subsister sans flatter les goûts de l’élite qui seule est en mesure de le rémunérer ; d’autre part, la surproduction d’œuvres d’art, comme disent les économistes, résultant de l’extension prise par les écoles d’art, de là la profusion d’œuvres médiocres qui amène à la fois l’abaissement du goût public et la dépression morale dont souffrent les artistes vraiment originaux, étouffés par la concurrence ; surtout la vie de plus en plus énervée et factice que nous vivons, tout cela agit profondément sur les conditions de l’art et contribue à le rendre plus pauvre.

Nous nous éloignons de plus en plus de la Nature. Nous parlons trop, — disait Wagner, — nous écoutons trop et ne regardons pas assez ( Wir reden zu viel, selbst auch hören zu viel, und sehen zu wenig… ) Voilà le mal profond. Nous sommes aveugles, nous ne voyons pas et nous ne comprenons plus.

Nous étudions les phénomènes de la morbidité plutôt que les manifestations de la santé. Ainsi le veut notre état, transitoire je veux l’espérer, de décadence physique et morale. Notre art est trop quintessencié ; il est trop subtil, il est tout en nuances insaisissables et trop particulières pour demeurer vraies d’une vérité universelle. C’est pourquoi nous ne sommes plus facilement accessibles. Nous sommes des Byzantins. La forme, la formule nous intéresse autant sinon plus que le fond. Nous lisons trop, nous entendons trop et ne regardons pas assez ! Le mot de Wagner est profond.

Voir ! — voir ce que les « autres » ne voient pas, — voir et comprendre, voilà ce qui fait l’artiste, le véritable artiste !

Tolstoï observe très justement « qu’une œuvre d’art n’a de prix que si elle transmet à l’humanité des sentiments nouveaux ». Il est d’accord sur ce point avec Wagner. Seulement, il ne s’entend plus avec le maître de Bayreuth quand il s’agit d’expliquer ce qu’il faut entendre par « sentiments nouveaux ». Pour Wagner, la personnalité de la vision est ce qui fait paraître nouvelle la Vérité qui est éternelle et ne peut changer. Pour Tolstoï, la nouveauté des sentiments réside uniquement dans la nouveauté du sujet. Il dit à ce propos :

« De même que, dans l’ordre de la pensée, une pensée n’a de valeur que quand elle est nouvelle et ne se borne pas à répéter ce que l’on sait déjà, de même une œuvre d’art n’a de valeur que quand elle verse dans le courant de la vie humaine un sentiment nouveau, grand ou petit. Or, l’Art s’est privé de la source d’où pouvaient découler ces sentiments nouveaux le jour où il a commencé à estimer les sentiments non plus d’après la conception religieuse qu’ils expriment, mais d’après le degré de plaisir qu’ils procurent. »

On dirait une pensée, mais ce n’en est que l’apparence, c’est même pis que cela, de la phraséologie, rien de plus. Où prendre les « sujets nouveaux » les « sentiments nouveaux » ? Notre pseudo-philosophe ne l’explique pas, il répond à la question par la question, en répétant que la valeur de l’œuvre d’art dépend des sentiments nouveaux qu’elle exprime. À la vérité, un peu plus loin, il nous dit, « qu’infinie est la variété des sentiments nouveaux qui découlent des conceptions religieuses » ; que « ces sentiments sont toujours nouveaux, parce que les conceptions religieuses sont toujours la première indication de ce qui va se réaliser, c’est-à-dire d’une nouvelle relation de l’homme avec le monde ».

Mais nous ne sommes guère plus avancés avec cette explication, car, les sentiments nouveaux dépendant des conceptions religieuses nouvelles, il faudrait nous indiquer d’abord quelles conceptions religieuses sont nouvelles.

Où les rencontrer ? qui nous les révélera ?

Tolstoï mentionne expressément à ce propos le christianisme, et par christianisme il entend évidemment cette sorte de religion mal définie que nous appelons Naturelle, « cette demi-révélation, comme disait Proudhon, qui satisfait aussi peu la droite Raison que la Foi sincère ». Mais ce christianisme n’est pas du tout celui des catholiques romains, des uniates, des grecs orthodoxes, des protestants luthériens, des protestants calvinistes. Lequel est le bon, lequel est le vrai ? Auquel l’Art doit-il se conformer ? Conçoit-on l’artiste obligé de faire un choix entre des confessions qui prétendent chacune être la seule et unique religion vraie ? Comment saura-t-il quelle est celle qui lui indiquera « ce qui va se réaliser ». L’esthétique entrerait ainsi dans le domaine des polémiques religieuses.

Obscurité, confusion, paradoxe, faiblesse de déduction, absence de logique, nous ne sortons pas de là, dans ce livre étrange où Tolstoï a mis tant d’éloquence inutile. Et cependant, il suffirait d’un mot pour compléter et rectifier son idée.

Oui, la nouveauté des sentiments est l’un des éléments dont dépend la valeur d’une œuvre d’art, c’est-à-dire que pour nous intéresser et nous captiver, l’artiste doit nous soumettre une vision des choses, grandes ou petites, autre que ses rivaux ou prédécesseurs ; il faut que, par un détail quelconque, il nous révèle quelque nuance auparavant inaperçue. C’est de cette recherche des nuances que résultent toutes les évolutions des écoles d’art. Pour reproduire les aspects si infiniment variés de la nature, il faut une variété infinie de formules. L’un voit en hauteur, l’autre en profondeur ; celui-ci pénètre le rythme interne des apparitions, celui-là leur rythme externe ; tel va de la forme extérieure vers l’intérieur ; tel part de l’âme et cherche le reflet de l’esprit dans les formes, et ainsi de suite. Inépuisable est la variété des aspects qu’on peut adopter, inépuisable la série des combinaisons artificielles de mots, de sons ou de couleurs au moyen desquelles nous exprimons ces multiples aspects.

Seulement, n’oublions pas que toutes ces combinaisons sont soumises à l’éternelle Logique de la Nature ; c’est de leur plus ou moins de conformité à elle que résulte leur valeur esthétique. Une œuvre d’art a beau se distinguer par la nouveauté du sujet et des sentiments, si ce sujet et ces sentiments ne sont pas rigoureusement logiques et conformes au sentiment humain, l’œuvre d’art sera sans valeur.

Mais qui, demandera-t-on, peut apprécier ce point ? Comment savoir si les sentiments exprimés par l’artiste sont vraiment conformes à la Nature tout en paraissant nouveaux ?

Je réponds : Par le consentement universel. Quand chacun de nous se reconnaît et se retrouve dans l’œuvre d’art, c’est que celle-ci est vraie, et dès lors, elle créera l’émotion esthétique.

Dans ce sens, Tolstoï a raison lorsqu’il dit que la véritable œuvre d’art est accessible à tous ; seulement, elle ne l’est pas nécessairement d’une façon identique pour tous.

La compréhension esthétique est extrêmement variable selon le degré de culture de chacun. La faculté d’être ému diffère même d’individu à individu. C’est une erreur du comte Tolstoï de croire le contraire. Chez tous, il y a le pouvoir de comprendre et d’être ému, mais ce pouvoir n’a pas chez tous le même degré d’intensité.

Pareillement, en matière religieuse, la compréhension est graduée. Le paysan, l’humble homme du peuple n’a certainement pas de Dieu la même conception que le comte Tolstoï.

Art et Religion, en somme, sont accessibles à tous dans un même sens, mais à des degrés divers, et non d’une façon absolue et identique. Voilà ce que le comte Tolstoï semble avoir oublié et de là résulte le vague de ses déductions.

Quand une œuvre saisit les masses profondes de l’humanité, qu’elle émotionne profondément des générations successives, qu’elle leur apparaît vraie, qu’elle fait penser les esprits graves, qu’elle exalte les natures sensitives, qu’elle s’impose avec une égale puissance à des races diverses, elle est, on en peut être certain, une œuvre d’art, une œuvre d’art véritable.

V. R. Wagner et Tolstoï

Ignorance de Tolstoï au sujet de l’œuvre et des idées de R. Wagner. — Ce qu’a cherché et voulu R. Wagner : la synthèse d’Art et le rôle de la musique dans cette synthèse. — Pouvoir de la musique. — Erreurs de Tolstoï à propos de R. Wagner : son compte rendu de Siegfried.

Wagner occupe tout un chapitre de Qu’est-ce que l’Art ?

Ce chapitre est intitulé de la façon suivante : L’Œuvre de Wagner, modèle parfait de la contrefaçon de l’art.

On est fixé tout de suite. C’est le chapitre à sensation de l’ouvrage, et la Revue de Paris ne s’y est pas trompée ; pour donner à ses lecteurs une idée du travail de Tolstoï, c’est ce chapitre qu’elle leur a servi.

Un éreintement de la main de cet observateur quelquefois profond, une violente diatribe contre le prodigieux magicien dont l’art a si complètement bouleversé l’esthétique moderne et provoqué un mouvement si universel des esprits, cela ne pouvait être banal, et ce n’est pas banal en effet. L’impression produite par cette sortie furieuse fut considérable, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit durable, ni que l’éreintement ait porté.

Voyons comment Tolstoï s’y prend pour démontrer que l’art de Wagner n’est que de la contrefaçon d’art, comme il dit. D’abord, Tolstoï rattache Wagner à l’école « des imitateurs des œuvres maladives de Beethoven » ; il lui reproche de « s’être mis à composer de la musique plus étrange encore en se fondant sur la théorie mystique de Schopenhauer et sur un système d’union de tous les arts ».

Il prétend ensuite discuter ce système, qu’il ne comprend pas.

Le noble écrivain, bien certainement, n’a pas lu un seul des ouvrages théoriques de Wagner ; il en parle avec la désinvolture d’un amateur sûr de lui en raison de son inconscience même.

« Le principe fondamental de Wagner, dit-il, est, comme on sait, que dans un opéra la musique doit servir la poésie, traduire jusqu’aux moindres nuances du poème. Ce principe est faux, car chaque art a son domaine bien défini, et si la manifestation de deux d’entre eux se trouve un instant réunie dans une seule œuvre, comme c’est le cas dans l’opéra, l’un des deux est nécessairement subordonné à l’autre. »

Ces quelques lignes suffisent : Tolstoï ne connaît pas plus l’œuvre poétique de Wagner que son œuvre théorique. Jamais Wagner n’a parlé de la subordination d’un art à l’autre, de la musique servant la poésie.

Mais cela n’embarrasse pas autrement notre esthéticien. Un peu plus loin, rappelant que Wagner avait voulu corriger ce que l’opéra avait d’absurde et de factice, Tolstoï continue :

« L’art de la musique ne saurait se soumettre à l’art dramatique sans perdre sa signification propre, car toute œuvre d’art, si elle est bonne, est l’expression d’un sentiment tout à fait exceptionnel, et qui ne trouve son expression que dans une forme spéciale ; de telle sorte que vouloir qu’une production d’un certain art fasse corps avec une production d’un autre art, c’est demander l’impossible. »

En effet ! Aussi Wagner n’a-t-il jamais rien voulu de semblable. Il ne s’agit pas de contraindre deux expressions d’art différentes à faire corps l’une avec l’autre. Il s’agit, au contraire, de faire servir deux modes d’expression distincts, mais non contradictoires, à traduire une pensée ou un sentiment qui ne peut complètement se formuler que par l’emploi simultané de ces deux modes. C’est tout autre chose.

Dans les arts plastiques, ne voyons-nous pas constamment se produire le même phénomène ? Par exemple, le dessin est en soi un art parfaitement distinct de l’art du peintre. Pendant des siècles, l’art du coloriste ne fut que l’humble servant de l’art du dessinateur. Les peintres dessinaient d’abord leurs figures et ne les coloraient qu’ensuite : leurs tableaux étaient plutôt des enluminures que des pages de peinture, au sens moderne du mot. Il faut arriver aux grands maîtres tels que Véronèse, Michel-Ange, Rubens, Van Dyck, Rembrandt, Hals, pour voir les deux procédés distincts se confondre si parfaitement dans l’œuvre d’art, que toute division est désormais impossible. Dessin et couleur se produisent simultanément, et non plus séparément ; dans l’acte créateur, les deux procédés se trouvent spontanément unis.

C’est quelque chose d’analogue que nous voyons se produire dans l’art de Wagner. Le poème dramatique n’est plus une œuvre distincte de la composition musicale. Il n’y a plus, comme le croit Tolstoï, la combinaison de deux œuvres de domaines artistiques différents, ni même adaptation des procédés de l’un aux procédés de l’autre, — ce qui se passait dans l’ancien opéra ; il y a tout uniment création d’une œuvre d’art reposant par son essence même sur les deux modes d’expression simultanément mis à contribution. Les poèmes dramatiques de Wagner ne sont pas des drames au sens absolu du mot : il y a beaucoup trop de lyrisme en eux pour qu’ils vivent à la scène par eux-mêmes. D’autre part, la partie musicale n’est pas davantage de la musique symphonique ou vocale au sens ordinaire. La symphonie vocale et instrumentale ne se développe point suivant les lois absolument spéciales de la musique, elle se formule suivant les nécessités intérieures du drame, dont elle est l’expression la plus intense ; elle constitue ainsi ce qu’on pourrait appeler un poème symphonique d’un caractère et d’un genre tout nouveaux, si étroitement unis avec le poème dramatique, si complètement identique à lui par cela même qu’il émane d’une même inspiration, d’un même acte créateur, que toute séparation des deux arts est impossible. Le phénomène très exceptionnel que Wagner présente dans l’histoire de l’art, c’est que les deux procédés, ailleurs séparés, concourent spontanément à une expression unique et parfaitement fondue. Son « système » n’a rien de commun avec l’opération tout artificielle des compositeurs d’opéras se torturant l’esprit pour adapter à des paroles d’autrui des inventions mélodiques plus ou moins adéquates. Il est quelque chose de profondément différent, de tout à fait nouveau, qui ne peut s’expliquer que par la tendance convergente du drame récité vers la musique et de la musique vers le drame que l’on peut constater dès la fin du siècle dernier.

Le Tondrama, le drame sonore de Wagner, est tout uniment la réalisation d’un rêve caressé par les artistes et poursuivi par les plus hauts esprits depuis plus d’un siècle, tant en France qu’en Allemagne. Ouvrez Marmontel, Diderot, Rousseau, l’abbé Le Batteux, relisez les préfaces-manifestes de Gluck et les pamphlets relatifs à ses controverses avec Piccinni, vous y trouverez non seulement des idées de tout point analogues à celles que Wagner devait développer plus tard, mais encore la vision très nette d’un opéra idéal, espéré, attendu, dans lequel la magie de l’art des sons serait si étroitement alliée au charme de la poésie, que cet ensemble formerait une œuvre d’art de la plus parfaite unité. En Allemagne, le même problème déjà soulevé par Scheibe, par Lessing et les esthéticiens contemporains, agitait plus encore Gœthe et Schiller, et tous deux attendaient du développement de l’opéra la réalisation d’une pièce dramatique qui n’offrirait pas les insuffisances du drame parlé pour exprimer toutes les subtilités du sentiment, et qui, d’autre part, aurait une donnée poétique plus élevée et plus profonde que celle sur laquelle, jusqu’alors, on échafaudait la musique des opéras. Ils rêvaient tous deux d’une œuvre d’art où ces deux modes d’expression réunis tireraient de leur absolue pénétration réciproque la faculté d’exprimer, de la façon la plus complète, la substance même des actions humaines.

C’était là une vue très juste et très profonde, fondée sur la véritable compréhension du singulier pouvoir de suggestion de la musique.

La musique, en effet, peut révéler et traduire des sentiments qu’aucune parole humaine, qu’aucun geste, qu’aucun acte ne sauraient traduire avec une égale intensité. Schopenhauer, dans sa théorie de l’art, a jeté sur ce point la lumière la plus vive et formulé des vues qui me semblent avoir définitivement épuisé la matière.

Quand nous nous interrogeons nous-mêmes, quel est celui d’entre nous qui, à certains moments, dans ces heures de rêverie et de sensibilité surexcitée où nous faisons un retour sur nous-mêmes, où nous sentons sourdre la vie en nous, où notre imagination s’émeut à la vision d’une existence parfaitement harmonieuse et belle, quel est celui qui n’a entendu alors en lui des chants irréalisables, des mélodies confuses et cependant perceptibles, des harmonies vagues qui sont comme l’expression de notre insatiable désir et de nos plus secrètes aspirations vers l’idéal ?

Que de fois ne nous est-il pas arrivé, seuls en face de nous-mêmes, de ne pouvoir nous retrouver, de ne pouvoir nous ressaisir, ni en ouvrant un livre, ni en contemplant une œuvre d’art, tableau ou sculpture, ni en nous plaçant devant un beau spectacle de la nature, ni même en écoutant une voix amie nous parler ? Qu’alors une mélodie aimée, souvent une mélodie oubliée, ou quelque harmonie douce frappe nos oreilles, soudain, nous serons pour ainsi dire consolés et nous retrouverons l’équilibre perdu de notre Moi.

On connaît la touchante anecdote qui nous montre Beethoven rendant visite à une amie qu’il n’avait plus rencontrée depuis quelque temps et qui, dans l’intervalle, avait été frappée d’un deuil cruel. En face l’un de l’autre, tous deux s’étaient tus, ne trouvant pas une parole pour traduire leur commune émotion. Alors, Beethoven s’assit au piano et joua quelques mesures d’un de ses adagios. Des larmes humectèrent ses yeux et l’amie pleura. L’un et l’autre, ils s’étaient dit ainsi ce qu’ils avaient à se dire, et ils s’étaient compris. Grâce au pouvoir magique des sons, leurs âmes s’étaient un moment confondues dans l’étreinte d’un même sentiment de sympathie profonde.

Ce pouvoir étrange de la musique d’éveiller notre sensibilité dans ce qu’elle a de plus secret et de plus intime, explique le prodigieux effet que l’intervention de la musique ajoute à tous les actes de la vie auxquels il nous plaît de l’associer. Deuil public ou intime, joie individuelle ou générale, quelques accords, une mélodie, un chant quelconque, une simple fanfare, même le monotone battement rythmique d’un instrument à percussion suffisent en ces moments pour exalter nos sentiments. Il semble qu’aux sons de la musique, notre énergie vitale ou sensitive s’accentue, que nos actes deviennent plus précis et plus décidés, que le cœur batte plus fort, que la poitrine se gonfle, que la respiration se fasse plus profonde, que la vie se manifeste en nous plus intense, que notre tristesse soit plus poignante, notre joie plus exubérante. La musique ajoute véritablement de la vie à notre vie.

C’est de ce pouvoir de la musique que toute œuvre d’art à laquelle elle participe tire son accroissement d’effet. Ce pouvoir est tel que la musique peut évoquer, sans le concours d’aucune représentation figurative, la vision d’actes et de choses qui se formulent dans notre esprit avec une suffisante précision pour être susceptibles •d’une réalisation matérielle.

Eh bien ! l’œuvre d’art entrevue par les poètes et les esthéticiens du siècle dernier et du commencement de celui-ci, n’est pas autre chose que le drame issu directement de ces pénétrantes visions musicales, c’est le Tondrama de R. Wagner. Celui-ci n’est pas, comme l’ancien opéra, une pièce grave ou gaie sur laquelle est adaptée de la musique, dont l’action s’interrompt de temps à autre pour laisser aux effusions du musicien l’occasion de se produire ; ce n’est plus la chose composite où des fragments de composition littéraire se juxtaposent à des fragments de composition musicale, c’est tout justement le contraire. C’est une œuvre parfaitement cohérente, qui puise son unité dans la continuité de l’inspiration musicale, c’est le drame qui n’est plus de la parole et de l’action mises en musique, c’est de la musique qui se résout et s’extériorise en paroles et en actions. Il n’y a pas superposition d’éléments distincts, il y a procréation de l’un par l’autre.

N’étant pas au courant des idées de Wagner, ne les connaissant qu’à travers les travestissements perfides qu’en ont donnés les adversaires de son art en Russie, n’ayant probablement jamais eu le loisir ou l’occasion d’approfondir les mystérieux phénomènes dont je viens de parler, Tolstoï se fait de l’art de Wagner une représentation tout à fait erronée et en raisonne à faux avec la sérénité de l’inconscience.

De là des à-peu-près dans ce genre :

« La réunion du drame à la musique a été imaginée en Italie au xve (?) siècle en vue de ressusciter ce qu’on croyait être le drame musical des Grecs. C’est une forme artificielle, qui a eu et a encore un certain succès, mais seulement parmi les hautes classes (?), et seulement lorsque des musiciens de talent, Mozart, Weber, Rossini et d’autres, s’inspirant d’un sujet dramatique, s’abandonnaient librement à leur inspiration en subordonnant le texte à la musique. »

Tout d’abord, relevons l’erreur historique de l’écrivain russe. L’opéra ne date pas du xve  siècle, mais bien de la fin du xvie  siècle. L’Orfeo de Peri, qui en marque les débuts, est de 1600. Les tentatives antérieures d’Orazio Vecchi et des madrigalistes dramatiques ne remontent pas au-delà de 1585.

Ensuite, il est inexact de croire que l’œuvre de Mozart, Weber et Rossini représente exactement la forme de l’opéra tel que l’avaient conçu ses créateurs italiens. L’opéra de Mozart et de ses successeurs est plutôt une émanation de l’oratorio dramatique et religieux, développé par les maîtres italiens du xviie et du xviiie  siècle, s’écartant de plus en plus du type primitif du drame lyrique, rêvé et réalisé par Péri, Caccini et Monteverde, continué ensuite, en France, en une tradition ininterrompue, par Lulli, Rameau, Gluck, Grétry et Méhul. Et précisément le mérite de Wagner est d’avoir reconnu l’erreur de l’alliance factice du drame et de la musique que nous montre l’opéra, avec plus de décision encore que tous ces maîtres, avec une pénétration d’analyse qui leur faisait défaut, et d’avoir rétabli le drame lyrique sur sa vraie base, la musique, en tant que mode d’expression de ce qu’il y a de plus subtil dans la passion humaine.

Mais Tolstoï ne sort pas de là : il ne veut voir dans les œuvres de Wagner qu’une adaptation artificielle de deux arts différents.

« Une des conditions principales de la création artistique est la pleine indépendance de l’artiste. Or, la nécessité d’adapter une œuvre musicale à une œuvre d’un autre art est une contrainte qui anéantit toute faculté créatrice. C’est pourquoi des adaptations de ce genre ne sont pas de l’art, mais simplement du simili-art, tout comme la musique dans le mélodrame, les légendes des tableaux, les illustrations. Les œuvres de Wagner appartiennent à cette même catégorie. »

C’est dans ce sens qu’aux yeux de Tolstoï, Wagner est le parfait modèle de la contrefaçon d’art.

La conclusion était forcée. Il n’y a d’ailleurs pas autrement à s’y arrêter ; cette conclusion est l’expression d’une phénoménale incompréhension. Le maître russe ne s’est même pas donné la peine d’étudier les idées et l’œuvre de Wagner ; et c’est de sa part faire preuve d’une légèreté vraiment difficile à pardonner que d’émettre dans ces conditions, des jugements qui restent sans portée parce qu’ils portent à faux. Ils n’ont même pas la valeur des naïves impressions d’un amateur qui dirait simplement ce qu’il a éprouvé. Ces impressions-là sont quelquefois intéressantes en raison même de leur candeur. Tolstoï n’est rien moins que naïf ; il discute, il raisonne, il veut démontrer. Lui qui malmène si vivement les critiques — « les sots jugeant les sages » — il ne s’aperçoit pas qu’il tombe dans un de leurs plus fâcheux travers, celui de parler des choses de l’art malgré une préparation insuffisante, avec une assurance toute doctorale.

Il va, à propos de Wagner, jusqu’à toucher à des questions de technique où il est plus incompétent encore qu’en matière esthétique. C’est ainsi qu’il s’aventure à parler ex professo de la musique de Wagner.

« Il manque à la musique nouvelle la qualité essentielle de toute œuvre vraiment artistique, dit-il : le caractère d’unité organisée, une cohésion si étroite qu’on ne puisse toucher au moindre détail sans que l’œuvre entière s’écroule… »

Comment, après ce qu’il avait dit de Beethoven, s’étonner d’une pareille appréciation, qui nous prouve dès le premier mot que Tolstoï n’a aucune idée d’une partition wagnérienne ? La merveille dans l’œuvre de Wagner, — et sur ce point, tous ceux qui le connaissent et l’ont entendu sont d’accord, — c’est justement la clarté et la solidité logique de son architecture musicale. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas ses sujets, qu’on approuve ou qu’on rejette ses tendances et ses théories, qu’on lui dénie les facultés que l’on voudra, la seule chose que jamais aucun critique n’a pu lui reprocher, c’est, comme le fait Tolstoï, de manquer d’unité et de cohésion.

Chez aucun compositeur moderne, peut-être, on ne trouve une plus parfaite, une plus subtile coordination des rapports que doivent avoir entre eux les éléments de la composition. On peut appliquer à chacune de ses partitions, comme à chacun de ses drames, ce que Kant dit de sa Critique de la raison pure. Chacune de ses œuvres est un véritable corps vivant, dans lequel chaque partie est un organe. On peut considérer le corps comme n’existant que dans l’intérêt d’une partie ; et cependant, chaque partie ne peut être interprétée que comme une fonction du Tout. De façon que même les faiblesses ou les défauts de l’œuvre en sont une portion intégrante, indispensable, qu’on ne saurait éliminer. C’est cette unité vivante qui est la grande force de l’art wagnérien, c’est elle qui explique la prodigieuse puissance d’expansion dont il est animé. Quiconque étudiera consciencieusement et sans préjugés les œuvres de Wagner devra reconnaître ce fait.

Il est vraiment fâcheux pour Tolstoï que ce soit précisément cette qualité qu’il leur dénie. Dans son inconscience, il va jusqu’à écrire ceci :

« Dans les dernières œuvres de Wagner, à l’exception de quelques parties moins importantes qui ont une signification musicale indépendante, il est possible de faire toute sorte de transpositions, mettant devant ce qui était derrière ou vice versa, sans que la signification musicale en soit modifiée. »

Quelque musicien facétieux se sera un jour, devant Tolstoï, diverti d’une expérimentation de ce genre, que l’on peut renouveler d’ailleurs avec les œuvres de bien d’autres maîtres, et cette plaisanterie aura entraîné la conviction que l’esthéticien russe énonce ici avec le plus grand sérieux. Pareil exemple de simplicité n’est vraiment pas banal.

Quelques pages plus loin, il y a, dans le livre de Tolstoï, un pendant à l’inoubliable page sur la IXe Symphonie : c’est le récit d’une représentation de Siegfried à laquelle notre philosophe assista un jour à Moscou.

On lui avait dit que Wagner ne devait pas uniquement être jugé d’après la lecture des poèmes, de ces poèmes qui avaient cependant arraché à Schopenhauer cette exclamation : Der Kerl ist Dichter (le gaillard est poète) ! Bravement, Tolstoï se laissa entraîner au théâtre, où il ne va que très rarement. Il arriva en retard. La représentation était déjà commencée, mais le prologue (?), lui dit-on, n’avait pas d’importance : et il raconte ainsi ce qu’il vit :

« Sur la scène, au milieu d’un décor qui représentait une caverne taillée dans le roc, devant un objet censé figurer une enclume, était assis un acteur en maillot, les épaules couvertes d’une peau de bête ; il portait perruque et barbe postiche ; ses mains blanches, soignées, n’avaient rien de l’ouvrier (l’air dégagé, le ventre proéminent et l’absence de muscles trahissaient facilement l’acteur), et d’un marteau invraisemblable, il frappait, comme jamais on n’a frappé, un glaive non moins fantaisiste ; en même temps, il ouvrait étrangement la bouche et chantait des paroles qu’il était impossible de percevoir. »

Afin de comprendre ou d’essayer de comprendre, Tolstoï recourut à son livret et il y apprit ce qu’il ignorait. Il découvrit que « l’acteur qui pliait les genoux pour se rapetisser » représentait un « gnôme » (sic) et que ce gnôme se racontait à lui-même l’histoire d’un anneau qu’un géant s’était approprié et que le gnôme désirait se procurer avec l’aide de Siegfried ; voilà pourquoi il lui forgeait « une épée ».

« Après que ce monologue eut duré un très long temps, continue-t-il, j’entendis à l’orchestre d’autres sons (?), tout différents des premiers, à cela près qu’ils me donnaient l’impression, eux aussi, de commencements qui ne finissent pas (!!). Alors, un autre acteur parut avec un cor en bandoulière, conduisant un homme travesti en ours et qui marchait à quatre pattes. »

Et ainsi de suite, l’analyse de l’œuvre continue charentonesque et charivarique :

« Un pèlerin paraît : c’est le dieu Wotan. En perruque, lui aussi, en maillot, lui aussi, campé, avec sa lance, dans une pose niaise, il raconte à Mime ce que celui-ci n’ignore pas, mais ce qu’on a besoin de faire connaître au public. Et son récit n’est pas simple, il est tout en énigmes, qu’il se fait proposer, mettant chaque fois sa tête en enjeu, on ne sait trop pourquoi. »

L’aveuglement, le parti-pris de dénigrement est si accentué, que Tolstoï oublie totalement que dans cette scène des énigmes, Wagner s’inspire directement des Eddas. Au point de vue dramatique, j’en tombe d’accord, cette scène se peut discuter ; mais Tolstoï ne l’examine pas à ce point de vue. Il affecte simplement de croire que Wagner a pris ce procédé d’énigmes pour permettre au « gnôme » d’apprendre au public ce que sont les nains, les dieux, les géants, etc. Je dis : affecte, car, vraiment, je ne puis croire que l’auteur russe ignore à ce point les Eddas !

Mais continuons :

« Le pèlerin s’en va, Siegfried revient et converse avec Mime pendant treize pages encore. Pas une seule mélodie (!!), mais un enchevêtrement de leitmotive. Mime veut apprendre la peur à Siegfried, qui ne sait ce que c’est. L’entretien achevé, Siegfried saisit les morceaux qui doivent représenter les débris du glaive, les met au feu, les fait rougir, puis les forge et chante : “Heaho, heaho, hoho !” — et c’est la fin du premier acte. »

Ainsi, des merveilleux « chants de la forge », de cette pièce de forme tout à fait traditionnelle à laquelle les plus prévenus des adversaires du maître rendirent hommage dès le premier jour, — car c’est une page à détacher que Wagner lui-même fit chanter fréquemment sous sa direction dans les concerts qu’il donna à Vienne.

Prague, Saint-Pétersbourg, etc., en 1863, — de ces chants au rythme bondissant et énergique, d’une ligne mélodique si franche et si populaire, Tolstoï n’a rien entendu, rien compris, il n’a pas été un seul instant ému ?

Je passe sur les absurdités qui parsèment cette analyse parodique du poème de Siegfried et qui se rapportent à la musique : le comte Tolstoï, par exemple, en est encore à croire qu’il y a dans les partitions de Wagner une combinaison fixe de sons (?) pour chacun des personnages, que tous les objets ont de même chacun un leitmotiv répété par l’orchestre chaque fois qu’il est fait mention de ces objets ; qu’il n’y a nulle part une mélodie développée ; que toute la partition est un entrelacement perpétuel des leitmotive des personnes et des choses mentionnées.

De ces incroyables aberrations d’un esprit qui voudrait être pris au sérieux, je ne veux retenir que les quelques lignes suivantes, à propos de la scène célèbre de la forêt. De cette page qui jusqu’ici n’a pas laissé un seul public indifférent, de cette page où le charme poétique de la composition s’allie à l’irrésistible magie d’une maîtrise orchestrale qui n’a pas eu de pareille en ce siècle, voici ce que fait le comte Tolstoï :

« Siegfried se couche avec son maillot dans une pose qui est censée être belle, et tantôt il discourt avec lui-même, tantôt il garde le silence. Il rêve, il écoute le chant des oiseaux, et veut les imiter ; de son glaive, il coupe un jonc et en fait une flûte. Le jour grandit, les oiseaux gazouillent. On entend à l’orchestre des sons qui les imitent, mêlés à d’autres qui accompagnent les paroles de Siegfried. Mais Siegfried joue mal de la flûte, et se met alors à souffler dans sa corne. Cette scène est insupportable. Pas la moindre trace de musique, c’est-à-dire de l’art de communiquer à l’auditeur l’émotion de l’auteur. Jamais on n’a rien imaginé de plus antimusical. »

Jamais, dirai-je à mon tour, on n’a rien imaginé de plus extravagant que ce jugement dans l’incompréhension, personne n’est allé aussi loin, pas même l’inoubliable Oscar Comettant, auquel Tristan donnait des attaques d’épilepsie. Il est clair, après cela, que Tolstoï est fermé à l’art musical comme un savetier à la philosophie. Mais cela ne l’empêche pas de critiquer l’invention mélodique et harmonique de Wagner ! Lisez plutôt :

« Au point de vue musical, c’est absolument incompréhensible. Parfois des bribes, des espérances de pensées musicales qui ne se réalisent pas, et ces commencements fugitifs sont eux-mêmes tellement obscurcis par des effets de contraste et par le malaise que cause l’invraisemblable de l’action, qu’il est difficile, je ne dis pas d’en être ému, mais simplement de les remarquer. La musique s’écarte de toutes les lois de l’harmonie admises jusqu’ici ; il surgit des modulations tout à fait inattendues et neuves (ce qui est très facile dans une musique désorganisée et déséquilibrée), les dissonances sont également nouvelles, et tout cela intéresse. »

Le plus surprenant, c’est que le présomptueux littérateur à qui nous devons ce fatras se plaigne, à propos de Siegfried, de l’intervention constante et pédantesque de Wagner !

Qu’il raille l’état anormal des gens que cette « contrefaçon d’art » captive, qu’il dénonce le servilisme des hommes indifférents à l’art ou chez qui la capacité d’en être touché est pervertie ou en partie atrophiée, qu’il s’amuse de les voir toujours de l’avis de ceux qui expriment leur opinion le plus haut et du ton le plus assuré, passe encore !

Mais qu’après avoir donné de pareilles preuves d’ignorance, de présomption, de mauvais goût, d’incompréhension, il se permette encore de parler de l’Art en prophète, de faire la morale aux artistes contemporains, de toucher aux gloires les plus pures, de ternir les œuvres les plus hautes du passé et du présent, qu’il se pose en réformateur, en penseur que ses réflexions et ses recherches — combien superficielles ! — ont amené à nous révéler le seul art vrai, le seul art véritablement grand et digne de notre admiration, cela passe, en vérité, la mesure de ce que l’on croyait possible à l’infatuation d’un philosophe.

VI. La Contagion d’Art

Un mot juste de Tolstoï. — Schopenhauer et son « objectivation de la Volonté ». — L’Art, élément libérateur ; R. Wagner et Bayreuth. — La contagion d’Art et l’Art social de Tolstoï ; contradictions du philosophe russe ; l’Art pour l’Art.

À côté de ces pages de critique puérile, le livre du comte Tolstoï en renferme d’autres où, d’un puissant coup d’aile, le penseur s’élève soudain dans les hautes régions de l’esthétique, et d’un regard pénétrant nous ouvre, sur l’essence de l’art, des vues intéressantes et originales.

