(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre III »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre III »

Chapitre III

I. Le Gendre de M. Poirier. — II. Ceinture dorée. III. Le Mariage d’Olympe.

I. Le Gendre de M. Poirier

Le Gendre de M. Poirier devait s’appeler d’abord, m’a-t-on dit, la Revanche de George Dandin, et je conviens, en effet, que le bonhomme avait une revanche à prendre. Je ne comprends guère, pour ma part, qu’on puisse s’égayer de bon cœur au spectacle de son grotesque martyre. Jamais patient, agenouillé en chemise soufrée, le cierge de cire jaune lié au poing, devant le portail de Notre-Dame, et balbutiant, d’une voix étranglée par la peur, une amende honorable écrite en latin d’autodafé ne fut, à mon sens, plus piteux et plus lamentable que ce bourgeois forcé de se mettre à genoux, en bonnet de nuit, la chandelle à la main, devant sa « pendarde de femme », et d’avaler, sans grimace, l’amer déboire d’avoir tort quand il a raison. Est-il assez hué, bafoué, vexé, écrasé et foulé aux pieds ? Clitandre le bâtonne, M. de Sottenville le rudoie, madame de Sottenville le gourmande, du haut de sa majesté de pique ou de trèfle ; sa femme Angélique rôtit le balai, à son nez et à sa barbe, avec une impudence de ribaude. Il n’est pas jusqu’à sa servante Claudine qui ne donne le coup de pied de l’ânesse à son agonie domestique. Et personne qui prenne part à son infortune ! c’est lui qu’on accuse, qu’on châtie et qu’on incrimine ! Pauvre bouc émissaire des iniquités de sa femme ! Il a beau montrer ses cornes, on lui soutient que ce sont des oreilles, on les lui tire pour le lui prouver. Ce vieux burgrave, cette vieille fée, ce varlet de fabliau, ce gentillâtre de pigeonnier, tous ces êtres féodaux du temps jadis s’entendent pour le ramener aux carrières de la corvée conjugale. Vous diriez des personnages gothiques bernant un pauvre homme dans la tapisserie dont ils sont descendus. Les grenouilles mêmes de l’étang du petit castel de Sottenville coasseraient contre lui, s’il les appelait en témoignage des guilledoux nocturnes de sa femme : elles lui citeraient dans leur patois, le droit de jambage, le droit de cuissage, le droit du seigneur, et peut-être même le droit que le châtelain aurait de lui faire battre le marécage qu’elles habitent, pour les empêcher de crier pendant son sommeil.

Oui, certes, George Dandin avait une revanche à prendre ; mais cette revanche, il l’a prise depuis soixante ans, et si complète, si entière, souvent même si terrible et exécrable, que je ne sais vraiment ce qu il peut demander plus. Il a démoli de fond en comble le manoir des Sottenville, il a acheté, avec des chiffons de papier, leurs terres seigneuriales, il a envoyé Clitandre donner à Londres des leçons de persiflage et de danse ; pour tout dire, — car la comédie du Gymnase a l’intention de mettre en scène des classes plus que des personnes, — il a chassé la noblesse le son rang, de la patrie, de l’histoire ; et, dans des jours à jamais maudits, il lui a rendu, avec une hache, les coups de filon qu’il en avait reçus. Parmi les conjectures de la chronique sur le bourreau masqué qui décapita Charles Ier à White-Hall, il en est une qui croit reconnaître en lui un mari vengeur. Cherchez bien, et, sous la carmagnole des bourreaux de la Terreur, vous verrez percer, çà et là, un bout de… l’oreille de George Dandin.

Aujourd’hui, toutes ces vieilles querelles de caste et de classe n’existent plus qu’à l’état de cendres et de souvenirs. Cinquante ans d’apaisement, de rénovations, d’alliances et de vie commune ont passé sur elles : les rancunes des Montaigus et des Capulets ne sont pas plus éteintes et plus refroidies. Il était difficile de les réveiller sans anachronisme. L’antithèse du gentilhomme et du bourgeois, si tranchée et si flagrante autrefois, n’est plus guère, a l’heure qu’il est, qu’une nuance sociale qui va s’affaiblissant et s’effaçant tous les jours. Du temps de Molière, elle était à elle seule une comédie ou un drame. Le gentilhomme vivait alors dans un monde à part, aussi étranger à la bourgeoisie, par ses traditions et par ses usages, que l’étoile de Sirius peut l’être à la terre. Un sang bleu coulait dans ses veines ; l’orgueil de sa race mettait dans ses yeux un éclair ; ses privilèges l’investissaient d’une sorte de divinité terrestre. Entre lui et le reste des hommes, rien de commun que l’air du ciel. Où est-il maintenant, ce demi-dieu de Versailles ? Il a perdu, dans le naufrage de la monarchie, son costume, ses ordres, ses privilèges, le plus souvent sa fortune ; il est, comme le dernier paysan de la seigneurie qu’il n’a plus, le très humble sujet du code à cinq tranches. De ses grandeurs passées, il n’a gardé que son nom et son blason. Et qui peut songer, sans injustice et sans impiété, à lui reprocher la religion de sa race et le culte de ses reliques ?

J’expose à l’avance toutes les difficultés scabreuses du sujet choisi par MM. Augier et Sandeau, afin de mieux les féliciter du tact et de la bonne grâce qu’ils ont mis à les éluder. Ils ont compris que, pour rentrer sans péril dans ce grand débat, il fallait se tenir à la surface ; glisser, effleurer louvoyer, n’appuyer jamais, marcher à côté souvent ; et cette réserve n’est pas seulement la prudence, c’est encore la vérité de leur comédie. Le fond des choses contenues dans ces deux mots : noblesse et roture, n’existe plus en effet. Que reste-t-il donc de part et d’autre ? Un ombrage, un amour-propre, un épiderme, je ne sais quoi de sensible et d’irritable qu’il serait puéril et taquin de froisser en l’observant de trop près.     

Le George Dandin du Gymnase s’appelle M. Poirier, — modeste et nourrissant comme son nom ! — ainsi l’annonce M. le marquis de Presles, le jeune et brillant gentilhomme qu’il a pris pour gendre, à son ami le duc de Montmeiran, un grand seigneur ruiné qui s’est fait soldat, comme les désespérés d’autrefois se faisaient moines. Au premier abord, en effet, le père Poirier semble appartenir au règne végétal de la bourgeoisie lucrative : il a gagné quatre millions à vendre du drap, et il est resté Poirier comme devant.

Voyez plutôt la bonhomie du bonhomme. M. Gaston de Presles était ruiné de fond en comble, et il lui a donné en mariage sa fille Antoinette, ornée d’une dot de cinq cent mille francs. De plus, il s’est engagé à le délivrer de cinq cent mille francs de dettes criardes lancées à ses trousses. Enfin il loge le jeune ménage dans une maison à lui, transformée en hôtel ; il défraye sa table, il solde ses fournisseurs, il paye la toilette de sa fille et les équipages du jeune homme. On n’a jamais vu beau-père si fruitier, si productif et si tutélaire. Il faut le voir, pendant tout ce premier acte, circuler en faisant le gros dos autour de son gendre, à la façon d’un vieux matou casanier ; il se confond devant lui en politesses, en révérences, en obséquiosités taciturnes ; il tient le milieu, dans cette maison prodigue et brillante, entre l’intendant fidèle et le grand parent tombé en enfance que l’on ne montre plus qu’aux grands jours.

Il a cependant son idée, le père Poirier, et ce n’est pas pour les beaux yeux de M. le marquis qu’a dépensé tant d’argent à redorer son blason. Ce mariage a été, pour lui, une affaire, et pas autre chose. Il a un désir, une ambition, un rêve, un dada sur lequel il trottine en tapinois depuis cinquante ans : il veut être pair de France ! Pendant cinquante ans, il a rêvé la pairie, du fond de son magasin ténébreux, comme un épicier, assis entre une tonne de harengs et une barrique de fromages, rêve, pour ses vieux jours, quelque maison de campagne fabuleuse, avec un kiosque chinois, un cygne mécanique en bois peint nageant dans un bassin, et des jets d’eau, alimentés par une carafe, retombant sur des Amours coloriés de plâtre ou de faïence. Il a compté sur le nom du marquis de Prestes pour lui ouvrir les portes du Luxembourg, et il voudrait le voir rentrer dans le bercail officiel de la royauté de Juillet, pour s’y glisser à sa suite. Il est vrai que son gendre est légitimiste ; mais il se dit qu’un gentilhomme qui s’est mésallié peut se rallier, par la même occasion, sans plus de scandale ; et il compte sur son éloquence pour le convertir. Mais, à la première ouverture, le gentilhomme se cabre, le légitimiste se redresse. Pour toute réponse, il tire de sa poche le bout de son drapeau blanc, avec une négligence de dandy, laissant passer son foulard : — « Et maintenant, monsieur Poirier, que vous savez qui je suis, n’y revenez plus, je vous prie. » Poirier s’incline, rengaine sa harangue et se promet d’y revenir à la prochaine occasion. Mais le voilà déjà qui s’assombrit, se renfrogne et se demande s’il n’aurait fait qu’un mariage en croyant faire un marché.

