(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De la dernière séance de l’Académie des sciences morales et politiques, et du discours de M. Mignet. » pp. 291-307
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De la dernière séance de l’Académie des sciences morales et politiques, et du discours de M. Mignet. » pp. 291-307

De la dernière séance de l’Académie des sciences morales et politiques, et du discours de M. Mignet.

Je comptais aujourd’hui parler encore du Roman de Renart et de ces malices du Moyen Âge ; mon second article est terminé, mais on me permettra de l’ajourner à huitaine pour m’occuper d’un petit événement littéraire et philosophique qui est d’hier, et dans lequel il s’est déployé du talent, de l’habileté, de la candeur, et même un peu de ruse.

Le samedi 25 juin, l’Académie des sciences morales et politiques a tenu sa séance annuelle ; M. Damiron y présidait ; M. Mignet y a prononcé l’éloge de Jouffroy, mort il y a plus de dix ans, mais qui est encore assez présent par sa physionomie et par ses écrits au souvenir de ses amis et contemporains pour qu’on ait pu songer naturellement à le célébrer. Il n’y avait donc rien en apparence que de très simple : une des sections les plus graves de l’Institut allait rendre un hommage un peu tardif, mais bien mérité, à l’un de ses membres, à un philosophe mort en 1842. On allait être entretenu des idées et des doctrines du défunt, des qualités du personnage en lui-même : on était loin des passions et des allusions du jour.

Vous vous trompez : il y a dans presque toutes les choses de ce monde le spectacle qu’on affiche et le derrière du rideau. Il y a le prétexte et le vrai motif. Jouffroy, sur lequel il a été dit, dans cette séance, beaucoup de vérités intéressantes, bien qu’incomplètes, n’était que le prétexte. Oui, mort il y a dix ans, il aurait pu attendre quelques années encore à être célébré par M. Mignet, si l’on n’avait vu cette fois en lui une occasion naturelle de faire allusion aux choses présentes, et, jusqu’à un certain point, de leur faire guerre et injure.

Et afin que ce que je dirai ici sur des hommes dont je suis un peu le collègue, comme membre de l’Académie française et de l’Institut, ne puisse étonner personne, je définirai ma situation en deux mots : Je suis critique, et, en avançant dans la vie, j’ai le malheur de sentir que je m’attache de plus en plus au vrai en lui-même et que je n’entre plus dans le jeu. Quand le jeu est innocent pourtant, je m’y prête encore ; quand il s’y glisse des sentiments compliqués et équivoques, je ne fais pas comme Alceste, mais en prenant la plume, je tâche de rendre compte hautement de ce qui est, de manière que même les mécontents ne puissent me contredire.

L’Institut est un corps de l’État : les pensées, les opinions de chacun de ses membres sont diverses et libres ; mais chaque président, chaque secrétaire perpétuel, portant la parole dans les séances publiques au nom de la compagnie qu’il représente, ne parle plus en son nom propre, et s’il lui arrive de froisser à dessein les opinions et les vues paisibles de beaucoup de ses collègues, il est dans le cas d’être redressé par l’un d’eux.

M. Damiron, président actuel de l’Académie des sciences morales et politiques, n’est pas de ceux qui blessent : il a commencé, en quelques paroles très émues, par préconiser le discours éloquent qu’on allait entendre, et que, disait-il, il ne voulait point retarder ; il a annoncé M. Mignet avec un peu trop d’appareil peut-être ; car enfin, il était assis à côté de lui, et l’instant d’après, cet éloge qu’il venait de donner est remonté jusqu’à lui-même et lui a été rendu avec usure. Ce sont là des procédés d’académie (dans le vieux sens) et des émotions de famille ; il faudrait être un trouble-fête pour trouver à y redire. Mais alors, si vous êtes si charmants les uns pour les autres, laissez donc vos pointes d’épée que vous cachez sous des roses.

M. Damiron a encore parlé des prix que l’Académie proposait et de ceux qu’elle distribuait cette année même ; il n’a point paru, à la façon dont il s’exprimait, qu’il y eût ralentissement dans ces travaux honorables et utiles, ni qu’on fût menacé de cette disette prochaine d’études qu’a présagée aussitôt son successeur.