Aucun philosophe avant lui n’avait, par exemple, analysé d’une façon aussi plastique ce qu’il appelle d’un mot heureux la contagion artistique.

« Si un homme, dit-il, sans aucun effort de sa part, reçoit en présence de l’œuvre d’un autre homme une émotion qui l’unit à cet autre homme et à d’autres encore recevant en même temps que lui la même impression, c’est que l’œuvre en présence de laquelle il se trouve est une œuvre d’art. La particularité de cette impression, c’est que l’homme qui la reçoit se trouve pour ainsi dire confondu avec l’artiste. Il lui semble que les sentiments qui lui sont transmis ne lui viennent pas d’une autre personne, mais de lui-même, et que tout ce que l’artiste exprime, lui-même depuis longtemps rêvait de l’exprimer. C’est dans cette suppression de toute séparation entre les hommes, dans cette union du public avec l’artiste que consiste la vertu principale de l’art. »

Voilà qui est excellent, et qui définit avec simplicité et clarté, d’une façon populaire, le phénomène artistique ailleurs expliqué au moyen de formules abstraites inaccessibles à la généralité : suggestion, ésotérisme, objectivation et suppression du Moi, et Dieu sait quels autres termes obscurs dont se servent nos ordinaires « abstracteurs de quintessence ».

Au fond, c’est, sous une autre forme, l’idée même de Schopenhauer lorsqu’en son langage extrêmement métaphysique, il nous montre dans l’Art l’objectivation de la Volonté, c’est-à-dire l’Idée générale de la substance se résumant, se formulant d’une façon sensible dans une création concrète. « L’artiste, disait le philosophe de Francfort, est lui-même l’essence de la nature, de la Volonté s’objectivant… L’artiste complète la nature en s’ajoutant à elle ; il l’entend à demi-mot ; il exprime clairement ce qu’elle ne fait que bégayer ; il lui crie : Voilà ce que tu voulais dire ! »

Substituez à l’idée abstraite de Nature notre individualité concrète, vous aurez exactement l’analogue de la « contagion artistique » de Tolstoï. « Voilà ce que nous sentions sans en avoir la conscience bien claire », disons-nous à l’artiste dont l’œuvre nous émeut ; « tu nous révèles ce que nous ne percevions que d’une façon vague, tu nous fais voir dans le miroir de ton âme ce que nous n’avions vu qu’indistinctement, tu nous expliques à nous-mêmes le sens de nos pensées et de nos sentiments ». Nous parlons à l’artiste comme Schopenhauer à la Nature.

Ainsi que le dit encore le philosophe allemand : « Voir le général dans le particulier, telle est la fonction du génie ; tandis que l’homme normal ne voit dans chaque chose isolée que cette chose même, — car c’est comme objet particulier qu’elle appartient à la réalité qui seule l’intéresse, — le génie, lui, grâce à un développement anormal de l’intellect, a la faculté de saisir l’Être dans sa totalité ; il est un miroir parfaitement pur du monde ; il est le monde concentré comme représentation dans une conscience. »

Tolstoï ne s’explique pas sur l’origine et l’essence de la contagion artistique ; l’explication, on la trouvera dans les lignes de Schopenhauer que je viens de citer. Chacun de nous reconnaît dans l’œuvre d’art une partie de soi-même, il y rencontre une manifestation de sa propre substance, et c’est pourquoi nous éprouvons cette impression si particulière et si curieuse d’union, d’identité avec l’artiste ; c’est pour cela que les distances semblent effacées entre lui et nous, que nous perdons la notion de l’espace, du temps et même le sentiment de notre individualité, celle-ci étant momentanément confondue dans la perception de l’Être.

C’est dans ce sens que Wagner a pu voir dans l’Art un élément libérateur, c’est-à-dire un élément susceptible d’arracher passagèrement l’homme à la Réalité, de l’élever par-delà les sensations purement physiques de la vie matérielle à la contemplation de la vie idéale, au sentiment de la généralité, à la vision du monde absolu, intégral dont il n’est lui-même qu’une manifestation passagère. Pour Wagner, la vie, le monde, l’univers, tout ce qui respire et ce qui vit est l’activité d’une même Substance, partout identique en dépit de l’infinie variété de ses manifestations. (Cette substance identique, c’est l’Idée de Platon, la Volonté de Schopenhauer.) Or, la merveille de l’art est précisément de nous faire sentir notre union substantielle avec l’univers ; il nous révèle sans que nous nous en rendions compte, l’unité de l’Être, l’identité de la substance vitale. L’art nous libère, nous délivre, en ce sens qu’il nous réintègre par le sentiment dans cette unité dont nous sépare, dans la vie normale, notre individualité propre, notre organisme distinct d’être concret. Nous sortons de la prison du Moi pour nous mouvoir dans les libres espaces du sentiment universel. Le langage populaire traduit d’une •façon saisissante cet état d’exaltation ; de celui qui le subit, il dit naïvement : Il est parti. Et cette image est d’une justesse absolue. Il semble que nous soyons transportés dans un autre monde.

Sur ce point, l’Art se rencontre avec la Religion, quoique leurs voies et leur but soient différents. La contemplation extatique aboutit à la suppression du Moi, à l’absorption en Dieu, c’est-à-dire dans le principe d’unité, dans la substance absolue, tout comme la jouissance esthétique. Nous retrouvons encore la même tendance dans la plus essentielle manifestation vitale : l’amour ; car le rêve des amoureux, tel qu’il se traduit dans leurs gestes et leurs aveux, est de s’appartenir si complètement qu’ils ne soient plus distincts l’un de l’autre, qu’ils ne soient plus qu’un cœur, qu’une âme, qu’un même esprit. Partout, même affirmation du principe d’unité substantielle.

Interrogeons-nous : n’est-ce point un sentiment analogue que nous éprouvons en face d’une grande œuvre d’art ? n’est-ce pas l’effacement, l’abandon de notre personnalité, le don absolu de soi qui nous plonge dans le ravissement, qui nous semble une délivrance ? J’en appelle à tous ceux qui sont allés à Bayreuth.

À l’audition des drames de Wagner dans cet admirable cadre, nous ne sommes plus nous-mêmes ; il semble pendant quelques heures que tous les liens soient rompus entre nous et les réalités de l’existence, que nous vivions, en dehors du temps et de l’espace, d’une vie autre, dans une atmosphère plus légère ; nous n’avons plus de corps ; nous sommes de purs esprits ; c’est le ravissement absolu de l’intuition.

C’est là le triomphe de l’Art ; quand il a produit ce résultat, il a atteint le suprême degré de la jouissance esthétique, et c’est pour nous l’avoir fait éprouver souvent, et avec une intensité singulière, que Wagner est si grand et qu’il prend place au premier rang parmi ceux que l’humanité doit honorer comme ses bienfaiteurs.

Je puis d’autant moins pardonner à Tolstoï de l’avoir méconnu, que s’il est, dans ce siècle, un artiste dont l’œuvre possède la contagion artistique, c’est bien Wagner ! Son œuvre réunit précisément en elle les trois conditions dont dépend, selon le philosophe russe, le degré de contagion de l’Art, à savoir : 1º la nouveauté des sentiments exprimés ; 2º la clarté dans l’expression de ces sentiments ; 3º la sincérité de l’artiste, c’est-à-dire l’intensité plus ou moins grande avec laquelle il éprouve lui-même les sentiments qu’il veut communiquer aux autres hommes. Ces trois conditions, Tolstoï le reconnaît, se réduisent en réalité à la dernière, c’est-à-dire à la sincérité, car c’est elle qui est la source de l’originalité des impressions et de la clarté d’expression. S’il en est ainsi, quelle œuvre, je le demande, pourra-t-on encore considérer comme étant de l’art dans le sens élevé du mot, si l’on exclut Wagner et même, aberration inconcevable, la majeure partie de Beethoven ?

Comment Tolstoï en arrive à prononcer cette exclusion, — qu’il étend d’ailleurs d’un trait de plume inconscient à Brahms, à Richard Strauss, à Liszt, à bien d’autres grands artistes modernes, — cela ne peut s’expliquer que par l’incohérence même de ses théories esthétiques, qui ne reposent que sur des observations ou superficielles, ou contradictoires.

Ainsi, il ne sait comment s’y prendre pour faire entrer son intéressante idée de la « contagion artistique » dans le système d’art social en vue duquel il a écrit son livre.

Tout d’abord, il commet l’imprudence de faire de la contagion artistique le critérium absolu de la valeur artistique d’une œuvre : « C’est, dit-il, le signe certain par lequel on peut distinguer l’art véritable de sa contrefaçon. » Ce principe est faux. Certes, la contagion est un élément important d’appréciation, mais il s’en faut, et de beaucoup, qu’on la puisse ériger en élément essentiel, en critère absolu.

L’émotion unissant momentanément un grand nombre d’hommes dans un même sentiment peut être obtenue par des moyens très divers, dont quelques-uns sont tout à fait en dehors de l’art ou n’ont avec lui qu’une relation lointaine. C’est ainsi qu’un chant patriotique, par exemple, peut produire la contagion, au plus haut degré, sans posséder au point de vue esthétique une valeur intrinsèque supérieure.

Même en formulant la proposition négativement, l’idée de Tolstoï reste fausse. « Une œuvre, dit-il, peut être belle, poétique, riche d’effets, intéressante, mais elle n’est pas une œuvre d’art, si elle n’éveille pas en nous cette émotion toute particulière : la joie de nous sentir en communion d’art avec l’auteur et avec les autres hommes. »

Cela n’est pas exact, car la puissance spirituelle d’une œuvre peut ne pas se manifester en toute occasion, ne pas produire son effet immédiatement, demeurer même, pendant un temps assez long, inefficace à l’égard d’une génération entière, et même de plusieurs générations. Si c’est à leur puissance de contagion qu’il faut uniquement juger les productions de l’Art, où irons-nous ? Il faudrait conclure de l’insuccès momentané d’une œuvre à son infériorité esthétique, car le succès est, dans un sens extérieur, l’équivalent de la contagion de Tolstoï ; or, qui ne sait que le succès peut être entravé par des circonstances très diverses, de même qu’inversement, la « contagion » peut se produire, ainsi que je viens de le dire, pour des motifs absolument étrangers à la valeur propre de l’œuvre ?

L’auteur de Qu’est-ce que l’Art ? est lui-même un exemple frappant de ce phénomène fréquent, disons même constant dans l’histoire de l’art. En face d’œuvres qui ont puissamment ému des foules où toutes les classes sociales étaient représentées, qui ont troublé au même degré des esprits simples et des esprits raffinés, qui ont exercé d’irrésistible manière leur contagion sur les âmes les plus compliquées et sur les cœurs les plus naïfs, qui ont même fait plus, qui ont réveillé dans la conscience de notre société blasée et désemparée la notion d’un haut idéal esthétique et moral, il est resté, lui, complètement insensible !

La puissance de contagion ne pouvant se reconnaître qu’à ses effets, elle est donc un détestable critère, car l’incompréhension individuelle ou générale ne prouve rien contre l’art ; elle ne prouve que l’insuffisance de l’individu ou du groupe d’individus en cause. La compréhension de tout art demande des facultés normales et une culture spéciale. Il n’y a pas que des aveugles et des sourds physiquement frappés d’incapacité ; il y a aussi des sourds et des aveugles au point de vue intellectuel et esthétique. Tel individu, intelligent d’ailleurs et capable d’apprécier une œuvre littéraire ou poétique, est dépourvu complètement de toute sensibilité par rapport à l’art musical ou à la peinture : ses facultés sont limitées, voilà tout, et le cas est assez fréquent.

Dans les développements qu’il donne à son idée de la contagion artistique, Tolstoï aurait dû insister sur ces points, afin de bien déterminer la portée et l’étendue du phénomène qu’il analyse. Il n’en fait rien, de même, du reste, qu’en tout ce travail il ne pousse jamais à fond, se contentant de développer superficiellement quelques observations plus ou moins justes. C’est ainsi qu’il conclut que « tout homme dont le goût n’a pas été perverti ou atrophié » doit nécessairement éprouver l’impression artistique, la contagion. Encore une fois, c’est là une exagération de polémiste. Parce que Tolstoï n’a subi la contagion ni de la Neuvième Symphonie de Beethoven, ni de l’œuvre de Wagner, nous n’irons pas jusqu’à conclure qu’il a le goût atrophié ou perverti. Nous préférons admettre — ce qui est plus honorable, quoique très fâcheux, — qu’il n’a pas le sens de la musique ; et il nous restera à regretter qu’il n’ait pas compris qu’il aurait mieux fait de se taire que de parler d’œuvres d’art qu’il ne connaissait qu’approximativement et d’artistes tels que Beethoven et Wagner, sur les idées, sur les tendances, sur les aspirations, sur la vie desquels il n’était certainement renseigné que par à peu près.

Son idée de la « contagion artistique » doit s’entendre, au fond, comme une qualité intrinsèque, comme une puissance interne de l’Art. Cette puissance, l’œuvre de Bach, par exemple, la possède au plus haut degré ; il est sans importance aucune que, pendant près de deux siècles, cette œuvre ait été incomprise et à peu près ignorée, non seulement de la masse, mais même des musiciens. Si sa contagion est seulement aujourd’hui aussi générale, aussi irrésistible, c’est qu’aujourd’hui seulement nous sommes en mesure de transmettre cette œuvre au public dans de bonnes conditions d’exécution.

Ces bonnes conditions d’exécution sont indispensables pour toutes les productions artistiques dont la transmission ne peut se faire que par le concours d’agents intermédiaires. Tel est très spécialement le cas des productions de l’art musical et aussi de celles de l’art dramatique. La contagion peut même être double ; elle peut émaner directement de l’œuvre même, ou bien encore de l’art particulier de l’interprète. Celui-ci peut, par exemple, élever passagèrement au rang d’œuvre d’art une création d’ordre secondaire, ou, inversement, ravaler à un rang inférieur une œuvre d’ordre supérieur. La contagion n’est complète et absolue que lorsque les facteurs en jeu sont d’égale valeur. Une création du génie transmise par un interprète de génie, c’est l’une des jouissances esthétiques les plus complètes que nous puissions goûter.

Tout cela est d’ailleurs en contradiction absolue avec la thèse socialiste de Tolstoï ; il ne sait comment l’accorder avec celle-ci. S’il admet que la contagion sert à mesurer le degré d’excellence de l’Art en tant qu’art, il ne consent pas cependant à sacrifier ce qu’il appelle le contenu de l’Art, c’est-à-dire la question de savoir « si l’œuvre exprime de bons ou de mauvais sentiments ». Voilà donc un nouveau critère qui s’ajoute au premier. Ce critère était donc insuffisant ?

La vérité, la voici :

La théorie de la contagion, absolument vraie en soi, aboutit nécessairement à la théorie de l’Art pour l’Art, c’est-à-dire à reconnaître que l’Art est son propre but à lui-même, indépendamment de toute considération de valeur morale ou d’utilité sociale. Or, Tolstoï avait cherché à détruire cette vérité, parce qu’elle était en contradiction absolue avec l’idée qu’il a du but humanitaire, mi-social, mi-religieux, de l’Art. Voilà pourquoi il a dû ajouter un second critère à la contagion, décidément insuffisante. Par là, il nous ramène à sa thèse sur la concordance nécessaire de l’Art et de la Religion et sur la fonction sociale de l’Art.

Mauvais, l’art qui ne tend pas à prêcher la fraternité des hommes ! Mauvais, l’art qui ne s’inspire pas de la conception religieuse de son époque ! « On ne considérera comme art, dans l’avenir, dit-il, que celui qui exprimera des sentiments poussant les hommes à l’union fraternelle, ou encore des sentiments assez universels pour pouvoir être éprouvés par l’ensemble des hommes. »

Telle est la conclusion de tout le livre ; c’est uniquement pour en arriver là que Tolstoï l’a écrit. Malheureusement, cette conclusion n’a aucun sens ; car, s’il n’exprime que des sentiments universels, l’art qu’on nous fait entrevoir sera tout pareil à celui du passé, j’entends l’art véritable, le grand art ; il ne nous révélera rien de nouveau ; et s’il se propose plus spécialement d’exprimer des sentiments d’union fraternelle entre les hommes, ce sera un art à thèses, un art à tendances, un art volontaire et intellectuel, non de sentiment et de sincérité, un art sectaire et prêcheur, le pire qui soit !

Tolstoï n’est pas le seul, je le sais, à rêver d’un art social ou plutôt socialiste. De divers côtés, en ces derniers temps, des politiciens et des avocats ont évoqué, à grand renfort de phrases creuses, un art qui serait immédiatement accessible au peuple, un art fait pour le peuple, comme s’il existait un art de classes ! Le livre de Tolstoï formule en quelque sorte l’esthétique de cette nouvelle école.

Nous ne méconnaîtrons pas la noblesse de ses tendances et la pureté de ses intentions ; mais tout cela résulte d’un point de départ faux. Qu’est-ce que l’Art ? est là pour nous prouver que, dans cette voie, on ne peut aboutir qu’à une esthétique erronée et qui ne saurait être que fatale à l’Art. Le respect dû à la sincérité du célèbre écrivain russe ne doit pas nous aveugler sur l’insuffisance de sa thèse et sur l’incohérence de ses idées.

Il a voulu nous convaincre que l’Art devait être désormais socialiste ; son étude aura eu ceci de bon qu’elle aura démontré l’impossibilité de cet art ; et elle confirmera dans leur conviction ceux qui pensent que l’Art n’a pas à être autre chose que de l’Art sans adjectif, ni bourgeois, ni aristocratique, ni démocratique, ni militaire, ni catholique, ni juif, ni protestant. Il sera lui-même, il se suffit à lui-même. Sa fonction sociale, sa fonction morale et spirituelle, sa fonction civilisatrice consiste précisément à n’être que de l’Art, c’est-à-dire une vision concentrée des êtres et des choses, sincère et désintéressée, inconsciente et nécessaire.

Quand l’art sera cela, il exercera par sa seule vertu une influence lumineuse dans le sens du progrès de l’humanité.

VII. Nietzsche et R. Wagner

Musicalité de Nietzsche ; son essai sur la Naissance de la tragédie de l’esprit de la musique. — Définition de la musique par Nietzsche et Schopenhauer. — Comment Nietzsche dérive la tragédie grecque de la musique ; l’élément apollinien et l’élément dionysien ; fusion naturelle, puis séparation des deux ; décadence de la tragédie grecque. — Sa renaissance dans le Wort-ton-drama de R. Wagner. — La musique imitative ; la musique psychologique. — Sur les rapports de la musique et de la poésie.

Frédéric Nietzsche a sur Tolstoï un avantage quand il parle de musique, c’est qu’il n’est pas absolument ignorant de l’art musical.

Il avait fait de bonnes études, il jouait convenablement du piano, il avait appris l’harmonie ; il en savait même assez pour composer ; Mme Fœrster-Nietzsche rapporte même qu’étant enfant, son frère manifestait de telles dispositions pour la musique qu’on hésita sur la direction à donner à ses études. On sait d’ailleurs qu’il a publié un Hymne à la vie pour chœur mixte et orchestre, sans parler d’autres compositions instrumentales, dont une ouverture pour orchestre qu’il s’avisa un jour de jouer à quatre mains, devant Wagner, avec Hans Richter5 ; enfin, ses relations suivies avec Richard Wagner avaient dû lui apporter des clartés sur bien des questions de haute esthétique musicale.

Cependant, il n’a jamais cherché à grouper ses idées sur la musique en un corps de doctrine. Il les a disséminées en ses divers écrits, sans lien entre elles, au hasard de l’inspiration.

Un seul de ses écrits a le caractère d’une étude suivie d’esthétique, c’est la brochure qu’il publia en 1872, sous ce titre : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, c’est-à-dire : La naissance de la tragédie du génie de la musique.

Nietzsche était alors professeur à l’Université de Bâle, où il occupait la chaire de philologie classique. C’était le moment de ses relations suivies avec Wagner, dont il avait fait la connaissance à Leipzig, et qu’il allait voir fréquemment dans sa villa de Triebschen, près de Lucerne.

Au fond, cet écrit du philosophe-philologue n’est qu’un chapitre complémentaire du grand ouvrage de Wagner : Opéra et Drame. Reprenant la thèse favorite de Wagner sur l’unité nécessaire du drame musical, il rattache la décadence de la tragédie hellénique à la séparation des deux éléments dont elle se composait, l’élément musical et l’élément purement littéraire ; et sa conclusion était que Wagner, dans son œuvre d’art, en rétablissant l’union des deux arts, reconstituait la tragédie dans son essence originaire, faisait renaître du génie de la musique la tragédie perdue depuis l’antiquité.

Cette thèse originale, développée d’une façon très intéressante, a pour fondement les théories de Schopenhauer sur la Musique. Disciple du philosophe de Francfort, dont il devait se séparer plus tard complètement, en le combattant même avec une singulière vivacité, Nietzsche est encore ici tout imbu des doctrines exposées par l’auteur du Monde comme Volonté et Représentation.

Comme lui, il admet que la Musique est l’expression de l’essence même des choses, ou, comme le dit Schopenhauer, une objectivation de la Volonté, c’est-à-dire de l’essence vitale.

La Musique et la Nature, c’est-à-dire le monde représenté, sont des expressions différentes de la même chose. Considérée comme expression du Monde, la Musique est un langage universel au suprême degré, qui, par rapport à l’universalité des concepts, se trouve à peu près dans la même relation que ceux-ci au regard des objets concrets. Elle n’est pas une pure abstraction ; elle est si peu abstraite, au contraire, qu’elle ressemble aux figures géométriques et aux mathématiques, qui nous fournissent non pas d’une façon abstraite, mais d’une façon visible et continue, non seulement les formes générales de tous les objets susceptibles d’être perçus par nous, mais encore toutes les formes possibles a priori. Les aspirations, les émotions, les manifestations de la Volonté, tous les événements de la vie intérieure de l’homme, que la Raison enferme dans le mot ample et vague de « sentiment », peuvent être exprimés par les innombrables mélodies possibles, mais toujours dans la généralité d’une simple forme, d’une façon immatérielle, comme une chose en soi, non pas d’après sa manifestation extérieure ; en d’autres termes, la Musique en exprime l’âme, sans le corps.

C’est par ce rapport direct de la Musique avec l’essence des choses, que Schopenhauer expliquait, par exemple, le prodigieux effet que produit la Musique lorsqu’elle s’adapte à une scène, à un acte, à un événement, à une circonstance ; la Musique nous en révèle le sens le plus intime ; elle en devient le commentaire le plus juste et le plus clair. Pareillement, quand nous écoutons une symphonie, que nous nous livrons entièrement à la Musique, il semble que nous voyions passer devant nos yeux tous les événements possibles de la vie. Et cependant, à la réflexion, quand nous voulons préciser, nous sommes impuissants à formuler une ressemblance précise entre ce jeu des sons et les choses qu’il nous a fait entrevoir. C’est que la Musique, seule de tous les arts, n’est pas une image des représentations, autrement dit des objectivations de la Volonté ; elle est l’image même de la Volonté ; elle est en quelque sorte la métaphysique de tous les phénomènes physiques du monde, elle représente la chose en soi de chaque phénomène. Et Schopenhauer conclut « que le monde n’est lui-même que de la musique corporifiée ».

À ce moment, Nietzsche admettait avec Wagner que cette définition philosophique du phénomène musical était la plus claire et la plus profonde qu’on eût jamais donnée, et c’est sur la base de cette conception qu’il établissait toute son étude de la tragédie hellénique retrouvée en son essence dans le drame musical, le Tondrama, de Richard Wagner.

« Le développement ultérieur de l’Art, dit-il, est lié à l’union de deux principes distincts : l’élément apollinien et l’élément dionysien a ; il en dépend comme la génération de la dualité des sexes, périodiquement unis malgré leur antagonisme irréductible. Ces deux éléments, — d’où le nom que Nietzsche leur donne, — les Grecs les avaient personnifiés en Apollon et Dionysos, les deux dieux de l’Art ».

L’élément apollinien correspond à l’état de rêve, l’élément dionysien à l’état d’ivresse. C’est dans l’état de rêve que se présentaient à l’artiste grec les nobles formes des dieux : en rêve le sculpteur voyait se dresser devant lui la séduisante harmonie des corps divins ; en rêve le poète voyait se dégager les nombreux mondes possibles que le monde réel enferme en lui-même. Or, les belles apparences du monde des rêves, dans la création desquelles tout être humain est artiste, sont la prémisse de tout art plastique et aussi de toute poésie. Voilà pourquoi les Grecs avaient fait d’Apollon le dieu des représentations du rêve, le dieu divinateur, en même temps que le dieu de l’Art. Il est en quelque sorte l’incarnation divine du principium individuationis, c’est-à-dire du principe de l’individualité, de la conscience personnelle.

L’élément dionysien est justement l’opposé de ce principe. Dans l’état d’ivresse, — provoquée soit par des narcotiques dont l’effet a été chanté déjà dans les hymnes de l’humanité primitive, soit par l’approche du printemps qui pénètre d’une joyeuse activité toute la nature, — nous arrivons peu à peu au complet oubli de nous-mêmes. Dans cet état, nous dit Nietzsche, non seulement l’homme renoue l’alliance avec l’homme, mais la nature elle-même, hostile ou soumise, célèbre de nouveau sa réconciliation avec ce fils prodigue. Le char de Dionysos est chargé de fruits et de fleurs ; sous le sceptre du dieu rampent dociles le tigre et la panthère. Cherchez à transformer l’Hymne à la joie de Beethoven en un tableau, laissez votre imagination s’exalter au moment où le poète nous montre les millions d’êtres prosternés dans la poussière, et vous vous approcherez de Dionysos. « Le dieu joyeux, le dieu magicien, — Dionysos, — c’est nous, dans le délire et l’exaltation de l’ivresse ; l’exaltation nous divinise en quelque sorte ; nous croyons être nous-mêmes ces dieux superbes et beaux entrevus dans l’état de rêve. En d’autres termes, l’homme n’est plus artiste, il est devenu lui-même l’œuvre d’art. Le grand principe de l’unité des êtres, grâce à la toute-puissance de l’art, trouve son entière satisfaction dans cet état d’exaltation. »

Voilà les deux éléments que Nietzsche oppose l’un à l’autre et dont l’union intime peut seule constituer l’œuvre d’art absolue. À l’élément dionysien se rattachent toutes les symboliques qui expriment l’essence même de la Nature, non seulement la symbolique des lèvres, du visage, des yeux, de la parole, mais aussi celle du corps humain mis en mouvement par le rythme de la danse. À l’élément apollinien se rattachent les principes d’ordre, de logique, la symbolique des formes immuables et géométriques nécessaires, dont le rêve s’empare pour créer un monde illusoire, tout d’harmonie et de beauté, d’où la souffrance est bannie.

Ces deux éléments sont les instincts créateurs d’art (Kunsttriebe). Avec Wagner, Nietzsche admet que l’art est une libération dont l’homme éprouve l’irrésistible besoin. Il reconnaît, dans ces deux instincts, l’impression du puissant désir de l’illusion, de la délivrance par l’illusion, que l’humanité porte en elle. Quel est celui d’entre nous qui, plongé dans son rêve, et tout en s’avouant que ce n’est qu’un rêve, ne souhaite pas qu’il continue et ne préfère cette vision à la réalité ?

Or, ce puissant désir, c’est la Musique qui est le plus apte à l’exprimer ou plutôt à le satisfaire. Sur ce point, tous les poètes, tous les artistes sont, au fond, d’accord avec la doctrine de Schopenhauer qui formule philosophiquement l’aveu qu’ils se font tout bas. Victor Hugo, par exemple, qui n’était rien moins qu’un esprit métaphysique, a écrit ce mot très profond : Chanter ressemble à se délivrer , sans se douter évidemment qu’il corroborait la pénétrante analyse du philosophe de Francfort.

Nietzsche cite un mot de Schiller qui n’est pas moins intéressant. Le poète de Souabe avoue que chez lui, l’état préparatoire à l’acte poétique ne consistait pas en l’évocation d’images reliées entre elles par la causalité ordonnée des pensées, mais dans une sorte de disposition musicale. « L’impression, écrit-il, est d’abord chez moi sans objet précis et clair ; cet objet ne se dessine que plus tard. Il est précédé par une sorte de situation d’esprit musicale, à laquelle seulement succède l’idée poétique. »

C’est précisément ce que nous retrouvons dans le phénomène lyrique de l’antiquité qui nous montre l’union naturelle, l’identité même du poète et du musicien. Notre lyrique moderne, comme le dit spirituellement Nietzsche, comparée à la lyrique antique, ressemble à une statue de dieu sans tête. Le lyrique ancien réunissait en lui les deux instincts créateurs, l’apollinien et le dionysien : le dionysien, c’est-à-dire l’exaltation qui l’identifiait en quelque sorte avec l’essence des choses, qui lui faisait produire, sous forme de musique, une image de cette unité primordiale, une répétition, un surmoulage en quelque sorte du monde ; l’élément apollinien, qui transformait cette musique en une vision quasi symbolique et interprétative.

De cette double action concomitante de l’apollinien et du dionysien, Nietzsche déduit la naissance de la chanson populaire (Volkslied), en laquelle se manifeste le double instinct créateur (Kunsttrieb) de chaque peuple, de même que les mouvements orgiaques se perpétuent dans sa musique de danse. La chanson populaire nous apparaît comme un miroir musical, comme la mélodie primordiale qui cherche une vision de rêve analogue dans la poésie. La mélodie est le principe premier et universel de toute chanson populaire. Elle peut supporter plusieurs objectivations dans plusieurs textes. La mélodie est l’élément le plus important et le plus nécessaire dans la naïve compréhension du peuple. C’est la mélodie, la Musique, qui met au monde le texte poétique dont elle est accompagnée ; elle le procrée incessamment, ce qui explique la prédominance de la strophe dans la chanson populaire. Consultez n’importe quelle collection de chants populaires, vous verrez comment la Musique jette autour d’elle un nombre infini d’étincelles d’images et d’idées. C’est dans les chants populaires qu’on voit le plus clairement se produire le phénomène de la parole cherchant à imiter, à traduire la musique.

Nous voyons un phénomène analogue s’accomplir encore aujourd’hui, par exemple avec les symphonies de Beethoven ; elles provoquent chez l’auditeur un besoin d’exprimer ses sensations par des images. Peu importe que le monde des apparences, que les visions ainsi créées par la Musique soient souvent divergentes et même incohérentes ou contradictoires ; le phénomène n’en reste pas moins constant. Même en se reportant aux compositions dont l’auteur a cherché à fixer lui-même le sens symbolique, lorsque, par exemple, dans une symphonie pastorale, il désigne un morceau comme « Scène au bord du ruisseau », un autre comme une « Joyeuse réunion de paysans », ce ne sont là que des symboles, des images nées de la Musique, et non des représentations musicales de scènes déterminées.

Tout cela aboutit à reconnaître que la poésie lyrique est complètement dépendante de la Musique, et que celle-ci, dans son indépendance sans limites, n’a besoin ni de l’image, ni de l’idée ; elle les admet seulement à côté d’elle, comme complément. Le texte du poète ne peut rien dire de plus que ce qui se trouve déjà exprimé dans la Musique, d’une façon générale.

À cette idée, Nietzsche rattache sa thèse en partie historique, en partie esthétique sur l’origine de la tragédie grecque, thèse très hardie, très nouvelle, à savoir que la tragédie des Grecs est issue de la Musique.

Depuis longtemps, on avait reconnu que le chœur était le symbole de la « masse » placée dans l’état d’exaltation dionysiaque.

Nietzsche adopte cette interprétation ; mais il la transforme à sa façon. Pour lui, le chœur n’a pas le rôle accessoire qu’on lui prêtait jusqu’alors. Il n’est pas l’expression réflexe de l’action ; il est, au contraire, l’élément actif et propulsif de la tragédie. Le chœur, aux yeux de Nietzsche, est la partie la plus importante du drame grec. L’action est l’accessoire ; elle n’est qu’une simple vision (élément apollinien) ; le chœur est, lui, la réalité (élément dionysien). C’est le chœur, nous dit-il, qui est le véritable souffrant ; le chœur contemple l’action et il compatit ; et justement parce qu’il est le compatissant, il est aussi le sage, à qui se révèlent les vérités, du sein même de la Nature. Il est la Nature ; il est par conséquent aussi la Musique, puisque Nature et Musique sont une et même chose sous des aspects différents.

Dans la tragédie d’Eschyle, la fusion des deux instincts créateurs d’art, l’apollinien et le dionysien, est complète. Avec Sophocle et Euripide, la séparation commence ; l’élément dionysien tend de plus en plus à être relégué et finit par être complètement banni. Dès lors, la tragédie grecque disparaît, comme œuvre d’art. Sa décadence s’accentue à mesure que l’esprit, le génie de la Musique s’éloigne d’elle.

La renaissance de la tragédie s’opère inversement à mesure que la musique, l’élément dionysien pénètre de nouveau le drame. C’est à Wagner que nous devons le retour à la fusion des deux éléments.

Voilà la thèse générale, l’idée du livre de Nietzsche. Je n’ai pas à m’arrêter autrement ici à cette thèse. Il me suffira de noter simplement quelques-unes des observations hautement intéressantes, relatives à la Musique, dont le philologue-philosophe parsème le développement de son idée.

De l’identité de la Musique avec la substance des choses, suivant la conception de Schopenhauer, résulte le pouvoir que nous lui avons reconnu de rehausser la signification de tout tableau, de toute scène de la vie, même ordinaire, à laquelle elle participe ; elle en accentue d’autant plus la portée que la mélodie est plus analogue au sens intime du phénomène auquel elle s’ajoute.

Voilà qui explique aussi comment on peut subordonner à la Musique un poème en, manière de chant, une représentation plastique en manière de pantomime, ou bien les deux ensemble en manière d’opéra. Seulement, ces tableaux isolés de la vie humaine, surajoutés à la langue universelle qu’est la Musique, ne sont jamais liés à celle-ci d’une façon nécessaire, ne correspondant jamais absolument ; ils n’ont avec elle que le rapport accidentel d’un exemple, plus ou moins heureux, à l’appui d’une idée générale ; ils attribuent seulement la précision du réel aux choses que la Musique exprime dans l’universalité d’une simple forme. Car les mélodies, dans un certain sens, sont, elles aussi, une abstraction de la réalité, comme toute idée générale. La réalité, c’est-à-dire le monde des choses isolées, fournit ce qui est sensible, le concret et l’individuel, le cas particulier par rapport à l’universalité des idées abstraites aussi bien qu’à l’universalité des mélodies. Ces deux universalités sont toutefois contradictoires dans un certain sens. Les idées ne sont que des formes tirées de la perception, elles en sont en quelque sorte l’écorce qui aurait été retirée des choses, donc, au sens propre, des abstractions. La Musique, au contraire, nous donne le noyau générateur de toutes choses, elle en est le cœur même.