Certes, l’antagonisme de ces deux hommes est bien posé dès la première scène, et l’on sent, tout d’abord, qu’il ne saurait y avoir entre eux plus de correspondance qu’entre l’Oeil-de-Boeuf de Versailles et une arrière-boutique de la rue Saint-Denis. L’un léger, insouciant, frivole, légitimiste et paresseux comme le lis, qui « ne file ni ne travaille » ; l’autre noueux, grossier, tenace, revêche, comme la ronce qui s’est accrochée à l’élégante ogive d’une ruine féodale, et qui veut y croître et s’y étaler à son aise. Mais ils sont trop dissemblables pour être tout à fait vrais et actuels, ces deux adversaires ; ils ont cent ans pour le moins. Ils datent de l’École des bourgeois de d’Allainville. Ce sont d’anciens portraits dans des cadres neufs. Ce marquis porte des talons rouges à ses bottes vernies ; il a l’attitude et les manchettes de l’insolence de l’ancienne cour ; il le prend aussi d’un peu trop haut avec son beau-père. Le mariage n’est plus aujourd’hui une chose aussi bouffonne que du temps de Beaumarchais, et le gentilhomme qui prend femme dans la bourgeoisie ne se mésallie plus ; il conclut une affaire d’inclination ou d’argent. Or, rien de plus sérieux que les affaires, dans le monde affairé et positif du dix-neuvième siècle. D’une autre part, les auteurs ont fait le père Poirier trop riche pour nous le montrer d’abord si humble, si mesquin et si faux bonhomme. Cette physionomie chétive de petit mercier retiré ne va pas à un millionnaire de ce poids et de ce carat. Quatre millions ! cela suppose l’audace du joueur, l’énergie de la lutte, le vaste coup d’œil de la spéculation transcendante ; cela se gagne dans l’océan des affaires, avec le harpon du baleinier financier qui pousse droit aux monstres d’or massif de la fortune ; et, à voir le vieux Poirier, vous diriez qu’il les a péchés à la ligne, dans quelque industrie stagnante et routinière, avec des morceaux de fromage et des sardines à un liard la pièce pour asticots.

Cependant, la lutte s’engage ; M. Poirier a le choix des armes, et il choisit un vilain outil, la lime sordide qui rogne les écus et réduit les comptes. M. de Presles doit cinq cent mille francs à d’affreux usuriers de l’école de Gobseck et de Gigonnet. Il est vrai que la moitié seule de cette dette est réelle ; l’autre moitié rentre dans l’histoire naturelle : elle se compose de ces lézards empaillés qui pondent depuis si longtemps des œufs d’or dans les basses-cours de l’usure. Mais sa signature couvre tout : ce qu’un gentilhomme a signé, il le doit, car son honneur est sa probité. Poirier, lui, n’entend rien à toutes ces délicatesses patriciennes ; il réunit les créanciers véreux de son gendre, les harangue, les intimide et les fait consentir à la réduction du prix des lézards. Les drôles viennent exhaler chez M. de Presles leur mauvaise humeur aigrie en insolence ; le gentilhomme s’indigne et se révolte contre les manigances de son beau-père. Mais que faire ? Son contrat lui défend de toucher à la fortune de sa femme. C’est alors qu’Antoinette intervient et, d’un coup de plume, rachète l’honneur de son mari en se dépouillant. On l’avait à peine entrevue jusqu’ici, cette douce Antoinette, voilée qu’elle était par sa réserve modeste et toute pareille, en ses grâces ravies et timides, à une bergère de conte de fées qui vient d’épouser un fils de roi, et qui ne revient pas de sa haute fortune. Elle se révèle à ce trait charmant, et vous reconnaissez en elle une de ces grandes dames naturelles, qui peuvent naître sans déroger dans une cabane ou dans une boutique ; car c’est au cœur qu’elles portent leur blason. Vera incessu patuit… marchesina !

M. de Presles est le premier à s’émerveiller de cette découverte. Jusqu’ici, il avait à peine regardé sa femme ; il la considérait comme un accessoire de la fortune de son père, la poire du poirier. Bien plus, à peine marié, il était revenu à son ancienne maîtresse, madame de Montgey, une Célimène de haut bord. Et, ce jour même, il doit se battre, en l’honneur de la dame, avec un certain vicomte de Pont-grimaud, cuistre décrassé qui est le personnage de son nom. Mais, en ce moment, il oublie tout, l’heure de son duel qui avance, l’heure de son rendez-vous avec madame de Montgey qui retarde ; il aime sa femme, il n’aimera plus qu’elle ; il lui pose sur le front, avec un baiser, ce nom et cette couronne de marquise dont elle a si noblement gagné les trèfles de perles, et il ne pense plus qu’à aller de ce pas la promener en triomphe au bois de Boulogne pour montrer son bonheur à tout Paris. Mais, pendant que le jeune couple savourait en paix la

première ivresse, le vieux Poirier, qui vient d’apprendre la nouvelle prouesse du marquis, s’aigrit et s’irrite de plus belle. Eh quoi ! ces deux cent cinquante mille francs arrachés aux griffes des oiseaux de proie, ce bon tour de vieux renard jouant les corbeaux, ce chef-d’œuvre d’adresse et de savoir-faire, tout cela anéanti, détruit, gaspillé par un caprice d’enfant oisif et prodigue ! Il enrage, le vieux marchand, mais il se contient, car il voit encore le fauteuil de la pairie qui lui tend les bras ; et peut-être, après tout, son damné gendre pourra-t-il servir à l’y installer.

Le voilà donc qui se résout à jouer cartes sur table avec M. de Presles ; et c’est une scène d’un comique amer que celle où le patriarche de la draperie se démasque en se confessant. Gaston, qui le voit venir, le laisse ironiquement s’avancer à petits pas dans ses confidences. Le vieux boutiquier met une aimable pudeur à dévoiler l’ambition secrète qu’il porte sur lui ; il se déboutonne, comme on dit, demi-mot par demi-mot, réticence par réticence ; le jeune homme l’aide de son mieux dans son œuvre ; puis, lorsqu’il l’étale enfin dans toute son infirmité grotesque et risible, le gendre éclate de rire au nez du beau-père : c’est là sa réponse. Alors commencent les colères, les récriminations, les querelles, et la roture parvenue qui reproche son argent à la noblesse appauvrie, comme elle ferait d’une aumône. La comédie reste neutre entre les deux parties, elle balance leurs fautes, elle équilibre leurs raisons, elle répartit leurs griefs ; c’est là son tort : car, quoi qu’elle fasse, elle ne peut empêcher la sympathie du spectateur de se porter tout entière sur ce gentilhomme de fine souche ainsi piétiné par ces gros souliers. Il lui sied bien, à ce vil Poirier, de reprocher à son gendre la dot de sa fille ! N’était-elle pas le prix du tripotage politique qu’il avait arrangé dans sa cervelle imbécile ? Gaston lui a vendu son nom ; soit, mais ne lui a-t-il pas vendu sa fille, et, des deux marchés, lequel est donc le plus vil et le plus honteux ?

A partir de ce moment, il devient sauvage, ce vieux Poirier, et je sais gré à la comédie de l’énergie avec laquelle il nous montre ce que peuvent contenir de fiel et de haine les âmes basses et les cœurs étroits.

Ainsi, M. de Presles doit donner demain un grand dîner à ses amis du faubourg : Poirier fait monter le cuisinier, — un descendant de Vatel, s’il vous plaît ! — et, en place du chef-d’œuvre de bonne chère que méditait ce grand homme, il lui commande je ne sais quelle ignoble goguette de cuisine bourgeoise, tout empêtrée d’épinards et de pommes de terre, — le menu du rat des champs substitué au banquet du rat de ville, — si bien que l’artiste offre sa démission des deux mains, et s’enfuit de cette maison diffamée, en se voilant la tête de son tablier. Ce n’est pas tout : Poirier met en location l’appartement de son gendre, il vend ses chevaux, il vend ses voitures ; il le mettrait à la ration congrue, s’il pouvait.

C’est quelque chose d’effrayant que la rage de ce bourgeois féroce qui se délecte à l’idée de tenir un gentilhomme, un dandy, une créature de luxe dans ses ongles noirs. Imaginez une araignée qui vient de prendre à son piège quelque papillon brillant du Tropique, et qui le roule dans sa toile, et qui l’englue de sa poussière, et qui s’amuse à le salir, avant de le dévorer.