C’est par là que M. Mignet a commencé. Il y a, selon lui, deux espèces d’époques, celles où la philosophie est en honneur et où l’on pense, celles où la philosophie est découragée et où l’on ne pense pas :

Là où il n’y a pas de philosophie, a-t-il dit en homme qui sait les lois et presque les dogmes de l’histoire, il n’y a pas de civilisation ; là où il n’y a plus de philosophie, la civilisation dépérit et l’humanité s’affaisse. Il ne faut pas même supposer que le mouvement de la science puisse de beaucoup survivre à l’ardeur de la pensée. La pensée est la sève qui vivifie le grand arbre de l’esprit humain…

On voit le développement. Or, nous sommes menacés de ne plus penser : nous touchons à l’un de ces moments « où l’humanité énervée n’aspire qu’à se reposer et à jouir, où la science, passant surtout des théories aux applications, s’expose à perdre sa force inventive en laissant éteindre le souffle spirituel qui la lui avait donnée ». Mais quand tout l’univers se matérialiserait, quand partout la philosophie et la liberté seraient en disgrâce, il est cependant un lieu qui devrait rester inaccessible à de semblables lassitudes, et où il faudrait conserver le feu sacré : « Ce lieu est l’enceinte de l’Institut, qui est comme le sanctuaire de l’esprit humain. » Et presque comme exemple aussitôt, comme preuve de cette force inviolable de la pensée, M. Mignet évoque et introduit le souvenir de Jouffroy qui se trouve ainsi singulièrement agrandi et présenté comme un des oracles modernes, comme un puissant démonstrateur des vérités invisibles et comme le théoricien religieux de l’ordre universel.

Tout cela était dit par M. Mignet avec nombre, avec aisance, avec complaisance, en marquant chaque mot, en balançant chaque membre de phrase, et de manière à séduire un auditoire élégant, où le plus grand nombre (sans lui faire injure) ne savait pas très bien la différence qu’il y a entre la métaphysique et la psychologie.

On a applaudi, et l’orateur, ainsi que les chefs de file qui étaient à sa gauche, ont obtenu l’effet voulu. Voltaire, en son temps, s’est moqué de ces philosophes optimistes

Qui criaient : Tout est bien ! d’une voix lamentable ;

mais que faut-il penser de ces philosophes modernes ou de ces esprits académiques qui, lorsqu’ils ont dit du temps présent et du régime où l’on vit : Tout est mal ! ont l’air satisfait et presque rayonnant si, pour avoir dit cela, on les a applaudis ? On est induit à penser que ce sont des citoyens de satisfaction facile et des philosophes qu’excite encore mieux le succès d’un moment que la recherche et le tourment de la vérité.

Et puis, si l’on va au fond, qu’est-ce que cette pensée et cette philosophie, avec laquelle M. Mignet se plaît à confondre l’honneur des sociétés et la civilisation tout entière ? Ici, ne jouons pas sur les mots : au xviie  siècle, on appelait philosophie la physique et l’astronomie, tout autant que les spéculations sur les idées ou sur l’âme. Que si l’on prend philosophie dans le sens purement moderne, comme l’a entendu, par exemple, l’école de M. Cousin, c’est-à-dire une école qui dans ses analyses intellectuelles est restée complètement étrangère à la connaissance soit des mathématiques, soit de la physiologie, de ces sciences qu’y joignit toujours Descartes, on a affaire à quelque chose de beaucoup moins considérable. Vous parlez toujours de pensée ; mais quelle pensée ? Est-ce la pensée appliquée aux sciences, à l’histoire, aux langues, à l’érudition ? — Non, me direz-vous : je parle de la pensée appliquée aux grands problèmes de la destinée, aux facultés de notre nature, je parle de la pensée appliquée à elle-même. — Ici, je vous arrête encore, et je ne puis admettre que ce genre d’application et d’étude ait jamais été la mesure de la force morale des sociétés ni de la vigueur de la civilisation : car cette philosophie-là touche de bien près à la sophistique. Bossuet, dans le Discours sur l’histoire universelle, après avoir énuméré les principales écoles philosophiques de la Grèce, celles de Platon, d’Aristote, de Zénon, d’Épicure, ajoute en passant brusquement aux Romains :

