(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le comte de Gasparin » pp. 100-116
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le comte de Gasparin » pp. 100-116

Le comte de Gasparin

Innocent III.

I

Littérature ! Peut-on dire que l’Innocent III du comte de Gasparin soit réellement de la littérature ?… Le titre du livre fait illusion ; on dirait un livre d’histoire. Eh bien, non ! ce n’est pas de l’histoire. Allez ! le comte de Gasparin n’a pas recommencé le livre de Hurter. Ce n’est pas même un livre du tout, que le sien. C’est un recueil de Conférences sténographiées. Il pouvait être un historien et un écrivain, pourtant, le comte de Gasparin, et il a mieux aimé être ce qu’on appelle maintenant un conférencier, et un conférencier de Genève ! Ceci est aggravant. Son Innocent III, pour lequel on cherche un nom convenable sans le trouver, a tous les défauts de la Conférence, ce genre abaissé de littérature, et ces défauts-là sont nombreux et grands. D’abord, c’est l’absence de toute composition méthodique et sévère. Puis, c’est la suppression obligée de ces détails qui vont au fond des choses. Enfin, c’est la nécessité d’être superficiel, pour être plus vite compris ; car les conférenciers sont à l’heure, comme les fiacres. Voilà la Conférence ! Invention moderne, mais qui n’est pas que moderne. La parole se substituant à l’écriture a, dans tous les temps, été le symptôme des littératures qui vont mourir.

C’est, en effet, dans le bavardage, que s’évapore le génie littéraire des nations en décadence. Alors, la Conférence pousse, fleurit et s’étale. Les Grecs l’eurent du temps de leurs sophistes. Et nous, qui en sommes aux nôtres, nous l’avons comme eux. Nous l’avons par le fait de cette loi physiologique et absolue, que tout ce qui est vieux a toujours bavardé. Pour l’heure, nous subissons cette loi. Est-ce que nous ne bavardons pas comme à Byzance ? Chacun, en ce moment, pérore et professe. Le moindre grimaud sans mandat et sans autorité, ou la moindre grimaude, — car nous avons vu des femmes conférencer, leur éventail à la main, — se hisse sur un amphithéâtre ou sur un perchoir de quelque chaire, et la curiosité badaude, et l’oisiveté ennuyée, et la paresse, ennemie des lectures attentives et longues, viennent tendre leurs oreilles aux connaissances faciles qu’on leur égruge et qu’on leur jette. La Conférence, ce ridicule ou ce vice du xixe  siècle, la Conférence, qui doit tuer le livre dans un temps donné, — comme cette immonde invention des cafés chantants est en train de tuer le théâtre, — dispense un homme de faire un livre, ce terrible labeur qui demande parfois des années ! et dispense aussi de l’attention qu’il faudrait pour le lire et de la réflexion pour le comprendre. De plus, l’homme du livre ne voit que son sujet ; — l’homme de la Conférence ne voit guères que son public, ce qui n’est une garantie ni de talent, ni d’indépendance. La pensée, qui n’a toute sa pureté et toute sa force que dans le recueillement et dans la solitude, ne gagne rien à son tête-à-tête avec la foule. Malgré elle, la tentation de l’applaudissement l’y saisit, et elle y tombe promptement dans cette corruption, pire que l’esclavage sous un seul maître, et qu’on appelle la soif de cette popularité qui est l’esclavage sous plusieurs !

Telle la Conférence, qui, présentement, est en train de détrôner le livre et de noyer dans la salive humaine la littérature. Le comte de Gasparin a choisi cette forme pour sa pensée. En cela, il a été de son époque. En cela, il a été plus préoccupé d’influence et d’action sur ses contemporains que du double mérite des livres bien faits, c’est-à-dire de la beauté ou de la vérité désintéressée de l’œuvre littéraire. — Cet utilitaire se sera dit que le profit du livre serait bon après le profit de la Conférence, et il a publié son fallacieux Innocent III.