C’est une idée analogue qu’exprime Carlisle lorsqu’il dit :

« Une pensée musicale est la manifestation d’un esprit qui a pénétré au cœur des choses, qui en a compris l’intime secret, c’est-à-dire la mélodie qui est en elles, la mélodie des secrètes relations qui sont l’âme de chaque chose, par quoi celle-ci existe et justifie son existence dans le monde. On peut dire que l’essence des choses est de la mélodie, s’exprime nécessairement par du chant. Profonde est la portée du chant. Qui pourrait expliquer logiquement par la parole l’impression que la Musique produit en nous ? Elle est une sorte de langage non articulé, inexprimable, qui nous conduit aux limites de l’infini et nous donne le pouvoir d’y plonger pendant quelques instants. La Musique est le fond originaire de nous-mêmes et de toutes choses. Si vous pénétrez bien au fond de la Nature, votre observation deviendra musicale, car le cœur de la Nature est tout musique. »

En général, tout art est toujours une vision directe et pénétrante ; mais la Musique a plus que les autres le pouvoir d’évoquer le principe même des choses, leur essence, leur esprit intrinsèque. Aussi diffère-t-elle des autres arts, et particulièrement des arts plastiques, en ce qu’elle est dans un certain sens dégagée complètement de tout rapport avec la forme des phénomènes ; elle constitue elle-même une forme abstraite, absolue et complète. C’est pourquoi, ainsi que Wagner l’a fait observer dans son livre sur Beethoven, la Musique obéit à des principes esthétiques totalement différents de ceux des autres arts. Elle ne peut pas être évaluée suivant les catégories du Beau ; elle n’a pas à se soumettre, comme la peinture, la sculpture, l’architecture, à la proportion, à l’harmonie et à la beauté des formes. L’esthétique musicale, il est vrai, a longtemps admis le contraire, sous l’influence des principes du Beau qui dominent nécessairement les arts plastiques et qui avaient été étendus par analogie à la Musique ; mais c’était là une erreur, car la Musique ne peut pas produire les mêmes impressions que les arts plastiques, c’est-à-dire cette jouissance singulière, ce plaisir unique que nous procure la vue de belles formes. La Musique n’a pas la préoccupation de ce plaisir particulier, précisément parce qu’elle est elle-même une forme absolue, une représentation complète en soi et par soi, directe et spontanée, sans aucun emprunt aux réalités contingentes.

C’est pourquoi aussi la musique intentionnellement imitative ou pittoresque, c’est-à-dire qui ne vise pas à autre chose qu’à reproduire les bruits de la Nature ou à traduire au moyen des sons l’extériorité des choses, n’est plus, au sens absolu, de la musique. Et Wagner a raison lorsque, dans sa lettre sur les poèmes symphoniques de Liszt, venant incidemment à parler de Berlioz, il condamne chez ce maître la recherche obstinée des effets imitatifs.

Sur ce point, Schopenhauer formule une observation pénétrante :

« Entre une composition musicale et une-représentation sensible, il ne peut s’établir un rapport que lorsque toutes deux sont des expressions différentes de la même essence intime du Monde. Lors donc que, dans un cas particulier, cette concordance existe, quand le compositeur aura su, dans le langage universel de la Musique, traduire les excitations de la Volonté qui constituent le noyau d’un fait donné, alors la mélodie de sa chanson, la mélodie de son opéra sera expressive. Mais il importe que l’analogie découverte par le compositeur entre ces deux expressions résulte de la directe perception par lui de l’essence du Monde, sans que sa Raison la soupçonne ; sinon, quand la Musique devient une imitation volontaire et consciente, par l’entremise de l’intellect, elle n’exprime plus l’essence des choses, la Volonté même ; elle ne reproduit plus que son apparence, toujours d’une façon insuffisante ; toute la musique imitative en est là. »

Si nous voulons bien y réfléchir, quand la Musique veut peindre, elle quitte, en effet, son domaine propre. Elle cesse d’être la poésie intime, l’expression absolue de la vérité ; elle n’est plus qu’une contrefaçon approximative des êtres et des objets, insuffisante, comme le dit très justement Schopenhauer, parce qu’elle ne peut jamais rendre que quelques-uns des aspects extérieurs qu’elle veut imiter. C’est ainsi que, jusqu’à un certain point, elle évoquera l’idée de mouvement, elle donnera même l’idée de lumière et d’ombre au moyen de jeux de sonorités, par l’opposition des timbres, par exemple, ou des harmonies ; mais cette évocation ne sera jamais parfaite ni intégrale ; rien ne sera en elle déterminé : ni les dimensions, ni les reliefs, ni les contours, ni la couleur, rien de ce qui constitue la forme concrète d’un être ou d’un objet.

Le pouvoir pictural de la Musique ne va pas au-delà de l’expression du caractère spécifique des choses. La Musique ne peut, par exemple, reproduire le portrait d’un personnage, fixer ses traits ; elle ne peut peindre un arbre, une forêt. Tout ce qu’il lui est possible de faire, c’est d’évoquer une image plus ou moins analogue, au moyen de rythmes et d’harmonies qui traduisent l’impression ressentie par nous à la vue de ces choses ; elle exprimera le calme, la douceur, la tournure triste ou gaie, passionnée ou froide de l’individu, en d’autres termes, des qualités morales, mais non son image même ; pour l’arbre ou la forêt, elle devra se borner, par des rythmes ou des harmonies, à donner la sensation d’un grand calme, d’une fraîcheur, du vague murmure des feuilles agitées par la brise, etc. Le rapport entre elle et le monde est donc, dans un certain sens, analogue à celui que nous découvrons dans les autres arts ; c’est le rapport qu’il y a entre la reproduction et l’objet reproduit, entre l’imitation et le modèle ; seulement, ce rapport est beaucoup plus subtil, et aussi plus mystérieux. Le point de comparaison entre le Monde et la Musique échappe à toute détermination ; la relation où l’une est vis-à-vis de l’autre, en tant que reproduction ou imitation, est cachée dans les profondeurs de la Nature. Si la Musique est incontestablement une représentation des choses, si elle est une reproduction ou une imitation d’un modèle, il y a cependant ceci de particulier en elle qu’elle exprime précisément ce qui échappe à toute représentation plastique, à toute imitation exacte, ce qui, dans chaque chose, est le plus difficile à déterminer. Les analogies qu’elle reproduit sont d’ordre essentiellement spirituel et métaphysique. Elle exprime le spécifique plutôt que le particulier. Elle ne traduira donc pas la tristesse ou la joie d’un individu déterminé, ni telle tristesse ou telle joie, ou telle colère, ou telle terreur particulière ; elle traduira simplement la Joie, la Tristesse, la Colère, la Terreur, en quelque sorte d’une façon générale et abstraite, sans aucune des contingences qui font de ces sentiments la caractéristique d’un moment de notre existence, la joie, la tristesse, la colère, la terreur de l’espèce.

Le merveilleux de la Musique, c’est que, malgré ce vague, cet indéterminé, son langage s’impose à notre compréhension avec la plus impérieuse clarté ; et c’est pourquoi elle surexcite si facilement notre imagination. Dès que nous entendons des sons, une mélodie ou une succession d’harmonies mélodiques, notre sentiment s’éveille, notre esprit entre en activité et cherche à, donner une forme au monde invisible, insaisissable, et cependant très présent à notre perception, que les sons évoquent en nous. Nous nous efforçons à revêtir des

apparences du monde réel, ce monde du rêve, ce monde du sentiment abstrait ; nous le réalisons en quelque sorte dans des analogies corporelles et réelles. Telle est l’origine du chant articulé, du chant accompagné de paroles et, par extension, du drame musical.

Schopenhauer fait remarquer à ce propos combien est profonde l’erreur des esthéticiens qui veulent subordonner la musique aux paroles. Ils renversent le rapport exact des deux éléments l’un vis-à-vis de l’autre. La Musique n’est pas l’élément secondaire de l’expression, elle en est le générateur. C’est justement le caractère d’universalité qu’elle imprime à la traduction de nos sentiments, tout en leur laissant la plus absolue vérité, qui fait qu’elle ajoute tant de force aux paroles auxquelles elle est adaptée, aux actes auxquels nous l’associons. Le philosophe de Francfort va jusqu’à nous faire entrevoir en quelque sorte l’art de Richard Wagner, le Tondrama du maître de Bayreuth, lorsqu’il observe, dans sa Métaphysique de la musique, qu’en raison de la prépondérance de la Musique, par cela même qu’elle est par rapport au texte dans la relation du général au particulier, du principe à l’exemple, il serait plus naturel que le texte fût écrit sur la musique, et non la musique composée sur le texte.

C’est le contraire qui a lieu généralement, mais le phénomène n’en reste pas moins tel que Schopenhauer l’analyse. Dans la pratique, le texte n’est pour le compositeur qu’un moyen d’excitation de la faculté musicale. Les paroles provoquent en lui un sentiment, et c’est ce sentiment qui devient le véritable générateur de la composition. Quand le musicien traduit trop littéralement le sens des paroles, s’il s’attache trop étroitement à formuler sa musique d’après les paroles ou les actes auxquels elle s’ajoute, il fait fausse route, il fait parler aux sons un langage qui n’est pas le leur. Sa composition laissera une impression tout autre que celle qu’il en attendait ; elle fera rire. N’est-ce pas le cas des pièces musicales assurément curieuses qui prétendent représenter des batailles, ou des paysages, ou des scènes bibliques, ou des événements historiques ? Elles peuvent exciter pendant quelque temps la curiosité des auditeurs, elles peuvent amuser par l’ingéniosité de leurs combinaisons, mais elles finissent nécessairement par excéder. « Tout événement sensible, fait très justement remarquer Nietzsche, s’agrandit immédiatement pour notre sentiment en l’image d’une vérité éternelle, dès qu’il se réfléchit dans le miroir de la vraie musique. Inversement, cet événement perdra son caractère mythique (général, symbolique) dès qu’on voudra le reproduire par la peinture musicale ; la Musique alors n’est plus qu’une chétive image de l’apparence (Erscheinung) et par là même infiniment plus indigente que celle-ci. Cette indigence fait qu’elle rapetisse encore l’impression de la chose représentée, de telle sorte, par exemple, que l’imitation musicale d’une bataille s’épuise en tapage de marches, en sonneries, en fanfares, etc., et arrête notre imagination à ces détails superficiels. »

Que, au contraire, le musicien se borne à restituer l’émotion intérieure éveillée en lui par la lecture d’un poème, par la vue d’un spectacle de la nature ou d’une action humaine, il accroîtra à l’infini la force expressive du texte ou du drame et sera profondément émouvant.

C’est sur ces observations si justes et si profondes de Schopenhauer que Nietzsche établit toute sa théorie de la renaissance de la tragédie dans le Tondrama de R. Wagner.

Quel exemple plus complet et plus frappant des phénomènes ici analysés pourrions-nous proposer, sinon Richard Wagner ? Il est à la fois poète et musicien. Chez lui, il n’y a pas subordination de la musique à la parole ou à une vision réelle déterminée. L’impulsion musicale n’est pas accidentelle, elle n’est pas le résultat d’une excitation poétique venue du dehors ; elle est spontanée, fondamentale, continue et essentielle. L’idée poétique chez Wagner est musicale en soi, et lui-même nous l’a dit très clairement6 : « L’œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son entier achèvement, serait une musique parfaite. »

C’est bien la définition la plus vraie que l’on puisse donner de son Tondrama. Ce drame sonore, ce drame du son est essentiellement musical, il est issu de l’esprit de la Musique, il a sa racine, il a sa raison d’être en elle, comme l’antique tragédie. Car, il n’est pas inutile de le faire remarquer : si Nietzsche établit une analogie entre la tragédie hellénique et le drame wagnérien, ce n’est pas une pure ressemblance de procédés ou de formes qu’il constate.

Il s’agit simplement d’une identité fondamentale d’esprit et d’essence ; identité qui réside non pas dans certaines similitudes extérieures d’ailleurs assez vague, mais dans la nature même de l’inspiration dramatique, dans la nature du sentiment et de la conception tragique.

Qu’est-ce qui est tragique et quels rapports existent entre la Musique et le tragique ? Pourquoi la Musique se trouve-t-elle unie au tragique dans le drame eschylien comme dans le drame wagnérien ?

C’est ce que nous allons exposer dans le chapitre suivant.

VIII. Métaphysique de la tragédie

Essence musicale du Tragique suivant Nietzsche. — La tragédie et le mythe ; le mythe et la musique. — Confirmation des idées de Nietzsche par l’œuvre de R. Wagner. — Wagner véritable poète tragique. — La tragédie grecque détruite par l’esprit socratique. — Pourquoi la tragédie n’a pu renaître de la musique qu’en notre siècle ; la musique au moyen âge ; la Camerata florentine ; la symphonie moderne ; essence musicale du drame wagnérien d’après Nietzsche.

Une question a vivement préoccupé les philosophes et les esthéticiens depuis Aristote jusqu’à von Hartmann : celle de savoir à quoi rattacher la jouissance esthétique que nous fait éprouver la tragédie ?

Ce ne peut être le plaisir barbare de voir la souffrance d’autrui et de nous sentir nous-mêmes exempts de cette douleur, car alors les émotions que nous procure la tragédie seraient analogues aux brutales et grossières émotions que donnent aux natures vulgaires les spectacles du cirque, les combats de coqs, les séances de boxe, les combats de taureaux, etc.

Ce n’est pas davantage la conscience que nous avons que ce spectacle n’est qu’une fiction, qu’un simple simulacre, car notre émotion est d’autant plus vive que l’illusion est plus forte, que le spectacle représenté nous paraît plus vrai et plus réel.

Aristote et toute l’esthétique classique à sa suite ont cherché l’explication de cette étrange jouissance dans le sentiment de compassion, dans la pitié provoquée par la catastrophe, jointe au sentiment de délivrance que nous éprouvons quand toutes les terreurs qui nous ont assaillies sont enfin brusquement interrompues par le dénouement, qui est toujours une solution, une fin d’angoisse.

Nietzsche se place tout à fait en dehors de cette conception bourgeoise du phénomène. Pour lui, la jouissance esthétique de la tragédie ne peut s’expliquer que par l’essence musicale du sentiment tragique, et c’est pourquoi aussi la tragédie est à ses yeux inséparable de la musique, que celle-ci soit exprimée ou non.

La Musique, par cela même qu’elle nous révèle le sens éternel des choses, qu’elle supprime momentanément notre moi, qu’elle nous élève à la contemplation des êtres et de la vie en leur unité substantielle, anéantit la sensation douloureuse que nous ferait éprouver la vue des catastrophes dont la tragédie est remplie. En nous montrant la souffrance isolée des êtres voués à la destruction, elle nous fait plus vivement sentir l’éternité de la substance. « Le héros, énergique affirmation de la Volonté de vivre, dit-il, meurt sans que nous en éprouvions une douleur, parce que nous sentons qu’il n’est qu’une apparence et que la vie éternelle de la Volonté n’est pas détruite par sa disparition. “Nous croyons en la vie éternelle”, voilà ce que nous crie la tragédie ; et la Musique est l’idée même de cette vie éternelle. »

L’explication est certes ingénieuse, plus que cela, profonde ; et je crois bien que Nietzsche a touché juste ici. Il y a, en effet, des liens étroits entre le tragique et la Musique. Le tragique est l’expression la plus élevée et la plus intense de la douleur humaine, il est la douleur même s’exprimant dans une action isolée. La mort violente d’un héros, le malheur qui accable l’individu ne sont pas tragiques s’ils nous sont représentés comme des accidents isolés. Pour devenir tragiques, il faut qu’à nos yeux, les événements se rattachent à l’idée de la Mort, incessante destructrice de la Vie, à celle du Malheur, ennemi de l’existence souriante et bonne : il faut que nous ayons le sentiment de la destinée de souffrance à laquelle est vouée l’humanité tout entière, sentiment qui se traduit d’une façon si saisissante dans la tragédie antique sous l’image de la Fatalité, de l’Anankê, de la Nécessité, à laquelle nul de nous ne se peut soustraire.

On a dit très justement que l’individu, comme tel, n’était pas tragique, mais plutôt comique. Les tableaux de mœurs contemporaines, qui ont un caractère individuel, où chacun de nous se retrouve en quelque sorte comme personne isolée et voit son sosie sur la scène, relèvent essentiellement du domaine de la comédie. On ne peut concevoir une tragédie sur un sujet moderne.

L’envers immédiat de la comédie, le drame, dont le sujet est tiré de la vie actuelle, est un genre faux, qui ne peut nous élever complètement à la pure jouissance esthétique, parce qu’il est trop particulier, trop individuel, qu’il ne généralise pas. Les personnages de nos drames modernes sont parfaitement ridicules ; ils sont si peu susceptibles de nous émouvoir, que les maîtres du genre sont obligés d’accumuler les contrastes violents, de multiplier les horreurs pour frapper brutalement notre sensibilité ; et malgré ces artifices, notre imagination reste rebelle.

Il en va tout autrement dans la véritable tragédie. Les Grecs, avec raison, n’admettaient pas l’individualisme dans la leur. Leurs héros tragiques ne sont pas des personnages déterminés, ils sont des entités, des principes en action, des forces agissantes, des passions qui marchent, s’entrechoquent et luttent. Ils représentent non telle personnalité historique, mais des lois du Monde. Ils n’ont pas des traits personnels sur la scène, ils ont des masques, immuables comme les principes actifs dont ils sont la fragile incarnation. Leurs actions sont à peine volontaires. Ils vont aveuglément à leur perte, contraints par une nécessité intérieure maîtresse de leurs résolutions, pareils à l’humanité même qui suit une route implacable, où, qu’elle le veuille ou non, elle a pour compagnon éternel le Malheur. Or, voilà justement l’essence du tragique : l’insolubilité des conflits qu’il évoque à nos yeux. La tragédie a ainsi un fond infiniment lointain, son horizon est le général, l’universel, le nécessaire, l’inévitable ; le domaine de ses représentations est l’abstrait dans le concret.

C’est pourquoi le tragique a besoin d’un certain recul. Il s’appuie nécessairement sur la légende, sur le mythe, qui est lui-même une généralisation, une synthèse. La tragédie historique est une erreur, ainsi d’ailleurs et pour les mêmes raisons que l’opéra historique. L’histoire n’étudie les évolutions et les révolutions de la politique qu’au point de vue de la part plus ou moins large qu’y ont prise le caprice ou les erreurs de quelques personnages ; elle s’occupe plus spécialement d’accidents trop personnels pour nous révéler des lois générales. En s’attachant à reproduire avec exactitude et fidélité des faits accidentels, la prétendue tragédie historique perd de vue ce qu’il y a de sourd, de continu, de fatal dans l’action anonyme de la Nature, elle passe à côté de ces influences inexprimées, de ces lois inéluctables que subit l’humanité inconsciente, et que vainement elle cherche à tourner.

Tout au contraire, le mythe — et c’est ce qu’il y a de supérieur en lui, — met en un relief saisissant le sens universel des actions humaines, en plaçant ses personnages fictifs au-dessus des contingences de la réalité brutale, dans la réalité plus vraie de la vie intégrale, conçue dans sa totalité et sa plénitude idéales ; il nous transporte dans l’atmosphère de la conscience du malheur de l’existence, il nous la révèle ; et c’est de l’apercevance de cette fatalité, de l’inéluctable nécessité de la Douleur et du Mal dans le monde, que naît la profonde tristesse, la souffrance résignée qui est la source de ce que nous appelons l’émotion tragique.

Nietzsche formule, à ce propos, une observation fort intéressante. Il fait remarquer que chez les tragiques grecs, l’assemblage des scènes et des tableaux qu’ils nous montrent sur le théâtre nous transmettent des vérités si profondes, que le poète est impuissant à les exprimer seulement par des mots et des idées. De même l’Hamlet de Shakespeare : il parle plus superficiellement qu’il n’agit ; on ne peut le comprendre qu’en regardant au fond et en embrassant l’ensemble de l’œuvre. Ce que Nietzsche dit d’Hamlet peut s’appliquer à d’autres personnages de Shakespeare, par exemple à Macbeth, à Richard III, à Lear et même à Othello.

C’est que, dans ces grands drames, Shakespeare, comme les tragiques grecs, s’inspire directement du mythe. Or, la parole ne saurait traduire avec toute la clarté désirable le sens intime et universel de la légende.

Pourquoi les tragédies grecques nous paraissent-elles froides ? C’est qu’elles ne sont parvenues jusqu’à nous qu’à l’état d’œuvres littéraires, de drames parlés. Il nous manque la musique qui en était l’élément essentiel, car la Musique a précisément le pouvoir, qui fait défaut à la parole, d’exalter notre sensibilité de telle sorte qu’elle s’identifie avec les sentiments permanents, immuables, éternels dont le mythe est l’expression symbolique. Imaginez les tragédies d’Eschyle et d’Euripide accompagnées de musique, imaginez les grands sentiments qu’elles expriment portés, grâce à la faculté de généralisation de la Musique, à leur absolue puissance expressive, et vous comprendrez ce que les historiens du théâtre antique nous rapportent au sujet de l’exaltation, du délire esthétique où ces tragédies jetaient des auditoires de plusieurs milliers de spectateurs.

Le tragique, en tant qu’il trouve son expression dans la légende, dans le mythe, a donc besoin de la Musique pour se révéler à nous dans son entière vérité.

Ce qui amène Nietzsche à cette conclusion : que la tragédie ne se comprend pas sans musique, que le tragique est au fond d’essence absolument musicale.

Il est curieux d’observer que cette thèse, développée par Nietzsche à propos de la tragédie grecque, trouve sa confirmation pratique dans le surprenant phénomène que nous montre Wagner.

Wagner est un véritable poète tragique. Il l’est par la tendance hautement philosophique de son esprit, par le caractère synthétique de son génie. Eh bien, d’instinct, Wagner retrouve les éléments sur lesquels s’était développée la tragédie antique : irrésistiblement, il se sent poussé vers la Musique, et celle-ci est l’élément le plus spécifique de son génie. Non moins irrésistiblement, le poète, en lui, retourne au mythe ; c’est à la légende qu’il demande toutes ses inspirations. Il est vraiment curieux que Nietzche ne se soit pas aperçu que la démonstration vivante de sa subtile et profonde analyse du tragique, c’était justement Wagner.

L’important pour nous est que Nietzsche, par ces vues si pénétrantes et si nouvelles sur la tragédie dans l’antiquité, nous ait en même temps ouvert le chemin à la véritable compréhension de l’art et du génie de Wagner. Qui n’a pas lu l’ouvrage du philosophe de Bâle ne peut comprendre tout à fait l’œuvre du maître de Bayreuth.

La Naissance de la tragédie, je l’ai déjà dit, est un chapitre complémentaire du grand ouvrage où Wagner a exposé ses idées et ses désirs esthétiques : Opéra et Drame. Ce n’est pas diminuer cette grande et belle étude que d’ajouter que le chapitre complémentaire de Nietzsche est nécessaire à la compréhension de ce qu’on a appelé le système de Wagner, que c’est seulement là que se révèle la véritable portée et le véritable sens des idées du maître.

Lui, il parlait plutôt en artiste. Opéra et Drame est une sorte de confession, dans laquelle, avec une ingénuité parfaite, sans beaucoup se préoccuper de l’exactitude historique de son exposé ni de la rigueur absolue de ses déductions, Wagner nous dit les doutes qui avaient assailli son esprit, les visions d’art qui le hantaient ; et son livre n’a d’autre but que de justifier, à ses propres yeux et aux nôtres, la solution donnée par lui au problème. En d’autres •termes, Wagner se livre tout entier à notre contemplation, mais il ne s’analyse pas. Cette analyse, c’est Nietzsche qui nous l’apporte, faite avec toute la pénétration d’une critique infiniment mieux armée que celle de Wagner, et avec une clarté de méthode, une solidité d’argumentation que l’on ne trouve pas dans Opéra et Drame.

Ainsi, la nature véritable des rapports de Wagner avec le mythe, avec la légende, la très pénétrante et très profonde étude de Nietzsche sur l’essence du tragique nous l’explique plus clairement que Wagner lui-même. Quand celui-ci affirmait que le drame lyrique, l’opéra ne pouvait s’établir que sur la base du mythe, il énonçait simplement, sans pouvoir l’apprécier, ce que son sentiment souverain de poète tragique lui avait dicté ; et il cherchait à justifier ce sentiment par des considérations plutôt extérieures.

Nietzsche, lui, va bien au fond du problème, et en montrant les liens étroits qui rattachent le sentiment tragique au mythe et celui-ci à la musique, il découvre en même temps les causes profondes de la prédilection irrésistible de Wagner pour les sujets mythiques. Étant un poète tragique au sens le plus vrai du mot, Wagner devait nécessairement fondre dans son œuvre le mythe et la musique, ainsi que l’avaient fait les grands tragiques grecs.

Ces spéculations paraîtront bien subtiles à beaucoup d’artistes et laisseront parfaitement indifférents les esprits superficiels, satisfaits amplement des émotions que leur procurent les œuvres de Wagner. Gardons-nous cependant de les considérer comme oiseuses et inutiles. Bien des erreurs où sont tombés les artistes contemporains auraient été évitées, si, dès le début, leur conscience troublée par l’impérieuse beauté de l’art wagnérien avait eu la compréhension absolue et complète du phénomène esthétique dont il est l’attestation.

À quelles aberrations, l’interprétation insuffisante de ce que Wagner a dit du mythe et de la légende n’a-t-elle pas conduit toute la génération actuelle des dramaturges ! Depuis une vingtaine d’années, le théâtre lyrique n’a plus guère vu paraître que des opéras fondés soi-disant sur la légende. Que de Krimhilde, de Sigurd, d’Esclarmonde, de Merlin, de Cloches du Rhin, de Roi d’Ys, etc., etc., n’avons-nous pas eu à subir ! Mythes païens, légendes chrétiennes, du Nord, du Midi, de l’Est et de l’Ouest, on a tiré de l’oubli les plus folles affabulations du moyen âge mystique et romanesque. Avec une naïveté adorable, librettistes et musiciens, persuadés qu’ils suivaient en cela les traces du maître de Bayreuth et se conformaient à son esthétique, se sont emparés de ces sujets légendaires sans l’ombre de discernement, prenant à droite, à gauche, au hasard de la rencontre, sans se préoccuper autrement de savoir si ces sujets reposaient véritablement, dans leur sens profond, sur ce haut et noble sentiment philosophique du Malheur fatal, implacable, éternel, d’où découle l’impression tragique.

Il a suffi à la plupart que la légende leur offrit quelques tableaux d’imagination brillante, ou transportât le spectateur dans le monde des fées et des êtres fabuleux, pour qu’ils se crussent parfaitement d’accord avec Wagner ! Je ne sache qu’une œuvre moderne qui approche véritablement de l’esprit wagnérien : c’est le Fervaal de M. Vincent d’Indy. M. d’Indy ne s’est pas contenté de reproduire purement et simplement les données des légendes cévenoles ; les traditions populaires ne lui servent que de symbole général ; le drame repose sur une idée philosophique bien à lui et qui se mêle ingénieusement aux souvenirs mythiques évoqués. Fervaal serait un vrai poème tragique, si l’on n’y percevait l’effort de la réflexion. Le haut sentiment qui l’anime est plutôt volontaire et intellectuel. Il n’est pas absolument spontané et naïf.

Chez Wagner justement, c’est là ce qui est caractéristique : le sentiment tragique est d’une sincérité, d’une naïveté absolues. La conception pessimiste de la vie est fondamentale, nécessaire, impérieuse. Elle domine tout son être, elle apparaît dans tous ses actes, dans toutes ses pensées. Lisez sa longue correspondance avec Liszt, avec ses amis Heine et Fischer, avec son compagnon de 1848 Auguste Rœckel ; c’est un cri de douleur ininterrompu. La vision pessimiste du monde est empreinte si profondément en lui que lorsque, déjà à la seconde moitié de sa carrière, l’œuvre de Schopenhauer vient à sa connaissance, c’est en toute vérité qu’il peut affirmer n’avoir trouvé dans le philosophe de Francfort que la confirmation de sentiments dès longtemps éprouvés par lui et l’exposé méthodique d’une conception de la vie analogue à celle qu’il avait toujours eue devant les yeux.

C’est ce qui fait que Wagner est le véritable poète tragique nouveau. Il est l’Eschyle et le Shakespeare du xixe  siècle. Son Tondrama est la tragédie moderne. L’analogie, je dirai même l’identité est si parfaite qu’on peut aller jusqu’à dire que le drame musical de Wagner s’est constitué et formé exactement comme la tragédie antique. Il est la résultante de l’effort de la musique moderne vers la réalisation imagée et active des visions qu’elle évoque, comme la tragédie grecque avait été la résultante de la progression naturelle du chant, de l’inspiration lyrique chez les Hellènes, dans le sens de son objectivation plastique.

Un phénomène qui reste plein de mystères et difficile à expliquer, c’est qu’en Grèce, le chant lyrique se soit développé si rapidement qu’il a pu atteindre son apogée dans la tragédie à une époque relativement reculée de la civilisation hellénique, tandis que notre musique moderne n’est arrivée à son entier épanouissement, dans le Tondrama de Wagner, que tout à la fin d’une longue période de haute culture intellectuelle, artistique et sociale.

Nietzsche cherche à l’expliquer par ce qu’il appelle notre éducation socratique, par quoi il entend l’éducation qui se fonde non sur la conception tragique de la vie, mais au contraire sur la conception optimiste, qui fait de l’homme un être doué de libre arbitre et de liberté, maître de ses actions et de sa destinée, ce qu’on a appelé l’homme théorique ou scientifique, réglant son existence et ses actes non pas suivant ses besoins et ses instincts, mais suivant des lois que son intelligence croit avoir reconnues et qu’il suit aveuglément.

Sans m’attarder à cette explication, je veux me borner à une observation accessoire de Nietzsche qui n’est pas sans intérêt : à savoir que de l’apparition de Socrate date la décadence de la tragédie, parce que l’homme théorique, l’homme scientifique a détruit la vraie musique, celle en laquelle se perpétue le mythe et qui exprime l’essence des choses. Pour l’homme socratique, la musique est un art d’imitation ; il l’abaisse à n’être plus qu’une vaine et stérile recherche d’effets extérieurs : elle devient de la peinture musicale ; elle veut traduire ce que disent les paroles ; elle veut reproduire tous les objets qu’imitent les autres arts ; elle est un calcul de l’intelligence et de la réflexion, et non l’expression spontanée et nécessaire de ce qu’il y a de plus intense et de plus profond dans le sentiment humain.

Ce qui me séduit dans cette observation, c’est qu’elle semble fournir une explication philosophique, très subtile, je le veux bien, mais néanmoins très plausible, de l’état étrange de l’art musical au moyen âge.

Alors que les premiers temps du christianisme avaient été d’une abondance remarquable au point de vue de la création musicale, pourquoi, dès le xe  siècle, voyons-nous la faculté créatrice s’arrêter presque complètement, au point que, pendant six siècles, l’art musical demeure exclusivement un art de combinaison, retravaillant avec une ingéniosité certes intéressante, mais dénuée de tout sens poétique, des éléments qui ne varient guère ? C’est que le grand, on pourrait dire l’unique foyer d’art, pendant cette longue période, ce furent les couvents où se réfugia l’homme socratique, l’homme théorique par excellence, vivant en dehors de la nature une existence en quelque sorte négative, éloignée du tragique de la véritable vie, optimiste en son attente des félicités paradisiaques : le moine et le prêtre. Aux subtilités de leur scolastique, de leurs vaines et stériles discussions théologiques, correspondent les subtilités de la polyphonie vocale. La musique n’est pas pour eux une expression spontanée du sentiment ; elle est la pénible et laborieuse exégèse de textes toujours les mêmes, retournés en tous sens, scrutés et commentés sous tous leurs rapports, présentés sous les aspects les plus divers.

Reconnaissons leur erreur sans les en blâmer ; leur labeur, improductif au regard de l’art, n’aura pas été inutile, puisqu’il aura servi à créer la langue de la musique moderne, si profondément différente de celle de la musique ancienne. Nous leur devons l’harmonie et le contrepoint sur la base desquels s’est développé notre art symphonique, qui est la formule définitive et complète de l’art musical moderne.

Je dirai même plus : que la musique symphonique est, dans tout le domaine de l’Art, la seule apparition absolument nouvelle et originale qui appartienne bien en propre à l’homme des âges récents. Dans la littérature et la poésie, pour le théâtre, pour les arts plastiques, sculpture, peinture et architecture, nous n’avons rien à apprendre aux Anciens, nous avons au contraire tout appris d’eux. En ce qui concerne la musique, c’est tout l’opposé ; ils ne nous ont rien enseigné ; ils devraient tout apprendre de nous ; ils n’ont rien laissé qui approche, par exemple, de la symphonie de Beethoven ; ils n’ont même pu soupçonner qu’il existerait jamais une œuvre d’art de ce genre.

Notre musique est quelque chose de si profondément différent de la conception qu’ils avaient et qu’ils pouvaient avoir de l’art des sons que toute analogie est d’avance exclue. Sans parler de leur système tonal si différent du nôtre, leur musique était essentiellement monodique, la nôtre est harmonique et polyphonique ; la leur était absolument vocale, la nôtre est absolument instrumentale.

J’insiste sur cette dernière opposition, car c’est seulement du jour où, grâce au développement de la facture des instruments, tout l’arsenal de nos engins sonores se trouva constitué comme il l’est depuis deux siècles, que les combinaisons sonores de la symphonie moderne sont devenues possibles et que nous voyons apparaître la véritable musique moderne, celle qu’on a appelée la musique absolue, la musique pure, dégagée de toute alliance avec la parole et le geste, et cependant expressive au plus haut degré.

Si nous voulons bien y réfléchir et aller au fond des choses, nous devrons même reconnaître que la tragédie moderne, dont le Tondrama de Wagner est la formule pour le moment la plus complète, n’était possible que sur la base de la musique instrumentale ; et c’est de la musique instrumentale, en effet, qu’elle est issue. La symphonie est la source d’où a jailli le drame wagnérien.

Pouvons-nous, par exemple, concevoir le drame de Wagner sans la miraculeuse progression qui va de Bach à Beethoven, en passant par Haydn, Gluck et Mozart ?

Il y a eu là un siècle de musique tout à fait exceptionnel. Remontez seulement un peu plus haut, jusqu’à Palestrina et Roland de Lassus, par exemple ; leur art vous paraîtra plus loin de celui de Bach que celui-ci du nôtre. C’est que chez Bach, harmonie, rythme et mélodie se comportent déjà d’une façon toute nouvelle. Ces trois éléments fondamentaux de notre musique se combinent chez lui autrement qu’en des formes purement mathématiques ; ils se juxtaposent d’une façon expressive. Et dans ses thèmes de fugue, si énergiques, si parlants, si plastiques pourrait-on dire, dans les admirables cantilènes des adagios de ses ouvertures, suites, concertos, etc., se formule déjà la mélodie instrumentale moderne, dont le caractère poétique et suggestif nous ouvre un horizon infini de sensations, de rêves, de visions que la musique antérieure, avec ses rythmes dansants ou ses pauvres thèmes mélodiques empruntés à la liturgie, était impuissante à évoquer. Poursuivant maintenant le développement de cette mélodie instrumentale à travers l’œuvre de Haydn, de Mozart et de Gluck, nous la voyons se formuler de plus en plus indépendante, souple et suggestive, pour devenir enfin, dans Beethoven, un mode d’expression absolument parfait.