Les Romains avaient dans le même temps une autre espèce de philosophie, qui ne consistait point en disputes ni en discours, mais dans la frugalité, dans la pauvreté, dans les travaux de la vie rustique et dans ceux de la guerre, où ils faisaient leur gloire de celle de leur patrie et du nom romain ; ce qui les rendit enfin maîtres de l’Italie et de Carthage.

Je suis bien loin d’en faire un reproche aux jeunes gens de 1813, à ceux qui entrèrent alors à l’École normale, que M. Mûtnet a appelé un vrai séminaire laïque ; toutefois il est évident que, s’ils avaient été par tempérament un peu moins Grecs et plus Romains, s’ils s’étaient moins préoccupés du problème de la destinée humaine et un peu plus du salut immédiat de la patrie, au lieu d’entrer en ce séminaire qui les exemptait de porter les armes, ils auraient volé à la frontière et eussent fait la campagne de 1814. Mais l’esprit des générations se renouvelait alors, et un grand souffle recommençait dans un autre sens. Les exploits qu’on rêvait furent tout d’un coup d’un autre ordre. Il y eut là aussi des conquêtes réelles, il y en eut d’illusoires. Un petit groupe d’esprits distingués, après s’être exercé fortement sous M. Royer-Collard, suivit M. Cousin pour général en chef dans cette suite d’expéditions et d’aventures très pacifiques, où il eut parfois des airs du Grand Condé.

Jouffroy (car, avec tout mon désir de le laisser en dehors de cette critique, je ne puis tout à fait l’omettre), Jouffroy n’avait rien du comédien et était sérieux ; il a fini par mourir de ce qui a fait vivre les autres. Jeune, c’était un mélancolique sincère et un amant passionné de l’idéal. Il a raconté, dans des pages publiées après sa mort, et qui n’ont été que légèrement affaiblies par l’éditeur, la crise morale qu’il subit à l’âge de vingt ans, le moment plein d’effroi, où lui, élevé dans ses montagnes et dans la foi des patriarches, il s’aperçut tout d’un coup qu’il ne croyait plus :

Je n’oublierai jamais, écrivait-il, la soirée de décembre où le voile qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré. J’entends encore mes pas dans cette chambre étroite et nue, où, longtemps après l’heure du sommeil, j’avais coutume de me promener ; je vois encore cette lune à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s’écoulaient et je ne m’en apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma pensée, qui de couche en couche descendait vers le fond de ma conscience, et dissipant l’une après l’autre toutes les illusions qui m’en avaient jusque-là dérobé la vue, m’en rendait de moment en moment les détours plus visibles.

En vain je m’attachais à ces croyances dernières comme un naufragé aux débris de son navire ; en vain, épouvanté du vide inconnu dans lequel j’allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois avec elles vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré : l’inflexible courant de ma pensée était plus fort ; parents, famille, souvenirs, croyances, il m’obligeait à tout laisser ; l’examen se poursuivait plus obstiné et plus sévère à mesure qu’il approchait du terme, et il ne s’arrêta que quand il l’eut atteint. Je sus alors qu’au fond de moi-même il n’y avait plus rien qui fût debout.

Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et derrière moi s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplée, où désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m’y exiler et que j’étais tenté de maudire…