II

Et, de fait, c’était un utilitaire, que le comte de Gasparin, Mais il était, j’en conviens, d’une utilité plus haute que celle de Bentham ou de Say. L’esprit religieux qui était en lui, et qui a absorbé l’esprit politique qui y fut autrefois, fait, à nos yeux, du comte de Gasparin, une individualité intéressante au milieu des insupportables libres penseurs de ce siècle de liberté et de tolérance, — intolérant seulement contre Dieu, à qui il ne permet plus d’exister. Le comte de Gasparin était, malheureusement, protestant, — mais nous arrivons à ce moment épouvantable dans les croyances et dans les mœurs, où ceux qui ont gardé, à travers toutes les méconnaissances, toutes les erreurs et toutes les révoltes, un pauvre atome de foi chrétienne dans leur esprit et dans leur cœur, ont, de cela seul, une supériorité relative qui les met bien au-dessus de la tourbe des écrivains de la libre incrédulité. Le comte de Gasparin avait l’honneur d’être le mari de la noble femme qui a écrit Les Horizons prochains et Les Horizons célestes, deux chefs-d’œuvre de la plus adorable spontanéité. Il n’y a pas beaucoup d’années que je parlai avec enthousiasme de ces deux livres charmants et bien étonnants sous une plume protestante, tant le sentiment des plus pures et des plus brûlantes Mystiques de l’Église catholique les animait de son incomparable accent ! Ces livres surprenants et délicieux, ne ressemblaient guères à celui qu’a publié le mari de cette chrétienne inspirée. C’est la même foi peut-être, mais, on le conçoit, l’accent sorti de l’âme d’une femme qui aimait Jésus-Christ comme nos Saintes, à nous, peuvent l’aimer, ne devait pas se retrouver dans le livre d’un homme, — d’un prédicant, — d’un polémiste, tel qu’a voulu l’être le comte de Gasparin en ses Conférences. Madame de Gasparin oublie, elle, son protestantisme, dans l’amour et à force d’amour. Mais le comte de Gasparin n’oublie jamais le sien, dans sa haine contre l’Église romaine… Certes ! je ne le méprise pas de savoir haïr. Je ne suis pas assez bêtement philosophe pour m’indigner du fanatisme de sa passion protestante. J’aime le fanatisme, même dans l’erreur. Le comte de Gasparin — et j’honore cela en lui — a une âme de prêtre, — et de prêtre catholique ; car il n’y a pas d’autre prêtre que le prêtre catholique dans le monde, depuis que le Christianisme l’a renouvelé. Il ne réalise d’aucune façon la vieille définition connue du ministre protestant, qui joue au prêtre, mais qui ne peut pas en être un ; car la prêtrise est un sacrement. Il n’est point le tranquille monsieur en habit noir qui lit dans un livre. Ardent comme les Covenantaires des romans de Walter Scott, mais moins puritain, moins dur et moins farouche, ce dernier venu dans le protestantisme, qui a manqué son siècle et qui est tombé dans celui de l’athéisme et de la philosophie sans s’y briser, avait fait longtemps, dit-on, des missions protestantes, dans les montagnes et aux paysans de la Suisse, sous l’inspiration et sous la pression de son Saint-Esprit particulier. Et c’est toujours sous la même pression de ce Saint-Esprit particulier, qu’il a abordé l’histoire contre Innocent III devant les mômiers de Genève et les petits lettrés à bon marché, qui y courent aux Conférences comme à Paris.

Ainsi, vous le voyez ! nous voilà bien loin d’un historien ou d’une histoire. Innocent III — ce nom de diamant — n’est ici que comme un exemple éblouissant à l’appui d’une thèse contre l’Église romaine tout entière. Au fond, il s’agit bien, historiquement, d’Innocent III ! Il arrive à peu près à la moitié du recueil qui porte son nom et après quatre longues Conférences sur les Apôtres, — les Pères apostoliques, — et le règne de Constantin. De Constantin à Innocent III, il y a du temps et de l’espace, et ce saut-là, qu’on nous fait faire, peut étonner. Mais le comte de Gasparin nous explique pourquoi il a choisi, dans la liste magnifique des pontifes romains, Innocent III, pour en parler de préférence aux autres pontifes. Selon le comte de Gasparin, ce Pape, qui fut grand, mais certainement moins grand que Grégoire VII, — qui, à distance de plus d’un siècle, sut lui paver la voie Appienne de sa grandeur future, — représente pourtant, sinon le plus haut degré du génie absolu de l’Église, au moins le plus haut point de sa fortune, et c’est pour cette raison que le comte de Gasparin, en le choisissant, l’a frappé. Il croit atteindre, à travers ce Pape, l’Église, à la tête et au cœur…