Au milieu de ces fureurs survient une lettre à l’adresse de M. de Presles, une lettre de madame de Montgey. Tout est perdu ; Poirier la décachète brutalement, il y trouve une preuve d’adultère, et il crie à la fois vengeance et victoire, car, dans cette lettre, qu’il va porter de ce pas chez l’avoué du coin, il y a un procès, une séparation, un réquisitoire, de la honte pour une grande dame, de la misère et du scandale pour son gendre. Certes, M. de Presles est inexcusable d’avoir fait un pareil trou à sa lune de miel, après trois mois de mariage à peine écoulés ; mais le Poirier abuse si cruellement de sa faute, mais il commet une action si vile en brisant ce sceau d’une lettre aussi inviolable à tout homme d’honneur que la serrure d’un coffre-fort, qu’aux yeux du public, c’est encore lui qui encourt toute l’indignation et tout le mépris de cette scène. Et, lorsque nous voyons le gentilhomme réduit à s’humilier devant ce pied plat pour sauver la femme qu’il a compromise et lui demander grâce d’une voix suppliante, il nous semble qu’une telle pénitence rachète tous ses torts, et que madame de Presles est bien cruelle de lui refuser son pardon.

Elle ne pardonne pas, cependant, cette douce Antoinette ; elle est blessée au cœur, et sa blessure est incurable. Il est vrai qu’elle ne veut pas de la mesquine vengeance que lui préparait son père, et, pour le prouver, elle arrache de ses mains la lettre de sa rivale et la déchire. Mais, du reste, tout est fini : entre son mari et elle, il n’y a plus rien de commun. Si bien que M. de Presles, désespéré de perdre sa femme, le jour même où il commençait à l’aimer et à la connaître, va se faire soldat, comme son ami Hector, si le Pont-grimaud, avec lequel il va se battre tout à l’heure, n’a pas l’esprit de le tuer, alors qu’il est si bien disposé à mourir.

Cependant, avant d’aller sur le terrain de ce duel absurde, Gaston, assisté du brave Hector, vient demander à sa femme un dernier adieu, une dernière tendresse ; mais Antoinette est inflexible, ni les prières passionnées du mari prodigue, ni les intercessions loyales du noble soldat ne peuvent l’émouvoir. Elle tressaille cependant lorsque celui-ci lui apprend que M. de Presles va se battre. Oui, mais, ce duel, il a madame de Montgey pour cause. Eh bien, que Gaston y renonce, qu’il consente à faire des excuses à son adversaire, son pardon est à ce prix. La tentation est horrible, mauvaise, agaçante ; elle froisse le cœur, elle irrite les nerfs, l’inquiétude de l’auditoire est à son comble ; eh quoi ! la marquise de tout à l’heure ne serait-elle que la demoiselle Poirier, la fille de son père ?

Attendez donc ! A peine le gentilhomme, brisé, énervé, vaincu, rougissant de lui-même, a-t-il murmuré son acquiescement à cette paix honteuse, que la jeune femme se jette dans ses bras avec un vaillant enthousiasme : « Et maintenant, va te battre ! » lui dit-elle, et, à ce généreux cri, les applaudissements éclatent de tous les points de la salle ; pareils à des fanfares répondant au son du cor d’une jeune héroïne. Les mots partis du cœur ont tous les cœurs pour échos, et ce mot-là est de ceux qui les font vibrer.

Heureusement, tout s’arrange et se concilie de soi-même. M. de Presles ne se battra pas ; car, à l’instant même, arrive une lettre d’excuses de Pontgrimaud écrite à plat ventre. M. de Presles ne sera plus l’esclave domestique de M. Poirier : car l’affreux beau-père, pour compléter son œuvre, vient de faire afficher la vente du château de Presles, et M. Verdelet, le parrain d’Antoinette — un brave et honnête homme qui est la sagesse et la providence de cette maison détraquée — l’a racheté de ses deniers pour l’offrir au jeune couple qui s’empressera d’y fuir, loin de la tyrannie paternelle ! Il est donc puni et bien puni, le Poirier : son gendre lui échappe, sa fille l’abandonne, il lui reste sa marotte à faire sonner, son dada à chevaucher, son rêve à ruminer, la pairie à convoiter, à espérer, à attendre ! Ses calculs sont faits ; il va acheter des terres ; dans un an, il sera député, et pair de France l’année suivante… en février ou en mars 1848, au plus tard…

Ainsi finit, par un excellent trait, cette ingénieuse et piquante comédie, à laquelle je ne saurais reprocher qu’une impartialité si régulière et si symétrique que son mouvement de scène ressemble parfois à un jeu de bascule comique et morale. Je sais bien qu’elle touche à des choses brûlantes : mais le bourgeois qu’elle met en scène représente bien moins une classe sociale qu’un vice caractéristique : celui de la sottise ambitieuse, mesquine, égoïste, pétrie de vulgarités et de prosaïsmes, aussi étrangères aux idées de générosité et de grandeur d’âme qu’un peintre chinois peut l’être aux lois de la perspective. Ce Poirier, en un mot, n’est pas un bourgeois ; c’est un philistin. Dès lors, pourquoi se gêner avec lui, et ne pas lui courir sus avec la mâchoire d’âne dont Henri Monnier s’est servi pour assommer M. Prudhomme ? Aussi bien les auteurs ont eu beau s’ingénier à plaider, tour à tour, les deux causes, c’est, en fin de compte, le gentilhomme qui gagne la sienne devant le public. Malgré ses dettes, ses légèretés, ses impertinences, ses peccadilles conjugales, il garde constamment sur le boutiquier la supériorité, nette et décisive, que donnent la noblesse du cœur, le dédain des vulgarités et l’élégance des manières. Le Poirier, au contraire, vous représente un de ces types ordinairement et régulièrement ignobles qui donnent à l’âme des nausées morales. Il y a, dans tout son être, quelque chose de ladre, de chiche et de rogneux. C’est la vilenie prise sur nature : et j’admire l’art avec lequel les auteurs ont su tirer des traits saillants et des contours expressifs de cette platitude.

Par surcroît de prudence, la comédie a doublé ses rôles, pour les atténuer et les excuser encore. Ainsi, derrière le bourgeois Poirier, elle a placé le bourgeois Verdelet, un honnête et cordial personnage, plein d’indulgence et de sympathie : à côté du gentilhomme étourdi et futile, elle fait ressortir la mâle et sereine figure du duc de Montmeiran, un grand personnage, celui-là, presque un héros, presque un saint. Il domine Gaston de toute la hauteur de sa noble tête, ce chevalier du devoir qui fait pénitence, sous l’uniforme, des folies et des erreurs de sa vie passée.

A travers toutes ces circonspections et ces ménagements, la pièce marche, elle intéresse, elle tient en haleine. La tristesse un peu sévère de son fond moral est relevée par la diversité des caractères qui s’y jouent, par des situations émouvantes, par un esprit net, vif, spontané, qui abonde en mots justes, en saillies faciles, en traits qui résonnent et qui frappent aux endroits qu’ils visent.

II. Ceinture dorée

Bonne Renommée vaut mieux que Ceinture dorée. C’est sous l’enseigne de ce vieux proverbe que M. Augier a placé sa pièce. Son héros, le porteur de la ceinture dorée, est M. Roussel, un bourgeois enrichi, parvenu, gonflé de millions, et qui pourtant est venu à Paris en sabots, comme il aime à le répéter, en se juchant sur ses escarpins luisant neuf. Il fait terriblement sonner ses sabots, le bonhomme Roussel, et je m’étonne qu’il ne les expose pas sous cloche, comme sa pendule, dans son salon, les jours de gala. Cet homme heureux a une fille, une fille à marier, qui se présente à ses prétendants avec un demi-million dans chaque main. Mais Caliste le déteste, ce gros million qu’elle traîne partout après elle ; il lui fait prendre l’amour en doute, la fortune en haine. C’est pour lui que ses soupirants soupirent ; ce qu’on aime en elle, c’est le porte-monnaie de sa dot, c’est un lingot frappé à l’effigie d’une femme. Aussi éconduit-elle, depuis deux ans, tous les amoureux de change et d’escompte qu’enflamment les beaux yeux de sa cassette, et elle a juré de ne donner sa main qu’à celui qui la demandera pour l’amour d’elle-même.

Elle a raison, la jeune Caliste, et j’approuve fort son délicat scepticisme. Souvent, à Rome, en voyant une de ces madones merveilleuses auxquelles la dévotion du Midi fait des toilettes d’idole péruvienne, je me suis demandé si le groupe fervent des fidèles agenouillés autour de sa niche adorait en elle, la robe ou l’image. J’en voyais qui jetaient des regards d’orfèvre à sa couronne fleuronnée ; d’autres pesaient des yeux les bagues de ses doigts et les diamants de sa chape ; d’autres encore semblaient calculer sur les grains de leur rosaire, le prix des perles de ses colliers et des joyaux de ses bracelets. Ainsi, les jeunes filles millionnaires du monde profane, les vierges sur fond d’or de l’aristocratie et de la finance reçoivent, bien souvent, des déclarations d’amour qui devraient si elles étaient sincères, être écrites en chiffres, comme les dépêches secrètes des diplomates. Et le moyen, pour elles, de discerner l’amour vrai de l’amour cupide ? L’intérêt est si fin, si roué, si retors ! il contrefait les billets doux comme les billets de banque.