Ainsi que l’a justement fait observer Wagner7, beaucoup de thèmes de ces grands maîtres paraissent, musicalement, sans profonde signification ; mais combien ils acquièrent de puissance par le développement que leur donne la langue si caractéristique des instruments ! Malgré le vague et l’imprécision des sons, leur expression est si nette, si claire, si impérieuse que l’interprétation verbale s’y superpose instinctivement chez l’auditeur. Ceci, a-t-on déjà dit, est le procédé exact de formation de l’Art lyrique ancien et de la Chanson populaire, qui, d’expansion d’abord purement musicale ou chantante de l’âme, se fait ensuite poème et s’extériorise en paroles.

Nous comprendrons maintenant pourquoi ce phénomène, accru jusqu’à la reconstitution de la tragédie, du drame musical, n’a pu se produire chez nous qu’à la fin, et non au commencement de l’ère moderne ; c’est, d’une part, parce que le poète tragique ne pouvait se former dans un cloître ; c’est, d’autre part, parce que plus tard, lorsqu’il s’en produisit au premier éveil de l’âme moderne, à l’époque de la Renaissance, la musique instrumentale, l’art musical véritablement nouveau, en était encore à ses premiers bégaiements. Pour que la tragédie moderne fût possible, il fallait que la symphonie eût atteint l’apogée de sa puissance expressive, et cela ne s’est produit qu’au début du présent siècle.

Ces conditions à la fois morales et historiques expliquent aussi l’erreur des poètes-musiciens de la Camerata florentine, qui créèrent l’opéra en s’imaginant reconstituer la tragédie antique.

Galilei, Peri et Caccini, méconnurent complètement la priorité nécessaire de la musique dans le drame. Leur invention, le chant parlant, était une réaction radicale, — dans un certain sens nécessaire, — contre les complications excessives, purement formelles et simplement habiles, du contrepoint vocal ; elle signifiait un retour à l’expression spontanée, sincère et naturelle du sentiment humain dans le chant. Mais en même temps, comme toute réaction, leur œuvre fut excessive. Sous prétexte de rendre intelligible le sens des textes chantés, ils en arrivèrent à subordonner complètement la musique à la parole, d’où vint le récitatif dramatique. Ils en attendaient merveille. Ce fut, en définitive, le récitatif qui perdit le genre créé par eux. C’est à cause du récitatif, qui est une négation de la musique, puisque c’est la parole qui redevient ici l’élément prédominant, que dans leurs prétendus drames ils se virent contraints d’intercaler des morceaux de chant développés, des cantilènes conçues dans la forme traditionnelle soit des airs à danser, soit des chansons populaires. C’est ce qui amena, d’autre part, les poètes à échafauder leur livret de telle sorte qu’un certain nombre de situations y fussent réunies pour permettre au musicien de distribuer dans la pièce un certain nombre de morceaux.

Ne jugeons pas trop sévèrement cette erreur ; ce serait en commettre une autre, et très grave, de méconnaître l’énorme et très salutaire influence qu’elle exerça sur le développement ultérieur de la musique, car en remettant à la mode le chant monodique et en reléguant pour un temps à l’arrière-plan les artifices du contrepoint, elle força les musiciens à se préoccuper de nouveau de variété dans la création des formes mélodiques. Ces formes mélodiques nouvelles, plus libres, plus amples que la simple chanson populaire ou l’air à danser, se transmirent à la musique instrumentale allemande demeurée systématiquement polyphonique et, grâce à Bach, à Haydn et à Mozart, nous conduisirent à la symphonie de Beethoven.

C’est ainsi que l’orchestre, par une série de transformations lentes, est devenu le merveilleux instrument au moyen duquel Wagner a pu réaliser ce qu’il a appelé la mélodie infinie, c’est-à-dire cette trame sonore continue qui enveloppe l’action, d’où celle-ci se dégage et qui est en réalité la base de toute la création artistique.

Un mot très juste de M. de Wolzogen définit bien l’œuvre d’art de Wagner : elle est, dit-il, une émanation de la Musique8. Le Tondrama diffère de l’opéra en ce que la musique, dans celui-ci, est non un moyen d’expression du drame, mais une sorte de hors-d’œuvre qui se superpose à celui-ci. Dans le drame wagnérien, elle n’est plus seulement l’intermédiaire de l’expression, elle en est la source. Car c’est la musique qui, des profondeurs de l’âme exaltée de l’artiste, s’efforce à revêtir d’une expression plastique et littéraire les merveilleux mystères qu’elle fait entrevoir.

Sur ce point, je me sépare du plus pénétrant des commentateurs récents de Richard Wagner, M. Houston Stewart Chamberlain.

« La chose essentielle, dit-il9, la seule absolument indispensable pour comprendre Wagner artiste et saisir le sens de ses œuvres de théâtre, c’est de comprendre la nature de son génie ; or, Wagner fut toujours et avant tout, et dès sa jeunesse, poète dramatique. Certes, il serait paradoxal de prétendre que le musicien n’a, chez lui, qu’un rôle secondaire ; mais ce qu’il faut comprendre, c’est que le musicien n’existe que comme une des faces du poète. Comme Wagner lui-même l’a dit, le musicien est l’élément féminin, et par sa nature même, cet élément, s’il n’est pas secondaire, est du moins subordonné ; il ne crée qu’autant qu’il a été fécondé par l’élément mâle : le poète. C’est donc le poète, le poète dramatique qu’il faut avant tout arriver à reconnaître en Wagner. »

Tout le livre de M. Chamberlain est consacré au développement de cette idée. Elle est juste en un certain sens, elle ne l’est plus dans un autre.

M. Chamberlain a raison, par exemple, d’affirmer qu’on méconnaît le sens et la portée de l’œuvre de Wagner quand on ne veut y voir qu’une réforme de l’opéra. Elle est plus que cela, elle est une conception nouvelle du drame. Et en ce sens, Wagner est, en effet, un poète dramatique.

Mais d’un autre côté, M. Chamberlain se méprend, à mon avis, lorsqu’il subordonne chez Wagner le musicien au poète. Il a beau nous rappeler que dans sa jeunesse, Wagner fut d’abord poète et qu’il ne devint musicien que plus tard ; qu’en fait, ses facultés musicales ont été en quelque sorte provoquées par ses facultés poétiques, que le musicien est né du poète, que sa musique s’exhale du poème comme le parfum s’exhale des fleurs et des feuilles d’un arbre, révélant ainsi la sève invisible qui pénètre tous les tissus et leur donne la vie et la croissance.

Il n’en est pas moins vrai que si nous voulons analyser l’œuvre même, si nous cherchons à pénétrer bien au fond la nature et le caractère du génie de Wagner, nous serons vite amenés à reconnaître que ce qui en fait le trait essentiel et caractéristique, c’est la musique. Son inspiration poétique est musicale. La sève qui la féconde, « qui se répand dans tous les tissus », qui échauffe son esprit et le porte à créer, c’est la musique. N’a-t-il pas dit lui-même, un jour, que c’était le musicien en lui qui avait sauvé le poète ?

Si le poète a lutté longtemps contre le musicien, c’est que les circonstances de l’éducation première de Wagner, notamment l’influence de son oncle, l’avaient éloigné de l’art des sons et poussé vers les lettres à un âge où la personnalité n’est pas encore formée et subit facilement toutes les empreintes. Mais dès le moment où sa véritable nature se formule et s’affirme, nous voyons au contraire le musicien prendre le dessus et diriger en réalité toutes les facultés de l’artiste. C’est alors que, non sans avoir longtemps hésité, il résout énergiquement l’espèce d’antagonisme qui s’était manifesté jusqu’alors dans les tendances, sinon contradictoires, tout au moins partiellement divergentes du poète et du musicien ; et son choix définitif est en faveur de ce dernier. Placé entre la Mort de Siegfried et Frédéric Barberousse, il condamne le drame non musical qui est l’œuvre du seul poète dramatique ; et il va à la Mort de Siegfried, d’où sortira l’Anneau de Nibelung, qui sera la création de son génie musical.

Que ce génie musical soit très spécialement dramatique, cela n’est pas contestable et c’est ce qui donne sa physionomie particulière à Wagner musicien. Comme le dit très justement M. Chamberlain, la musique de Wagner est de la musique de poète.

Au fond, M. Chamberlain convient lui-même qu’il serait plus correct de ne pas distinguer, chez Wagner, entre le poète et le musicien. En effet, on ne conçoit pas l’un sans l’autre. Ils constituent une parfaite unité, un phénomène indivisible, exceptionnel par là même. Le poète dramatique ne serait pas, chez lui, ce qu’il est, si l’influence musicale n’était intervenue ; et le musicien aurait pris une autre direction, si le poète dramatique, à son tour, n’avait réagi sur la nature de l’inspiration purement musicale. Le dionysien et l’apollinien se pénètrent si profondément qu’on ne peut les séparer. Tous les malentendus sur la personnalité artistique de Wagner sont venus, en somme, de l’incompréhension des contemporains au regard de cette dualité de son génie.

Les critiques littéraires ne voulaient voir dans ses poèmes que des tentatives informes de drames, où ils reconnaissaient volontiers des dons poétiques précieux, mais qu’au demeurant ils condamnaient comme insuffisants ; et les musiciens, analysant ses partitions sans se rendre compte de l’étroite relation de la forme musicale avec les nécessités du drame, ne parvenaient à y reconnaître qu’un assemblage surprenant et incompréhensible de beautés admirables et d’agrégations de thèmes échappant à toute logique musicale, en un mot, simplement monstrueuses. Coupez en deux cette totalité qu’est l’œuvre de Wagner, il ne vous restera nécessairement que deux tronçons dont aucun n’est une œuvre d’art complète et parfaite en soi. Poète-musicien, c’est comme tel qu’il faut le comprendre, c’est la seule façon de concevoir sa personnalité double.

Le mystère de cette dualité dans l’unité demeurera toujours un phénomène insondable. Déterminer la part exacte qui revient au poète et celle qui appartient au musicien, aucune analyse, si subtile soit-elle, ne le pourrait. Mais cette impossibilité ne doit pas nous empêcher de reconnaître le caractère spécifiquement musical du génie de Wagner.

Serait-il le prodigieux artiste qu’il a été, s’il n’y avait eu en lui le musicien ?

Supprimez la musique de ses drames, ceux-ci resteraient-ils ce qu’ils sont à nos yeux ?

Pouvons-nous, par exemple, imaginer l’Anneau du Nibelung, Tristan ou Parsifal simplement parlés ?

En revanche, nous pouvons parfaitement imaginer ces partitions subsistant intégralement sans aucune réalisation scénique ; elles demeureraient des œuvres prodigieusement évocatrices d’émotions et de pensées.

Voilà qui résout le problème, si tant est qu’il puisse être posé.

C’est aussi dans ce sens que se prononce Nietzsche et ce qui donne à ses conclusions un poids considérable, c’est que la Geburt der Tragœdie est un écrit visiblement conçu sous l’influence des idées du maître de Bayreuth et dans lequel, selon toute vraisemblance, Nietzsche a développé, avec son originalité propre, les vues mêmes de Wagner sur son art.

Nietzsche suppose une sorte d’harmonie préétablie entre le drame et la musique, aussi bien dans la tragédie antique que dans le Tondrama de Wagner. Il va plus loin même ; il n’admet pas, comme M. Chamberlain, que c’est le poète qui détermine le musicien, il affirme au contraire résolument que le rapport entre le drame et la musique est tout juste l’opposé. « La Musique est l’idée même du Monde, le drame n’est qu’un reflet de cette idée, une image isolée… Nous aurons beau animer cette image de la façon la plus plastique, la mouvementer, l’éclairer du dedans, elle ne sera jamais qu’une apparence de laquelle aucun pont ne nous conduit directement dans la réalité vraie, au cœur du Monde. Mais la Musique est l’expression même de ce cœur ; et d’innombrables apparences de tout genre pourraient passer auprès de la même musique sans épuiser son sens essentiel ; elles ne seraient jamais que des images extériorisées de ce que la Musique exprime. »

La Musique est ainsi l’élément premier, c’est elle l’idée mère, la forme primaire de l’idée et du sentiment. La parole, le geste, les personnages, l’action, ne sont que le complément, le commentaire réalisé, la représentation figurative. Supposons un moment que les images évoquées par une symphonie de Beethoven puissent être rendues d’une façon plastique et active : nous aurions l’analogue de l’œuvre d’art wagnérienne. Je me hâte d’ajouter que tenter une expérience de ce genre avec une symphonie de Beethoven serait une aberration esthétique, parce qu’ici, nous sommes en face d’une composition purement musicale. Ce serait dépouiller celle-ci de son caractère propre, la détourner de son but et trahir son caractère poétique spécial, que de vouloir préciser par une représentation ce qui, par essence, est du domaine vague de la rêverie, de la fantaisie imaginative, libre et sans limites.

Chez Wagner, il en va tout autrement, parce que chez lui, le point de départ de la composition est différent ; le sentiment créateur se rapporte à une série de phénomènes destinés à être réalisés, qui demandent par conséquent à se formuler d’une façon active et plastique. Le drame naît de la musique parce que celle-ci est le cœur même de ce drame ; elle est l’expression générale de toutes les apparences dont se compose le drame.

Nous ne pourrions pas autrement nous expliquer la surprenante justesse d’expression, ce qu’on a appelé la « plasticité » des thèmes wagnériens.

Pour ne citer qu’un exemple entre mille autres, que le lecteur veuille se reporter au thème chevaleresque qui caractérise Lohengrin, et qui éclate à l’orchestre dès que le chevalier du Graal apparaît. Ce thème est si parlant, il est si parfaitement conforme à l’idée que nous pouvons nous faire de l’être surhumain dont le secours est invoqué par Elsa dans sa détresse, que nous n’avons pas besoin de voir réellement le personnage sur la scène pour en saisir le contour et en percevoir le caractère. Le personnage est là tout entier dans l’orchestre, armé de pied en cape, étincelant dans sa gloire, lumineux et éclatant ; et l’impression, quand nous le voyons en effet descendre de son frêle esquif, n’est si profonde et si vive que parce que ce personnage, que nous apercevons maintenant réellement, est pour ainsi dire la réalisation de celui que nous avions déjà entrevu dans notre imagination surexcitée.

Le héros de notre rêve est même généralement plus noble et plus beau que la réalisation offerte à nos yeux en la personne de l’acteur affublé de brillants oripeaux. C’est ce qui explique qu’à beaucoup de spectateurs très raffinés, les exécutions scéniques de Wagner paraissent irrémédiablement insuffisantes. Les visions que la Musique a le pouvoir d’évoquer en nous sont si parfaites et si pures, que l’atmosphère de la scène les dépouille toujours d’un peu de leur charme poétique.

Gardons-nous cependant de conclure de là que le drame wagnérien se passerait mieux de l’appareil théâtral. Cette thèse a été soutenue récemment : elle est simplement paradoxale. La représentation scénique est le complément nécessaire de l’œuvre musicale. Elle précise ce qui dans l’expression sonore reste nécessairement indéterminé ; elle arrête les contours indéfinis des personnages, elle dessine la ligne des gestes, simplement indiqués, et par là ajoute une signification sensible aux idées générales, aux sentiments universels exprimés par la musique.

Ce que nous venons de dire à propos de Lohengrin s’applique à tous les autres héros de Wagner, de même qu’à toute la série de sentiments et d’idées que le Tondrama met en mouvement. Peut-on, par exemple, imaginer rien qui exprime l’idée de la souffrance irrémédiable de la vie, de la Détresse absolue et éternelle de l’humanité, d’une façon plus poignante que le merveilleux prélude du troisième acte de Tristan et la mélopée si tristement pénétrante du petit pâtre, chantée par le cor anglais au lever du rideau ? En ces quelques mesures se traduit avec une intensité inouïe la profonde mélancolie de notre destinée même ; toute la désolation tragique des agonies nous pénètre à ce moment avec une puissance qu’aucune parole ne pourrait égaler.

Eh bien, la tragédie, le vrai drame, le voilà ! Il est tout entier dans la musique, et dans la musique seule. La parole, le geste, l’action qui se superposent fixent seulement la pensée, ils déterminent l’image et la personne de Tristan et d’Iseult ; leur portée poétique et dramatique leur vient non d’eux-mêmes, mais de ce que chante l’orchestre ; c’est de la symphonie qu’ils reçoivent leur véritable signification, ils n’influent pas sur le sens de celle-ci.

C’est dans ce sens, évidemment, que Wagner a pu dire très justement un jour de ses Maîtres Chanteurs que c’était là une vaste symphonie dramatique ; on dirait mieux encore une symphonie dramatisée. Nietzsche, qui pendant de longues années fut en quelque sorte le disciple le plus fervent de Wagner, qui put l’observer de près de son regard pénétrant de philosophe et d’analyste, qui dut chercher à se rendre compte du phénomène hautement intéressant qu’il avait sous les yeux, n’aurait certainement pas conçu sa thèse si hardie et si nouvelle sur la tragédie antique, sans les suggestions de celui qu’il considérait à ce moment comme un génie exceptionnel et sans égal.

En s’attachant à expliquer esthétiquement et philosophiquement Eschyle, Sophocle et Euripide, c’est Wagner qu’il cherchait à comprendre et à faire comprendre.

L’intitulé de son étude sur la tragédie n’est pas ce qu’il devrait être.

Le vrai titre, pour qui sait lire, n’est pas la Naissance de la tragédie, mais la Naissance du drame wagnérien du génie de la Musique.

IX. Pour et contre Wagner

La volte-face de Nietzsche : le Cas Wagner et Nietzsche contre Wagner : caractère morbide de ces écrits. — Bizet opposé à Wagner. — Nietzsche et Brahms. — La folie de Nietzsche.

En tous ses écrits postérieurs, Frédéric Nietzsche a consacré des pages nombreuses à la musique, mais il n’est plus revenu méthodiquement aux questions soulevées dans la Naissance de la Tragédie. La musique lui tenait au cœur. « A-t-on remarqué, dit-il quelque part, que la musique rend l’esprit libre, qu’elle donne des ailes à la pensée, que l’on devient d’autant plus philosophe que l’on est plus musicien ? Le ciel gris de l’abstraction est déchiré par des éclairs ; la lumière devient si intense, que nous saisissons les filigranes des choses ; les grands problèmes deviennent nets ; nous contemplons le monde comme des hauteurs d’une montagne. » Il se proposait sans doute d’exposer ses idées définitives (je souligne le mot, car Nietzsche est plein d’idées qui ne sont point définitives) sur la musique dans la Physiologie de l’art qu’il méditait d’écrire. Cet ouvrage, regrettons-le, il n’a pu malheureusement l’achever ; nous en sommes ainsi réduits à des aphorismes et à des observations éparses, dans Par-delà le Bien et le Mal, dans Choses humaines par trop humaines, et dans les écrits spécialement consacrés à Richard Wagner et à son œuvre.

De ceux-ci, le premier, Richard Wagner à Bayreuth, paru en 1876, à la veille de la première représentation des Niebelungen, est une amplification des idées esthétiques contenues dans la Naissance de la Tragédie et la démonstration de leur concordance avec l’œuvre et l’esthétique du maître de Bayreuth. C’est moins une œuvre de critique qu’un dithyrambe exalté en l’honneur du grand artiste jusqu’alors si profondément admiré par lui ; mais, en raison même de la pénétrante et profonde admiration de l’auteur pour son modèle, c’est un des documents les plus importants et les plus précieux pour la compréhension intégrale du génie de Wagner. « Votre livre est immense, lui écrivait le Maître, au reçu l’ouvrage ; où avez-vous appris à me connaître aussi bien ? »

Nietzsche lui décernait le titre d’Eschyle moderne ; il saluait en Wagner la plus haute expression du génie dionysien, il voyait en lui une sorte de force naturelle, ayant la puissance des choses élémentaires et nécessaires. Pour traduire le monde de sentiments qui bouillonnait en lui, Wagner, disait-il, s’était fait « dramaturge dithyrambique » et avait uni en une prodigieuse synthèse tous les arts particuliers. Aux yeux de son enthousiaste panégyriste, il était le génie dramatique arrivé à sa pleine maturité, l’artiste vraiment libre qui ne peut pas faire autrement que de penser simultanément dans toutes les branches particulières de l’art ; Wagner lui apparaissait comme le médiateur réconciliant les deux mondes en apparence opposés de la poésie et de la musique et qui restaurait l’unité, l’intégralité de notre faculté artistique.

« Si l’art, écrivait-il, est le pouvoir de communiquer aux autres ce que l’on a soi-même éprouvé, l’œuvre d’art contredit sa définition lorsqu’elle ne peut pas être clairement comprise. Aussi la grandeur artistique de Wagner consiste-t-elle dans cette surnaturelle force d’expansion de sa nature qui parvient à s’exprimer à la fois dans tous les langages et qui se révèle dans ses plus intimes éléments avec une clarté parfaite. L’apparition de Wagner dans les arts ressemble à une éruption volcanique des puissances artistiques de la nature se manifestant tout d’un coup dans leur ensemble, après que le monde a été accoutumé à considérer comme une loi la séparation des différents arts. Et l’on hésite à lui donner un nom, à dire s’il est un poète, ou un peintre, ou un musicien, chacun de ces mots étant pris dans le sens le plus large, ou encore s’il ne convient pas de créer, pour le désigner, un nouveau terme. La nature poétique de Wagner se traduit par ce fait que toujours il pense par exemples (Vorgänge, — images, réalisations) visibles et sensibles, et jamais par notions abstraites ; Wagner pense d’une façon mythique, ainsi que le peuple l’a toujours fait. »

Cette observation confirme ce que nous disions dans le chapitre précédent de l’essence très spécifiquement musicale du génie de Wagner : la musique est, elle aussi, créatrice non d’idées abstraites, mais de représentations sensibles ; elle se confond en un certain sens avec le génie mythique, avec l’intuition poétique irréfléchie et inconsciente.

Wagner, en d’autres termes, est plus qu’un poète au sens banal du mot ; il n’est pas un cerveau littéraire, il n’est pas un savant et un combinateur ; il est un génie purement intuitif, il est un voyant.

Nietzsche insiste sur cette idée et la développe : « L’Anneau du Nibelung est un énorme système de pensées, mais sans la forme abstraite et rationnelle de la pensée. Un philosophe pourrait lui donner pour pendant une œuvre correspondante, mais ou le même sujet, au lieu de nous apparaître sous la forme d’images et d’événements, nous serait montré en une série de notions. On aurait ainsi une double traduction, l’une pour le peuple, l’autre pour l’opposé du peuple, pour le penseur à théories. Aussi n’est-ce pas à celui-ci que s’adresse Wagner, car l’homme à théories est tout juste aussi capable de comprendre l’élément poétique, le mythe, qu’un sourd de comprendre la musique. »

Ne dirait-on pas un persiflage anticipé des malheureuses pages consacrées à Wagner par Tolstoï ?

Sans m’attarder aux considérations très élevées que Nietzsche consacre à la portée philosophique de l’œuvre de Wagner10 et à ce qu’il appelle « la pensée de Bayreuth », der Bayreuther Gedanke , un mot qui lui a été emprunté et qui est resté, — je me bornerai à citer quelques pages de ce livre enthousiaste plus spécialement consacrées à l’œuvre d’art wagnérienne.

Nietzsche, par exemple, note pour la première fois, — avec une pénétration de critique vraiment surprenante pour le moment où elle se produisit, — l’étonnante variété et la souplesse d’expression chez Wagner :

« Le langage de Tristan diffère autant de celui des Maîtres Chanteurs que la musique de Tristan de celle des Maîtres Chanteurs. Ce sont deux mondes où tout diffère, la forme, la couleur, la composition, l’âme. Wagner seul a su réaliser ce miracle de trouver pour chacune de ses œuvres un langage nouveau, de revêtir d’une harmonie différente un corps et un esprit différents. En présence d’un tel pouvoir, comment s’arrêter aux blâmes de ceux qui critiquent l’obscurité ou l’étrangeté de certains détails d’expression ? Sans compter que pour la plupart de ceux qui formulent ces critiques, ce n’est pas le sens des mots, mais l’âme, la signification intime des œuvres de Wagner qui échappe à leur compréhension… Et puis il ne faut pas oublier que les drames de Wagner ne sont pas faits pour être lus, qu’ainsi ils ne comportent pas le genre de clarté indispensable aux drames parlés. Ceux-ci n’agissent sur nous que par les mots et les notions. La passion, au contraire, ne parle pas ; elle ne s’exprime pas en sentences. De là, chez les dramaturges, un effort à dépasser les limites du langage pour mieux exprimer la passion, à colorer les mots, à forcer l’accent ; ce qui ne manque pas de nous donner une impression d’artifice et de faux. Wagner a vu la seule solution du problème ; il a traduit ses sujets sous une triple forme : parole, mimique, musique ; et c’est à la musique qu’il a confié le soin de transporter directement la passion du cœur du héros dans celui du public. Ces trois traductions simultanées contraignent le public à un état intellectuel tout nouveau ; elles lui donnent l’impression de se réveiller tout d’un coup à une vie plus belle et plus parfaite. »

Ailleurs, Nietzsche insiste sur la nature intuitive du génie musical de Wagner. Il nous le montre prêtant un langage à tout ce qui, avant lui, était resté muet dans la nature, pénétrant au fond des phénomènes de l’aurore, de la forêt qui bruit, du nuage qui passe, de la colline qui s’éclaire des rayons du soleil, de la nuit qui rêve aux pâles rayons de la lune, découvrant partout le désir secret des éléments d’avoir une voix et leur donnant cette voix qu’ils cherchaient.

« La musique, avant Wagner, dit-il, avait un champ limité, elle s’en tenait aux états intérieurs permanents de l’homme, à la joie, à la tristesse, à ce que les Grecs appelaient l’éthos ; c’est seulement avec Beethoven qu’elle avait commencé à vouloir exprimer aussi le pathos, les états mobiles, les crises de la passion, les mouvements dramatiques de l’âme. Mais comme l’art de Beethoven avait à se dégager des lois et formules consacrées de l’ancienne musique, comme il avait en quelque sorte besoin de se justifier devant elles, son œuvre avait encore gardé quelque chose d’embarrassé et de peu clair. L’expression complète et libre des crises de passion intérieure réclamait des formes nouvelles. Beethoven semble s’être proposé la tâche difficile d’exprimer le pathos avec des formes anciennes, destinées à exprimer l’éthos. À la fin de sa vie, dans ses dernières œuvres, il a essayé d’inaugurer une autre forme ; mais la gêne qu’il y a eue donne à ces belles œuvres quelque chose d’obscur, de mal défini. Aussi Wagner, dans un art nouveau, avait-il, avant tout, à se soucier des moyens qui assurent la clarté. Il devait en particulier s’affranchir de toutes les contraintes de l’ancienne musique et faire de sa musique un véritable discours, exprimant au fur et à mesure les degrés de l’émotion et de la passion. Il nous paraît avoir accompli à ce point de vue, dans l’histoire de la musique, le même progrès qu’avait accompli dans l’histoire de l’art plastique le premier sculpteur qui osa renoncer au relief pour créer le groupe libre. »

L’analogie est on ne peut plus heureuse. Nietzsche, d’ailleurs, se borne à noter d’une façon générale le phénomène qu’il constate chez Wagner, sans chercher à en exposer les résultats pratiques, les moyens d’exécution, par exemple au point de vue purement musical. À grands traits, il résume ainsi sa pensée à ce sujet :

« La musique de Wagner est l’image de l’univers tel que le comprenait le grand philosophe d’Éphèse ; c’est une harmonie de contraires. J’admire ce mystérieux pouvoir de soumettre une foule de passions particulières, se développant chacune en des sens différents, à la grande ligne directrice d’une unique passion totale. C’est le pouvoir qu’a eu Wagner. Chacun des actes de ses drames constitue à la fois l’histoire particulière d’une foule d’individus et une histoire collective. Dès le début, nous nous sentons en présence de courants divergents, mais aussi d’un grand courant unique qui les contient tous. Et jamais Wagner n’est davantage lui-même que lorsque les difficultés s’amoncellent. Soumettre des masses opposées à la domination d’un rythme unique, substituer l’unité d’un même vouloir à une multiplicité grouillante de sentiments et de désirs, voilà la fonction pour laquelle il est né, et dans aucune autre il ne se sent plus à l’aise. Jamais il ne s’essouffle en chemin. La vie et l’art lui pèsent lorsqu’il ne trouve pas à se jouer avec leurs problèmes les plus difficiles. Considéré dans l’ensemble de son génie d’artiste, Wagner, si l’on veut le rapprocher d’un type d’artiste connu, rappelle un peu Démosthène ; il a le même sérieux terrible pour tout ce qu’il fait et la même puissance à saisir du premier coup et à garder solidement tout ce qu’il veut prendre. Comme Démosthène, il cache son art, en nous obligeant à ne penser qu’au sujet qu’il traite, et comme Démosthène, il est la dernière et la plus haute manifestation de son art, après toute une série de prodigieux artistes. Son art prend la place de la nature ; il est la nature retrouvée. Il ne nous fait penser ni à Wagner, ni à l’art, il nous donne simplement l’impression du nécessaire. »

La dernière observation est particulièrement intéressante ; elle explique le caractère impérieux que les critiques attribuent volontiers au génie de Wagner, sans parvenir à se rendre compte bien nettement de la nature du pouvoir qu’il exerce. Wagner saisit véritablement ses auditeurs, il les séduit et s’en empare, il les dompte autant qu’il les charme ; il les domine si complètement que souvent ils sont brisés et profondément troublés. On s’est demandé souvent si la puissance d’action de cet art nouveau ne résultait pas de ce qu’il agit surtout par les nerfs et sur les nerfs, s’il ne relevait pas proprement du domaine de la physiologie et même de la pathologie.

La réponse à ces doutes et à ces questions, Nietzsche la fournit dans les quelques lignes que nous venons de citer. Non, la puissance de l’art de Wagner ne résulte pas d’un phénomène exclusivement physiologique, encore que toute musique tire nécessairement une partie de son action d’effets qui sont du domaine purement physique. L’extraordinaire impression, par exemple, que la Symphonie en ut mineur de Beethoven, bien jouée, produit toujours sur les foules les moins sensibles à l’art symphonique, résulte certainement de la persistance tout à fait caractéristique d’un même rythme dans tout le premier morceau ; et il en est de même du finale de la Symphonie en la (VII). Dans ces pages comme dans bien des pages de Wagner, l’impression physique produite par la répétition obstinée d’un même motif rythmique est pour une part considérable dans l’impression esthétique. Mais il y a autre chose encore ; il y a la justesse du sentiment qui préside à l’agencement des procédés matériels ; il y a l’harmonie et la concordance des parties, l’habile et savante opposition des contrastes, tout cet ensemble de conditions qui font de l’œuvre d’art un organisme complet où rien n’est arbitraire, où tout se coordonne, s’enchaîne et se tient, qui la rendent pareille, en un mot, à la nature, par quoi lui vient ce caractère du nécessaire, de l’absolu dont parle Nietzsche.

Toute œuvre d’art véritablement supérieure porte en elle ce caractère impérieux. Le véritable génie est toujours dominateur. Il suffit de se reporter à la chronique du passé, de se remémorer l’effet produit sur les contemporains par les œuvres d’Eschyle et de Sophocle, plus récemment par le théâtre de Shakespeare en Angleterre, en Allemagne par celui de Schiller, ou encore par l’œuvre poétique de Dante, puis par les grands artistes de la Renaissance et même par les célèbres dramatistes italiens du xviie  siècle, pour retrouver très exactement l’analogue des phénomènes que l’on croit trop généralement spéciaux aux œuvres de Wagner, et particulièrement aux représentations du théâtre de Bayreuth.

De ce que certaines âmes sont trop faibles, certains tempéraments trop sensibles pour subir sans trouble, les fortes impressions qu’on y éprouve, il ne suit pas que les germes morbides émanent de l’œuvre même. L’exemple le plus frappant à cet égard, et le plus triste aussi, nous est offert par Nietzsche lui-même. Presque au lendemain de la publication de l’apologie pleine de lyrisme dont nous venons de résumer les notations essentielles, le philosophe, on le sait, se séparait du poète-musicien et se proclamait son implacable adversaire, le dénonçant comme un histrion sans pudeur ni sincérité, signalant comme le Cagliostro moderne celui qu’il venait d’appeler l’Eschyle du xixe  siècle, l’injuriant avec une violence inouïe, le poursuivant des sarcasmes les plus amers, dénonçant enfin son art comme le produit d’une décadence mentale et d’une hystérie maladive, comme une œuvre dans laquelle se trouvent mêlés de la façon la plus pernicieuse les trois grands stimulants des épuisés : le brutal, l’artificiel et l’innocent. C’est le même Nietzsche, à qui nous devons la plus pénétrante étude du génie du maître de Bayreuth, qui le premier a osé dire : « Wagner est un névrosé. »

Hélas ! faut-il se demander qui des deux, du poète qui, dans les deux dernières années de sa vie, composa Parsifal, ce radieux et clair chef-d’œuvre, ou du philosophe dont les écrits sont la contradiction les uns des autres, fut le véritable névrosé, le décadent ? Le pauvre Nietzsche, enfermé depuis dix ans dans une maison de santé, vit encore, totalement privé de raison. Il serait cruel d’insister.

Sur les causes de sa rupture avec Wagner, qu’il fut seul à provoquer, je n’ai pas à m’étendre ici. Elles sont multiples et complexes, d’ordre à la fois psychologique et pathologique ; l’évolution du philosophe vers un individualisme de plus en plus accentué et contradictoire à l’altruisme de Wagner ; les tendances religieuses de celui-ci, si hautement affirmées dans Parsifal, contrastant avec la violente hostilité de Nietzsche à l’égard du christianisme ; le froissement d’amour-propre ressenti par cet esprit, orgueilleux au-delà de toute mesure, le jour où il dut se convaincre que Wagner ne parvenait pas à le prendre au sérieux comme musicien ; enfin les premiers ravages de la maladie nerveuse qui devait finalement conduire le malheureux philosophe à l’inconscience irrémédiable, tout cela explique la séparation qui s’accomplit au lendemain des fêtes de 1876 à Bayreuth.

Ces malheureuses circonstances excusent aussi la violence haineuse des deux brochures que, dix ans plus tard, Nietzsche publiait sous ces titres : Le cas Wagner 11 et Nietzsche contre Wagner. Elles sont, l’une et l’autre, l’œuvre d’un esprit déjà en pleine déroute, qui ne mesure plus la portée de ses actes et de ses paroles. Il suffira d’un exemple.