Comme, pour lui, le comte de Gasparin, l’Église romaine est une institution faite de main d’homme ou gâtée par la main des hommes, on ne dira pas (a-t-il dit) qu’il la diminue en la concentrant dans le plus glorieux et le plus heureux de ses pontifes, et il le prend, ce grand homme, pour déshonorer l’Église dans sa grandeur même. Singulier rapport entre le prédicateur évangélique, qui se fait très doux, dans son livre, — mais un peu comme Rominagrobis, et qui pousse la bonté jusqu’à bien vouloir convenir de la grandeur et de la conscience de nos Papes, — et cet empereur affolé qui désirait que le genre humain n’eût qu’une tête, pour la lui couper. Le comte de Gasparin a cru trouver la tête de l’Église sur les épaules d’Innocent III, et il en a peut-être tressailli d’aise dans ses petites entrailles de petit Caligula protestant, au demeurant, le meilleur fils du monde. Seulement, la tête de l’Église n’est sur les épaules de personne, et la Papauté, qui dure plus que le Pape, est encore plus difficile à tuer d’un seul coup que le genre humain !

III

L’Innocent III du comte de Gasparin n’est donc rien de plus qu’une rubrique de discussion protestante, une arabesque de plus parmi les mille arabesques de cette polémique qui replie ses sophismes, depuis trois siècles, autour du principe incommutable de l’Église romaine, comme le serpent tordait ses anneaux autour de l’arbre de la Science. Cela peut être, à certains yeux, mais non aux miens, imposant et nouveau d’aspect, ingénieux et savant, souple et subtil. Ce n’est, après tout, qu’une torsion de plus de la Bête multiple que nous connaissons, autour du tronc de l’arbre impénétrable et immortel ! J’ai dit assez que le comte de Gasparin était protestant, mais je ne saurais dire, et peut-être, lui, n’aurait-il pas pu dire non plus, à quelle espèce de protestantisme il appartenait ; car il y a plusieurs espèces de protestantisme. « Je suis un fameux protestant, — disait Bayle, le sceptique Bayle, l’auteur du Dictionnaire, — car je proteste contre tout ! » Le comte de Gasparin n’en était pas encore là ; il se tient en équilibre sur l’étroite frontière de ce protestantisme universel. Mais il n’en est séparé que par l’épaisseur de son inspiration personnelle, ce qui ne fait pas un fier mur ! « Nous ne sommes, — dit le comte de Gasparin (je voudrais bien savoir pourquoi il dit nous !), — nous ne sommes ni les disciples de Luther, ni les disciples de Calvin, ni d’aucun des hommes du xvie  siècle. Nous sommes les disciples des premières sociétés de l’Église… » ce qui n’est pas facile à comprendre. Je comprends qu’on soit le disciple d’un homme, mais le disciple de plusieurs sociétés n’est pas aussi aisé à admettre, et quand il ajoute, pour être plus clair et pour n’arriver qu’à être plus vague : « de la partie de ce siècle sur laquelle les Apôtres eux-mêmes ont exercé leur direction », je ne comprends plus du tout, ou plutôt je comprends que le protestant Gasparin n’est que le disciple de lui-même, et que sa foi religieuse ne relève que de sa critique, de la partie du siècle dont il se dit le disciple, et de sa propre interprétation… La personnalité protestante du comte de Gasparin est si large, si forte et si absorbante, qu’il n’admet que celle de Dieu vis-à-vis de la sienne. Il ne croit qu’à la rencontre directe de l’âme et de Dieu. Il ne permet la présence de personne entre Dieu et l’âme. L’Église comme il l’entend (étrange église !), n’a ni sacerdoce, ni culte, ni direction, — dit-il, oubliant qu’il vient de reconnaître la direction des Apôtres. Et si l’Église romaine lui paraît, malgré les vertus et les lumières de ses pontifes, aussi monstrueusement détestable, c’est qu’elle a tout cela, l’Église romaine ! C’est qu’elle est, au spirituel comme au temporel, la plus forte direction que puissent avoir les hommes. C’est qu’elle est enfin, — disons le mot scandaleux ! — un gouvernement.