Si M. Mignet, qui a décrit en termes heureux le talent de l’homme, avait voulu traiter du philosophe un peu à fond et sans précautions fausses, il aurait insisté sur ces pages dont l’accent pénètre et doit trouver grâce auprès de tous. Il y a du Pascal dans cette douleur du jeune incrédule. Mais Jouffroy, le vrai Jouffroy et non celui de l’Académie, ne s’en tint pas là : rompant avec son passé et avec ses croyances, il résolut de se reconstituer à son usage une méthode et une science qui pussent lui rendre avec certitude les résultats essentiels qu’il avait dus à la foi chrétienne et qu’il avait perdus. Tout l’effort de ses actives années porta sur ce point, et il crut un moment, dans son orgueil de jeunesse, y avoir réussi. Il y eut une époque où, se croyant sûr de lui et de sa science nouvelle, il ne craignit pas à son tour de porter l’attaque dans les croyances d’autrui et de les battre en brèche, afin d’y substituer ce qu’il estimait plus raisonnable et mieux démontré. On ne sait pas bien l’histoire de notre école éclectique moderne. Quand il y a eu un éclat intérieur, un déchirement, les survivants l’arrangent et le dissimulent dans l’intérêt de la cause. Ces hommes que de loin on se figure si unis ne l’étaient pas autant qu’on le pense. M. Royer-Collard, parlant à moi-même, me fit un jour l’honneur de s’expliquer au sujet de Jouffroy : son jugement était des plus sévères, il était même injuste ; je me permis de le lui représenter. Mais c’est qu’autrefois, dans une leçon à l’École normale, vers le temps où M. Royer-Collard cessa de présider le Conseil de l’Instruction publique, Jouffroy avait attaqué le christianisme et compromis par là même l’enseignement. M. Royer-Collard ne le lui pardonna jamais ; plus de vingt ans après, il montrait Jouffroy recevant sa réprimande, « assis là, à cette place que vous voyez », et il rappelait les larmes qu’il lui avait fait verser. De loin tout cela s’efface, quand il y a un chef d’école, actif, entreprenant, et qui, amoureux du gouvernement des esprits, a forcé jusqu’à la fin M. Royer-Collard à passer pour son maître, et tous les autres pour ses lieutenants41.

Jouffroy n’avait rien de cette activité extérieure, et toute la sienne se portait sur le fond même des questions morales et purement philosophiques qui faisaient son charme et son tourment. Dans sa période d’orgueil et d’audace, il écrivit un article fameux : « Comment les dogmes finissent ». Ce morceau, écrit en 1823, fut publié dans Le Globe en 1825. C’était une description large, transparente et très significative, des divers degrés de décroissement dans la foi par où passent les antiques religions avant de finir, et il indiquait en même temps sa manière de concevoir les croyances recommençantes. Cet article était une sorte de déclaration mortuaire, superbement jetée au catholicisme, et une préface désormais inséparable de toute croyance ou tentative de religion nouvelle. En ces années 1824-1827, Jouffroy eut une ardeur de polémique qui, plus tard, s’apaisa fort et s’évanouit.

Mais comment, dans son discours, M. Mignet n’a-t-il pas même mentionné ce morceau capital : « Comment les dogmes finissent », qui donne la clef de M. Jouffroy et sans lequel on ne peut saisir son caractère distinctif entre les hommes de la même école ? Pourquoi M. Mignet n’en a point parlé, ne le comprenez-vous pas ? Il s’agissait de faire applaudir par un auditoire de salons un discours dont les allusions allaient adroitement flatter et caresser les passions de cet auditoire. Or, si les salons qu’avait en vue M. Mignet sont en partie redevenus libéraux et amateurs déclarés de la pensée, ils n’en sont pas encore venus à être philosophes au point de repousser le christianisme et de le combattre. Il a donc fallu que M. le secrétaire perpétuel, pour rendre son sujet tout à fait agréable et pour l’accommoder au goût particulier du public dont il recherchait la faveur, dissimulât le côté essentiel qui y aurait jeté une ombre.

M. Mignet, comme auteur de notices et d’éloges, a à se garder de cette faculté d’omettre ce qui le gêne dans les sujets qu’il traite. C’est ainsi que, parlant de Cabanis il y a quelques années, il lui a presque supprimé son matérialisme ; aujourd’hui il a supprimé chez Jouffroy sa guerre au catholicisme.