On sait que Wagner naquit en 1813, quelques mois avant la mort de son père, greffier de police à Leipzig, enlevé inopinément par une fièvre typhoïde, et que sa mère se remaria un an plus tard avec le comédien Emile Geyerb, physionomie extrêmement curieuse, acteur très goûté, peintre recherché tout ensemble et vaudevilliste applaudi. Or, voici la note perfide que Nietzsche glisse dans le premier post-scriptum de son Cas Wagner :

« Wagner est-il Allemand ? On a quelque raison de le mettre en doute. Il est difficile de découvrir en lui n’importe quel trait allemand. Grand assimilateur qu’il était, il a appris à imiter beaucoup de choses allemandes, voilà tout. Sa personnalité même est en contradiction avec tout ce qui est de sentiment allemand jusqu’ici, sans parler du musicien allemand ! Son père était un acteur du nom de Geyer. Un geyer est déjà presque un aigle… (Le mot geyer signifie vautour en allemand.) Ce qui a été mis en circulation jusqu’ici sous le titre de Vie de Wagner est fable convenue, peut-être pis même. »

Son père était un acteur du nom de Geyer. On devine la vilaine insinuation que contiennent ces mots. En supposant qu’elle repose sur un renseignement exact — bien difficile à contrôler, par exemple, — on pardonnerait à la rigueur à un biographe, scrupuleux collecteur de faits, d’en faire état dans une étude sérieuse ; mais s’en servir dans une polémique à l’égard d’un homme jadis aimé et admiré, maintenant traité en adversaire, cela est si vil, si bas qu’on doit se refuser à croire que Nietzsche, au moment où il écrivit le Cas Wagner, ait encore eu la conscience de ses actes. Abstraction faite de tout cela, la note dont il s’agit n’a aucun sens, elle est une absolue aberration, puisque Emile Geyer était bien authentiquement Allemand.

Si je me suis arrêté à ce détail, c’est tout uniment parce qu’il me paraît nettement caractériser l’état d’esprit dans lequel devait se trouver le pauvre Nietzsche lorsqu’il se laissa aller à commettre ses deux brochures antiwagnériennes. Ce sont deux pamphlets d’une violence extrême ; la verve en est étincelante, pleine d’un sarcasme amer ; on y rencontre encore çà et là d’éblouissantes lueurs ; au demeurant, on n’y démêle aucune idée esthétique directrice, l’incohérence la plus complète règne dans les appréciations et les faits.

Nietzsche se félicite d’abord d’être guéri du wagnérisme : « Le plus grand événement de ma vie fut ma guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies », et il nous confie alors qu’il vient d’entendre pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet : Carmen. C’est le nom qu’il oppose à Wagner. « Le problème de Wagner » opposé au « problème de Bizet ».

« Qu’une pareille œuvre perfectionne ! s’écrie-t-il en parlant de Carmen. On devient soi-même chef-d’œuvre ! Toutes les fois que j’ai entendu Carmen, je me suis apparu plus philosophe, meilleur philosophe qu’auparavant… Le son orchestral de Bizet est presque le seul que je supporte encore. Cet autre son orchestral qui tient la corde aujourd’hui, celui de Wagner, brutal, artificiel et naïf en même temps et, avec cela, parlant à la fois aux trois sens de l’âme moderne, qu’il m’est fâcheux, ce son orchestral de Wagner ! Je l’appelle sirocco. Une sueur désagréable m’inonde, c’en est fait de mon beau temps. La musique de Bizet, au contraire, m’apparaît parfaite. Elle se présente légère, souple, avec politesse. Elle est aimable, elle ne sue pas. Le bien est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats : premier principe de mon esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste ; elle reste populaire avec cela ; elle a le raffinement d’une race, non celui d’une personnalité. Elle est riche ; elle est précise. Elle construit, organise, achève ; elle est ainsi le contraire de ce polype musical : la mélodie infinie de Wagner. A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques ? Et comment sont-ils atteints ? Sans grimaces, sans faux-monnayage ! Sans le mensonge du grand style ! Enfin, cette musique suppose l’auditeur intelligent, même musicien ; elle contraste encore en cela avec celle de Wagner, qui, quel qu’il soit quant au reste, était certainement le génie le plus impoli du monde… Encore une fois, je me sens devenir meilleur quand Bizet me parle. Je deviens aussi un meilleur musicien, un meilleur auditeur. Peut-on du reste écouter mieux encore ? J’enterre mes oreilles sous cette musique et j’en perçois les sources. Il me semble assister à son enfantement. Je tremble aux dangers que court n’importe quelle hardiesse ; je suis enchanté des heureuses trouvailles dont Bizet est innocent… Où suis-je ? Bizet me rend fécond. Tout ce qui est bon me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, pas d’autre preuve non plus de ce qui est bon. »

Et il continue sur le même ton, mêlant à des traits fins et justes un fatras qui bouleverse tous les rapports et efface toutes les proportions.

« Carmen est aussi une œuvre rédemptrice ; Wagner n’est pas seul un rédempteur. Avec Carmen, on prend congé de l’humide septentrion, de toute la vapeur d’eau de l’idéal wagnérien. L’action seule nous en débarrasse déjà. Elle a encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne la plus courte, la dure nécessité ; elle a, avant tout, ce qui appartient à la zone chaude, la sécheresse de l’air, la limpidité de l’atmosphère. Sous tous les rapports, le climat est changé. Ici parlent une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre joie. Cette musique est gaie, mais non d’une gaieté française ou allemande : sa gaieté est africaine. Elle a la fatalité au-dessus d’elle, son bonheur est court, rapide, sans merci. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, qui n’avait pas jusqu’ici d’expression dans la bonne musique en Europe, cette sensibilité plus foncée, plus brûlée. »

Ailleurs, Nietzsche avait dit de Bizet qu’il avait introduit le Midi dans la musique. Le mot est joli plus qu’il n’est juste. Le « Midi » existait dans la musique longtemps avant Carmen, et ce qu’on en trouve dans cette œuvre, qu’on le remarque bien, est plutôt emprunté. « Il faut méditerraniser la musique », ajoute Nietzsche en parlant de lui. Il ne se doute pas que Bizet était tout l’opposé d’un méditerranéen. Nietzsche ne se rend même un compte exact ni de la nature musicale, ni de la physionomie artistique de Bizet.

Certes, le maître de Carmen est l’une des figures les plus intéressantes de l’histoire musicale dans la seconde moitié de ce siècle, mais il est loin d’en être une figure essentielle. Il n’eût pas existé, Carmen viendrait à disparaître, qu’il n’y aurait pas de lacune dans cette histoire.

Essayez, au contraire, de supprimer Wagner. Il y aurait une solution de continuité.

Il y a mieux : Bizet ni Carmen n’existeraient sans Wagner. S’il n’avait pas connu la partition des Maîtres Chanteurs, jamais Bizet n’aurait écrit la partition de Carmen, et tout son art tient si peu du Midi, qu’il découle très directement de sources germaniques : de Mozart, de Beethoven, voire de Schumann et de Mendelssohn, comme du reste l’art de son maître Gounod. Réserve faite de la part assurément considérable d’originalité personnelle qui lui appartient, Bizet, somme toute, n’est qu’un très habile et intéressant adaptateur, non un créateur. Il le fût peut-être devenu. La mort l’a frappé trop tôt.

Au fond, la querelle que Nietzsche cherche à Wagner est moins une querelle d’esthétique qu’une querelle philosophique : « Il faut méditerraniser la musique, dit-il : j’ai des raisons pour avancer cette formule ; il nous faut le retour à la nature, à la santé, à la jeunesse, à la vertu, — et cependant, je fus un des wagnériens les plus corrompus. Je fus capable de prendre Wagner au sérieux. Ah ! que ne nous a-t-il pas fait accroire, ce vieux sorcier ! La première chose que nous offre son art est une loupe ; on regarde au travers, on ne se fie plus à ses yeux. Tout devient grand, Wagner lui-même devient grand. Quel serpent astucieux ! Il nous a dépeint la vie comme faite de sacrifice, de fidélité, de pureté, il s’est retiré du monde pervers en louant la chasteté, et nous l’avions cru ! »

Voilà le fond du dissentiment : c’est l’auteur de l’Antéchrist qui en veut à l’auteur de Parsifal. « La pitié, disait-il, est en opposition avec les affections toniques qui élèvent l’énergie du sens vital ; elle agit d’une façon dépressive » ; et c’est à l’accumulation de pitié qu’il attribuait notre décadence littéraire et artistique, sociale et morale, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Wagner à Tolstoï.

C’est ce paradoxe philosophique qui le conduit aux déplorables plaisanteries dont il accable l’œuvre du maître de Bayreuth dans le Cas Wagner. Lisez ceci :

« Wagner n’a pensé à rien plus profondément qu’à la rédemption : son opéra est l’opéra de la rédemption. Ceux qui doivent être sauvés chez lui sont tantôt un petit jeune homme, tantôt une petite demoiselle : voilà son problème. » Il nous montre alors dans Tannhæuser l’innocence, Elisabeth, sauvant un pécheur intéressant ; dans le Vaisseau-Fantôme, le Juif errant sauvé et devenant un « homme de foyer » quand il se marie ; ou encore, dans Parsifal, des femmes corrompues (Kundry et les Filles-Fleurs) sauvées par un chaste jeune homme ; ou bien des femmes mariées volontiers sauvées par un chevalier (Tristan et Iseult) ou enfin « le vieux Dieu » (Wotan), après s’être compromis moralement sous tous les rapports, sauvé finalement par un libre-penseur, par un être immoral (Siegfried). « Admirez particulièrement la profondeur de cette dernière vue ! s’écrie-t-il. Comprenez-vous ? Moi, je n’aurai garde de vouloir approfondir. Je préférerais plutôt prouver que dénier les autres enseignements qu’on peut encore tirer des œuvres citées, par exemple que l’on peut être amené au désespoir ou à la vertu par un ballet wagnérien (encore Tannhæuser). »

Tout l’opuscule est farci de traits de ce genre. Bien avant Nietzsche, M. Paul Lindau nous avait donné des parodies vraiment plus spirituelles dans ses Lettres sur l’Anneau du Nibelung, auxquelles M. J. Weber fit jadis l’honneur d’une traduction française12. L’auteur du Cas Wagner, sur ce terrain, n’a même pas le mérite de l’originalité ; s’il n’est pas un plagiaire de M. Lindau, il est tout au moins un imitateur.

Pour le fond, Nietzsche n’a pas d’autre idée que celle-ci : Wagner est un malade, Wagner est un décadent. « Les problèmes qu’il porte à la scène sont des problèmes hystériques. Sa passion convulsive, sa sensibilité surexcitée, son goût qui cherche des épices toujours plus fortes, son instabilité qu’il déguise en principes, et particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux-ci considérés comme types physiologiques, — c’est tout un musée de malades. »

Des malades ! Siegfried, Brunnhilde, Sieglinde et Siegmund, Lohengrin, Ortrude, Telramund, Hans Sachs, Walter, Eva, Parsifal, Gurnemanz, Tristan, Iseult ! Nietzsche, qui se plaint sans cesse de l’état de ses nerfs, a-t-il jamais su ce qu’était la santé et pouvait-il comprendre ce qu’il y a de sain et de vigoureux dans ces grandes figures ?

Il n’est pas plus sérieux quand il parle de la musique. On a lu ce qu’il dit du « son orchestral » de Wagner opposé au « son orchestral » de Bizet. Il fait bien de ne pas insister sur ce point et de s’en tenir à l’énoncé d’une prédilection personnelle qui reste sans portée, puisqu’elle fut précédée d’une prédilection pour l’art wagnérien infiniment mieux justifiée. Il tombe un peu plus loin dans un verbiage qui ne vaut guère mieux que celui de Tolstoï.

« On peut se passer de toutes les vertus du contrepoint, on ne doit avoir rien appris quand on possède la passion. La beauté est difficile (?), méfions-nous de la beauté ; et notamment de la mélodie. Calomnions, mes amis, calomnions toujours ! Si, d’autre part, nous prenons au sérieux l’idéal, calomnions la mélodie ! Rien n’est plus dangereux qu’une belle mélodie ! Rien ne gâte plus sûrement le goût. Nous sommes perdus, mes amis, si l’on se remet à aimer les belles mélodies ! »

L’amère ironie dont Nietzsche enveloppe le vieux cliché antiwagnérien de l’absence de mélodie ne suffit pas, vraiment, pour en renouveler l’à-propos.

Plus loin encore, Nietzsche consacre quelques lignes à la question du style. Le passage est à citer :

« À quoi reconnaît-on toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus le tout. Le mot devient souverain et ressort dans la phrase. La phrase l’emporte sur la page et en obscurcit le sens, la page devient vivante aux dépens du tout, le tout n’est plus un tout… La vie, la vibration et l’exubérance de la vie sont refoulées dans les plus petits organes, le reste est pauvre de vie. Veut-on admirer Wagner, qu’on le contemple à l’œuvre : comme il sépare, comme il obtient de petites unités, comme il les anime, comme il les fait ressortir, comme il les rend visibles ! Mais à cela s’épuise sa force : le reste ne vaut rien… Wagner n’est digne d’admiration, n’est aimable que dans l’invention de ce qu’il y a de plus menu : la conception des détails. On a toute raison en ceci de le proclamer un maître de premier rang. Il est notre plus grand miniaturiste en musique, il condense dans le plus petit espace une infinité de sens et de douceurs. La richesse en couleurs, en atténuations d’ombres, en secrets de lumière mourante, gâte tellement l’auditeur, qu’ensuite, tous les autres musiciens lui paraissent trop robustes. »

Ici, le paradoxe touche vraiment à l’aberration. Un miniaturiste, l’auteur de ces pages puissantes : l’arrivée du Cygne dans Lohengrin, la scène du mariage et la scène finale du même opéra, le finale du premier acte de Tristan et Iseult, la mort d’Iseult, l’entrée des dieux au Walhall (Rheingold), la chevauchée des Walkyries (avec le chœur), la scène des adieux de Wotan, les chants de la forge et le réveil de Brunnhilde (Siegfried), les adieux de Brunnhilde et Siegfried, le troisième acte tout entier du Crépuscule des Dieux, les prodigieux ensembles des Maîtres Chanteurs (premier, deuxième et troisième acte), les deux scènes du Graal dans Parsifal, — pour ne citer que quelques-unes des pages saillantes, — tout cela de la miniature, de l’art où le détail domine, où manque la vitalité !

« Qu’il est misérable, embarrassé, dilettantesque, continue Nietzsche, son art de développer, son effort pour combiner ce qui n’a pas grandi séparément ? Sa manière, en cela, rappelle les frères de Goncourt, qui sont à rapprocher aussi de Wagner quant au style. On a une espèce de pitié de tant de faiblesse ! ».

Faut-il le répéter ? la faiblesse n’est pas en Wagner ; elle est toute chez le malheureux écrivain dont les facultés troublées errent d’une sensation à l’autre, sans se souvenir d’aucune, sans parvenir à les relier entre elles, sans s’apercevoir même de leur contradiction ; car, après nous avoir expliqué que l’art de Wagner est une loupe grossissante, il nous le représente ici comme un art de décadence, se perdant dans la minutie et la préciosité.

« Rien que des phrases courtes de cinq à quinze mesures », écrit-il.

Quinze mesures !

Le pauvre Nietzsche, tout musicien qu’il était, se doutait-il seulement que les phrases de quinze mesures, — ou plutôt de seize, — sont les plus longues que l’on connaisse en musique et que, dans toute l’histoire de l’art, il n’y a pas beaucoup d’exemples de mélodies de cette longueur, de phrases se développant tout d’une venue, sur une pareille étendue, sans répétition de leurs éléments mélismatiques ? Dans l’œuvre de Wagner, il s’en rencontre quelques-unes. C’est précisément une preuve éclatante de sa faculté d’invention lyrique, de son don de créateur mélodique.

Mais Nietzsche n’en veut pas démordre. Il se demande même si Wagner était musicien. Et il répond : « Il était en tous cas autre chose encore : un incomparable histrion, le plus grand comédien, le génie du théâtre le plus étonnant qu’aient eu les Allemands. Sa place est ailleurs que dans l’histoire de la musique ; on ne doit pas le confondre avec les grands authentiques de celle-ci. Wagner et Beethoven, c’est là un blasphème, une injustice envers Wagner lui-même. Il n’était comme musicien que ce qu’il était, somme toute, par essence : il devint musicien, il devint poète parce que le tyran en lui, je veux dire son génie de comédien, l’y força. » À la rigueur, ceci pourrait encore s’admettre : la prédominance du génie, de la compréhension dramatique sur toutes les autres facultés est incontestable chez Wagner ; mais ce n’est pas de la sorte que l’entend Nietzsche ; ce n’est pas du génie dramatique qu’il veut parler, c’est de l’histrionisme, du cabotinisme, de tout ce qu’il y a de faux et d’artificiel dans l’art théâtral. Écoutez la suite :

« Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant toutes les lois de la musique (?), ou, pour parler plus nettement, tout style dans la musique, pour en faire ce qu’il voulait avoir, une rhétorique de théâtre, un moyen d’expression, un renfort de gesticulation, de suggestion, de pittoresque psychologique. Wagner peut nous apparaître ici comme un inventeur et un novateur de premier rang ; il a multiplié à l’infini la puissance dialectique de la musique. Il est le Victor Hugo de la musique, comme langue ; et il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit de faire valoir en premier lieu que la musique doit être, dans certains cas, non pas de la musique, mais une langue, un outil, une servante du drame, ancilla dramatica. La musique de Wagner, non placée sous la protection du goût de théâtre, — un goût très tolérant, — est simplement de la mauvaise musique, la plus mauvaise peut-être qui jamais ait été écrite. Lorsqu’un musicien ne peut plus compter jusqu’à trois, il devient dramatique, il devient wagnérien. Wagner a presque découvert quelle magie peut encore être exercée avec une musique fondue et en quelque sorte élémentaire. Aussi longtemps qu’on est encore enfant, encore wagnérien, on considère Wagner comme riche, comme le summum de la prodigalité, comme un grand propriétaire dans le domaine du son. On admire en lui ce que de jeunes Français admirent en Victor Hugo, la largesse royale ; plus tard, on admire l’un et l’autre pour des raisons opposées : comme maîtres et modèles d’économie, comme des hôtes intelligents. Personne ne les égale dans l’art de présenter une table princièrement garnie à frais plus modestes. Le wagnérien, avec son estomac de croyant, se rassasie même des illusions de nourriture que lui présente son maître. Nous autres, qui demandons avant tout aux livres comme à la musique le substantiel, qui ne pouvons nous contenter de tables servies seulement pour l’ostentation, nous sommes plus à plaindre. Pour parler plus clairement : Wagner ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. Son récitatif : peu de viande, déjà plus d’os et beaucoup de bouillon… En ce qui concerne le leitmotiv, toute comparaison culinaire me fait défaut. Si l’on m’y force, il pourrait peut-être me servir de cure-dent idéal pour me débarrasser de restes d’aliments. »

Combien délicate cette comparaison ! Ce badinage plutôt lourd, voilà sans doute ce que Nietzsche entendait, en 1888, par la gaya scienza, les pieds légers, la plaisanterie, le feu, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, l’insolente spiritualité, le frisson de lumière du Sud, dont il parle avec une affectation si parfaitement germanique !

Il est inutile d’insister et de nous attarder plus longtemps à ces pages absolument vides d’idées, où le miroitement d’un style souple et nerveux malgré son incohérence, où le cliquetis amusant de quelques mots plus ou moins ingénieux arrêtent seuls l’attention du lecteur.

Quand on referme ce livre et qu’on se demande ce que Nietzsche a voulu y démontrer, quelle idée esthétique s’en dégage, on se retrouve devant le néant ; et il ne vous reste que l’impression singulière d’une amertume maladive, d’une causticité exaspérée, d’une violence haineuse où perce la révolte d’un orgueil déçu, d’une vanité blessée.

Au fond, ces deux écrits, le Cas Wagner et Nietzsche contre Wagner, ne sont pas autre chose qu’une vengeance. L’orgueil de Nietzsche, de cet homme qui disait de lui avec sérénité « qu’il avait donné aux Allemands les livres les plus profonds qu’ils possèdent », qui pensait à lui-même lorsqu’il écrivait « qu’il ne connaissait qu’un seul musicien en état aujourd’hui de tailler une ouverture en pleine matière musicale », la vanité blessée de l’amateur dont Wagner accueillit un jour avec un éclat de rire les essais de composition et qu’il se refusa toujours à considérer comme un musicien, voilà au fond ce qui, à la veille de l’effondrement définitif de la raison de Nietzsche, a inspiré ces diatribes, que leur véhémence même rend parfaitement vaines.

Les amis et disciples du philosophe se sont efforcés d’atténuer ce qu’il y a d’excessif dans ces dernières attaques contre Wagner ; ils insistent sur ce qu’il y eut de fatal, de nécessaire et en même temps de douloureux dans sa rupture avec l’homme si profondément admiré et aimé autrefois ; mais il y a plus dans ce roman que « le choc de deux individualités supérieures l’une et l’autre, entières et absolues l’une comme l’autre et qui se sont heurtées avec fracas parce qu’elles n’ont su, ni l’une ni l’autre, sacrifier à leur amitié la moindre parcelle de leur égotisme 13 ». Du côté de Wagner, il n’y eut jamais, pour motiver un tel débordement de fiel et d’amertume, aucun acte désobligeant à l’égard du philosophe, si ce n’est son indifférence à l’égard du « musicien ». Les hostilités furent, dès le début, ouvertes par Nietzsche seul, sur un ton qui trahissait l’amour-propre blessé.

Wagner n’a pas été le seul à subir les excès de cet orgueil morbide. Un autre grand artiste, Johannès Brahms, a eu pareillement à en pâtir et dans des conditions presque identiques.

Dès avant sa rupture avec Wagner, Nietzsche s’était vivement intéressé à Brahms, dont les œuvres l’avaient frappé et semblent même avoir provoqué chez lui une admiration profonde. Partout où l’on jouait publiquement du Brahms, il s’empressait d’accourir. En 1874, il écrivait au professeur Hegar, à Zurich, pour lui annoncer qu’il viendrait au festival organisé par ce dernier, où l’on devait exécuter le Chant de triomphe de Brahms. Dans la biographie de son frère, Mme Fœrster-Nietzsche fait allusion aux efforts qu’il fit pour convertir Wagner à son admiration pour Brahms. Wagner lui-même lui a raconté à ce sujet une anecdote qu’elle rapporte dans cette biographie :

« Un jour, Nietzsche, après une assez longue bouderie, était venu à Triebschen apportant avec lui une partition de Brahms ; il voulait à tout prix que Wagner en prit connaissance.

— Votre frère, lui raconta Wagner, avait installé son cahier rouge sur le piano. Toutes les fois que j’entrais dans le salon, cet objet rouge me sautait aux yeux ; il me fascinait positivement comme le manteau rouge exaspère le taureau. Je voyais bien que Nietzsche voulait me dire : « Regarde, celui-là aussi a du bon ! ». Et un soir, j’ai éclaté. Et quel éclat !

— Et qu’a dit mon frère ? demanda Mme Fœrster-Nietzsche. — Rien du tout ! Il a rougi et m’a regardé avec dignité. Je donnerais cent mille mark pour avoir autant de tenue que ce Nietzsche : toujours distingué, toujours digne. Ah ! voilà qui aide à faire son chemin dans le monde ! »

Cet incident se passait en 1874. Mme Fœrster-Nietzsche n’est pas éloignée de penser qu’il fut pour quelque chose dans la « méfiance » qui, dès lors, rendait Nietzsche soupçonneux à l’égard de Wagner. Et cela est d’autant plus vraisemblable qu’il faisait suite à l’incident de la propre composition de Nietzsche jouée un jour devant Wagner, avec Hans Richter et qui avait provoqué, elle aussi, « un éclat » de la part du maître.

Pour en revenir à Brahms, l’admiration de Nietzsche pour lui est attestée encore par une lettre qu’il adressa en 1887 au romancier suisse bien connu M. J. V.  Widmann, ami intime de Brahms, pour le prier de lui servir d’intermédiaire auprès de l’auteur du Requiem allemand. Nietzsche venait alors de publier chez Fritzsche, à Leipzig, l’Hymne à la vie pour chœur et orchestre, qu’il avait composé en 1882, à Naumbourg ; il demandait à M. Widmann de soumettre cette composition à Brahms. M. Widmann n’ignorait pas l’horreur de celui-ci pour ce genre de démarches. Brahms était trop sincère pour dissimuler son opinion. Donner son avis, c’était s’exposer soit à blesser la vanité de l’auteur, soit à devoir farder la vérité si cet avis n’était pas favorable. M. Widmann refusa poliment de se charger de l’envoi de la composition et pria Nietzsche de l’adresser directement à Brahms. C’est ce que fit le philosophe. Au paquet de musique, il joignit un exemplaire de son dernier livre. Brahms lui répondit peu après par un billet ainsi rédigé :

« Le Dr Joh. Brahms se permet de vous adresser par la présente ses plus vifs remercîments pour votre envoi : il vous remercie pour la flatteuse distinction qu’il en éprouve et pour les importantes incitations qu’il vous doit. En profonde estime, dévoué. »

Pas un mot de la musique ; l’Hymne à la vie n’était pas même mentionné ! Cela se passait en 1887.

L’année suivante paraissait le Cas Wagner ; or dans le second post-scriptum on lit ce qui suit à propos de Brahms :

« La décadence est générale, la maladie profonde… Ceux qui sont célèbres aujourd’hui ne font pas de “meilleure” musique que Wagner, mais de la musique plutôt moins saillante, plus indifférente : plus indifférente parce que la moitié de la besogne est écartée. Wagner au moins était entier ; Wagner était la corruption complète ; Wagner était le courage, la volonté, la conviction dans la corruption. Qu’importe, après lui, Johannès Brahms ! Son succès ne repose que sur l’incompréhension germanique ; on en a fait un antagoniste de Wagner, on avait besoin d’un antagoniste. Il n’en est pas résulté une musique nécessaire ; il en est résulté seulement trop de musique. Quand on n’est pas riche, il faut être assez fier pour porter sa misère… La sympathie que Brahms, çà et là, peut nous inspirer en dehors de tout intérêt de parti ou de toute incompréhension de parti, a été longtemps une énigme pour moi, jusqu’au jour où j’ai découvert, presque par hasard, qu’il ne produit d’effet que sur un certain type d’hommes. Il a la mélancolie de l’impuissance ; il ne crée pas dans la plénitude, mais il a la soif de la plénitude. Si l’on décompte ce qu’il imite, ce qu’il emprunte aux formes stylistiques des grands maîtres anciens et des exotiques modernes (allusion sans doute aux sources tsiganes où Brahms a puisé), c’est un maître copiste, il ne lui reste d’autre propriété que le désir. C’est ce que devinent ceux qui désirent, les non-rassasiés de toute espèce. Il y a trop peu de personnalité, trop peu de foyer dans Brahms ; c’est ce que comprennent les impersonnels, les périphériques ; ils l’aiment pour cela. Il est spécialement le musicien d’un genre de femmes désabusées. Qu’on avance de cinquante pas, on aura la “wagnérienne”, exactement comme Wagner est à cinquante pas de Brahms : la “wagnérienne”, type plus caractéristique, plus intéressant et avant tout plus gracieux. Brahms nous touche aussi longtemps qu’il rêvasse intimement ou qu’il pleure sur lui-même ; en cela, il est moderne. Il devient froid, en revanche, il ne nous regarde plus dès qu’il veut devenir l’héritier des classiques. On l’a appelé volontiers l’héritier de Beethoven ; je ne connais pas d’euphémisme plus prudent. Tout ce qui a aujourd’hui quelque prétention au grand style en musique est ou bien faux envers nous, Ou bien faux envers lui-même… Ce qui peut être bien fait, magistralement fait aujourd’hui, ce sont seulement les plus petites choses. Là seulement la sincérité est encore possible ; au-delà, au point de vue essentiel, rien ne peut guérir la musique de sa destinée inévitable, de sa fatalité d’être l’expression de la contradiction physiologique, d’être moderne. »

Ainsi Nietzsche réduisait à néant le maître qu’un moment lui-même avait voulu opposer à Wagner. Comme il avait renié Schopenhauer, comme il avait renié Wagner, il devait renier Brahms. C’est à propos de Brahms qu’il ajoute cette phrase monumentale :

« Je ne connais qu’un seul musicien qui soit en état aujourd’hui de tailler une ouverture en pleine matière, et personne ne le connaît. »

Le musicien inconnu qu’il désignait ainsi, c’était lui-même !

Cette phrase explique tout ; mieux que cela, elle est l’excuse, la seule, des vilaines choses que contient cette haineuse diatribe : c’est l’hypertrophie du moi, l’exaltation morbide de son propre génie qui manifeste ici ses premiers symptômes.

Six mois après, Nietzsche adressait un matin à M. J. Bourdeau une proclamation aux Hohenzollern qu’il le priait de faire insérer dans le Journal des Débats ; le lendemain, il lui confiait, dans une nouvelle lettre, qu’il était le Christ en personne, le Christ crucifié. Et le 4 janvier 1889, il adressait à Georges Brandes, son premier critique, ce billet étrange :

« À l’ami Georges ! Après m’avoir découvert, ce n’était pas une grande malice de me comprendre, le difficile est maintenant de me perdre… Le crucifié. »

L’incohérence est manifeste. Pauvre philosophe !

Le délire des persécutions, la folie des grandeurs l’avaient terrassé irrémédiablement ! Le 19 janvier 1889, il fallut le conduire dans un asile. Il n’y a retrouvé ni la santé, ni la raison.

Passons donc condamnation sur ces fâcheux écrits antiwagnériens. Ils sont d’un malade. Après tout, Nietzsche lui-même nous a invités à tenir compte, en ce qui le concerne, des circonstances pathologiques sous l’empire desquelles il composa ses ouvrages.

Il ne considérait pas la philosophie, et par conséquent la critique, comme un ensemble de vérités abstraites et impersonnelles, mais comme l’expression d’un tempérament, d’une personnalité. Il a lui-même posé le problème de l’influence de la santé ou de la maladie sur les idées d’un penseur. Il appelait le corps notre « grande raison », et il trouvait tout naturel que ce qu’il appelait « notre petite raison » souffrît quand le corps souffre. Il était bien près de considérer ses diverses doctrines philosophiques comme des symptômes pathologiques ; il n’était pas loin de se demander si telle ou telle croyance était un indice de santé ou, au contraire, de dégénérescence chez celui qui la professait14.

Cela nous autorise pleinement à considérer ses dernières diatribes contre Wagner comme des manifestations morbides, comme des produits malsains de son génie déjà moribond, d’autant qu’au moment de la rupture, il avait su exprimer en termes élevés et d’une mélancolie intense la douleur de la séparation.

« Nous fûmes amis — dit-il, dans un chapitre intitulé Amitié stellaire, où Wagner n’est d’ailleurs pas nommé, — et nous sommes devenus étrangers l’un pour l’autre. Mais cela est bien ainsi, et nous ne voulons pas nous le cacher et nous le dissimuler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux navires dont chacun a son but et sa voie ; nous pouvions bien nous rencontrer et célébrer ensemble une fête, comme nous l’avons fait, — et à ce moment les bons navires demeuraient si paisibles dans le même port, sous le même rayon de soleil, qu’ils semblaient être déjà au but et n’avoir jamais eu qu’un but. Mais ensuite, la toute-puissante nécessité de notre tâche nous poussa de nouveau bien loin l’un de l’autre, vers des mers, vers des climats différents ; et peut-être ne nous reverrons-nous jamais — peut-être aussi nous reverrons-nous bien, mais sans nous reconnaître, tant la mer et le soleil nous auront changés ! Nous devions devenir étrangers l’un pour l’autre : notre loi supérieure le voulait ainsi ; c’est pourquoi nous devons devenir l’un par l’autre plus dignes de respect ! C’est pourquoi le souvenir de notre amitié passée doit devenir plus sacré ! Il existe sans doute une courbe immense, un orbite d’étoile, dans lequel nos voies et nos buts si différents sont peut-être compris les uns et les autres comme de courts segments —  élevons-nous jusqu’à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte, notre vue trop bornée pour que nous puissions être autre chose qu’amis dans le sens de cette sublime possibilité. Ainsi donc nous voulons croire à notre amitié stellaire, quand bien même il nous faudrait être ennemis sur la terre15 ! »

Tout au moins, dans ces quelques lignes, y a-t-il une grande élévation de sentiments.

Que ne peut-on en dire autant de ses écrits contre Wagner !

X. Aphorismes divers

Le romantisme. — Sur l’ouverture des Maîtres Chanteurs, sur Beethoven, Mozart, Hændel. Haydn, Schubert, Mendelssohn, Chopin, Schumann. — L’Art du passé et l’âme moderne ; de l’interprétation musicale ; musique moderne ; les mélodistes italiens ; la mélodie infinie ; la sentimentalité dans la musique. — Le plaisir esthétique ; physiologie de l’Art ; le dionysien et l’apollinien ; l’homme modèle de toute beauté ; le mélange des arts : l’Art et l’idée du surhomme : la musique, produit tardif de toute culture. — Idées de Nietzsche sur l’avenir de l’art musical.

Ce qui nous frappe surtout dans les autres fragments, aphorismes ou simples réflexions, que Nietzsche consacre à la musique et aux musiciens, c’est l’aversion qu’il manifeste pour tout ce qui, de près ou de loin, touche au romantisme. Tous ces écrits sont d’ailleurs postérieurs au dithyrambe wagnérien de 1876. Très nettement, Nietzsche établit son point de vue à l’égard du romantisme, dans l’avant-propos du second volume de Choses humaines par trop humaines (1877).

« On ne devrait parler, dit-il, que lorsqu’on ne peut se taire, et ne parler que des choses que l’on a déjà surmontées ; — tout le reste n’est que bavardage, littérature, impudeur. » Et il explique que déjà en 1876, lorsqu’il publia son discours triomphal en l’honneur de Richard Wagner à l’occasion des fêtes de la victoire de Bayreuth, — « car Bayreuth doit être considéré comme le plus grand triomphe que jamais un artiste ait remporté », — il avait vaincu en lui le wagnérisme.

« Aussi longtemps que l’on aime, dit-il. on ne peut peindre de tels tableaux ; on ne juge pas encore, on n’est pas encore au point de recul que doit occuper celui qui veut juger. Pour juger il faut déjà une mystérieuse hostilité, celle d’une vision contraire. »

Cette vision contraire, c’était l’horreur que lui inspirait « le féminisme, l’impudeur exaltée du romantisme, l’hypocrisie idéaliste, l’amollissement de la conscience qui en résulte ».

Dès lors il commença à s’interdire absolument toute musique romantique, « cet art douteux, ampoulé et lourd, qui prive l’esprit de sa rigueur et de sa gaieté et fait pulluler toutes les espèces de désirs obscurs, de concupiscences fongueuses ». Cave musicam, tel était le conseil qu’il donnait à tous ceux « qui étaient encore assez hommes pour tenir à la pureté dans les choses de l’esprit. Ce genre de musique énerve, amollit, féminise ; son éternel féminin nous abaisse (zieht uns hinab) ! »

Cette aversion du romantisme, — morbide dans sa violence et son exclusivisme, — explique bien des défaillances de goût chez Nietzsche, Elle détruit toute liberté, toute objectivité dans ses appréciations. Il ne juge pas, il vitupère. Partout il ne rencontre qu’erreurs à « surmonter », que « valeurs à déplacer » comme il dit. Tout le lasse, le fatigue, l’excède. Son esthétique, en somme, comme sa philosophie, n’est qu’une série d’élans suivis d’affaissements.