Une fois l’esprit engrené dans cette logique, on devine ce que va devenir le gouvernement d’Innocent III dans les jugements du comte de Gasparin. Heureusement, la logique n’est pas la vérité. La logique, disait Hamilton, avec une profondeur spirituelle, est une clef à l’aide de laquelle « on n’entre jamais que chez soi. » Et le chez soi du comte de Gasparin, c’est le protestantisme. Non pas celui de Luther ou de Calvin ou de personne, ni même l’apostolique du comte de Gasparin, — cette pointillerie, comme aurait dit Bossuet, dans le dédain de son bon sens, cette pointillerie à examiner, travail de Pénélope toujours repris par qui a la fantaisie de le reprendre, — mais le protestantisme primitif, éternel, qui date du paradis terrestre, disait Lacordaire, et qui naquit le jour où Satan dressa contre Dieu le pourquoi de toutes les révoltes… Le chez soi du comte de Gasparin, c’est l’individualisme sans limites, c’est le plein vent de la liberté, c’est le radicalisme absolu ! Je vais dire un mot qui peut-être aurait révolté le comte de Gasparin, lequel fut un homme politique et qui put se croire un homme d’État. Théologiquement, il couche à la même enseigne que Proudhon. Tous deux sont des individualistes et des radicaux absolus : l’un dans l’ordre politique, l’autre dans l’ordre religieux ; mais c’est un bon chemin (et même il n’y en a pas d’autre) pour mener au radicalisme politique, que le radicalisme religieux. Ce sont tous deux — et Proudhon, qui n’avait peur de rien, n’avait pas peur du mot, — des anarchistes au même degré. Seulement, je doute fort que le comte de Gasparin eût eu la même hardiesse que Proudhon.

IV

Et qu’il l’eût eue ou qu’il ne l’eût pas eue, qu’importe ! La hardiesse des principes suffit à la lâcheté des hommes. L’auteur de l’Innocent III, — qui ne veut pas plus en religion de gouvernement que de sacrements, qui a rejeté Luther et vomi Calvin, parce que ces deux Révoltés contre le gouvernement de l’Église ont essayé tous deux de bâtir une église et un gouvernement avec les ruines qu’ils avaient faites, — l’auteur de l’Innocent III a inventé, pour les besoins de sa thèse contre l’Église romaine, deux principes et deux définitions qu’il oppose l’un à l’autre et qu’il appelle : l’un, le principe païen ; l’autre, le principe chrétien. Or, voici comment il les caractérise : « Le principe païen, — dit-il, pages 17 et suivantes, — c’est la tentative de se passer de Dieu ; c’est l’effort pour se passer de Dieu. Le principe chrétien, c’est la rencontre directe de l’âme avec Dieu. » Et l’effort pour se passer de Dieu, dans les idées du comte de Gasparin, — le croira-t-on jamais ?… on croirait plutôt le contraire ! — c’est de fonder une Église, c’est d’établir une autorité extérieure après avoir reconnu l’intérieure, c’est d’avoir un symbole, des sacrements, une hiérarchie, un culte, une discipline, enfin tout cet ensemble de choses nécessaires vers lequel toute idée religieuse — d’où qu’elle vienne ! — tend par sa nature, si elle a vécu ou si elle veut vivre seulement deux jours.