Je conçois donc la défiance de notre héroïne ; mais nous allons voir bientôt son joli petit caractère s’affecter, se contourner et tomber dans la mièvrerie chimérique. C’est là le défaut des jeunes filles de la création de M. Augier : au milieu de toute sorte de qualités discrètes et charmantes, elles ont un coin de sentimentalité prétentieuse. Elles ne sont ni poésie ni prose, elles tiennent de la pensionnaire et de la précieuse : vrais anges de salon qui jouent de l’aile comme de l’éventail.

Tant il y a que M. Roussel voudrait marier sa fille et que ses scrupules romanesques le désolent et le désespèrent. Cependant, en bon père qu’il est il cherche partout cet objet rare qu’on appelle un prétendant désintéressé, et, à force de chercher, il le trouve : M. de Trélan sera son gendre. Ce gentilhomme a déchiré autrefois, par excès de délicatesse, un testament imprévu qui lui léguait une fortune. Il est jeune, beau, fier, de fine race et de grand cœur. Il ne lui manque qu’un million ou deux pour être parfait.

Donc M. Roussel, sous prétexte d’une maison à vendre, attire chez lui M. de Trélan. L’entrevue est piquante. M. Augier excelle, d’ailleurs, dans ces contrastes déclassés ; chaque fois qu’il frotte un bourgeois à un gentilhomme, son dialogue pétille d’étincelles. Roussel commence par causer affaires ; puis il s’avance, il s’insinue, il tâtonne ; il n’offre pas Caliste tout d’abord, mais il la montre de loin, dans la perspective, gracieusement posée sur le million qui lui sert de piédestal. Ô surprise ! M. de Trélan fait semblant de ne pas comprendre ; il se boutonne, il se renferme, il rentra dans la maison à vendre que l’on discutait tout à l’heure. Alors, ma foi ! le bourgeois se risque ; il pose sa fille sur la table, la fait sonner, comme un sac qui vient de la Banque, et l’offre à brûle-pourpoint au jeune gentilhomme, sans lui demander de reçu. Cette fois, M. de Trélan répond d’abord par des réticences évasives, puis par un refus positif et net. Et, comme Roussel insiste et s’étonne, il objecte un voyage en Perse. « Peut-on bien être Persan ! » disaient les bonnes gens du dix-huitième siècle à un ambassadeur du grand-shah. « Peut-on bien aller en Perse ! » s’écrie le bonhomme Roussel. Enfin, comme il le presse et le questionne de plus belle, M. de Trélan lâche le mot vrai que retenaient ses lèvres : il ne peut épouser Caliste, parce qu’elle est la fille de son père, et que M. Roussel passe pour avoir péché en eau trouble son premier million. On parle d’une certaine affaire de houilles dont sa réputation est sortie tout embarbouillée, à telles enseignes que sa famille, à lui, M. de Trélan, a perdu cinquante mille francs dans les charbons frelatés de M. Roussel. Ceci dit, le gentilhomme s’incline et sort ; et Roussel se demande s’il vient de rêver. Eh quoi ! on calomnie ses millions, des millions si ronds, si francs, si solides, qui ont eu des procès, c’est vrai, mais qui les ont gagnés à toutes les instances. Il est bien dégoûté, M. de Trélan ! mais Roussel sait quelqu’un d’humeur moins farouche, c’est M. Balardier, son agent de change, le dandy de la Bourse, le fashionable du courtage, un jeune premier frotté de sentiment et d’arithmétique, au demeurant le meilleur fils du monde. Il faut le voir chiffrer, à première vue, le mariage que lui offre son client Roussel, vérifier l’addition, approuver le compte et l’inscrire sur le carnet de son cœur. Il accepte, il fera sa cour, il tâchera de plaire ; et ce n’est pas lui qui s’amusera à éplucher la poule aux œufs d’or. Même cette affaire de houilles, il l’endosse, les yeux fermés. En matière de houilles, il a la foi du charbonnier, celle qui sauve… en ce monde, si ce n’est dans l’autre !

Ce premier acte commençait bien, quoiqu’il contienne en germe tant d’invraisemblances. Il est vif, léger, rapide ; il mange en herbe l’esprit et la gaieté de la pièce ; et les deux actes suivants vont jeûner pour lui.

A l’acte suivant, nous sommes en soirée chez madame de Larsy, une des bonnes amies de Caliste. M. de Trélan vient faire ses adieux à cette aimable femme ; car il part plus que jamais pour la Perse. Cette jeune fille qu’il a refusée tout à l’heure, il l’aime à l’adoration. Sa conscience lui interdit de l’épouser, mais son cœur saigne, et il va en Orient, comme les amants malheureux allaient autrefois à Malte ou à Rhodes, se venger, sur le dos des Turcs, des perfidies de l’amour.

De son côté, Caliste aime secrètement le jeune gentilhomme. Elle vient d’apprendre qu’il a refusé sa main, elle ignore ce qui lui vaut cette disgrâce ; mais, d’où qu’il vienne, ce refus l’élève à ses yeux. Elle le rencontre à ce bal ; ils s’abordent, ils causent, ils s’épanchent, et les voilà bientôt qui chantent à deux voix les louanges de la pauvreté. Oh ! la mansarde sous les toits, tapissée de papier à vingt-cinq sous le rouleau ! Oh ! le tapis de lisières, le feu de charbon de terre, la bûche économique, le lit en bois de noyer, aux rideaux d’indienne, et le pot de giroflée sur la fenêtre, et la cage ou le serin chante ! — C’est une jolie musique que ce duo champêtre ; elle n’a qu’un défaut, celui d’être un peu fausse… Aussi bien nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, les deux jeunes gens s’aiment, ils se le disent, et M. de Trélan a beau jurer qu’il va partir pour la Perse, il part si peu, qu’il manque la caravane, sort, revient et rentre encore. Il y a là tout un carambolage de sorties et de rentrées qui compromettent le succès de l’acte, moins encore par la maladresse de leur choc que par les inconvenances de situation qu’elles amènent. En effet, à force d’aller et de revenir, M. de Trélan finit par perdre quelque peu de son héroïsme. On dirait qu’il recule pour ne pas sauter ; qu’il espère qu’on n’a pas pris son refus au mot et qu’il sera retenu malgré lui. Son voyage en Perse semble renvoyé aux Mille et un Jours. Nous n’aimons pas non plus la querelle d’allemand qu’il cherche à ce brave Balardier, lequel n’a d’autre tort que de vouloir, pour son compte, la femme que son rival vient de refuser tout à l’heure. Ce pauvre Balardier n’accepte pas moins son étrange cartel. On se battra le lendemain, à midi, au bois de Boulogne, et vous avouerez qu’il est cruel d’exposer ainsi un agent de change à manquer l’heure de la Bourse, pour cause de décès.

Rentrons maintenant dans la maison de M. Roussel, où nous attend un tableau pathétique. Nous retrouvons le vieux spéculateur penché sur ses dossiers, à la clarté d’une lampe ; il confesse ses millions, il sonde son coffre-fort, il descend dans ses mines de houilles, comme il descendrait dans l’enfer, et il en sort bourrelé, livide, éperdu, la sueur au front poursuivi par l’ombre de M. Gogo ! Plus de doute, il a enfoncé — c’est le mot technique — ses actionnaires. Sa conscience qui faisait la morte se réveille ; il se rappelle des chuchotements de salon, des propos railleurs surpris au passage ; il se voit déjà abandonné, isolé, échoué sur son rocher d’argent, au milieu du monde soulevé contre lui. Il s’accuse du malheur de sa fille, obligée de renoncer à celui qu’elle aime. Et si Caliste venait jamais à savoir la cause de ce refus diffamant !… Vite, Roussel envoie à M. de Trélan les cinquante mille francs de charbons véreux qu’il a coûtés à son père, il maudit la richesse, il dit son fait à la fortune, il jette à terre de gros sacs d’écus qui lui arrivent en se prélassant sur des plats d’argent, pour se donner le plaisir de fouler aux pieds le vil métal. Puis il reprend à sa manière le rêve casanier de sa fille : c’est le gaboulet de Paul de Kock après la flûte de Béranger. Oh ! douze cents francs de rente, une chambre cirée, une demi-tasse, le soir, au café Turc, et, le dimanche, une matelote, mangée en famille, sous les tonnelles de Bougival ! Mieux encore, la vie des champs, une ferme, une basse-cour et un troupeau !… Je voudrais t’y voir, vieux millionnaire que tu es, à cette ration congrue que tu rêves ! Que de déboires, de regrets et de déceptions ! Et quelle nostalgie atroce te prendrait, à l’heure de la Bourse, lorsqu’en menant paître tes moutons, tu entendrais de loin le ranz des veaux d’or !