Ses paradoxales contradictions ne sont pas toutefois sans offrir un vif intérêt. Un observateur aussi sagace et aussi pénétrant ne pouvait indéfiniment errer. Sa sensibilité surexcitée lui fait quelquefois découvrir de curieux et suggestifs parallélismes.

Je ne connais point, par exemple, d’analyse plus saisissante de l’ouverture des Maîtres Chanteurs, que celle donnée par Nietzsche dans Par-delà le Bien et le Mal. « J’ai entendu de nouveau pour la première fois l’ouverture des Maîtres Chanteurs de Richard Wagner : c’est là un art superbe, surchargé, lourd et tardif, qui a la fierté de supposer vivants encore, pour être compris, deux siècles de musique ! Comme les sèves, les forces, les saisons, les climats y sont mêlés ! Cette musique nous semble tantôt vieillotte, tantôt étrange, acerbe et trop jeune, tout aussi arbitraire que pompeusement traditionnelle, quelquefois câline, plus souvent rude et grossière. Elle a du feu et du courage et, en même temps, la peau flasque et pâle des fruits qui mûrissent tard. Elle coule, large et pleine ; puis, c’est soudain un moment d’hésitation inexplicable, en quelque sorte une trouée qui se produit entre la cause et l’effet, une oppression qui nous fait rêver, presque un cauchemar ; — mais déjà s’étend et s’élargit encore l’ancien flot de bien-être, de bien-être multiple, de bonheur ancien et nouveau, y compris, pour une large part, la joie que l’artiste se cause à lui-même et dont il ne veut se cacher, sa complicité étonnée et heureuse avec les moyens qu’il emploie, des moyens d’art neuf, nouvellement acquis et d’une saveur inconnue, comme il semble nous le révéler. En un mot, ni Beauté, ni Midi, rien de la fine clarté du ciel méridional, rien qui rappelle la grâce, point de dunes, à peine une volonté de logique ; une certaine lourdeur même, qui est encore soulignée, comme si l’artiste voulait nous dire : “Elle fait partie de mes intentions” ; un manteau pesant, quelque chose de volontairement barbare et solennel, un clinquant de dentelles et de préciosités savantes et surannées, quelque chose d’allemand, dans le meilleur et dans le plus mauvais sens du mot, quelque chose de germaniquement multiple, d’informe et d’inépuisable ; une certaine puissance et une plénitude d’âme allemande qui ne craint pas de se dérober sous les raffinements de la décadence, — qui peut-être s’y plaît mieux ; la véritable marque de l’âme allemande, en même temps jeune et démodée, trop faible encore et trop riche d’avenir ; ce genre de musique exprime le mieux ce que je pense des Allemands ; ils sont d’avant-hier et d’après-demain, — ils n’ont pas encore d’aujourd’hui16. »

Voilà une page d’admirable critique en dépit du parti pris de Nietzsche contre son auteur, d’où résultent certaines appréciations inexplicables. Qu’est-ce que le Midi par exemple, qu’est-ce que le ciel méridional ont à voir avec Nuremberg et ses Maîtres Chanteurs ? Nietzsche se laisse égarer ici par ses aspirations personnelles : il cesse d’être objectif, il ne tient plus compte de ce que l’auteur avait en vue. Son aversion tourne, malgré lui, à l’avantage de celui qu’il croyait critiquer. Tout ce qu’il dit de l’abondance, de la multiplicité, de la surcharge de cette musique, de son caractère ancien et nouveau tout ensemble, est frappant de justesse. C’est précisément ce qui fait de cette page de Wagner, comme, du reste, de toute la partition des Maîtres Chanteurs, un tableau d’un coloris si intense et si vrai ; on y retrouve traduites musicalement l’opulence lourde, la richesse massive, l’élégance un peu empruntée de la Renaissance allemande et, plus particulièrement, de l’école de Nuremberg ; ce qui reste, dans cette ville, des monuments de cette époque, cadre merveilleusement avec la musique des Maîtres Chanteurs. On pourrait dire de cette partition qu’elle est un « Nuremberg sonore ». Et c’est Nietzsche qui nous le fait mieux sentir !

Il lui arrive une mésaventure à peu près pareille avec Beethoven, à l’égard duquel son point de vue est tout subjectif et, par cela même, incomplet ou partial. Il lui consacre, dans Par-delà le Bien et le Mal, une page qui contient plus d’une observation vraiment pénétrante.

Il commence par y regretter notre indifférence de plus en plus grande à l’égard de Mozart. « Le bon vieux temps est passé, écrit-il. Mozart a chanté ses derniers lieder. Sommes-nous assez heureux que son rococo nous parle encore, qu’il reste en nous quel que chose à quoi puissent en appeler sa bonne société, sa tendre passion, sa courtoisie de cœur, son besoin de choses précieuses, amoureuses, dansantes, sentimentales, sa croyance aux choses du Midi ! Hélas, un jour, c’en sera fait de tout cela — mais qui peut douter que la compréhension et le goût de Beethoven s’en iront plus tôt encore ! »

Ici, Nietzsche, tout au moins pour notre temps, est mauvais prophète. Mais passons et voyons pourquoi notre philosophe croit que Beethoven passera plus tôt que Mozart : c’est, nous explique-t-il, parce que Beethoven est « un précurseur des romantiques ». Au moment où il écrivait Par-delà le Bien et le Mal, le philosophe était au plus fort de sa crise antiromantique. De là cette appréciation du génie et du tempérament de Beethoven :

« Beethoven n’aura été que le dernier écho d’un style transitoire, d’un changement de style et non, comme Mozart, l’écho d’un grand et long siècle de goût européen. Beethoven est l’événement intermédiaire entre une vieille âme fragile qui se brise sans cesse et une âme ivre de jeunesse et d’avenir qui arrive sans cesse ; sur sa musique repose ce demi-jour d’une perte continuelle et d’un espoir éternellement vagabond, — le même demi-jour dont était baignée l’Europe lorsqu’elle avait rêvé avec Rousseau, lorsqu’elle avait dansé autour de l’arbre de la liberté, lorsqu’elle s’était enfin presque mise à genoux aux pieds de Napoléon. Mais combien maintenant ce sentiment pâlit vite ! Comme il est difficile, de nos jours, de comprendre même ce sentiment ! — Elle sonne étrangement à nos oreilles, la langue des Rousseau, des Schiller, des Shelley, des Byron, qui furent ensemble les porte-paroles de cette destinée de l’Europe que Beethoven sut chanter ! »

Il y a certes beaucoup de vrai dans cette analyse du génie de Beethoven, mais la conclusion paraît forcée. Les faits même la démentent : Mozart est bien plus loin de nous que le maître de Bonn ; il n’y a aucune apparence qu’il reprenne jamais le complet et absolu empire qu’il exerça au début de ce siècle. Beethoven, au contraire, ne cesse de monter. Jamais on ne l’a autant et mieux joué qu’à présent et il est, avec Bach, le seul qui « tienne » encore, intangible et complet, après Wagner.

Parce qu’il est, comme dit Nietzsche, « le chantre de l’âme ivre de jeunesse et d’avenir ». Sa musique, à ce point de vue, n’a même pas cessé d’être révolutionnaire, si classique qu’elle soit devenue à un autre point de vue. Psychologiquement, cette musique est essentiellement juvénile, active, elle pousse à l’action, elle exalte toutes nos énergies, plus » que celle d’aucun autre maître, avant ou après lui.

Interrogez là-dessus les musiciens d’orchestre ; ils vous répondront que jamais Beethoven ne les laisse indifférents. Si souvent qu’ils les aient jouées, ils reviennent toujours avec joie à ses grandes œuvres symphoniques.

Il m’est arrivé bien souvent d’assister à des lectures et répétitions de nos grands orchestres symphoniques ; toujours j’ai observé que, dès les premières mesures, lorsqu’on attaquait du Beethoven, la physionomie des exécutants s’illuminait en quelque sorte ; ils se redressaient, se dépensaient avec un feu qu’ils ne donnaient pas aux autres œuvres. Il semblait que quelque chose de la passion et de la fierté qui est dans cette musique, se communiquât à eux. Je crois qu’il serait dangereux pour un chef d’orchestre, après une symphonie ou une des grandes ouvertures de Beethoven, de se montrer tyrannique ou brutal vis-à-vis de ses musiciens ; ils se soulèveraient, ils lui lanceraient leurs instruments à la tête.

Wagner raconte une piquante anecdote qui corrobore cette observation. Cela remonte à l’époque où il était encore maître de chapelle du roi de Saxe, à Dresde. On était à la veille de la révolution de 1849. Il y avait de la fermentation dans l’air et du malaise dans les classes dirigeantes. Un concert avait été annoncé, au théâtre, auquel le Roi devait assister. Wagner dirigeait. Toute la Cour était présente. La salle était comble ; mais la menace des événements détournait visiblement l’attention de l’auditoire ; pour comble de malheur, le programme était composé pour la plus grande partie de morceaux en mineur, à commencer par la Symphonie écossaise de Mendelssohn.

« Qu’allons-nous devenir avec ce terrible programme ? » se lamentait dans les coulisses le kapellmeister anxieux.

« — Attendez, lui répondit le violoniste Lipinski : le concert finit par la Symphonie en ut mineur de Beethoven ; aux premières mesures vous allez voir tout le monde se rassurer. »

Et en effet, raconte Wagner, la symphonie commence ; ce n’est que soupirs de soulagement, expression de confiance, tous les soucis oubliés, cris de « Vive le Roi ! » à la sortie du concert. Beethoven avait tout sauvé !

La Symphonie en ut mineur est, il est vrai, l’œuvre la plus extraordinaire sous ce rapport que possède la musique. L’énergie rythmique en est telle qu’il faudrait être sourd, ou privé totalement de toute sensibilité à l’égard des phénomènes sonores, pour ne pas être touché par elle. Mais elle n’est pas seule dans ce cas ; et la Symphonie héroïque, la septième, la neuvième, les ouvertures d’Egmont et de Coriolan, telle des sonates pour piano, imposent à notre sentiment, avec une autorité tout aussi décisive, je ne sais quelle ardeur passionnée, quel regain d’énergie vitale.

Qu’il y ait dans l’œuvre de Beethoven un certain pathos, un ton déclamatoire qui rappelle Rousseau, Byron, Schiller, comme le fait remarquer Nietzsche, cela n’est pas contestable. Beethoven lui-même ne demandait-il pas que l’on « déclamât » ses sonates ? Il savait bien qu’il y avait mis autre chose que de la musique, qu’il y exprimait des idées et des sentiments, que ces œuvres étaient de véritables poèmes où il se donnait tout entier.

Beethoven fut, d’ailleurs, un partisan très ardent de tout le mouvement sentimental et intellectuel issu de la Révolution. Mais il n’était pas disciple de Rousseau seul. Il s’était fait une idée du monde d’après des lectures infiniment variées ; il possédait des notions très claires de la philosophie de l’Inde et de l’art des Grecs, qui n’ont pas grand-chose à voir avec Rousseau. En cela, Nietzsche ne l’apprécie pas exactement : Beethoven était, certes, de son temps ; mais les racines de sa culture plongeaient plus loin et plus profondément dans l’histoire de l’humanité.

Pour tout dire, nous devons considérer Beethoven comme un des fondateurs du sentiment moderne.

S’il y a, dans son style, quelques traces de l’emphase tribunitienne commune à toutes les œuvres du commencement du siècle, sa surabondance cependant n’a rien de banal et de creux ; elle est, au contraire, absolument saine et prodigieusement puissante, parce qu’elle est sincère, sans aucun mélange ; il n’y a en elle rien de factice ; elle est l’expression de la force expansive de vie qui était en lui. Beethoven n’est pas un rêveur comme Rousseau, comme Schiller, comme Byron. Il est un réaliste, le plus grand peut-être que mentionne l’histoire de l’art. Sa philosophie est toute simpliste, son humanitarisme tout naturel et sans aucune tendance à la sensiblerie. S’il eut des tendresses exquises, on lui connut aussi des rudesses et des révoltes qui attestent la complexité de sa nature. Il est un homme absolu et complet, un produit fruste et merveilleusement vigoureux de la nature.

Une chose le distingue de tous les contemporains avec lesquels Nietzsche le met en parallèle : c’est sa virginité d’âme. Il n’a pas les tares morales de Rousseau, il n’a pas les faiblesses physiques de Schiller, il n’a pas les vices intellectuels de Byron ; il est une puissance à la fois physique et morale.

C’est ce qui l’élève au-dessus de son temps et le détache de lui. Il n’est pas transitoire : il est absolu et supérieur, en dépit des particularités qui le localisent dans la période intermédiaire du siècle naissant. Son originalité fondamentale et son indépendance de caractère ajoutent aux traits qu’il tient de son temps et du mouvement auquel il participe tout un ensemble de qualités qu’aucun de ses contemporains ne possède.

Ainsi il s’explique qu’indépendamment de son rôle esthétique, il ait rempli aussi un rôle social et moral important, sur lequel Wagner a justement appelé l’attention. De lui date, en réalité, l’émancipation de l’artiste ; il fut le premier artiste émancipé. Jusqu’à lui, les musiciens, même en France, avaient été considérés comme appartenant à une classe inférieure parmi les producteurs intellectuels. Quand Beethoven arriva tout jeune à Vienne, virtuoses et compositeurs étaient encore considérés comme faisant partie de la domesticité des princes mélomanes qui les prenaient à leur service. Haydn et Mozart furent encore traités de la sorte. Mozart, à Salzbourg, prenait ses repas avec la valetaille du prince-évêque. Il ne subit pas cette sujétion, il est vrai, sans protester et en silence, mais jamais il ne conquit complètement son indépendance. Beethoven, au contraire et dès le premier moment, imposa le respect de sa personnalité. Dans aucun de ses écrits, dans aucun de ses actes, on ne trouve l’espèce d’humilité que Haydn et Mozart observèrent encore à l’égard des « grands ». Il se savait supérieur à eux ; il ne souffrit jamais l’atteinte, même la plus légère, à sa dignité d’homme ou à sa fierté d’artiste.

Ce trait le complète et accuse sa physionomie morale. Si, par là, il est bien un fils de son temps, un disciple de Rousseau et de la Révolution, la pureté de ses sentiments, la fermeté de son énergie, l’élévation de son courage lui donnent une physionomie bien à part et c’est ce qui sauvera son art de toute décadence.

Nietzsche a raison d’ajouter que toute la musique qui vient après est de second plan.

« Elle fait partie, dit-il, du romantisme, c’est-à-dire d’un mouvement historiquement plus court, plus fuyant, plus superficiel que ce grand entr’acte, ce passage de l’Europe de Rousseau à Napoléon et à l’avènement de la démocratie. Weber ! Mais que sont pour nous le Freyschutz et Obéron ! ou bien Hans Heiling et le Vampire de Marschner, ou même Tannhæuser de Wagner ? C’est de la musique éteinte, si même elle n’est pas oubliée. Toute cette musique du romantisme n’était d’ailleurs pas assez noble, pas assez de la musique pour garder encore raison ailleurs qu’au théâtre et devant la foule ; elle était du premier abord de la musique de second ordre qui, parmi les musiciens véritables, entrait très peu ex ligne de compte. Il faut tirer de pair Félix Mendelssohn, ce maître alcyonien qui, à cause de son âme plus légère, plus pure et plus heureuse, fut oublié aussi vite qu’il avait été admiré : comme un bel intermède dans la musique allemande. Pour ce qui est de Robert Schumann, qui, dès le début, prit sa tâche au sérieux et qui fut également pris au sérieux, — il est le dernier qui ait fondé une école, — n’est-ce pas aujourd’hui un bonheur pour nous, un soulagement, presque une délivrance que justement le romantisme de Schumann ait été surmonté ? Schumann, fuyant dans la « Suisse saxonne » de son âme, tenant à la fois de Werther et de Jean-Paul, nullement de Beethoven, certainement pas de Byron, — sa musique de Manfred est jusqu’à l’injustice une erreur et un malentendu, — Schumann avec son goût, qui était au fond un goût mesquin (c’est-à-dire un penchant dangereux, doublement dangereux parmi les Allemands, au lyrisme silencieux et à l’attendrissement d’ivrogne), sans cesse à l’écart, se dérobant et se retirant, noble, efféminé, ivre de bonheur et de douleur anonyme, dès le début une sorte de petite fille et de noli me tangere, — ce Schumann n’était déjà plus qu’un événement allemand dans la musique, non plus un événement européen comme le fut Beethoven, comme le fut Mozart dans une plus grande mesure encore ; avec lui, la musique allemande est menacée du plus grand danger, celui de perdre les accents de l’âme européenne pour ne plus être que la voix d’une étroitesse nationale. »

Le morceau est vraiment intéressant, mieux que cela : profond, abstraction faite de la tournure paradoxale et de la rigueur excessive des conclusions. C’est un singulier travers chez Nietzsche de ne rien laisser subsister de ceux qu’il a surmontés. À vrai dire, il ne les surmonte pas, il les étouffe, il les écrase. Le procédé manque peut-être de délicatesse. Pour un homme qui parle si souvent des pieds délicats, Nietzsche a la main singulièrement lourde.

Ce qui ne l’empêche pas de nous donner ailleurs, sur les mêmes maîtres et d’autres, des aperçus d’une subtilité et d’une grâce enchanteresses.

Voici, par exemple, un joli parallèle entre Beethoven et Mozart qu’on trouvera dans Choses humaines par trop humaines :

« La musique de Beethoven apparaît souvent comme une méditation profondément émue, à la réaudition inattendue d’un fragment “d’innocence en musique” retrouvée après qu’on la croyait depuis longtemps perdue ; c’est de la musique plus haut que la musique. Dans la chanson du mendiant et de l’enfant des rues, dans la mélopée monotone des Italiens vagabonds, dans la danse au cabaret de village ou dans les nuits de carnaval, c’est là qu’il découvrait ses “mélodies” : il les récoltait comme une abeille, saisissant au vol, ici ou là, un son ou un court dessin. Ces fragments sont pour lui des souvenirs d’un “monde meilleur” : semblablement, Platon pensait des idées. — Mozart occupe un tout autre point de vue par rapport à ses mélodies ; il trouve ses inspirations non pas en écoutant de la musique, mais en regardant la vie, la vie animée du Midi : il rêvait toujours à l’Italie, quand il n’y était pas. »

Il y a là une sensibilité délicate qui s’émeut à propos. Avec la même originalité, Nietzsche parle, çà et là, d’autres grands maîtres : Bach, Hændel, Haydn, Schubert, Chopin, etc. Je me borne à traduire ces simples notations :

« Sébastien Bach. — Quand ce n’est pas en connaisseur absolu et expert du contrepoint et de toutes les espèces de style fugué qu’on écoute la musique de Bach, quand il doit, par conséquent, en deviner en quelque sorte la véritable substance artistique, l’auditeur doit éprouver une impression analogue à celle qu’il aurait en assistant à la création du monde par Dieu. Je veux dire : nous sentons que quelque chose de grand est dans le devenir, mais n’est pas encore au regard de notre grande musique moderne. Cette musique a déjà surmonté le monde, parce qu’elle a surmonté l’Église, les nationalités et le contrepoint. Dans Bach, il y a encore trop de christianisme cru, de germanisme cru, de scolastique crue ; il est sur le seuil de la musique européenne (moderne), mais, de ce seuil, il se tourne encore vers le moyen âge. »

« Hændel. — Hændel, hardi dans l’invention de sa musique, avide de nouveauté, sincère, puissant, tourné vers l’Héroïque et apparenté à lui, autant qu’un peuple peut l’être, devient souvent froid et incertain dans l’exécution, et, même, il se fatigue : alors, il a recours aux méthodes éprouvées de développement, il écrit vite et beaucoup, heureux d’en avoir fini, — mais non pas heureux de la même façon que Dieu et d’autres créateurs, au soir de leur journée d’œuvre. »

« Haydn. — Le génie autant qu’il peut s’allier avec la bonhomie, Haydn l’a possédé. Il va jusqu’à l’extrême limite que la moralité trace à l’intellect ; il fait de la musique qui n’a pas de passé. »

« Franz Schubert. — Franz Schubert, artiste de moindre envergure que les autres grands musiciens, a cependant, de tous, possédé le plus riche héritage musical. Il le dépensa d’une manière prodigue et par bonté de cœur ; si bien que, pendant des siècles, les musiciens pourront encore se nourrir de ses pensées et de ses idées. Ses œuvres constituent un trésor d’inventions non encore employées ; d’autres auront leur grandeur dans le remploi. Si l’on peut dire de Beethoven qu’il est l’auditeur idéal des ménétriers, Schubert serait lui-même le ménétrier idéal. »

« Félix Mendelssohn. — La musique de Félix Mendelssohn est la musique du bon goût pour tout ce qu’il y a eu de bon : elle montre toujours derrière soi. Comment pourrait-elle avoir beaucoup devant soi, avoir de l’avenir ? — L’a-t-il seulement voulu ? Il possédait une vertu, rare parmi les artistes, la reconnaissance, sans arrière-pensée : cette vertu aussi regarde en arrière. »

En d’autres termes, pour Nietzsche, la musique de Mendelssohn est l’opposé de celle de Haydn ; elle a un passé ; elle ne vit que par le passé. Mendelssohn est un lettré, il remploie. Le point de vue est intéressant et neuf.

« Chopin. — Presque toutes les situations et toutes les conditions vitales ont un moment psychologique. Ce moment, les bons artistes savent le découvrir. On le retrouve même dans la vie au bord de la mer, qui se déroule ennuyeuse, malpropre, dans le voisinage de la populace la plus bruyante et la plus âpre au gain ; — ce moment psychologique, Chopin dans la Barcarolle, le fait résonner de telle sorte qu’il donnerait envie aux dieux eux-mêmes de passer de longs soirs d’été couchés au fond d’un canot. »

« Robert Schumann. — L’adolescent tel que le rêvaient les poètes lyriques du romantisme en Allemagne et en France, vers le premier tiers de ce siècle, — cet adolescent a été intégralement traduit en chants et en sons par Robert Schumann, qui fut lui-même cet éternel adolescent tant qu’il se sentit maître de ses forces personnelles ; mais il y a aussi des moments dans sa musique qui font penser à l’éternelle vieille fille. »

De ces notules toujours ingénieuses, quelquefois amères ou cruelles, il ne se dégage d’ailleurs aucune doctrine esthétique.

Nietzsche nous intéresse davantage dans Choses humaines, lorsqu’il vient à parler de l’art du passé et de l’âme moderne.

Il fait remarquer que les maîtres les plus récents éprouvent toujours un certain malaise en face des œuvres plus anciennes, parce que chaque art augmentant sans cesse ses facultés d’exprimer des états d’âme plus mouvementés, plus délicats, plus précis, plus passionnés, les maîtres nouveaux sont gâtés par ces procédés et en arrivent facilement à croire que leurs prédécesseurs n’ont pas eu en leur pouvoir tous les moyens de faire parler clairement leur âme, et même qu’ils ont pu manquer de procédés techniques ; alors ils éprouvent la tentation de compléter ces maîtres, — car ils croient, dit-il, à l’égalité et même à l’unité des âmes. Et il ajoute :

« En réalité, l’âme de ces maîtres d’autrefois était une autre âme ; plus grande peut-être, mais plus froide et encore éloignée de la vie surexcitée : la mesure, la symétrie, le mépris du charmant et du sensuel, une inconsciente âpreté, la fraîcheur matinale, l’horreur du passionné comme si leur art en eût dû souffrir, — voilà ce qui constitue le sentiment et la moralité de tous les maîtres anciens, qui choisissaient et spiritualisaient non pas arbitrairement, mais nécessairement leurs moyens d’expression, avec une moralité analogue. — Faut-il cependant, cela posé, contester aux tard-venus le droit d’animer les œuvres anciennes suivant leur âme ? Non, car c’est seulement en leur donnant notre âme qu’elles acquièrent le pouvoir de continuer à vivre : c’est notre sang qui les fait parler à nous. Une exécution fidèlement historique paraîtrait un langage fantomal s’adressant à des fantômes. Ce n’est pas honorer les grands artistes du passé que de laisser craintivement chaque mot, chaque note à la place où ils furent mis ; on les honore beaucoup mieux en s’efforçant de les rendre toujours de nouveau à la vie. Naturellement : supposé que Beethoven reparut tout à coup et qu’il entendît une de ses œuvres rendues suivant le plus moderne sentiment et raffinement qui fait la gloire de nos maîtres de l’interprétation, très probablement il demeurerait longtemps muet, incertain s’il doit lever la main pour lancer l’anathème ou pour bénir ; à la fin, il parlerait peut-être : “Soit ! soit ! Ce n’est pas moi et ce n’est pas cependant contraire à moi, c’est un troisième, — il y a quelque chose de vrai, bien que ce ne soit pas le vrai. À vous de voir comment cela doit se faire, puisque c’est vous qui écoutez, — et, comme l’a dit notre Schiller, celui qui vit a toujours raison. Continuez donc à avoir raison et laissez-moi redescendre sous terre.” »

Voilà un commentaire original du vieil adage devenu banal : La lettre tue, l’esprit vivifie. Les traditionnalistes de la musique protesteront sans doute ; mais il faut convenir que cette façon de comprendre le problème correspond au sentiment irrésistible de tous les grands virtuoses ; fatalement, ils introduisent quelque chose de leur âme dans les œuvres anciennes qu’ils font revivre pour nous, et ils ont raison.

Nietzsche est loin d’ailleurs de prêcher une liberté absolue à cet égard ; il est plutôt classique et conservateur en cette matière et ne veut pas que l’indépendance de l’interprète soit poussée jusqu’à l’arbitraire.

Parlant du principe de l’interprétation dans la musique, il doute que les virtuoses modernes aient raison de croire que la loi suprême de leur art est de donner le plus de relief possible à chaque morceau, de lui faire parler à tout prix « un langage dramatique. » Il dit très à propos :

« Cette manière appliquée à Mozart, par exemple, n’est-elle pas un vrai crime contre l’esprit de Mozart, cet esprit joyeux, ensoleillé, tendre et léger, dont la gravité a de la bonté, mais n’est pas une gravité terrible, qui fait peur, qui met en fuite l’auditeur ? Ou bien croyez-vous que la musique de Mozart soit toujours synonyme de musique de l’“invité de pierre ?”17. N’est-ce pas aussi le cas de toute l’autre musique ? Vous répliquez que l’effet produit est en faveur de votre thèse, et vous auriez raison si, d’autre part, ne se posait la question de savoir sur qui l’effet a été ainsi produit, et sur qui un artiste éminent doit seul vouloir agir. Jamais sur le peuple ! Jamais sur les incultes ! Jamais sur les sensitifs ! Jamais sur les maladifs ! Mais, avant tout, jamais sur les usés ! »

À ces lignes se rattache une autre observation précieuse. Nietzsche fait très justement remarquer que nous avons une tendance à dramatiser nos interprétations ; il leur reprocherait volontiers un excès de sensibilité, l’exagération des effets. Nietzsche a une façon originale d’expliquer cette exagération. Il lui semble que le « caractère tragico-dramatique » de l’exécution moderne dérive de l’idée que nous nous faisons de notre condition de pécheurs, au sens que donne à ce mot le christianisme : « Nous imitons, dit-il, le grand pécheur, à la démarche accablée, l’air passionnément soucieux, ballotté en sens contraires par les remords de conscience, toujours en fuite devant une terreur, travaillé avec délices par le désir, faisant des haltes désespérées, — bref, tout ce qui constitue les stigmates du grand péché. »

Et il conclut : « À la condition d’admettre, comme le chrétien, que tous les hommes sont de grands pécheurs et ne font pas autre chose que de pécher, on pourrait justifier ce style d’exécution appliqué à toute musique : puisque la musique est l’image de toute action humaine et doit par conséquent parler constamment la langue des gestes du Grand Pécheur. Mais un auditeur qui ne serait pas suffisamment chrétien pour comprendre cette logique, pourrait être tenté de s’écrier : « Pour l’amour du ciel, comment le péché est-il entré dans la musique ! »

Reconnaissons qu’il y a dans notre manière hyperbolique de tout concevoir quelque chose qui correspond à cette image du Grand Pécheur chrétien, tourmenté par le remords et s’abîmant sans cesse dans une contrition d’autant plus factice qu’elle n’est le plus souvent justifiée par aucun crime authentique.

Affectation, voilà le défaut non seulement de notre musique, mais de tout notre art moderne. Citons encore Nietzsche à ce propos :

« Le danger de la musique moderne réside en ceci qu’elle nous met aux lèvres la coupe de la puissance et du grandiose, avec une apparence d’extase morale et d’une façon si séduisante, que même le plus modéré et le plus sage en absorbe toujours quelques gouttes de trop. Ce minimum d’excès, répété sans cesse, peut finir par amener un affaiblissement et la ruine de la santé morale, autant que les excès les plus grossiers. Si bien qu’il ne nous reste d’autre ressource que de fuir un beau jour la grotte aux nymphes, et de chercher à retrouver, à travers les flots et les dangers de la mer, le chemin qui conduit vers les fumées du foyer d’Ithaque et les embrassements de l’épouse plus simple et plus humaine. »

En d’autres termes, Nietzsche exprime ici l’aspiration assez générale en ce moment, parmi les artistes et les dilettantes, vers un art plus simple, moins compliqué, plus direct, plus naturel.

Il revient à plusieurs reprises sur ce point ; son expression favorite, qui traduit le mieux sa pensée à cet égard, c’est « le Midi dans l’Art » dont il parle si souvent. Le « Midi » est, pour lui, synonyme de clarté, de limpidité, d’équilibre. Seulement, dans l’application qu’il fait de cette idée, il est difficile de suivre notre philosophe jusqu’au bout.

« Si porté que l’on soit pour la musique riche et sévère, dit-il par exemple, il est des heures où l’on sera subjugué, magiquement remué et presque transformé par son contraire ; je veux dire par ces simples mélismes d’opéra italien qui, malgré leur uniformité rythmique et leur puérilité harmonique, semblent quelquefois chanter vers nous comme l’âme même de la musique. Que vous l’avouiez ou non, pharisiens du bon goût, c’est ainsi ! »

Ici, le parti-pris antiwagnérien l’aveugle manifestement ; les « mélismes d’opéra italien » auxquels Nietzsche fait allusion ne sont pas le contraire de la musique riche et sévère ; ils sont simplement la pauvreté mélodique, la vulgarité, la platitude, la banalité, le clinquant, le boursouflé, le creux, la quintessence même du mauvais goût, et c’est pourquoi ils ont si vite disparu, sans aucune chance de jamais reconquérir leur vogue passée. Nietzsche, lorsqu’il énonce cette singulière préférence pour les « mélismes d’opéra italien », commet d’ailleurs une étrange confusion ; il mêle deux ordres d’idées qui n’ont rien à voir ensemble au point de vue esthétique.

Dans le chapitre où il écrit ce qu’on vient de lire, il ajoute :

« Lorsque nous étions encore enfant, nous avons goûté pour la première fois le miel de beaucoup de choses ; jamais plus le miel n’a été aussi doux ; il nous incitait à la vie, à la vie la plus longue, sous les apparences du printemps, des premières fleurs, des premiers papillons, de la première amitié. En ce temps-là, — c’était peut-être vers notre neuvième année, — nous entendîmes la première musique, la plus simple, la plus puérile, qui n’était pas beaucoup plus qu’une continuation des chants de nourrice et des airs de joueurs d’orgue. (Il faut, même pour les plus élémentaires manifestations de la musique, subir une préparation, avoir appris ; il n’y a pas d’effet direct de l’art, en dépit des belles choses que les philosophes ont dites à ce sujet.) Vers ces premières délices musicales, — les plus fortes de notre vie, — se reporte notre sentiment quand nous entendons ces mélismes italiens : la félicité de l’enfance, la perte de l’enfance, la conscience de ne pouvoir y revenir et d’avoir perdu ce bien le plus précieux, — tout cela fait résonner alors les cordes de notre âme plus puissamment qu’aucune actualité de l’art, si riche et si sérieuse qu’elle puisse être. Ce mélange de plaisir esthétique et de tristesse morale, que l’on nomme d’habitude sentimentalité, est favorable à la musique italienne, que les gourmets expérimentés de l’art, les purs esthéticiens affectent d’ignorer. Au demeurant, toute musique n’agit avec magie qu’à partir du moment où nous entendons en elle le langage de notre propre passé ; et dans ce sens, toute musique ancienne paraîtra toujours meilleure aux non-initiés, la musique née d’hier, en revanche, de peu de valeur, car elle ne provoque pas encore cette sentimentalité, qui, comme on vient de le dire, est le plus essentiel élément du plaisir que fait éprouver la musique à quiconque n’est pas en mesure de se délecter de cet art en artiste. »

Si juste que soit la dernière observation, la thèse de Nietzsche n’en est pas moins insoutenable et ne prouve rien en faveur de ses mélismes italiens ; tout autre mélismes, absorbé dans les mêmes conditions, provoquerait en nous des impressions analogues à celles qu’il décrit avec un charme poétique plus séduisant que décisif. N’est-ce pas de ce mélange de plaisir esthétique et de tristesse morale dont il parle que les chansons populaires tirent le meilleur de leur puissance d’action, n’est-ce pas à lui qu’elles doivent leur charme indestructible en dépit de toutes les modifications du style et des procédés de la musique ?

Mais la chanson populaire n’a guère préoccupé Nietzsche, à ce qu’il semble. Il était un esprit trop compliqué, trop littéraire et dont le développement s’était produit d’une façon trop factice, pour goûter l’intense poésie, pour reconnaître exactement la valeur propre des créations du génie populaire. C’est peut-être ce qui explique l’incompréhension qu’il manifeste à l’égard de certains maîtres dont la caractéristique est précisément de s’être profondément assimilé les mélismes de la chanson populaire, où l’âme même de la musique chante avec une puissance autre ment saisissante que dans les mélismes des dramatistes italiens du commencement de ce siècle.