Car voilà le point central, voilà le point important de la discussion, dans une question qui n’est pas uniquement théologique, mais historique, mais ontologique, mais humaine. Oui ! ontologique, puisqu’elle tient à la nature même des choses. Le comte de Gasparin, qui brise superbement les religions constituées, comme les Iconoclastes, ces enfants dans le protestantisme, brisaient les images ; le comte de Gasparin, ce protestant devenu si homme, l’est tellement devenu qu’il veut échapper aux conditions de la réalité humaine, que Jésus-Christ lui-même n’a pas changées, en apparaissant parmi nous. Et, en effet, Jésus-Christ, qui n’est pas venu pour, dans l’ordre religieux, changer la loi, mais pour l’accomplir, n’est pas venu davantage pour la changer dans l’ordre métaphysique du monde. Or, c’est là précisément ce que le comte de Gasparin méconnaît. Pour lui, de cela seul que l’idée est chrétienne, elle n’est plus soumise à la loi qui régit les autres idées dans toutes les sphères de notre activité. En vain elle est sortie de l’esprit de Celui qui est toute Vérité et toute Vie ; c’est assez pour elle qu’elle en soit sortie ! Le germe divin devait rester atome. Le grain de sénevé apporté par la main du Divin Semeur ne devait pas lever sur le sillon… Cette incroyable idée chrétienne ne devait chercher ni son accroissement, ni son organisation. Vivante, elle devait immobiliser la vie. Entrée dans l’espace et le temps à un jour donné, qui éclaire l’Histoire comme une colossale lentille de feu, elle ne devait pas subir les providentielles tyrannies du temps et de l’espace. Elle n’avait pas le droit de prendre un corps, de devenir Église, de s’organiser comme tout être vivant qui tend à sa fin. Elle se compromettait et se tuait, et se déshonorait, en devenant l’Église romaine avec son chef, — comme le corps est avec sa tête. Elle devait s’en tenir au commencement des Apôtres ; et le comte de Gasparin s’y tient.

Il s’y tient, et il s’y étrangle ! Par le fait de cette énorme aberration sur l’essence même et sur la nécessité de son développement dans l’histoire, le comte de Gasparin étrangle jusqu’à son protestantisme, dans le nœud d’une impossibilité. Le protestantisme des autres protestants comme lui n’est guères que de la tradition interrompue. C’est toujours la séparation de Jésus-Christ et de son Église, malgré les paroles divines de Jésus-Christ, auquel croit pourtant le comte de Gasparin, sur leur identification éternelle. « Si Jésus-Christ ne ment pas, l’Église ne peut errer », disait ce saltimbanque de Luther, qui, par là, se condamnait lui-même… C’était assez, à ce qu’il semblait, pour l’hérésie, que ce mensonge de Jésus-Christ, mais l’historien d’Innocent III a cru devoir ajouter aux raisons connues, et réfutées tant de fois par les théologiens catholiques, d’être et de rester protestant, une conception nouvelle, qui ne fausse pas que l’idée chrétienne, mais la nature des choses elle-même, et c’est cette conception, qui n’est qu’une chimère, qui donne à la publication intitulée Innocent III le peu qu’elle a de triste originalité.

V

Encore une fois, c’est une publication ; ce n’est pas un livre. Ici, la Critique purement littéraire reprend ses droits, et il me tardait qu’elle les reprît ! L’Innocent III du comte de Gasparin n’est qu’un discours sur le pontificat d’Innocent III, condamné d’avance par un a priori illusoire, et dérisoire aussi… Ce pontificat glorieux, le plus glorieux — quoique exécrable — de tous les pontificats de l’Église romaine, de l’aveu du comte de Gasparin, ne pouvait pas, il faut en convenir, être raconté en quelques minutes de Conférence, avec toutes les négligences d’une parole qui se hâte, avec tous les à peu près de la circonstance, tous les faits laissés, vu leur nombre, forcément, dans l’ombre d’un discours. Ce n’est là qu’un coup d’œil et quelques coups de langue sur un sujet très vaste, très chargé, et qu’il est impossible de creuser sans y mettre l’effort, le détail et le temps. Engagé et embarrassé dans cette période grandiose et orageuse du Moyen Âge, le comte de Gasparin, sans être Tartuffe, tire parfois de sa poche la montre de Tartuffe : « … Monsieur, il est trois heures et demie. »

Ces « trois heures et demie », dans ses Conférences, sonnent souvent… Pouvait-il en être autrement, du reste ? Le grave et savant docteur Hurter, une des gloires solides de l’Allemagne, où les gloires ne le sont pas, a passé trente ans, comme un bénédictin dans sa cellule, à fouiller dans cette histoire d’Innocent III que le comte de Gasparin nous broche en quelques phrases, qui font à peine quelques pages, avec la légèreté dominatrice des orateurs ! Il est vrai que Hurter, qui était protestant, se fit catholique en sortant de son histoire. Positivement, il avait été converti par Innocent III, — cet Innocent que le comte de Gasparin nous donne comme le plus splendide et le plus terrassant de ses arguments contre le Catholicisme.