En louant Jouffroy et en le faisant souvent par des traits d’une juste ressemblance, M. Mignet a trop pensé à célébrer la génération dont il était lui-même. Je souris de voir comme, en avançant dans la vie, on ne sait pas se garder ce penchant au retour, et comme on étale ingénument devant les générations nouvelles le contentement d’avoir été d’une génération meilleure. C’était déjà le faible du vieux Nestor, et, si nous n’y prenons garde, c’est le nôtre. Parlant des premières années de la Restauration, de cette époque où lui-même il avait un peu moins de vingt-cinq ans, M. Mignet s’écrie, en ne nous montrant que le beau côté et en revoyant tout à travers un prisme :

Un esprit nouveau s’éleva de toutes parts. La plus vaste communication entre les peuples amena le plus merveilleux rapprochement entre les idées. Le contact des nations fut suivi du contact des siècles. Les systèmes furent confrontés comme les temps. Il s’établit un immense éclectisme. La recherche du vrai dans toutes les théories, le goût du beau sous toutes les formes, la jouissance du droit conquis par la raison publique et consacré par la loi commune, l’application rapide de toutes les découvertes utiles et l’échange des productions multipliées de l’univers, devinrent en philosophie, en littérature, en politique, en industrie, le travail, l’ambition, le partage de l’heureuse génération à laquelle appartenait M. Jouffroy.

Mais tout cela, d’abord, ne vint pas à la fois ni tout d’un coup ; ceux qui vivaient alors et qui parlent si bien aujourd’hui étaient les premiers à se plaindre des années mauvaises, des mauvais jours, comme on les appelait, du pouvoir oppresseur, et ne se cachaient pas de l’espoir qu’ils avaient d’en être délivrés. Ce n’est que par un étrange oubli et par une illusion d’optique qu’on nous offre aujourd’hui ces tableaux tout lumineux et sans ombres. Et, en effet, sans chercher si loin, pourquoi ne pas marquer aussi quelque chose de nos fautes ? car on en faisait ; on avait ses imprudences, ses passions, ses ignorances. On travaillait de toute sa force à détruire ce qu’on célèbre et qu’on a l’air de regretter aujourd’hui. Par exemple, on créait exprès un journal pour mettre le siège devant la dynastie et pour la faire tomber. Vous, monsieur Mignet, vous aviez votre romantisme à vous, sous forme austère ; vous faisiez une Histoire de la Révolution, dogmatique, systématique, étroite, où vous, le meilleur et le plus bienveillant des hommes, vous offriez d’effrayants ou d’imposants simulacres de Danton, de Saint-Just ou de Sieyès. Quelques-uns de vos lecteurs vous prenaient au pied de la lettre dans vos explications fatalistes ; ils disaient : Quel révolutionnaire terrible ! et ne savaient pas que vous, le justificateur sentencieux du fait, vous seriez un jour un partisan si zélé et si tendre de ce que vous appelez le droit. Ce n’était là chez vous qu’une forme littéraire sans doute, qu’une première roideur de talent. Conclusion : Ne nous célébrons pas sans mélange dans le passé, ne nous complimentons et ne nous adonisons pas si constamment en arrière en nous revoyant dans notre heureuse génération et dans notre jeunesse.

Cette génération, d’ailleurs, que vous louez tant, n’est-elle pas responsable très directement de ce dont vous vous plaignez aujourd’hui ? Car enfin elle est arrivée au pouvoir et au gouvernement des affaires à partir de 1830 ; et dès lors (je puis en parler devant M. Mignet, qui est resté, de tout temps, homme de lettres, et qui a fait une honorable exception) elle s’est empressée d’abandonner les lettres mêmes, la philosophie, la pensée, pour occuper les premiers postes de l’État, que tous n’étaient pas également aptes à remplir. Cette génération, en un mot, à peine montée, a tiré l’échelle des idées après elle. Aussi la jeunesse qui est survenue depuis, et qui, chaque année, se versait des écoles dans la société, n’a plus trouvé, à son entrée, de groupes bienveillants, ni des initiateurs et des guides, et elle s’est dispersée au hasard, se portant vers des doctrines souvent vagues ou fatales, vers des talents corrupteurs ou hasardeux.