On comprend que sous l’empire de ces sentiments, Nietzsche se trouve fort incertain en face de la musique nouvelle. À cette question qu’il se pose : Comment l’âme doit-elle se mouvoir selon la musique nouvelle ? il répond ainsi :

« Le but artistique que poursuit la musique nouvelle en adoptant ce qu’on a appelé avec plus de force que de précision “la mélodie infinie”, on pourra s’en faire une idée claire en entrant dans la mer, de manière à perdre le contact certain avec le sol et en se livrant enfin à l’élément mouvant sans réserve : il faut nager. Dans la musique antérieure, plus ancienne, il fallait jusqu’ici danser, plus vite ou plus lentement, en des attitudes variées, ou gracieuses, ou solennelles, ou enflammées ; par cela qu’il fallait une certaine mesure, qu’il fallait observer certains degrés de temps ou de force déterminés et équivalents, cette musique exigeait de l’auditeur une constante présence d’esprit sa magie reposait sur l’alternance de ce souffle plus froid venant de la possession de soi, et du souffle chaud de l’exaltation musicale. Richard Wagner a voulu une autre espèce de mouvement de l’âme, voisine comme je viens de le dire de l’action de nager ou de planer. Son célèbre procédé, issu de ce dessein et adapté à l’avenant, — la mélodie infinie, — s’efforce de briser tout équilibre mathématique des temps et des forces ; il est inépuisable dans l’invention d’effets qui sonnent aux oreilles anciennes comme des paradoxes et des blasphèmes rythmiques. Il a peur de la pétrification, de la cristallisation de la musique, il craint de la voir verser dans l’architectonique, — et c’est pourquoi il oppose le rythme binaire au ternaire, introduit fréquemment la mesure à cinq et à sept temps, répète la même phrase, mais avec un élargissement qui prolonge sa durée du double ou du triple. De l’imitation irraisonnée de cet art pourrait résulter un grand danger pour la musique ; toujours, à côté de la surmaturité du sentiment rythmique, se dissimule astucieusement le dépérissement, la décadence du rythme. Ce danger sera d’autant plus grand qu’une pareille musique s’appuiera plus étroitement à un art du comédien, à un langage du geste plus naturaliste, qui n’auront pas été éduqués et dominés par une plastique supérieure, qui n’ont plus de mesure et qui par conséquent ne peuvent imprimer aucune mesure à l’élément qui se joint à eux, à l’essence par trop féminine de la musique. »

Encore une fois, dans ces curieuses observations il y a beaucoup de vrai. Il est parfaitement exact, par exemple, que Wagner a brisé les moules de la musique ancienne, qu’il l’a fait sortir des lois un peu étroites de l’architectonique, qu’il chercha à donner plus de liberté au rythme ; mais c’est une erreur de croire que ce soit là une tendance particulière au maître de Bayreuth et isolée.

Reportez-vous aux écrits de Schumann, aux confidences de Beethoven et surtout à ses dernières œuvres : vous trouverez, sur ce sujet, l’expression de tendances aussi avancées, sinon plus hardies que dans les œuvres de Wagner. Là aussi, selon l’expression plus pittoresque que juste de notre philosophe, il faudrait nager.

Ce mot n’est qu’une paillette, un trait plus ou moins spirituel ; au fond, il n’a guère de portée, car dès qu’on cherche à s’en expliquer le sens, il n’en reste rien.

Ce qui n’empêche pas Nietzsche de rencontrer, à tout propos, des vues justes. En 1877, il écrivait ceci :

« Plus la musique française se développera selon les véritables besoins de l’âme moderne, plus elle wagnérisera, on peut le prévoir ; dès maintenant, elle le fait déjà bien assez ! » L’événement a confirmé et au-delà cette prévision.

Il disait encore : « La musique d’aujourd’hui, avec ses poumons forts et ses faibles nerfs, s’effraye toujours tout d’abord d’elle-même. »

Comprenez-vous ? J’avoue que le sens de cette apparence d’idée m’échappe. Les philosophes ont des grâces d’état : ils peuvent énoncer impunément des choses qu’ils croient très profondes et qui ne résistent pas à une analyse sommaire. Poumons forts — nerfs faibles ; il n’y a que cette opposition dans l’aphorisme qu’il écrit gravement. Passons !

Ailleurs, Nietzsche est plus sérieux : par exemple, lorsqu’il cherche à analyser ce qu’on appelle le plaisir esthétique. On a vu plus haut la part qu’il y accorde à la sentimentalité, au souvenir d’impressions antérieures ravivées par l’audition musicale. Il ne croit pas, cependant, que la sentimentalité soit la seule source du plaisir esthétique. Il y a sur ce sujet, dans Choses humaines, quelques lignes fort intéressantes, à placer à côté des pages que Tolstoï consacre au même problème.

« Si l’on songe aux premiers indices du sens artistique et qu’on se demande quelles espèces différentes de satisfactions sont éveillées par les manifestations de l’art, par exemple chez les peuples sauvages, on rencontre d’abord la joie de comprendre ce qu’un autre pense ; l’art est ici une sorte de jeu de devinettes qui procure à celui qui devine, la satisfaction d’avoir fait preuve d’intelligence et d’avoir compris vite. Les œuvres artistiques, même les plus grossières, peuvent en outre nous rappeler ce qui nous a été agréable et nous éprouvons un agrément analogue, par exemple, quand l’artiste fait allusion à la chasse, à la victoire, au mariage. Ou bien encore on peut se sentir surexcité, touché, enflammé par ce qui est représenté dans l’œuvre d’art, par exemple par la glorification de la vengeance ou du danger. Ici la jouissance se trouve dans la surexcitation même, dans la victoire sur l’ennui. Même le souvenir de ce qui nous a été désagréable, si toutefois le désagrément a été surmonté, ou s’il nous est présenté comme l’objet même de l’œuvre d’art en tant que représentation aux yeux de l’auditeur (par exemple, lorsqu’un chanteur décrit les malheurs d’un navigateur audacieux), tout cela peut nous faire grand plaisir, un plaisir qu’on peut inscrire à l’actif de l’art. D’une espèce déjà plus élevée est le plaisir qui résulte du spectacle de ce qui est régulier et symétrique dans les lignes, les points, les rythmes ; car par une certaine analogie ce plaisir éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi seul, après tout, nous devons le bien-être : dans le culte de la symétrie, on rend par conséquent un hommage inconscient à la régularité et à l’équilibre comme sources de notre bonheur ; ce plaisir est une sorte d’action de grâces. C’est seulement après un certain abus de ce plaisir que surgit le sentiment plus fin encore qu’il peut y avoir un plaisir à rompre la symétrie et la régularité ; par exemple, lorsqu’il en résulte une incitation à chercher la raison dans cette apparente irraison ; le plaisir consiste alors en une sorte de jeu esthétique de devinettes ; c’est une espèce de plaisir supérieur à celui qui a été mentionné d’abord. »

Il revient sur le même sujet, mais à un point de vue différent, dans ses Considérations inactuelles. Là, il analyse le phénomène physiologique qui est l’accompagnement naturel et nécessaire de toute création comme de toute jouissance artistique.

« Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable, dit-il : l’ivresse ; il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine ; autrement, l’art est impossible. »

Par ivresse, Nietzsche entend toute espèce de surexcitation, la passion, l’ivresse de la fête, de la lutte, de la bravoure, de la victoire, l’ivresse du printemps, les grands désirs. « L’essentiel, c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre quelque chose de nous-même, on les violente, et ce processus on l’appelle idéaliser. Débarrassons-nous ici d’un préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en une déduction, en une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il y a de décisif, au contraire, c’est une formidable expulsion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent. »

Ici Nietzsche parle véritablement en artiste et ce qu’il dit de l’acte créateur sera reconnu exact par tous ceux qui créent : « Dans cet état, on enrichit tout de sa propre plénitude : ce que l’on voit, ce que l’on veut, on le voit gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force. L’homme ainsi conditionné, transforme les choses jusqu’à ce qu’elles reflètent sa puissance, jusqu’à ce qu’elles deviennent des reflets de sa perfection. Cette transformation nécessaire, cette transformation en ce qui est parfait, c’est de l’art… Dans l’art, l’homme jouit de sa propre personne en tant que perfection. »

Nous en revenons ainsi à notre point de départ, à reconnaître que l’art est avant tout et surtout une activité vitale, disons mieux : l’activité vitale de l’être humain à son extrême puissance ; et c’est cet excès de puissance, plus ou moins durable, plus ou moins intense, que Nietzsche compare à l’ivresse.

Il y distingue deux catégories, selon la nature et l’objet de l’excitation : l’ivresse apollinienne et l’ivresse dionysienne ; il en a déjà été question dans ce livre, à propos de la Naissance de la Tragédie, mais dans un sens un peu différent.

Pour lui, la première correspond au rêve plastique, l’ivresse apollinienne donne à l’œil la faculté de vision ; le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. L’ivresse dionysienne, au contraire, correspond à l’irritabilité du système nerveux, elle excite et amplifie tout le système émotif.

« L’homme dionysien, dit-il, est incapable de ne point comprendre une suggestion quelconque, il ne laisse échapper aucune manifestation émotive, il a au plus haut point l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré l’art de communiquer aux autres. » Et il range dans la catégorie des dionysiens, les lyriques, les artistes dramatiques, le mime, le danseur et le musicien. La musique lui paraît être tout particulièrement la spécification de l’état dionysien.

De ces deux catégories d’ivresses, il sépare nettement l’état particulier de l’architecte : « Il n’est, dit-il, ni apollinien, ni dionysien ; chez lui, c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes : l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. L’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes, tantôt convaincante et même caressante, tantôt donnant seulement des ordres. »

Cette analyse du phénomène artistique est assurément nouvelle et intéressante (elle n’est pas d’ailleurs sans quelque analogie avec la méthode naturiste de Herder) ; mais Nietzsche ne la poursuit pas à fond ; son esprit chagrin l’arrête à la surface des problèmes.

« Rien n’est beau, conclut-il, il n’y a que l’homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute esthétique, c’est sa première vérité. La deuxième, c’est que rien n’est laid que l’homme qui dégénère ; — avec cela l’empire des jugements esthétiques est circonscrit. » Et il explique que l’horreur du laid résulte d’instinct de la crainte de la dégénérescence, de la décomposition. « Ici une haine jaillit ; qui l’homme hait-il ? l’abaissement de son propre type. » Cela est saisissant de vérité.

Malheureusement, Nietzsche détruit lui- même son point de départ par une ironie qui est bien caractéristique de son génie incertain :

« Rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de la beauté soit l’homme. Qui sait quel serait l’effet qu’il ferait aux yeux d’un juge supérieur de goût ? Peut-être paraîtrait-il osé ? peut-être même réjouissant ? peut-être un peu arbitraire ? — Ô Dionysos divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? demandait un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célébrés dialogues dans l’île de Naxos. — Je trouve une espèce d’humour à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas encore plus longues ? »

La pensée de Nietzsche n’a pas la force d’aller au-delà de cette raillerie. Son esthétique s’arrête à ce scepticisme d’homme dégoûté de tout. Et l’on pourrait lui appliquer ce qu’il disait de je ne sais quel penseur : « qu’il n’avait besoin d’aucun contradicteur pour le réfuter, qu’il se suffisait à lui-même ».

Nietzsche aussi se suffit pour le réfuter. Il se « surmonte » constamment, sans manifester d’ailleurs à l’égard de sa propre pensée cette « mystérieuse hostilité » qu’il estimait nécessaire pour juger sainement. D’une page à l’autre il se détruit. Comme il avait « surmonté » son wagnérisme, comme il avait surmonté en lui le philologue, il surmonta l’esthéticien, et après s’être vanté d’avoir introduit dans l’esthétique les oppositions d’idées entre apollinien et dionysien, — en sa Naissance de la Tragédie, — il déclara plus tard qu’il renonçait à les maintenir.

Gardons-nous d’un scepticisme analogue et retenons des rêveries du poète-philosophe, des badinages du dilettante, des simples billevesées de cet esprit curieux, étrange, brillant, profond et déséquilibré les quelques réflexions justes et pénétrantes que lui a inspirées l’art de Richard Wagner au temps où il le comprenait encore. Elles restent ses meilleures pages.

Le maître de Bayreuth, quoi qu’il en pense, aura été le meilleur de lui-même et instinctivement Nietzsche sentit ce qu’il perdait en le quittant. Du jour où il s’en sépara, son imagination, certes extraordinaire, erra d’un objet à l’autre, sans parvenir à se fixer et à coordonner ce qu’elle créait.

En esthétique, surtout, il n’a pas eu d’idées à lui ; il a été plutôt un disciple doué de rares facultés d’assimilation et de pénétration, mais incapable d’échafauder un système, de concevoir une théorie homogène et logique.

Deux ans après avoir écrit les belles pages où il montre d’une façon si persuasive l’étroite union de la musique et du drame, il déclare que pour celui qui ne voit pas ce qui se passe sur la scène, la musique dramatique est « une monstruosité » ; il la compare au commentaire perpétuel d’un texte qui aurait été perdu. « La musique dramatique demande en réalité que l’on ait les oreilles là où l’on a les yeux ; mais c’est faire violence à Euterpe ; cette pauvre muse demande qu’on lui laisse aussi les yeux et les oreilles à la place où les ont toutes les autres muses. »

Le mot est simplement drôle. C’est peut-être pour avoir perdu trop tôt le contact de la scène après avoir été pénétré trop directement par l’art de Wagner, qu’il a perdu la notion exacte des choses. Revenant à ce qu’on appelle la « musique absolue », il n’a pas su se retrouver, ni retrouver en elle l’expression de ses théories.

Alors, il cherche à se sauver par des quolibets de ce genre :

« Wagner, en tant que musicien, doit être classé parmi les peintres, en tant que poète parmi les musiciens, en tant qu’artiste parmi les acteurs. »

Ou bien encore, il énonce tranquillement des idées radicalement fausses et absurdes sur le mélange des arts : « Le mélange des genres dans les arts atteste la méfiance qu’un auteur éprouve au sujet de leur puissance ; il cherche des puissances alliées, des avocats, des cachettes. Tels le poète qui fait appel à la philosophie, le musicien qui fait appel au drame, le penseur qui fait appel à la rhétorique. »

Puis il échafaude de vastes synthèses qui ne sont pas sans grandeur, mais qui restent des rêves isolés et tout subjectifs, sans analogie pratique, sans correspondance tangible.

Il pensait, par exemple, que la tendance la plus décidée de ce siècle, tendance exprimée par tous les hommes de grande envergure, c’est que l’Europe veut s’unir. Napoléon, Gœthe, Beethoven, Stendhal, Henri Heine, Schopenhauer et aussi Wagner, il les rangeait dans cette catégorie d’esprits chercheurs de la « synthèse nouvelle » qui sera « l’Européen de l’avenir ». À ce point de vue, il estimait que Wagner était étroitement lié à l’arrière-romantisme français des années quarante. « Ils sont parents, dit-il, intimement parents : c’est l’Europe une dont l’âme se presse dans leur art multiple et impérieux, aspirant à s’extérioriser vers en haut, — où cela ? vers une lumière nouvelle que, malheureusement, ces maîtres des nouveaux modes d’expression ne surent pas exprimer clairement. » Mais, ajoute-t-il, « il est certain qu’ils étaient tourmentés par la même impétuosité, qu’ils cherchaient de la même façon, que tous ils étaient dominés par la littérature, ayant été pour la plupart écrivains, poètes, rapprochant les arts et les sens, — en cela les premiers artistes d’une culture littéraire universelle ; tous fanatiques de l’expression à tout prix, — et à ce propos il signale Delacroix comme le plus proche parent de Wagner (!?) — tous grands explorateurs dans le domaine du sublime, comme aussi du laid et de l’affreux, plus grands explorateurs dans les effets et dans l’exposition, dans les arts de l’étalage, ayant tous plus de talent que de génie, virtuoses jusqu’à la moelle, avec de mystérieux conduits vers tout ce qui séduit, attire, force et renverse, ennemis nés de la logique et de la ligne droite, épris de tout ce qui est étrange, exotique, contrefait, énorme, contradictoire ; antinomistes et révolutionnaires dans les mœurs, ambitieux et insatiables, sans équilibre et sans jouissance, tous enfin brisés et agenouillés devant la croix chrétienne ; en somme, une espèce d’hommes supérieurs, intrépides et téméraires, superbes et tyranniques, altiers et entraînants, qui devaient enseigner à leur siècle l’idée du surhomme ».

Dans ce sens, il ne tenait pas l’art de Wagner pour un art purement allemand ; il voulait que l’on tînt compte de ce fait que Paris fut indispensable au développement du maître et, cela, pendant la période la plus décisive de sa vie ; il ne voyait de spécifiquement allemand en lui que le fait d’avoir « agi en tout avec plus de force, avec plus d’intrépidité, avec plus de dureté, avec plus d’élévation que n’eût pu faire un Français du xixe  siècle, — grâce à cette circonstance que les Allemands sont encore plus près que les Français de la barbarie ». « Peut-être, continue-t-il, ce que Richard Wagner a créé de plus singulier, est-il à jamais inabordable, incompréhensible et inimitable par toute cette tardive race latine : la figure de Siegfried, cet homme très libre, doit être en effet beaucoup trop indépendante, trop dure, trop joyeuse, trop bien portante, trop anticatholique (?) pour le goût des peuples de civilisation vieille et caduque. Il a peut-être été même un péché contre le romantisme, ce Siegfried antilatin. Cependant, Wagner s’est fait largement pardonner ce péché dans ses vieux jours tristes, lorsque anticipant sur la tendance qui depuis lors a passé dans la politique, il commença sinon à suivre, du moins à prêcher le chemin qui conduit à Rome. »

Au même ordre d’idées se rattache une vue qu’il développe largement dans Choses humaines : à savoir que la musique est un produit tardif de toute civilisation.

« De tous les arts qui se développent toujours dans un terrain déterminé de culture, dans des conditions particulières sociales et politiques, la musique apparaît comme la dernière de toutes les floraisons, dans l’automne et au déclin de la civilisation dont elle dépend, lorsque déjà s’annoncent les premiers symptômes messagers d’un nouveau printemps : souvent même la musique sonne comme la langue d’un âge déjà disparu, dans un monde étonné et renouvelé ; elle vient trop tard. Ainsi l’âme du moyen âge chrétien a rencontré son expression complète seulement dans l’art des musiciens néerlandais ; leur art d’échafauder des sons est la sœur posthume, mais authentique et légitime du gothique. C’est seulement dans la musique de Hændel que résonne le meilleur de l’âme de Luther et de ses contemporains, le grand souffle judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réformation. Mozart seulement a rendu en métal sonore l’époque de Louis XIV, l’art de Racine et de Claude Lorrain. Le xviiie  siècle, le siècle de la rêverie, des idéals brisés et du bonheur fugitif se chante seulement dans la musique de Beethoven et de Rossini. Si l’on voulait une comparaison sensible, on pourrait dire que la musique n’est pas une langue générale, éternelle comme on l’a dit d’elle trop souvent ; au contraire, elle correspond exactement au degré de sentiment et de chaleur momentanée que chaque civilisation déterminée, limitée dans le temps et l’espace, porte en elle comme une loi interne ; la musique de Palestrina serait complètement insaisissable à un Grec, et, d’autre part, qu’est-ce que Palestrina entendrait dans la musique de Rossini ? »

Intéressantes certes, ces réflexions qui paraissent résoudre un problème devant lequel l’esthétique a hésité souvent, n’en sont pas moins très superficielles. Des questions analogues, ne pourrait-on pas les poser à propos de tous les autres arts ?

Que dirait Eschyle, que dirait Sophocle d’un drame de Shakespeare ? Que penseraient Phidias ou Appelle d’une fresque de Botticelli ou de Michel-Ange, voire d’un Rubens ou d’un Rembrandt ? Bien mieux, — rapprochons les distances, — Raphaël eût-il compris Rembrandt, eût-il compris un tableau de nos maîtres modernes ? Et qui, d’autre part, nous dit qu’un Terpandre, un Aristoxène n’eussent pas été éblouis de l’art de Beethoven, que Palestrina ne se retrouverait pas dans Wagner ?

Pures billevesées que tout cela !

Notre philosophe s’engage ici dans les hypothèses sans limite, sans précision, qui ne se fondent sur aucune réalité. À quoi riment ces interrogations ? Que prouverait, — en admettant qu’on pût le connaître ! — le sentiment d’une génération disparue à l’égard de notre art actuel ? Que prouve le nôtre à l’égard de l’art du passé ?

Passe encore pour les arts arrivés très tôt au complet développement de leurs moyens techniques : tels l’architecture, la sculpture, la comédie, la tragédie, le poème lyrique ou satirique ; là, un parallélisme peut s’établir entre les œuvres d’époques et de civilisations différentes ; mais dans les arts qui, comme la peinture et la musique, ne se sont développés que tout récemment, dont les procédés totalement différents de ceux des anciens ne se sont perfectionnés qu’à une époque relativement rapprochée de nous, comment établir des rapprochements et des comparaisons ?

En ce qui concerne spécialement la musique, il ne faut pas oublier que tout l’art antérieur à Bach et à Beethoven doit être considéré comme un art primitif, comme une production correspondant à un état antérieur et passager de la musique, alors encore en pleine formation.

Nous voyons bien tout ce qui manque, à Palestrina et aux maîtres antérieurs pour être à la hauteur de notre compréhension ; de nous à eux le rapport est très clair ; mais d’eux à nous il ne l’est plus autant, et nous n’en pouvons conclure que leur sentiment à notre égard serait pareil à celui que nous éprouvons vis-à-vis d’eux.

Peut-être pour définir la situation respective des uns et des autres, trouverait-on une analogie dans l’homme élevé en une société hautement cultivée qui passerait brusquement en un milieu encore semi-barbare ; il éprouverait certainement plus de difficulté à s’y acclimater que le semi-barbare transplanté brusquement dans un milieu de culture avancée à se faire à ce milieu plus raffiné. Il semble que le mouvement régressif soit moins aisé à accomplir que le mouvement progressif.

C’est de quoi Nietzsche ne tient aucun compte, d’où il résulte que la thèse qu’il esquisse est totalement erronée. Il n’est même pas exact de dire, comme il le prétend, que la musique des maîtres néerlandais est la sœur posthume du gothique, que le moyen âge chrétien n’a trouvé qu’en lui et tardivement sa complète expression musicale. Il est moins juste encore d’affirmer que l’époque de Louis XIV trouve la sienne seulement dans Mozart, le xviiie  siècle dans Beethoven et Rossini.

Ici Nietzsche se fourvoie lamentablement. Il accepte, les yeux fermés, des classifications et des localisations longtemps admises, encore fort répandues aujourd’hui, mais qui n’en sont pas moins fantaisistes. Les polyphonistes franco-néerlandais, ainsi que les disciples qu’ils formèrent en Italie, en Allemagne et en Espagne, appartiennent nettement au mouvement de la Renaissance. Ils correspondent très exactement à cette période de la société européenne qui va du xive au xvie  siècle ; ils participent de la tendance générale des esprits à ce curieux moment où sortant à peine des langes de la scolastique, encore tout imprégnés des habitudes intellectuelles de la discussion théologique, les lettres, les arts, la critique, la philosophie se perdaient en une infinité de distinctions et de subtilités de tout point analogues aux artifices quelquefois si parfaitement cocasses du contrepoint. Ce qui fait de Palestrina et de Roland de Lassus, dernier échelon et aboutissement de cette école, deux maîtres uniques, c’est que précisément ils s’émancipent de cet art laborieux et tout de combinaison ; que, loin de le continuer, ils traduisent une aspiration nouvelle de la musique vers des chants plus émus et des formes plus expressives. Ils sont de tout point des artistes de la Renaissance, pour qui les connaît bien.

Quant au siècle de Louis XIV, il a son musicien absolument caractéristique en la personne de Lulli, pour ne pas parler des petits maîtres qui entouraient le grand maître franco-italien. Mozart a une vivacité, une grâce naturelle, une ironie délicate et frondeuse, incompatibles avec l’esprit pieux et soumis de Racine et qui appartiennent bien plus aux artistes de la fin du xviiie  siècle.

Ce que Beethoven a de commun avec le xviiie  siècle, il m’est vraiment impossible de le découvrir. Nietzsche ne s’aperçoit même pas que, d’un livre à l’autre, il change complètement d’idées : comment Beethoven pourrait-il être à la fois de la Révolution et de l’époque de Louis XV ? Il y a là d’irréductibles antinomies.

Si bien qu’on en vient finalement à se demander si l’on peut vraiment admettre avec Nietzsche, — qui sur ce point partage l’erreur de beaucoup d’esthéticiens, — que la musique soit la dernière floraison parmi les arts d’une époque.

Pour moi, je ne le pense pas ; je tiens cette idée pour un de ces lieux communs de l’histoire des arts dont les beaux esprits, les critiques littéraires, en particulier, se font trop souvent les dangereux propagateurs, et qui s’incrustant solidement dans les livres et passant de l’un à l’autre, finissent par s’imposer comme des vérités supérieures.

La musique, cela n’est pas contestable, est arrivée à son complet développement très tard, après toutes les autres espèces de manifestations esthétiques. Elle suit les lettres, la peinture, l’architecture, la sculpture. Mais cela tient à une cause toute fortuite et extérieure ; c’est qu’il a fallu créer de toutes pièces le matériel technique dont elle avait besoin et que ce matériel, résultat de patientes et laborieuses recherches, n’a guère pu être constitué dans son intégralité que depuis deux siècles. C’est seulement, en effet, à la fin du xvie  siècle que nous voyons l’harmonie définitivement établie sur des bases solides, correspondant à une série de principes certains et désormais intangibles, et que, parallèlement, tout l’admirable ensemble des engins sonores, appelés à concourir avec la voix humaine, se trouve achevé et porté à un degré de perfection auquel on n’a guère ajouté.

Mais si l’on fait abstraction de cette question de procédés, si l’on s’en tient aux conditions intrinsèques, on se convaincra aisément que la musique n’est pas l’éternelle suivante qu’en veut faire Nietzsche. Le moyen âge a connu un art musical profondément expressif, de tout point adéquat par son caractère tantôt sombre, tantôt étrangement émouvant, au mysticisme tour à tour exalté et attendri des âges médiévaux ; cette musique, c’est le plain-chant et toute l’hymnodie de l’Église catholique. La polyphonie qui se développe au xive  siècle et qui poursuit son évolution jusqu’à la fin du xvie , correspond au contraire très exactement aux transformations successives des mœurs et des tendances spirituelles pendant la Renaissance. La monodie italienne et les tendances nouvelles qu’elle introduit dans l’art des sons pourrait de même se comparer au développement progressif des idées d’indépendance individuelle et de libre arbitre qui marquent les deux siècles suivants ; enfin l’émancipation s’achève, parallèlement dans les mœurs et la musique ; au seuil des temps modernes, d’un côté : la Révolution française, de l’autre : Beethoven.

Ne vous semble-t-il pas que pour une floraison tardive, celle de l’art musical est singulièrement en accord avec les civilisations dont elle dépend ?

De l’idée fausse qu’il se fait sur ce point, Nietzsche déduit nécessairement des vues très sujettes à caution quant à l’avenir de notre art :

« Peut-être, dit-il, notre plus récente musique allemande, si dominante, si dominatrice qu’elle soit, ne sera-t-elle plus comprise avant qu’il soit longtemps, car elle est issue d’une civilisation qui subit un rapide déclin ; son terrain est cette période de réaction et de restauration pendant laquelle un certain catholicisme de sentiment et le goût pour tout ce qui touche aux traditions locales et nationales devinrent florissants et répandirent sur l’Europe une sorte de parfum mélangé ; ce sont ces deux tendances du sentiment, éprouvées dans leur suprême puissance et poursuivies jusqu’à leur extrême limite, qui résonnent une dernière fois dans l’art wagnérien. Les antiques légendes qu’il utilise, son souci d’ennoblissement de ces dieux et de ces héros étranges, — qui ne sont après tout que des bêtes fauves souveraines avec des accès de générosité et de lassitude de vivre, — la façon dont il a ranimé ces figures en y ajoutant l’aspiration du moyen âge chrétien à la sensualité extatique et à l’ascétisme, toute cette manipulation wagnérienne au regard des sujets, des âmes, des attitudes et des mots, se traduit clairement dans l’esprit de sa musique, autant que la musique peut parler avec clarté. Cet esprit mène la toute dernière guerre de réaction contre l’esprit de lumière qui, du siècle dernier, a soufflé sur celui-ci, comme aussi contre la pensée ultra-nationale de la rêverie subversive française et contre la sécheresse anglo-américaine au regard de la transformation de l’État et de la société. Mais n’est-il pas évident que le cercle d’impressions et d’idées en apparence rejetées par Wagner et par ses adhérents ont depuis longtemps reconquis leur pouvoir et que cette tardive protestation musicale résonne le plus souvent à des oreilles qui préféreraient d’autres sons et même de contraires ? Si bien qu’un beau jour cet art merveilleux et superbe pourrait subitement devenir incompréhensible et se couvrir de toiles d’araignée et d’oubli. »

Vaines prédictions !

Nous n’y voulons, nous n’y pouvons pas croire, encore que le désenchantement de Nietzsche ait récemment inspiré des craintes analogues à la critique neurasthénique de quelques jeunes écrivains.

Les œuvres que le génie a marquées de sa griffe peuvent bien subir des éclipses momentanées ; il y a dans l’histoire de l’esprit humain des périodes tristes de dépression intellectuelle, où le mauvais goût domine, où la décadence se signale particulièrement par la désaffection à l’égard des œuvres supérieures, où le médiocre, l’ampoulé, le boursouflé, le contourné passent pour le « fin du fin » ! Sommes-nous, entrés dans une de ces périodes ? Je l’ignore et ne veux pas le savoir.

Nos arrière-neveux apprécieront.

Tout ce que je sais, c’est que les œuvres vraiment belles, — Bach — Beethoven — Wagner, — resteront, qu’elles reparaîtront toujours ; que si leur rayonnement est impuissant à galvaniser la vitalité d’une génération déprimée, il n’en sera que plus intense et plus éclatant sur les générations saines et fortes à venir ; et elles les enflammeront encore d’un enthousiasme pareil au nôtre pendant une longue série de siècles, — quoi que puissent dire ou penser des esthéticiens de hasard, et même des philosophes de la valeur de Nietzsche et de Tolstoï.

XI. Conclusion

Définition de la musique : Tolstoï. Schopenhauer, Herder. — Les éléments constitutifs de l’art musical : le son (mélodie), l’harmonie et le rythme. — Caractère d’universalité du rythme ; son importance. — La musique identique dans son développement au langage articulé. — La musique européenne et les musiques exotiques : M. Camille Saint-Saëns. — Sur l’avenir de la musique : mots de Gœthe et de Mendelssohn.

Faut-il conclure ? Et que conclure de ces réflexions philosophiques sur l’art musical ?

À première vue, il semblerait qu’il n’y eût pas grand-chose à tirer d’écrits où règnent tant de contradiction et de confusion.

À y regarder de plus près, il ne faudrait pas cependant les condamner en bloc. Laissons à Tolstoï ses impressions plus que discutables sur des chefs-d’œuvre justement admirés et sur des maîtres dont il est seul à ne pas comprendre la grandeur ; passons condamnation sur son rêve d’un art de l’avenir, socialiste, prêcheur de la fraternité entre les hommes et esclave de la science du bien et du mal, autrement dit des religions ou de la religion ; ne touchons pas au surhomme de Nietzsche, rêve follement orgueilleux d’un esprit dévoyé et terrassé par la plus cruelle des maladies ; et pardonnons lui ses injustes violences à l’égard de Richard Wagner, en raison des pages admirables qu’il consacra à l’œuvre de ce maître lorsqu’il jouissait encore de la plénitude de ses remarquables facultés.

Ce que nous pouvons tout d’abord retenir de leurs spéculations, c’est la reconnaissance du rôle considérable de la musique dans la société et de son extraordinaire influence sur les mœurs. En ce point, ils se rencontrent avec Schopenhauer et se distinguent des philosophes-esthéticiens du siècle dernier ou du commencement de celui-ci qui n’accordaient à la musique et à l’art musical qu’une place tout à fait secondaire, quand ils ne les passaient pas complètement sous silence.

Que l’un appelle ivresse dionysienne l’exaltation où la musique est capable de nous jeter ; que l’autre nous parle à ce propos de la contagion d’art établissant l’union entre les hommes, le fait important c’est que tous deux ils conviennent que de tous les arts, la musique est celui qui pénètre le plus profondément nos émotions, qui en traduit les multiples et infinies nuances avec le plus de spontanéité, avec le plus de puissance expansive. Schopenhauer, avant eux, avait dit des choses définitives à ce sujet, en développant les idées de Herder que l’on doit considérer comme le premier esthéticien de la musique. Il y a plus d’un siècle, alors qu’on en était encore, en France, à l’esthétique des La Harpe et des Le Batteux, Herder avait déjà fixé ces points importants, à savoir : que la musique exprimait les états intérieurs, c’est-à-dire les modifications provoquées dans l’individu par les émotions ; que ses symboles étaient tout autre chose que les symboles de la poésie et des autres arts, qu’ils étaient pour l’oreille la chose même qu’ils représentaient ; que le son, le mouvement et le rythme n’étaient pas seulement l’apparence des vibrations du médium, mais les vibrations mêmes de ce médium, c’est-à-dire de nos sensations. C’est ce que, plus tard, Schopenhauer, conformément à son système philosophique, en sa phraséologie plus métaphysique, exprimait ainsi : « La musique ne s’arrête pas au monde des apparences, elle s’occupe au contraire et directement de la chose en soi qui se dissimule derrière les apparences ; les sons sont l’intermédiaire de l’essence du monde. »

Cela est essentiel, car nous pouvons dès lors définir la musique : une activité mentale, particulière à l’être humain, qui ne s’attache pas à rendre les formes extérieures de nos émotions, comme le font toutes les autres manifestations de notre faculté esthétique, mais qui en suggère et en communique la nature intrinsèque. Pour reprendre la définition de Herder : tandis que les symboles des autres arts ne sont que des images, les symboles de la musique, — suite mélodique de sons, harmonie, mouvement et rythme, — sont non pas l’imitation des vibrations de l’âme, mais ces vibrations mêmes rendues sensibles et extériorisées.

De là, la puissance expressive de la musique et son incomparable accent de vérité.

Le chant, — déterminons bien ce point, — est aussi naturel et nécessaire à l’homme que la parole. Il n’en est pas un dérivé ni un succédané, comme on l’a dit et écrit si souvent ; au contraire. Le chant, — forme primaire de toute musique, — est sinon antérieur, tout au moins simultané au langage articulé ; et il intervient précisément au moment où les symboles de celui-ci deviennent insuffisants, où ils n’ont plus la puissance expressive correspondante à l’intensité des vibrations de l’âme agitée par une émotion qui la fait sortir de l’état de repos, d’équilibre ou d’indifférence. Il y a des moments où le sens des mots veut être élargi et amplifié, ou rendu plus subtil et plus délicat, au-delà de ce qu’il exprime conventionnellement. Alors nous chantons, nous empruntons le secours de la musique, naturellement et sans effort.

Elle est l’intermédiaire de toute exaltation du sentiment ; elle peut exprimer les nuances les plus atténuées, comme le paroxysme de la passion. Elle commence avec les sons vagues et informes que murmure le nouveau-né pour manifester sa joie d’être, et elle ne s’arrête qu’au cri rauque que nous arrache la douleur, la colère ou l’effroi. Toute la gamme infiniment graduée de nos émotions appartient à son domaine ; elle est la manifestation la plus spontanée, la plus directe de ces vibrations dont parle Herder.

Voilà le phénomène primordial. Pour passer de cet état primaire à la dignité d’art, le chant doit subir un développement analogue à celui du langage ; comme ici les sons articulés ont peu à peu formé des mots et les mots des phrases, ainsi les sons musicaux, juxtaposés, animés par le rythme, ont formé des mélismes qui, à leur tour, ont formé des mélodies. La variété de ces combinaisons de sons musicaux est aussi infinie et inépuisable que celle des combinaisons de voyelles et de consonnes dont se compose le langage.

Non moins variée est la signification qui s’attache à ces mélismes, dont le sens, en apparence indéfinissable, n’est pas cependant plus fugitif que celui des syllabes identiques, quoique autrement disposées, qui entrent dans la composition de toutes les langues connues.