Ainsi, pour conclure, quand nous mettrions de côté le parti-pris protestant qui plane comme une nuée sur tous les faits de ce grand règne et qui en obstrue la lumière, Innocent III interprété n’est pas jugé par le comte de Gasparin. Tous les actes de ce Pape immense, son intervention radieuse dans toutes les questions morales et politiques de son temps, les divorces des rois auxquels il s’opposa, l’indépendance de l’Église qu’il maintint, l’Inquisition, — qui a fait dire plus de bêtises qu’elle n’a brûlé d’hérétiques, et qui sauva (dit Villani, un ennemi de la Papauté !) la moralité du monde chrétien en proie aux erreurs les plus monstrueuses, — aucun de ces événements, qu’il fallait comprendre, n’a été jugé dans cette histoire au bout de la langue, et dans laquelle tout roule précipitamment et pêle-mêle, emporté par cette idée que l’Église romaine n’est pas la véritable Église, parce qu’elle a eu l’audace de vivre, de s’organiser et de devenir un gouvernement ! Voilà qui est bientôt bâclé, n’est-ce pas ? Mais la montre de Tartuffe dit : « trois heures et demie », et les conférenciers du Progrès sont des postillons qu’on paye, à chaque relais, en applaudissements. Montesquieu, qui ne courait pas ainsi à travers l’Histoire, disait qu’il fallait s’asseoir pour parler à l’aise d’Alexandre. Il ne concevait pas que la grande histoire se fît debout, et fût jamais une affaire de bec… L’ambitieuse forme oratoire, qui, comme toutes les ambitions, cache beaucoup de bassesse, ne peut pas aller au fond d’une histoire quelconque, puisqu’elle exclut la profondeur. Il n’y a pas d’exception à cela, même pour le génie. Le Discours sur l’Histoire universelle n’est pas la plus grande gloire de Bossuet. C’est, disons-le, du mauvais — comme Bossuet seul en pouvait faire ; une chose imposante encore, du mauvais de Bossuet ! Et cependant, ce Discours fut écrit, il ne fut pas parlé. La parole, sur laquelle vivent les conférenciers modernes et qui ajoute à sa radicale infériorité l’odieuse et vaniteuse prétention d’être improvisée, glisse sur les grands sujets et ne saurait les poinçonner. Voyez ce que sont, à présent, dans la science historique, philosophique et littéraire, les Cours des Villemain, des Cousin et des Guizot, qui firent palpiter les passions politiques de la jeunesse de leur temps ! Le vent qui a soufflé a passé sur ce sable et l’a emporté.

Seulement, une réserve à ceci : Quand j’oppose la vacuité de la parole à la plénitude des grands sujets, je n’entends point parler des sermonnaires. Il n’y a aucun rapport à établir entre les sermonnaires et les conférenciers et les faiseurs de Cours. Les sermonnaires, s’ils sont dignes de leur fonction, ne relèvent nullement de la Critique littéraire. Ce sont des hommes d’ordre surnaturel, prêchant des doctrines surnaturelles, et y mêlant, quand ils sont des Massillon et des Bourdaloue, des torrents de notions sur le cœur humain, qu’ils tiennent et tordent dans leurs chirurgicales mains de confesseurs. Quoique la fureur de séculariser tout soit la manie du comte de Gasparin comme de M. Renan, les Conférences qu’il fit à Genève ne sont pas des sermons encore ; je ne sais ni comment il les prononçait, ni comment il les préparait. Bossuet et saint Charles Borromée composaient leurs sermons à genoux, mais, malgré mon respect pour le sérieux des croyances du comte de Gasparin, je ne crois point que ce fut à genoux qu’il composa ses Conférences.

Et il ne nous y fera pas mettre non plus.