Au surplus, voici que M. de Trélan lui rapporte ses cinquante mille francs, dont il ne veut pas ; il vient de se battre, il a le bras en écharpe. Balardier lui a porté — pardon — reporté un petit coup d’épée pour règlement de compte. A la vue de cette goutte de sang versée pour sa gloire, Caliste se révèle, son amour éclate, et elle ne comprend plus que celui qui s’est ainsi proclamé son chevalier s’entête à ne vouloir pas être son mari. Il faut qu’il parle, il faut qu’il s’explique. M. de Trélan hésite et se trouble, Roussel est sur des charbons ardents — c’est le mot — lorsqu’une révolution de bourse vient le tirer d’embarras. Il est ruiné, ruiné de fond en comble et du haut en bas ; une hausse gigantesque n’a fait qu’une bouchée de ses trois millions. Cette poudrière d’or qui saute en un clin d’œil, c’est de la pyrotechnie dramatique ; mais il ne fallait pas moins que ce feu de joie aux noces épurées de M. de Trélan. Il est un peu du monde des féeries, ce jeune gentilhomme ; il était bien juste qu’il se mariât à la clarté des flammes de Bengale. Ainsi les voilà tous pauvres, mais honnêtes, et Roussel s’empresse d’aller remettre ses fameux sabots.

Vous le voyez, ce qui manque à cette comédie, c’est la fermeté de l’idée, la logique de l’action, le parti pris de sa morale. Son Roussel n’est pas assez taré pour le mépris qu’elle lui fait subir. Des actions véreuses, des valeurs de pacotille, des paperasses illisibles de procès suspects ne suffisent pas, au théâtre, pour diffamer un caractère à ce point. J’aurais voulu que le bonhomme se détachât sur un fond de passé plus noir ; qu’il eût gagné ses millions, par exemple, à vendre des nègres, ou à faire l’usure dans quelque caverne sordide, pleine de frégates d’ivoire et de crocodiles empaillés. Son monstrueux magot devrait savoir des pieds de fange visibles à l’œil nu, de façon à inspirer un mépris net et un dégoût prononcé. Mais à peine entachée qu’elle est par des médisances anodines, la fortune de ce Roussel ne justifie ni les outrages de M. de Trélan, ni les rumeurs un peu tardives de l’opinion publique qui semblent n’éclater, au dénouement, que pour les besoins de la cause. Le monde ne prodigue pas ses excommunications et ses anathèmes ; il les réserve à des cas plus majeurs et à des péchés plus mortels. On ne peut croire ni aux remords de ce richard, ni à sa conversion, ni au stoïcisme avec lequel il accueille sa déconfiture. Que voulez-vous qu’il se reproche lorsque le code n’a rien à lui dire ?

Aussi, posé comme il l’est en face de ce Mercadet amoindri, M. de Trélan tourne-t-il au don quichottisme et à l’emphase rigoriste. Le public ne partage qu’à demi ses scrupules ; il le trouve bien gourmé et bien solennel, dans ce rôle de juge d’instruction qu’il s’adjuge si bénévolement. D’ailleurs, il se contredit lui-même au dénouement, le jeune puritain. Si Roussel a spolié, s’il a volé, si le déshonneur est entré dans sa maison, ce n’est pas la ruine qui l’en fera déloger. La flétrissure de l’opinion publique ne s’efface pas plus que la fleur de lis au fer rouge. Le bourreau a beau se retirer à la campagne, comme un bon bourgeois, dans une jolie maison à contrevents verts, sa fille n’en reste pas moins la fille du bourreau… un vilain parti.

Quant à cette Caliste, si tendre d’ailleurs et si charmante par endroits, le moyen de ne pas la trouver un peu maniérée dans ses cantiques éternels à la pauvreté ! Une fille de nabab rêvant la chambrette de Jenny l’ouvrière : cela fait sourire, cela rappelle le philosophe romain écrivant l’éloge de la médiocrité sur un pupitre d’or massif. La pauvreté ! elle est le refrain, la chanson, la moralité de cette comédie. C’est à qui des deux amants chantera plus haut ses louanges, et même le vieux Roussel prend son pipeau d’argent et finit par venir faire sa partie dans ce concert de famille.

Certes, elle a droit à tous les respects, cette humble déesse qui règne sur la majorité des hommes ; elle est sacrée, elle est touchante ; il y a quelque chose de divin dans son malheur. Les rois d’Homère et les patriarches de la Bible se prosternaient devant elle et l’adoraient dans la personne des mendiants qui visitaient leur foyer. Je comprends donc qu’on l’exalte, qu’on la glorifie, qu’on baise pieusement le bas de sa robe poudreuse que tant de génies, que tant de beautés ont portée ; mais de là à prêcher son culte, sa recherche, son fanatisme, il y a loin ; et ici je vous abandonne à votre enthousiasme. Ah ! si vous entendiez parler de la Pauvreté chrétienne qui se dépouille elle-même entre les mains de Dieu, de cette « dame tant aimée » dont Dante a chanté, dans son Paradis, les noces mystiques avec saint François d’Assise, et que Giotto a ceinte, dans ses fresques, de la couronne d’épines du Calvaire, pour celle-là, pour cette fille du ciel, l’orgue n’a pas assez d’hymnes, l’encensoir n’a pas assez de parfums, la canonisation pas assez de cymbales, de flambeaux et de tabernacles ! Mais, dans le milieu terrestre et mondain où vous vous placez, ce panégyrique de la pauvreté n’est qu’un retentissant paradoxe, en dissonance avec les instincts les plus vifs et les plus énergiques du cœur de l’homme.

Qu’est-ce que l’activité humaine, sinon la lutte éternelle contre la pauvreté ? Elle est cet ange mystérieux avec lequel Jacob se battit et s’essouffla toute une nuit. C’est contre elle que se tournent tous les efforts et tous les assauts du travail. Le marteau du forgeron, la rame du marinier, le soc du laboureur, la hache du manœuvre, ne sont occupés qu’à étreindre, dompter, mâter, extirper l’insaisissable ennemie, toujours anéantie, toujours renaissante. La civilisation vous pousse à cette guerre par toutes les fanfares de l’émulation et de l’exemple ; elle ne décerne ses honneurs et ses récompenses qu’à ceux qui en reviennent victorieux. Elle est jolie, votre romance à la Pauvreté ; mais croyez-vous que, si un poète s’avisait de faire une ode à la Fortune, comme Marc-Aurèle, le philosophe couronné, lui dédia un temple, il ne trouverait pas des éloges aussi magnifiques, et surtout plus vrais, à lui consacrer ?… N’est-elle pas la mère du loisir, la patronne des arts, la fée des merveilles ? L’Indépendance, la Sérénité, la Fantaisie, ces trois Grâces de la vie terrestre, dansent, derrière elle, dans une active allégresse. Sous la pluie d’or miraculeuse qu’elle épanche, les palais surgissent, les jardins se dessinent, le bronze fermente, les statues s’élancent du marbre fait chair, les toiles s’animent et se colorent, les tissus ondulent en flots mouvants de pourpre et de soie, les diamants jaillissent de la terre obscure, comme les étoiles du ciel de la nuit, et viennent d’eux-mêmes se poser sur la couronne des rois, sur le front des femmes ?

Mais cette ode que je rêve, le grand Gœthe l’a réalisée dans la scène éblouissante du second Faust, où Plutus, le dieu de la richesse, apparaît, non plus aveugle et difforme, comme dans les caricatures de Lucien et d’Aristophane, mais calme, grandiose, vraiment divin, couché sur les tapis d’un char triomphal, et caressant sa barbe asiatique d’une main chargée de bagues. « Sa dignité ne peut se décrire, mais son visage, frais et rond comme la lune pleine, ses joues en fleur qui s’épanouissent sous l’appareil du turban, une riche aisance dans les plis de sa robe ! Que dire de son maintien ? Il me semble reconnaître un souverain. » Le Caprice, sous la forme d’un enfant ailé, conduit le quadrige ; sa main phosphorique répand sur son sillage une traînée de largesse, du luxe, de fertilité. « Voyez, il me suffit de claquer des doigts, et sur-le-champ des lueurs et des étincelles jaillissent autour du char. Tenez, voilà un collier de perles. A vous les agrafes d’or, les pendants d’oreilles, les colliers ; à vous aussi les peignes et les couronnes sans défaut, les joyaux précieux montés en bagues… Il pleut des bijoux comme dans un rêve. »

Donc, pour redescendre de ces hauteurs sur le plancher de la comédie du Gymnase, M. de Trélan et mademoiselle Caliste se complaisent un peu trop dans leur idéal de grenier en fleurs. Rêve creux de dandy, migraine de petite maîtresse que ces beaux souhaits ! mais leur insistance fatigue et impatiente, à la longue. Aussi bien le public, laissant ces amoureux chimériques monter sur des échasses et aspirer aux mansardes, s’est-il pris de je ne sais quel intérêt sympathique pour leur ennemi, leur bête noire, l’être sacrifié de cette comédie, M. Balardier. Il aime l’argent, je le veux bien ; il est banal, intéressé, bellâtre, tiré à quatre épingles dans sa médiocrité financière, d’accord ; mais, du moins, il est vivant, facile, naturel, il ne se plaint pas que la mariée est trop riche. On le connaît, on le salue, on allume son cigare au sien ; il est du monde, il est de Paris, il est du boulevard. On l’a rencontré ce matin, on le rencontrera ce soir, et Gavarni eut signé de son meilleur crayon cette figure d’un tour si moderne et si dégagé.