Il y a donc dans la musique quelque chose d’artificiel et de conventionnel. C’est ce qui explique la diversité du langage musical. De même que dans le langage parlé les mêmes syllabes servent à former des vocables de sonorité et de signification différentes, ainsi dans la musique les mêmes agrégations de sons peuvent n’avoir pas, dans la bouche et pour l’oreille des Européens, le même sens que pour les Orientaux, les Asiatiques, les Africains, etc.

Ainsi la musique n’est pas un langage absolument universel ; elle est comme tout langage articulé, comme toute langue déterminée, un moyen de communication sentimentale entre des hommes d’une même race et d’une même culture. La musique des Chinois nous est aussi étrangère que leur parler ; la musique des Arabes et des Orientaux nous surprend et nous étonne autant que leurs mœurs, leurs costumes et leurs attitudes. Nous n’en possédons ni n’en comprenons le sens, parce que nous ignorons la signification conventionnelle et traditionnelle de leurs symboles.

Nous pouvons nous y habituer, c’est-à-dire apprendre à en apprécier le charme, par l’usage, par un apprentissage analogue à l’étude d’une langue étrangère, en comparant nos vocables avec ceux de l’autre langue et en en fixant le sens dans notre mémoire. Nous ne pouvons saisir ces musiques par intuition.

Il n’y a qu’un élément dans la musique qui semble véritablement posséder un sens universel : le rythme. Une mélodie pourra affecter très diversement des hommes de race et de culture différentes, un même rythme jamais. Le rythme est l’absolu de la musique ; il en est la loi mathématique ; il est, véritablement, la manifestation spontanée des vibrations de l’âme ; c’est lui, — non la mélodie, — qui exprime cette « essence du monde » dont nous parle le philosophe de Francfort. Aussi le rythme est-il la force élémentaire de la musique.

On a établi, je ne l’ignore point, un autre classement. Beaucoup d’esthéticiens considèrent le son en soi comme l’élément premier ; or, comme le son comprend également l’harmonie, ils établissent la hiérarchie suivante des trois éléments : 1º la mélodie comme résultat immédiat du son ; 2º l’harmonie, résultante ou génératrice de la mélodie ; 3º le rythme, élément ordonnateur des deux autres.

Dans un certain sens, cette classification se peut justifier ; sans mélodie et sans harmonie il n’y a pas de musique dans le sens esthétique que nous donnons à ce mot ; mais si l’on veut aller plus au fond des choses, ni la mélodie ni l’harmonie ne sont des éléments créateurs. Un son continu n’est pas de la musique ; une suite de sons n’est pas encore une mélodie ; des harmonies qui se succèdent ne signifient rien. Pour que ces sons ou ces harmonies deviennent quelque chose, aient un sens, il faut l’intervention du rythme.

Dès que des sons successifs se présentent dans un certain ordre, disposés dans le temps suivant un certain mouvement, ils prennent une physionomie, ils acquièrent une signification. Même un son unique, une même harmonie, répétés sans aucune modification, peuvent acquérir un sens musical quand le rythme les anime.

Le rythme est le mouvement, il est la vie. C’est lui l’élément fécondant.

Ainsi, le rythme est l’élément fondamental et essentiel de la musique. « Au commencement était le rythme », disait Hans de Bülow, parodiant le mot de la Genèse18. Il avait raison.

On pourrait comparer le rythme à l’ossature et à la musculature qui sont la caractéristique de l’espèce humaine dans l’ordre zoologique et qui, sauf de secondaires nuances de race à race et d’individu à individu, sont invariables. L’élément mélodique aurait son analogie dans le sang et la chair qui revêtent si différemment la charpente intérieure du corps et, en en modifiant l’apparence extérieure, créent l’innombrable variété des types humains19.

Notons en passant que tout mouvement n’est pas en soi un rythme. Un mouvement continu n’a pas plus un sens musical qu’un son continu ; pour qu’il devienne un rythme, il faut qu’il soit arrêté et qu’il recommence ; le rythme comprend divers moments d’un mouvement, interrompu ou modifié, qui se répète.

Ce ne sont point là des notions indifférentes. De leur compréhension dépend toute la compréhension de la musique. Dans notre théorie et notre pratique actuelles, elles sont trop souvent incomplètement expliquées ou comprises. Il n’est pas une seule de nos méthodes de solfège qui les formule correctement. Toutes ces méthodes s’arrêtent à des extériorités. Elles expliquent le rythme par la division de la mesure en deux ou trois temps et en leurs multiples. Pas une ne fait observer que la mesure n’est pas une réalité musicale ; qu’elle est simplement un moyen pratique ou graphique de subdiviser ou d’analyser un rythme, le rythme ; que la mesure n’est qu’un fragment, une parcelle, un atome, exactement ce qu’un mélisme, un motif ou dessin thématique, est par rapport à une phrase mélodique, à une mélodie20.

Combien de nos musiciens pratiquants sont capables de comprendre le rythme autrement que mesure par mesure ? Combien se rendent compte que le rythme n’est autre chose qu’un rapport de proportions qui se reproduisent, se combinent, s’opposent les unes aux autres, absolument comme les mouvements du corps humain ou de tout autre corps animé ? Faut-il s’étonner, après cela, du nombre incalculable de pianistes, d’instrumentistes, de chanteurs qui lisent, jouent ou chantent la musique mesure par mesure, mécaniquement, sans soupçonner même le sens supérieur que le rythme comprend en lui-même à côté de son sens étroit, sans percevoir l’organisme qui se constitue par la répétition, si l’on peut ainsi dire, des molécules rythmiques !

C’est pourquoi il est de la plus haute importance d’insister sur la place que le rythme occupe dans l’ordre des phénomènes constitutifs de la musique. Notre art actuel souffre d’anémie, mais non, comme le pense Tolstoï, à cause du manque de nouveauté des sujets ; il n’est pas menacé, comme le pense Nietzsche, parce que les maîtres les plus récents ont abandonné la carrure rythmique : il est malade tout uniment parce que le sens du rythme s’est affaibli et, surtout, parce que, dans l’enseignement et la pratique, le rythme est relégué à l’arrière-plan.

Les musiciens antérieurs étaient à cet égard infiniment plus consciencieux ; le rythme était leur principale préoccupation ; ils en connaissaient admirablement la théorie. Voyez, par exemple, J. S. Bach. Quelle sûreté et quelle correction dans ses indications rythmiques ! Elles sont si précises qu’il pouvait se passer de toute indication de mouvement et de caractère en tête de ses vastes architectures sonores, sans craindre d’être mal compris. Prenons son Clavecin bien tempéré, ce merveilleux recueil de préludes et de fugues qu’il écrivit pour l’éducation musicale de ses fils, — je le suppose dans toutes les mains. On sait que, dans l’original, il n’y a sur aucune de ces compositions l’ombre d’une indication de mouvement, pas même les plus élémentaires, ni allegro, ni andante, ni adagio, ni presto ; il n’y a que les chiffres traditionnels après l’armature de la clef. Et cependant, pour qui sait lire et analyser un rythme, il n’y a pas moyen de se tromper ou d’errer sur le caractère et le mouvement de chaque pièce. Les indications ajoutées après coup par Czerny et les rééditeurs du Clavecin bien tempéré sont tout à fait superflues. Il suffît de savoir que suivant une tradition d’école, du temps de Bach la mesure à quatre temps, 4/4, était considérée comme la mesure normale, et que le mouvement de ce 4/4 correspondait aux battements du pouls. Toutes les autres valeurs étaient correspondantes à celle-là. Par une opération très simple de multiplication ou de subdivision, on obtenait, sans erreur possible, tous les degrés voulus de vitesse, de légèreté ou de gravité. Il allait de soi qu’un rythme en 4/4 devait avoir une allure plus assise, plus posée qu’un rythme à 2/4, nécessairement plus léger et plus vif. Quand Bach écrivait un 3/4, ou un 4/8, il exigeait une accentuation plus lourde que lorsqu’il écrivait un 3/8, sans que, d’ailleurs, la durée de la noire, sa valeur mathématique dans le temps, subît de modification. Les mesures complexes qu’emploie souvent Bach, les 9/8, les 12/8, les 12/16, ou encore celles en valeur doubles, les 2/2, les 3/2, les 6/2, n’ont aucune ambiguïté quand on se reporte, — ce qui est extrêmement simple, — au mouvement normal des battements du pouls pris comme point de départ, comme principe fixe de tout mouvement. Ces chiffres suffisent pour nous révéler et l’allure et le caractère du morceau.

Nous avons changé tout cela ; nous avons eu tort, car en abandonnant comme point de comparaison et comme unité de mouvement le battement normal du pouls, nous avons abandonné un principe absolument clair, précis et universel, que le métronome n’a qu’imparfaitement remplacé. Aussi nos compositeurs modernes, et même plusieurs de nos grands maîtres, Chopin par exemple et Schumann, — je ne veux citer que des morts, — sont-ils souvent incorrects dans leur écriture rythmique. On met aujourd’hui en 6/8 des rythmes qui devraient se noter en 3/4 ou en 3/8 ; nous employons le 12/8 au lieu du 6/4 pour des morceaux lents, sans nous douter que le 12/8 devrait être toujours un mouvement plutôt vif et balancé ; et ainsi de suite. Alors nous avons recours pour nous tirer d’affaire à ces vocables imprécis, qui ne correspondent à aucune donnée certaine : andante, allegro, presto, adagio, etc. De là, les surprenantes fluctuations que l’on remarque dans l’interprétation d’un même morceau. C’est l’arbitraire, la fantaisie, le caprice et le plus souvent l’aberration.

Mais nos compositeurs actuels ont d’autres soucis que le rythme. Ils sont préoccupés infiniment plus de la recherche de tournures mélodiques, originales ou personnelles, et d’harmonies savoureuses que de proportions rythmiques bien établies ; et cependant, sans celles-ci, leurs œuvres ne sauraient avoir de vitalité ni exercer d’impression durable, car c’est le rythme seul qui peut établir leur sens général et de qui elles peuvent tirer leur puissance de contagion. Le rythme, on ne saurait trop le dire et le répéter, est ce qu’il y d’immuable et d’éternel dans la musique.

Avec la mélodie, nous entrons dans le domaine de l’artificiel. Toute mélodie se compose de mélismes, c’est-à-dire de petites successions de sons, ascendantes et descendantes, ou de sauts d’intervalles qui se combinent en se répétant ou en s’imitant à l’infini. Or, ces mélismes sont essentiellement dépendants de l’échelle tonale ou gamme dans laquelle ils sont conçus.

Pourquoi tous les peuples n’ont-ils pas la même gamme ? Mystère ! Cet étrange phénomène n’a pas été jusqu’ici expliqué. Il tient, sans doute, à des causes physiologiques, ethniques et sociologiques tout ensemble. Les Orientaux se servent d’une échelle de sons sensiblement différente de celle qui est commune à tous les peuples de l’Europe centrale ; les Chinois évitent certains intervalles qui nous semblent indispensables et dont l’absence ne produit aucune sensation de lacune dans leur esprit ; les Arabes, et en général les peuples africains, autant qu’on est renseigné jusqu’ici à cet égard, emploient des neuvièmes de tons que notre oreille européenne, si exercée qu’elle soit, a de la peine à pouvoir mesurer. La gamme des Hébreux et des anciens Hellènes était tout autrement constituée que nos deux échelles, majeure et mineure ; et nos propres ancêtres, au moyen âge, usaient de successions tonales, — les fameux tons d’église, — qui paraissent étranges à nos oreilles habituées au majeur et au mineur.

Causes physiologiques, traditions ethniques, conventions imposées par l’imitation et l’usage, tout cela influe énormément, sans que nous nous en doutions, sur le sens que nous attribuons à un dessin ou à une phrase mélodique. Toutes ces échelles tonales sont comme autant d’alphabets différents. Il faut les connaître pour savoir lire, c’est-à-dire comprendre les musiques diverses dont elles sont la base.

Plus artificielle et conventionnelle encore que la mélodie, est l’harmonie, bien qu’elle soit aussi un phénomène naturel. Il n’y a pas, on le sait, de son isolé dans la nature : tout son musical est accompagné de sons accessoires, appelés harmoniques, qu’une oreille exercée peut percevoir, ou que des instruments spéciaux nous révèlent quand ils ne sont pas perceptibles à l’audition normale. Helmholtz a fixé définitivement ce point.

Toute mélodie est donc, dans la nature, une suite d’harmonies, puisque chacun des sons qui la composent fait résonner, — que nous les entendions ou non, — la série de sons accessoires, ou harmoniques, dont il est le centre attractif.

Ce phénomène est la base et la source de l’harmonie, mais il n’est pas encore ce que nous entendons par l’Harmonie.

Les accords dont nous accompagnons nos mélodies ne comprennent pas nécessairement toutes les harmoniques de chaque son ; il en est, de ces harmoniques, que nous adoptons, que nous dégageons en les réalisant, en les rendant sensibles ; il en est d’autres que nous rejetons, que nous passons sous silence.

L’harmonie est donc, elle aussi, une combinaison factice d’éléments naturels ; elle est plus même, elle est si conventionnelle qu’elle change d’un siècle à l’autre. Notre oreille admettait autrefois des successions harmoniques qu’elle ne supporterait plus aujourd’hui, telles les quintes et les quartes du déchant, qui, du xe au xiiie  siècle, firent les délices des moines musiciens.

Mieux encore : nous voyons certains peuples se passer complètement de l’harmonie ; les anciens Grecs, s’ils ne l’ignoraient pas absolument, ne la pratiquaient guère et se contentaient de la monodie ou de l’homophonie (redoublement à l’octave) dans leur musique tant vocale qu’instrumentale.

Les Orientaux, au contraire, ont dû pratiquer très tôt l’harmonie, à en juger par le nombre, l’importance et la complication des instruments dont, de temps immémorial, ils se servent pour accompagner leurs chants. Les Arabes ont un système d’harmonie complet ; même les barbares de l’Afrique centrale ont certainement des notions d’harmonie, puisqu’ils emploient des instruments à plusieurs cordes pour accompagner leurs chants et leurs danses.

Faut-il rappeler enfin les surprenantes et merveilleuses combinaisons harmoniques que les peuplades des archipels de la Malaisie savent produire avec leurs jeux de cloches ? Nous en saisissons le charme étrange et captivant, mais nous n’en comprenons pas exactement le sens ; tout au moins ne parvenons-nous pas, en l’état actuel de nos connaissances, à en pénétrer toute la signification.

Il est donc bien évident que des traditions conventionnelles concourent avec les causes physiologiques et ethniques pour fixer le sens de tout langage musical. La musique de chaque peuple et de chaque race correspond à l’ensemble de circonstances tout à la fois spécifiques, naturelles et historiques, qui ont produit sa culture et l’ont amené à un degré plus ou moins élevé de civilisation. Elle se développe parallèlement à leur langue et d’une façon analogue, pour ne pas dire identique. Nos langues, en Europe, ne se sont formées qu’à la suite d’une longue série d’évolutions et d’épurations ; elles ne se sont fixées qu’assez tard, et aujourd’hui encore elles subissent des modifications et des transformations dont l’arrêt échappe à toute prévision. La marche de notre musique est absolument parallèle. Dans ce sens, on peut dire que l’art musical est un produit tardif de chaque civilisation.

On voit par ce qui précède dans quel sens Nietzsche s’est fourvoyé, lorsqu’il s’est efforcé de représenter la musique comme le produit tardif de toute culture. J’ai montré combien sa thèse était contestable en ce qui concerne la musique spécialement européenne. En ce qui concerne la musique en général, il me semble qu’il n’a même pas soupçonné les termes du problème.

En résumé, il résulte de tout ceci que la musique est tout d’abord le langage sentimental d’une race, dont la compréhension n’est jamais complètement accessible à d’autres individus que ceux de cette race.

De là résulte encore qu’il n’y a pas grand-chose à espérer de la fusion des musiques exotiques avec la nôtre.

Je n’ignore pas qu’un maître illustre, M. Camille Saint-Saëns, est d’un avis différent. Naguère, dans un article très remarqué de la Nouvelle Revue, il a appelé l’attention des musiciens sur l’Orient et l’Antiquité. « La musique, disait-il, arrive seulement au terme d’une évolution. La tonalité moderne qui a fondé l’harmonie agonise ; c’en est fait de l’exclusivisme des deux modes majeur et mineur. Les modes antiques rentrent en scène, et, à leur suite, feront irruption dans l’art les modes de l’Orient dont la variété est immense. Tout cela fournira de nouveaux éléments à la mélodie épuisée qui recommencera une ère nouvelle bien autrement féconde ; l’harmonie aussi se modifiera, et le rythme à peine exploité se développera. » M. Saint-Saëns est revenu sur cette thèse à différentes reprises, notamment dans une lecture faite à l’Institut de France21.

Certes, c’est là une vue intéressante, et elle ne saurait nous laisser indifférents, comme indication des tendances d’un des maîtres les plus éminents de l’école contemporaine. Mais, en dépit de la haute autorité qui s’attache à tout ce que pense et écrit un musicien de la valeur de M. Camille Saint-Saëns, je doute que les musiques exotiques, qu’elles nous viennent de l’Orient ou de l’Occident, du Septentrion ou des terres australes, puissent jamais transformer ou renouveler notre art musical européen. Nos artistes y pourront puiser, peut-être, des effets nouveaux ou piquants, mais non s’en assimiler les éléments essentiels ; ceux-ci correspondent à une autre sensibilité, à une autre culture. Tout ce qui, jusqu’à présent, a été introduit dans notre musique des modes et des rythmes orientaux n’y a apporté, en somme, aucun enrichissement réel et durable. Malgré tout, nous ne ferons jamais que de l’orientalisme de convention, de l’adaptation plus ou moins ingénieuse, rien de plus. Des musiques soi-disant turques de Mozart et de Beethoven au Désert de Félicien David, et de celui-ci au Concerto égyptien de M. Camille Saint-Saëns, à la Symphonie américaine de Dvorack, aux rapsodies plus ou moins cambodgiennes récemment entendues, je ne vois aucun progrès, aucun avancement ; ces tentatives, curieuses à beaucoup d’égards, restent isolées, sans action profonde, sans portée réelle, parce que les mélismes étrangers qu’elles empruntent ne s’amalgament qu’imparfaitement à notre système mélodique, harmonique et rythmique. Tranchons le mot, il est aussi impossible de les faire pénétrer dans notre langue musicale européenne qu’il le serait de renouveler la langue française avec le javanais, le chinois, le turc ou l’arabe. Il faudrait, au préalable, une transformation et une altération de la race par la fusion des espèces et le mélange des sangs. Ce phénomène n’est pas à prévoir ; il est, pour le moment tout au moins, exclu des probabilités.

Pour les mêmes motifs, il n’y a rien à attendre au point de vue de notre art moderne d’une restauration de la musique de l’antiquité gréco-latine. Si peu que nous en connaissions, ce peu suffit pour nous montrer qu’il y a incompatibilité entre cette musique et la nôtre, encore qu’il y ait des liens historiques entre les deux. Nous ne pourrions même revenir aux modes ecclésiastiques qui dominèrent dans toute l’Europe musicale jusque fort avant dans le moyen âge. Bien que notre système tonal actuel, avec ses deux modes majeur et mineur, en soit issu historiquement et à une date relativement récente, les anciennes gammes nous sont devenues aussi étrangères que le français ou le tudesque du xiie  siècle ; elles appartiennent au système d’une langue morte. Quand nous les employons, ce n’est jamais que temporairement, par fragments, en vue d’un effet cherché et voulu.

On peut enfin, comme conséquence de ces observations, affirmer qu’aucune musique ne se comprend absolument sans préparation et d’instinct. Là, Nietzsche a dit vrai, tout en se méprenant sur la nature du phénomène. L’usage, la mémoire et la comparaison nous mettent au fait du sens symbolique des mélismes de notre propre musique ; mieux nous les connaîtrons, plus elle nous saisira. Au contraire, une musique dont les mélismes et les rythmes nous seraient inconnus, seraient nouveaux pour nous, nous laisserait nécessairement froids et indifférents. La langue musicale doit s’apprendre comme toute langue parlée ; ni plus ni moins. Que l’on songe au long apprentissage que nous devons subir, depuis nos premiers balbutiements, jusqu’à ce que nous possédions seulement les premiers éléments de notre langue maternelle ! Il en est de même en ce qui concerne la musique.

Et c’est de ce phénomène, tout simple et tout naturel, que les chants populaires tirent l’importance énorme qu’ils ont pour l’art musical. La musique populaire fournit les éléments premiers, mélodiques et rythmiques, de la langue musicale de chaque peuple, elle en est le véhicule ; elle est le réceptacle de toutes les formules mélodiques et rythmiques qui sont le plus adéquates à la sensibilité particulière de chaque groupe local ou national d’individualités ; c’est elle qui conserve et transmet les symboles en lesquels se traduit le plus clairement et avec le plus de justesse leur façon de sentir et de se mouvoir, spirituellement (chanson) et physiquement (danse), C’est ainsi qu’elle est pour la musique savante une source inépuisable de rajeunissement ; ses éléments sont analogues de tout point aux locutions, aux associations pittoresques ou expressives de mots qui du langage du peuple passent dans la langue littéraire et en maintiennent la vitalité. Les œuvres musicales qui se composeraient exclusivement d’éléments empruntés à des mœurs, à une langue ou à une culture étrangère ne sauraient vraiment nous toucher, ou du moins elles ne le pourraient qu’après une véritable et patiente initiation.

Constatons, à ce propos, que dans l’état actuel de notre culture musicale européenne, et par suite des circonstances historiques du développement de cette culture sous l’égide de l’Église catholique, les musiques de l’Europe ont un fond commun qui établit entre elles une similitude beaucoup plus grande que celle qui rapproche les langues européennes. Cela est vrai surtout de notre musique savante. Le caractère ethnique de la musique italienne, française, allemande, espagnole, anglo-saxonne, scandinave, russe, ne subsiste plus guère que dans les chants populaires d’origine assez lointaine.

On s’est demandé souvent pourquoi nous ne créons plus de chants populaires. L’explication de ce phénomène est dans ce qui précède. Il n’y a plus de création de musique véritablement populaire en Europe, précisément parce que tous les peuples européens sont habitués, depuis des siècles, à une langue commune, le chant ecclésiastique, et que ce chant a effacé peu à peu la langue autochtone, primitive. Le théâtre et les concerts symphoniques ont accéléré encore la disparition des originalités rythmiques et mélodiques. Nous n’avons plus que des dialectes musicaux. Seuls, les Espagnols, dont la musique a subi pendant des siècles l’empreinte de la domination des Maures, et les Russes qui, en raison de leur adhésion au schisme religieux d’Orient, n’ont pas subi l’influence constante et directe du chant ecclésiastique romain, ont conservé dans leur musique une part relativement importante de leur personnalité. Par suite de circonstances analogues, les tsiganes hongrois ont échappé au nivellement qui rend à peine sensibles les nuances par lesquelles, par exemple, la musique italienne se distingue de la française et celle-ci de la musique allemande et scandinave. Ces nuances sont toutes dialectiques.

Ainsi, dans la musique, nous voyons déjà complètement achevé ce type universel dont parle Nietzsche, ce type d’homme de race blanche participant à une culture uniforme, générale tout au moins à son espèce.

Musicalement, l’européen se parle et se comprend de Paris à Saint-Pétersbourg et de Berlin à Rome, aussi bien que de Londres à New-York et de Madrid à Buenos-Ayres ou Rio.

À ce point de vue, la musique est en avance sinon sur les mœurs, tout au moins sur l’organisation sociale et sur la linguistique. Elle n’est pas une suivante, elle n’est pas le produit tardif d’une culture : il faudrait dire plutôt qu’elle est un produit anticipé d’une civilisation future.

Telle qu’elle est aujourd’hui constituée, notre musique européenne, — car c’est un point de vue un peu étroit de parler encore de musique allemande, de musique française, de musique italienne, — est un art dont le développement échappe à toute prévision. La question de son avenir a tourmenté vainement bien des esprits. Ne soyons pas en peine de ce qu’elle sera demain. Il est infiniment probable que ses évolutions futures ressembleront à ses évolutions passées, aux évolutions de toutes les choses humaines. De ces évolutions, Herbert Spencer a formulé la loi : « L’intégralité de la matière accompagnée de dispersion du mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente à une hétérogénéité définie, cohérente, le mouvement entretenu subissant une transformation analogue. »

Appliquée à la musique, cette formule éclaire admirablement tous les changements qu’a subis l’art musical : c’est-à-dire la tendance qu’il poursuit à s’élever d’une simplicité confuse à une complexité distincte, d’un ordre diffus, informe, indéterminé à un ordre concentré, multiforme et déterminé. Chaque partie intégrante devient à son tour le centre d’une multiformité toujours croissante. En d’autres termes, mélodie, harmonie et rythme, les trois éléments constitutifs de toute musique, ont été tour à tour l’objet de développements distincts après s’être affirmés d’une manière homogène dans un ensemble d’apparence très simple et rudimentaire ; séparément chacun s’est complété, a pris conscience de lui-même ; il a tendu alors à rétablir, avec les mille nuances qu’il avait acquises, l’homogénéité primitive dans une complexité plus grande.

C’est là toute l’histoire de notre musique jusqu’à la plus récente évolution dont l’œuvre de Richard Wagner a été l’aboutissement. Vagues mélopées prosodiques des premiers âges chrétiens ; développement des éléments rythmiques européens dans la chanson populaire du moyen âge ; spécialisation de plus en plus caractérisée de l’harmonie dans le déchant ; puis, dans l’école des polyphonistes vocaux, la mélodie et même le rythme demeurant en leur état primitif ; ensuite, développement de celle-ci d’une façon distincte, pour elle-même, chez les premiers dramatistes italiens ; combinaison des deux éléments (harmonie et mélodie) par les maîtres du xviie  siècle ; prodigieuse efflorescence du rythme surajouté aux deux autres éléments dans l’œuvre colossale de Bach ; nouvelle spécialisation des résultats acquis ; la mélodie instrumentale née de la mélodie vocale, merveilleusement enrichie par Philippe-Emmanuel Bach, Haydn et Mozart, pour se fusionner de nouveau avec toutes les richesses de l’harmonie et du rythme dans la symphonie de Beethoven ; nouvelle réaction purement mélodique dans les œuvres des dramatistes italiens du commencement de ce siècle ; et, de nouveau, mouvement concentrique opéré par Wagner, tous les arts concourant au spectacle dramatique, fusionnés, ou plutôt concentrés dans l’esprit de la symphonie : voilà, en quelques mots, l’histoire de huit siècles d’art musical.

Incessante désagrégation des parties suivie d’un accroissement de chacune d’elles ; fusion des richesses augmentées de chaque partie intégrante ; c’est ainsi que l’homogénéité devient l’hétérogénéité, et que celle-ci forme la complexité grâce au mouvement concentrique, reconstitutif du tout.

L’évolution actuelle porte sur un élément qui était demeuré à peu près fixe depuis deux siècles : l’harmonie ; mais telle qu’elle a été constituée par Monteverde et Zarlino et qu’elle a été développée par les grands maîtres classiques, depuis Bach jusqu’à Wagner, elle ne paraît plus suffire à notre excessive sensibilité auditive. Les modes majeur et mineur tendent à s’effacer. Ils font place insensiblement à une échelle unique de demi-tons, au nombre de douze dans l’octave, l’échelle chromatique, sans caractère déterminé, mais assurant à celui qui sait s’en servir un nombre infini de nuances insoupçonnées auparavant. C’est tout à la fois une simplification et une complexité nouvelle.

D’autre part, à un point de vue plus particulier, dans chaque genre on constate d’importantes modifications de détail. Dans la musique instrumentale, par exemple — symphonie, musique de chambre, etc., — se reconnaît clairement une tendance très marquée à quitter la disposition symétrique et le développement, si je puis dire, cadencé de la composition.

Bien que Wagner ait à maintes reprises énoncé une opinion contraire, quelques-uns de ses procédés de composition justifiés par le caractère tout spécial de l’œuvre dramatique, ont passé dans le domaine symphonique pur. Son système du leitmotiv, du thème conducteur, si étroitement lié à la nature particulière de la composition dramatique, est devenu d’usage courant, non seulement dans le style orchestral, mais même dans la musique de chambre. De là, tout un ensemble de très importantes modifications à la forme, à l’architecture des pièces purement instrumentales. Fréquemment une idée poétique, un dessein pittoresque, une suite déterminée de sentiments interviennent dans le développement de la composition qui n’est plus dominée par les lois élémentaires de la symétrie et des proportions purement musicales. Des éléments psychologiques y interviennent.

D’autre part, en même temps qu’ils cherchent des combinaisons mélismatiques et harmoniques adaptées à ces tendances nouvelles, nos modernes compositeurs se préoccupent de nouvelles proportions rythmiques, car les trois éléments restent intimement unis et réagissent constamment les uns sur les autres en dépit du développement qu’ils subissent d’une façon distincte.

Ces tendances peuvent effrayer des philosophes médiocrement musiciens, comme le comte Tolstoï, qui redoute l’excès de complication ; elles ne nous inspirent aucune terreur. Il faut, au contraire, les encourager, tout en reconnaissant que si nos artistes actuels ont renouvelé, dans un certain sens, la matière mélodique et harmonique, ils semblent rester encore fort indécis et incertains au regard de la matière rythmique ; ils tâtonnent, ils cherchent, ils n’ont pas encore trouvé ; la polyrythmie, qui les captive et les intéresse au même titre et aussi légitimement que la polyphonie, demeure encore très inorganique, sans principes clairs et bien définis.

Quoi qu’il advienne de leurs efforts, gardons-nous des jugements hâtifs et surtout des impressions pessimistes habituelles aux esprits chagrins, aux tempéraments rassis, ennemis de l’aventure. Les timorés sont de tous les temps et ils n’ont manqué à aucune époque de transition.

Vers 1850, les philosophes moroses et les esthéticiens de la musique parlaient exactement comme l’ont fait Tolstoï et Nietzsche au couchant de ce siècle. Ils déploraient l’affaiblissement de « l’inspiration », cette chose indéfinissable ; ils exprimaient des craintes au sujet de l’excès de complication des compositions nouvelles ; ils se signaient à chaque innovation des chercheurs d’une expression plus nuancée.

Et cependant, c’était le moment de la pleine maturité de quelques-uns des maîtres dont notre siècle musical aura le plus à s’honorer : Berlioz, Mendelssohn, Schumann, Chopin, Richard Wagner, sans parler des maîtres de second rang, Meyerbeer, Gounod, A. Thomas, Halévy, Liszt, aux noms desquels bien d’autres sont venus s’ajouter depuis : César Franck, Bizet, Joh. Brahms, etc.

Pour se renouveler, ces doléances connues ne méritent pas plus de considération, et il serait fâcheux qu’elles pussent troubler la conscience d’un seul artiste laborieux et sincère. Si ceux-ci n’aboutissent pas tous, leur labeur n’en est pas moins digne de respect et il portera, malgré tout, ses fruits. Ce sont des acheminements ; un autre viendra qui parachèvera.

Dans quel sens, vers quel horizon nous conduira cet artiste complet, ce génie ?

Vaine question ! Problème puéril !

Une seule chose est certaine, c’est que l’art de l’avenir ne sera pas indépendant de celui du passé, c’est que la nouvelle évolution sera une continuation de celles qui sont terminées. Gœthe disait que tel artiste venu dix ans plus tôt serait autre que s’il était venu dix ans plus tard. Cela est absolu. Mendelssohn développant un jour cette idée devant un disciple qui le questionnait à ce sujet, ajoutait très justement : « Que le génie de Beethoven se soit manifesté tel qu’il s’est produit, cela résulte de la série dans laquelle il est apparu. Du temps de Hændel il ne serait pas devenu notre Beethoven. Avant Haydn et Mozart il aurait encore été autre. Et Haydn et Mozart seraient devenus autres s’ils étaient apparus après Beethoven. Ils auraient trouvé d’autres aspirations artistiques qui auraient différemment agi sur leurs impressions. »

Nos artistes contemporains sont venus après Richard Wagner ; ils sont dans sa « série ». Comme il était impossible que Wagner ne subit pas l’influence de Beethoven, de même il est impossible que nos jeunes musiciens ne subissent pas l’influence de Richard Wagner ; quoi qu’ils veuillent, ils ne pourront faire autrement ; et c’est ainsi qu’ils le continueront, qu’ils développeront ce qu’il a apporté de nouveau dans l’admirable édifice sonore élevé par ceux qui le précédèrent lui-même. Ils ne reviendront, quoi qu’espèrent quelques-uns, ni à la formule de Mozart, ni à celle de Beethoven, ni à celle de Bach ou de Palestrina, cela est bien certain !

Et il est heureux qu’il en soit ainsi. L’art est un perpétuel acheminement vers des expressions toujours nouvelles, non un retour vers des expressions déjà acquises ; il ne peut rétrograder. Ces expressions nouvelles ne sont d’ailleurs ni supérieures ni inférieures à celles d’autrefois, mais simplement différentes et correspondantes à une autre compréhension de la vie, à une autre sensibilité de Taine humaine.

L’art est comme ces souffles réguliers qui ne quittent les flots d’une mer que pour soulever ceux d’une autre ; il ne s’arrête jamais et ne meurt pas. Quand il a délaissé un peuple vieilli, il se transfigure au contact des destinées d’un peuple naissant. C’est ce qui fait son inépuisable fécondité et la variété continue de ses manifestations.

Addition

Un éclaircissement de R. Wagner sur le Wort-ton-Drama.

Page 199 et suiv. — À propos de la thèse de M. H. S. Chamberlain sur la subordination du musicien au poète, je me suis souvenu, après coup, d’un aveu très important de Wagner, que l’on trouvera dans une de ses dissertations les moins connues : Ueber dit Benennung Musikdrama. Dans ce court écrit, il s’explique sur la dénomination de drame musical, donnée à ses œuvres, et il déclare qu’elle ne répond pas en réalité à l’œuvre d’art qu’il croit avoir créée ; car, suivant cette dénomination, c’est le drame qui reste l’essentiel.

« Or, dit-il, la musique nous est représentée dans un rapport inexact à l’égard du drame (Schauspiel) si on ne la considère que comme une partie du Tout ; comme telle, elle serait simplement superflue et gênante ; aussi a-t-elle été exclue complètement du véritable drame. Ici, au contraire (dans son œuvre à lui), elle est en vérité la partie qui dans le principe était tout ; elle se sent de nouveau appelée à reprendre son antique dignité de source (Mutterschooss) même du drame. En cette qualité, elle n’a à prendre place ni devant ni derrière le drame ; elle n’est pas sa rivale, mais sa mère. Elle chante ; et ce qu’elle chante, vous le voyez là-haut sur la scène ; c’est dans ce but qu’elle vous a assemblés : car ce qu’elle est, vous ne pouvez jamais que le soupçonner ; c’est pourquoi elle se révèle à vos yeux par le symbole scénique, à peu près comme la mère expose à ses enfants les mystères de la Religion par le récit de la Légende. »

Cela me paraît tout à fait décisif. Voir : Gesammelte Schriften , tome IX, 362.