J’allais oublier M. Landara, un pianiste incompris et idéologue qui fait de la musique philosophique et transcendantale, et qui, au besoin, vous traduirait, sur le piano, à livre ouvert, la Critique de la raison pure, de Kant, ou le système de Hegel. Il est très amusant, ce Landara, et il a, au troisième acte, une déclaration d’amour si bouffonne et si imprévue, qu’elle a jeté quelque gaieté sur les langueurs du dénouement.

En somme, la comédie de M. Augier, mollement conçue, vaguement agencée, faible de ressorts et de caractères, s’est sauvée par les détails. Si le fonds de l’observation lui manque, elle en saisit, çà et là, des nuances et des échappées. Son dialogue abonde en mots gais, en traits bien lancés, en reparties heureuses, fines, piquantes, renvoyées au vol. Si ce n’est pas un grand succès, c’en est au moins la moitié.

III. Le Mariage d’Olympe

Olympe Taverny, l’héroïne du Mariage d’Olympe, s’appelle Pauline Morin, de son petit nom. Olympe est son nom de guerre et d’alcove. Ce n’est pas une courtisane d’illustre volée, un de ces beaux fléaux de Dieu, un de ces Attila femelles qui ravagent le monde… sans épée ; c’est une lorette qui sait son métier, rien de plus. Elle est sortie d’une loge de portière, ce vilain nid d’où s’envolent tant de jolis oiseaux de proie féminins. Elle a rencontré sur son chemin le comte Henri de Puygeron, un petit jeune homme qui ne savait rien de l’amour. Elle l’a grisé, ensorcelé, capté. Elle lui a joué la Courtisane amoureuse, Marion Delorme, la Dame aux camélias, Madeleine repentante, toutes les grandes marionnettes de son répertoire ; bref, l’enfant l’a épousée, à l’insu du marquis de Puygeron, son oncle, le père de la famille, le chef de la maison ; et vite il a emmené sa femme loin de Paris, par les grands chemins. De sa lune de miel, il a fait une lanterne de chaise de poste. Car c’est là le premier châtiment du mariage excentrique : il est inquiet comme l’adultère ; son anneau de noces le démange ; il dévore son bonheur en maraude, en cachette, sur le pouce, dans des chambres d’auberge, comme si c’était un fruit défendu.

De son côté, Olympe a fait à son passé de belles funérailles ; elle s’est suicidée in partibus en Californie ; elle a fait tambouriner sa mort dans tous les journaux. Elle compte rentrer à Paris, la saison prochaine, en portant haut son front fleuronné, décidée d’avance à renier effrontément le spectre de la courtisane, si jamais il osait se représenter devant elle. Mais, avant de risquer cette entrée scabreuse, Olympe veut recevoir tous les sacrements de la famille ; elle sait que le marquis et la marquise de Puygeron sont aux eaux de Pilnitz, et elle y a entraîné son mari, qui ne se doute pas de ce guet-apens.

Certes, il est hardi son petit projet, à Madame Olympe : changer de nature, de personnalité, d’existence ; sortir courtisane par une porte et rentrer comtesse par une autre, cela pourrait réussir dans les pays où le carnaval dure six mois. Mais Paris n’est pas masqué comme Venise et il a la mémoire de ses maîtresses. A Pilnitz même, Olympe est reconnue tout d’abord par M. de Montrigaud, un ancien amant à elle. Elle commence par se redresser et nier, de haut en bas, le nom qu’il lui donne ; mais un petit signe posé sur l’épaule la trahit. Cet astre rose a eu, hélas ! beaucoup d’astronomes, et M. de Montrigaud, entre autres, a pu l’observer pendant bien des nuits. Alors, ma foi, Olympe se démasque, jette par dessus les moulins son incognito, et ne demande pas mieux que de redevenir bonne fille, comme devant.

Ce Montrigaud est, d’ailleurs, très digne de ses confidences. C’est un Grec de fine souche, qui saigne aussi bien qu’il plume, et tient une rapière de spadassin au bout de sa main d’escamoteur. Il y avait une curieuse étude à faire à propos de cet aigrefin aimé pour lui-même, sur ce type étrange qu’il faudrait appeler le mâle de la courtisane, son camarade de chasse sociale : habitant, comme elle, les zones interlopes, doué des mêmes instincts et du même zèle carnassier. On s’attendait à le trouver dans ce Montrigaud ; il s’annonçait bien ; il se campait en scène dans une pittoresque attitude de matamore armé d’esprit jusqu’aux dents ; il tirait à tout venant des coups de pistolet d’épigrammes. Mais, chose étrange, ce personnage, si flambant au premier acte, va pâlissant et se décolorant de scène en scène : il a trompé le public ; ce n’était que le masque d’un caractère. On s’attendait à mieux, après la scène incisive et fine où il confesse Olympe, et lui avoue, à son tour, qu’il convoite la main de Mademoiselle Geneviève, la cousine de son mari, la petite nièce du vieux marquis. Sur quoi, la courtisane lui promettait de brocanter ce mariage, et le Grec, en retour, jurait de se taire. A la façon dont ce complot se trame, on le prend pour l’intrigue ouvrière de la comédie, et il rate, il se défait, il avorte ; à peine en reparle-t-on, çà et là.

En revanche, une scène de tout point excellente est celle de la première entrevue d’Olympe et du marquis. Elle se fait surprendre, en tête-à-tête avec son mari, par ce vieux gentilhomme qui a fait, en 1833, la dernière campagne de la légitimité. Ainsi pris au piège, il faut bien que le jeune Henri avoue sa mésalliance. Il rougit, il balbutie, il a peur ; mais Olympe vient à son secours. Pour séduire le royaliste, elle se fleurdelise ; elle se présente à lui comme la fille d’un paysan vendéen mort à la Pénissière, en criant : « Vive le roi quand même ! » Et le marquis d’accueillir, à bras ouverts, cette orpheline du drapeau blanc. Henri seul n’est pas ravi de cette petite histoire ; il trouve que sa femme sait trop bien mentir : cela lui donne à rêver, et déjà il tâte son front avec inquiétude. Mais, avec quelques câlineries, Olympe le rassure. — « Enfin, je suis comtesse ! » s’écrie-t-elle, et la toile tombe sur ce cri de triomphe. Il est charmant, ce premier acte, habilement fait, largement posé, plein d’engagements et de promesses ; il n’a qu’un tort, celui de promettre ce que les actes suivants ne tiendront pas.

Au second acte, nous sommes à Berlin, dans la maison d’exil du marquis. Olympe, installée chez ses grands-parents, baille, s’ennuie, fait la morte. Cette vie de calme et de vertu lui pèse ; ce vieux marquis et cette vieille marquise, blanchis dans l’honneur et la loyauté, lui semblent baroques et intelligibles, comme des momies égyptiennes. Geneviève, la chaste et noble enfant, n’est point de sa race ; quant à son mari, elle ne l’a jamais aimé, et déjà celui-ci commence à voir clair sur ce visage obscur qui couve un secret. Il voit que l’adultère repose endormi entre ses deux sourcils froncés et sinistres ; il devine le mal des pays impurs qui la ronge, il sent qu’il a introduit une ennemie dans la famille, et ses remords éclatent en aigreurs, en dissentiments, en sarcasmes. A ses reproches, Olympe redouble d’ennui et de projets d’évasion. Les voilà déjà tous les deux tiraillant leur chaîne, comme deux forçats accouplés. Tout cela est très vrai, très sérieux, très inévitable, mais toute conclusion exige des prémisses, et ces prémisses manquent au raisonnement de la comédie. Je dirai tout à l’heure comment j’aurais compris la mise en scène de cette maladie aussi réelle qu’elle est bizarre, la nostalgie du vice ; mais, telle qu’elle est représentée dans la pièce de M. Augier, elle déconcerte le spectateur, qui comprend à peine. Olympe se marie trop vite ; elle se dégoûte trop tôt de son incarnation de grande dame. On n’est pas préparé à son caprice de fille aspirant à redescendre, quatre à quatre, le faite social où elle est montée ; on s’en étonne au lieu d’en frémir. Aussi, sommes-nous prêts de crier à l’invraisemblance, lorsque nous la voyons fascinée par une rivière de diamants que vient lui offrir un certain M. Baudel, jeune croquant enrichi, qui voudrait s’illustrer par la conquête d’une comtesse, et que le Montrigaud lui envoie, en sa qualité de vieux diable que cela amuse de tenter les femmes. Elle a cent mille livres de rente, après tout, madame Olympe ; et son mari ne lui marchande pas ses parures.

Ce n’est pas qu’il ne soit vrai, en lui-même, ce premier mouvement de la fille étendant la main pour prendre et se vendre. C’est l’instinct de la Pie voleuse qui se réveille ; versez dans son nid les diamants de la Couronne, elle n’en happera pas moins la première fourchette d’argent qu’elle verra briller ; mais, encore une fois, la vérité crue ne suffit pas au théâtre ; elle a besoin d’être préparée, assaisonnée, servie, selon certaines règles de ménagement et d’insinuation qu’il est toujours imprudent d’enfreindre.

Quoi qu’il en soit, Henri, qui en est déjà à espionner sa femme, survient au moment où Olympe passe à son cou le collier de M. Baudel. A ses questions, elle lui répond que ce sont des diamants faux qu’elle vient d’acheter ; et voilà son premier pas fait dans la voie qui la ramène à l’abîme. Elle redevient courtisane, elle est à revendre.

Ici se place une scène hardie et brûlante, comme un fer rouge qui mord une chair vive, une scène dont l’effet déjà grand serait centuplé si elle était énergiquement amenée. La mère d’Olympe « par l’odeur alléchée », arrive de Paris sur son balai rôti, le cabas au bras, le tartan au dos, coiffé d’un chapeau d’âne savant et de faux tours dévergondés et pleureurs. Elle est ignoble, elle est horrible ; le faux sourire de l’entremetteuse grimace sur ce vieux et vicieux visage : si le sabbat avait une portière, on ne se la figurerait pas autrement. Olympe fête l’arrivée de la mère prodigue par un petit dîner cachotier. Montrigaud, survenu, est invité à ce pique-nique de famille, — ni hommes, ni femmes, tous bohèmes. Alors, une fois les portes closes et les domestiques renvoyés, vous la voyez mettre bas sa couronne de comtesse, sa robe montante de grande dame, son masque de femme honnête, et la fille reparaît, la fille parisienne qui regrette son élément de boue, de Champagne et de bruit et qui s’y replonge par la pensée, et qui y nage, et puis y barbote, et qui s’en donne par-dessus la tête. Il faut l’entendre questionner sa mère sur ce trantran du vice parisien dont depuis un an, elle n’a plus de nouvelles, et la duègne lui répondre, en lui défilant tous les cancans du treizième : Clara n’a plus de coupé, Berthe est dans la débine ; quant à Céleste, « elle a trouvé un excellent général qui lui fait quinze mille de viager. Il est vrai qu’elle crache si bien le sang », ! et patati, et patata. … Olympe respire avec délices ces odeurs de corruption parisienne que lui rapporte la vieille, et sa tête s’exalte au ressouvenir de ces joies maudites. Elle regrette, avec des mélancolies infinies, l’impur ghetto dont elle est sortie, elle se rappelle, comme elle dit, le temps de son vice en fleur et de son candide dévergondage, alors qu’elle allait danser à la Chaumière en robe de guingamp, au bras d’un étudiant de passage.

Sans doute, Olympe, c’était là une saison joyeuse mais le dénouement de ces vaudevilles du quartier latin, la prison de Saint-Lazare, l’hôpital et ses horreurs, et l’École de médecine, où le carabin voit quelquefois disséquer doctement son ancienne compagne d’amour et de joie !… Un peu de vertu tempérée par cent mille livres de rente, ne vaut-elle pas une vie si chanceuse ? — Pas pour elle, en ce moment ; elle a repris le ton, les manières de sa vie passée. Elle est heureuse. Pour couronner la fête, on annonce M. Adolphe, premier comique du théâtre français de Berlin, un pauvre diable de bénéficiaire qui vient offrir une loge à madame la Comtesse ; et madame la Comtesse de saisir au bond cette occasion de s’encanailler un peu plus encore. Elle assoit le cabotin à sa table, elle le grise, elle lui fait débiter les drôleries de son répertoire et, de la parure que M. Baudel vient de lui donner en arrhes, elle détache une perle pour la lui offrir.

Il est terrible, ce repas du vice à table et en appétit ; c’est la gamelle du cynisme. Cette fille perdue qui médite de se perdre encore, cette mère, crapuleuse et bouffonne, qui lui sert à la fois de jouet et d’idole, pareille à ces manitous que les sauvages adorent et cassent tour à tour, cet aigrefin qui s’est fait son chevalier… d’industrie, cette conversation qui respire la gaieté malsaine des cabinets particuliers et des tables d’hôtes équivoques, tout cela est peint à cru, calqué sur le vif ; tout cela est d’un comique amer qui donne à l’âme la nausée de l’empoisonnement.

Au troisième acte, l’action s’embrouille et se brusque : Olympe a pris son parti, elle veut de l’argent et sa liberté. Son plan est fait ; un procès en séparation peut seul la rendre à son monde ; ce procès, elle l’aura, elle y jouera le beau rôle.

Elle a découvert que Geneviève aimait son mari d’un amour d’enfance, et, pour lui arracher son secret, en lui ouvrant l’espoir d’un prochain veuvage, elle simule une maladie de poitrine, elle tousse, elle crache le sang…. C’est un enfantillage funèbre que cette comédie, et très peu digne de la grande rouée qui la joue. De même, le moyen d’admettre que de cette timide jeune fille qui n’a jamais quitté la jupe de sa tante, elle obtienne, par des procédés pareils, une lettre contenant l’aveu de son chaste amour. Cette lettre n’est pas moins le ressort extrême du dénouement qui s’avance. M. Adolphe, dégrisé, vient rapporter au mari la perle que lui a donnée la veille madame la Comtesse, et qui vaut cent-cinquante florins tout au moins. Mais, si cette perle n’est pas fausse, les diamants sont donc vrais ! et voilà un mari furieux et honteux de lui-même, qui se maudit, s’accuse, se frappe la poitrine et confesse à son oncle, avec des larmes de rage, le vrai nom, le nom scandaleux de la femme à laquelle il a livré son honneur. Le vieux marquis demande à rester seul avec elle, et là, entre deux yeux, comme on dit, il lui ordonne de partir, de s’exiler, de quitter son nom. Mais, armée de la lettre de Geneviève, Olympe est maîtresse de la situation. Il y a un procès en séparation dans cette lettre, un adultère sous le toit conjugal, le déshonneur de sa nièce… que sais-je encore ? C’est donc à elle de dicter ses conditions. Il lui faut de l’argent, beaucoup d’argent. Le marquis offre cinq cent mille francs, la moitié de sa fortune ; ce n’est pas assez : dans cinq ans, elle aura gagné le double. Alors, comme elle s’emporte et perd la tête à son tour et se lance dans des menaces d’infamie et de déshonneur, le vieillard exaspéré ouvre une boîte de pistolets qui se trouve là par hasard, et la tue, à bout portant, comme il tuerait une bête enragée.

Ce coup de pistolet final a sonné faux à toutes les oreilles. D’abord, il tue une femme, ce qui est toujours répulsif et brutal. Un amoureux seul peut se permettre de tuer sa maîtresse, au théâtre, et encore faut-il qu’il l’aime pour qu’on lui pardonne ! Puis, au moment où il brûle le peu de cervelle qu’il y avait dans la tête de cette Olympe, son meurtrier était en marché avec elle ; il débattait son exil, il marchandait son départ. Dès lors, il avait perdu tout droit de la tuer. Il ne sied pas à un galant homme de proposer la bourse ou la vie ; le pistolet d’une haute justice ne se bourre pat, avec des écus.

Enfin, s’il faut le dire, le public n’a pas ratifié cette exécution, que pouvait seul excuser l’adultère le plus nu et le plus flagrant ; or, le public n’a compris qu’à demi que cette femme allait se livrer, d’une scène à l’autre, à M. Baudel pour lui solder ses cristaux. Il ne prenait pas au sérieux cet imbécile ; il n’a point non plus démêlé trop clairement le piège obscur dans lequel la courtisane fait tomber Geneviève ; il n’a point cru à cette lettre si vite extorquée. Bref, la culpabilité d’Olympe n’est pas assez flagrante pour mériter ce coup de pistolet qui détonne au lieu de foudroyer, et agace les nerfs sans frapper au cœur.

La clarté manque au châtiment comme à la faute ; elle manque aux motifs mêmes qui rejettent violemment Olympe vers son passé. Ce n’est pas que je n’admette pleinement son retour au mal. Les courtisanes de naissance ou de vocation sont comme les animaux marins que l’eau douce empoisonne ; il leur faut, pour vivre et respirer à l’aise, l’écume et la salure de leur mer Morte natale. Elles retournent au vice ou elles y tendent par instinct. Vous souvient-il de cette dame galante de Brantôme qui, au récit des licences et des saturnales de Venise, s’écrie, avec une mélancolie hystérique : « Hélas, si nous eussions fait porter tout nostre vaillant en ce lieu-là par lettre de banque, et que nous y fussions pour faire cette vie courtisanesque, plaisante et heureuse à laquelle toute autre ne saurait approcher, combien nous serions emperières de tout le monde ! » M. de Balzac, dans sa Torpille, a étudié, lui aussi, cet effrayant phénomène de la nostalgie du vice sur un sujet naïf comme un animal. Il nous a peint, en traits de feu, l’ensorcellement matériel d’une fille, ingénue comme une sauvage, qui, retirée de l’enfer, regrette machinalement son climat de braise, et se meurt de ne plus respirer son air empesté. Mais de tels mystères sont faits pour rester dans l’ombre du livre. D’ailleurs, Olympe n’est pas de la race de la Torpille. Elle calcule sa vie, elle la combine, elle la dirige, elle fait un mariage de raison, comme on dit, et l’apostasie qui renvoie cette renégate relapse à ses dieux impurs ne pouvait être motivée par de trop frappantes incompatibilités de vie et d’humeur.

Ainsi, au lieu de l’installer à Berlin, dans une capitale au milieu du monde, pourquoi, — puisque votre marquis est un gentilhomme breton de vieille roche, — ne l’avoir pas reléguée dans quelque donjon de la Basse-Bretagne pétrifié dans l’étiquette et l’austérité ? Là, j’aurais voulu voir cette enfant gâtée de la vie parisienne, enfermée dans de grandes salles séculaires remplies de portraits de famille aux vastes perruques, aux mines renfrognées, aux regards sévères. J’aurais voulu qu’elle y trouvât un grand-oncle rigide et froncé, comme un lion héraldique, une grand’tante qui tint de l’abbesse et de la vieille fée, et toute sorte de grands parents immémoriaux et solennels : chanoinesses, chevaliers de Saint-Louis, béguines, douairières, qui se fussent mis à la surveiller, avec la grimace et l’humeur de dragons responsables gardant un trésor.

Ainsi fourvoyée au milieu des guivres et des licornes habillées du blason, respirant un air chargé de vieillesse et d’antiquité, cernée par les yeux scrutateurs et les commérages austères d’une petite société à demi claustrale, j’aurais compris que cette fille du quartier Bréda sentît son sang de lorette bouillir dans ses veines, que le ranz de Mabille et de Musard l’eût plongée dans des rêveries mortelles, et que du giron moisi de cette famille antique et gothique elle eût désespérément regretté le petit tralala vulgaire et vicieux de sa vie passée. Oh ! le Château des fleurs ! Oh ! le bal d’Asnières ! Oh ! les premières de l’Ambigu ! Oh ! le sucre d’orge des Folies-Nouvelles ! mon comté pour un entresol de la rue Pigalle ! mes parchemins pour une contremarque d’entrée à Valentino ! On l’eût comprise, expliquée, presque excusée. Et même je suppose qu’à ces antipodes de son ancien monde, elle eût rencontré, non pas l’honnête et larmoyant comédien que vous faites asseoir à sa table, mais quelque cabotin roué, dépravé, nomade, qui aurait roulé par hasard sa bosse postiche jusque sur les tréteaux de l’Armorique… Eh bien, j’aurais admis qu’en haine de son servage féodal et de ces mœurs antédiluviennes, et des vieux portraits à perruque, et des vertus en vertu-gadin, elle se fût amourachée de cet histrion. J’aurais admis que la bohémienne décrassée eût reconnu en lui un homme de sa caste et de sa tribu, et qu’elle eût fait à son mari le violent et suprême outrage de le tromper pour si peu.

C’est alors que le pistolet du burgrave irrité serait intervenu à propos, et que son coup de feu aurait semblé la purification légitime de sa maison souillée par un abject adultère. Je sais bien que M. Augier peut me répondre qu’il a voulu enlever toute défense à sa courtisane, en la plaçant dans un milieu plein d’indulgence et de douceur, ou sa nature anormale pût s’acclimater sans trop de contrainte. Mais, à force de la rendre inexcusable, il l’a faite inintelligible, et le théâtre réclame, avant tout, de la logique et de la clarté.

Les caractères participent à cette indécision de l’ensemble ; il n’y a ni l’étoffe ni le nerf d’un justicier de famille dans ce vieux marquis, si tolérant et si bonhomme pendant les deux premiers actes. Sa main paterne n’est pas de force à ajuster le pistolet tragique d’une exécution. On s’attendrait, tout au plus, à lui voir lancer la malédiction tremblotante des vieillards de Greuze, ou brandir la canne patriarcale des grands-oncles poussés à bout. Le petit comte de Puygeron est bien mince, bien frêle, bien insignifiant ; le seul intérêt qu’il pût exciter était dans l’excès de son amour, un amour aveugle et sourd qui, de lui-même, se crèverait les yeux et se boucherait les oreilles, pour ne rien voir, ne rien entendre, et ne recouvrer ses organes que devant une patente et criante évidence. Or il boude sa femme dès les premières scènes ; il la guette, il la soupçonne. Il voit trop clair pour avoir aimé, ce petit jeune homme ; et, dès lors, sa folie n’est plus qu’une folie froide pour laquelle je n’éprouve aucune compassion. Le sacrifice que l’on fait à une courtisane, en s’excommuniant du monde avec elle, doit supposer une passion profonde, fatale, infinie. On l’épouse, comme le doge de Venise épousait la mer, avec ses impuretés, sa fange, son écume ; on jette son anneau dons cette nature « perfide comme l’onde », sans s’inquiéter de l’abîme où il va tomber. Quoi de moins vrai encore, au point de vue humain, que cette amourette de pensionnaire qui le reprend pour sa petite cousine ? Comme si le fatal privilège des passions qu’allument « les yeux pleins d’adultères » dont parle saint Paul, n’était pas précisément d’anéantir pour longtemps, dans l’âme qu’elles foudroient, la possibilité des chastes amours. Tout paraît fade après les condiments enflammés que cuisinent ces magiciennes de la chair. Faites donc goûter l’innocence du laitage et la douceur du miel au créole qui revient des Indes, calciné en dedans par le feu cuisant des épices.

J’ai déjà dit l’inconsistance du Montrigaud ; il débute par éblouir, puis il se ternit, s’efface, s’obscurcit dans de vagues intrigues, si bien que, de l’éclatant feu d’artifice qu’il a tiré au premier acte, il ne reste plus, au dénouement, que la carcasse éteinte, usée, inutile. Reste M. Baudel, et c’est un fin profil comique que celui de ce quidam doucereux qui vaque, à petit bruit, à ses petits grabuges. On ne pouvait mieux rendre un de ces caractères banaux et douceâtres dans lequel il y a du miel, comme il y a de la boue dans les chemins vicinaux. Reste encore la mère Morin, une caricature tragi-comique d’une effrayante ressemblance. Nous avons été sévère, car vis-à-vis d’un homme du talent de M. Augier, la sévérité est un hommage. Il est de ceux qu’on discute parce qu’ils vivent, et que rien de ce qui vient d’eux n’est indifférent. Cependant, hâtons-nous de le dire, si sa pièce ne tient pas à l’analyse, les morceaux en sont bons, quelques-uns même excellents.

Le premier acte est une perfection. Il y a, dans le second, des scènes achevées de gaieté ou de sentiment, et je vous donne celle du souper pour un chef-d’œuvre de verve mordante et d’observation implacable. Rarement, du reste, M. Augier a dépensé plus d’esprit qu’au Mariage d’Olympe. Si quelque chose pouvait couvrir les lacunes et les indigences de l’action, ce serait cette profusion de mots fins, nets, ciselés, sonores, d’excellent aloi pour la plupart, et marqués au coin de l’élégance attique.

La première soirée a été agitée, inquiète, incertaine ; le public s’est cabré plusieurs fois sous ce fouet satirique manié au hasard ; il a sifflé le coup de pistolet final. En somme, l’impression d’ensemble a été celle d’un intérêt et d’un saisissement concentrés. Ce ne sera pas, je le crois du moins, un succès de faveur et de sympathie, mais un de ces succès de curiosité et de controverse qui valent bien les autres, lorsqu’ils s’y mettent. Tout le monde n’ira pas applaudir le Mariage dOlympe, mais tout le monde ira le voir, et ses adversaires même seront ses témoins.