M. Mignet commet de légères inexactitudes ou des fautes de nuances dans les couleurs qu’il emploie. Je suis de ceux qui assistaient à ces petits cours intimes, à ces leçons que Jouffroy faisait à quinze ou vingt auditeurs dans sa petite chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, et qui nous ont laissé une impression si vive. M. Mignet remarque un peu trop fortement qu’on était vingt, et non vingt et un, afin de ne point passer le nombre voulu, et pour éviter qu’un cours de philosophie fût assimilé à un complot contre le gouvernement. Ce sont là de ces traits un peu trop appuyés, qui font rire aux dépens des gouvernements les gens mêmes qui sont le plus en peine quand les gouvernements viennent à leur manquer. Le vrai, c’est qu’on avait à éviter sans doute une réunion trop apparente ; mais aussi celle des deux petites chambres de Jouffroy où se faisait son cours particulier était déjà bien remplie quand on était quinze ou seize. Il n’est pas exact non plus de dire que, vers la fin de ces leçons à huis clos, quand le professeur, qui était lent à s’animer, venait à déployer toute son étendue d’inspiration et toute sa veine, « il courût des frissons, comme il en descendait autrefois de la tribune politique dans la vaste assemblée où s’entretenait l’intelligence et où battait le cœur du pays ». Cette comparaison, qui vise à l’applaudissement, est très fausse, et l’impression que laissaient les leçons de M. Jouffroy à ceux qui y assistaient était plutôt celle d’un cénacle un peu mystérieux, d’où l’on sortait avec recueillement et en silence.

L’idée de tribune et celle de M. Jouffroy s’accordent peu ensemble. La chaire même devant un vaste auditoire lui fut médiocrement favorable ; il avait l’étendue dans les idées et dans les horizons, mais il n’avait pas toujours l’haleine ; il n’avait pas non plus l’abondance et la fertilité qui font oublier le chemin. Il était remarquablement lucide, mais cette lucidité et ce grand jour qu’il aimait ne faisaient souvent vers la fin qu’éclairer les cadres spacieux qu’il ne remplissait pas.

Homme de cœur et d’une grande bonté morale, il était supérieur lorsque, triomphant de ses airs d’aristocratie intellectuelle et de ses assertions absolues auxquelles il s’abandonnait quelquefois, il retrouvait l’onction. Il y a un discours prononcé par lui à une distribution des prix du collège Charlemagne, en août 1840, qui est singulièrement touchant et qui nous montre le Jouffroy des dernières années, déjà languissant, abattu et à demi brisé, mais dans toute sa beauté sympathique et indulgente. Ce n’était plus le jeune enthousiaste de l’École normale, rompant douloureusement avec le Dieu de ses pères et se mettant en marche vers la découverte d’un dogme nouveau ; ce n’était plus le superbe initiateur des premiers temps du Globe, altier et plein d’ambitieuses promesses, et qui croyait tenir la nouvelle vérité : c’est l’homme qui a connu le néant des espérances, qui a reçu la leçon des choses et les injures de la vie. Sa morale n’est que celle de Socrate, et, je dirai celle du catéchisme. L’humilité lui est venue.

M. Mignet a touché d’une manière juste le passage de Jouffroy dans la politique. Il aurait pu marquer avec plus d’énergie le malheur qu’il y eut pour lui à y entrer, les versatilités un peu promptes qu’on lui reprocha, les influences qu’il ne savait pas écarter ; car cet homme qui, au premier abord, avait l’intelligence si haute et la parole si absolue, avait le caractère faible, ou du moins il l’eut tel dans les dernières années. Il y aurait eu, si l’on avait voulu être entièrement vrai, à tirer de là une leçon toute naturelle sur les esprits non aguerris et non trempés qui entrent dans la politique et qui n’en recueillent que l’amertume. M. Jouffroy fut un remarquable exemple et presque une victime des misères parlementaires. Mais comment oser dire cela ?

Quelque vocation qu’eût M. Jouffroy pour les études philosophiques et pour l’observation intérieure, j’ai toujours cru qu’après son premier feu jeté, il eût été bon pour lui de se détourner de cette contemplation absolue et un peu stérile où il s’est consumé, et d’appliquer son beau talent à des matières qui l’eussent nourri et renouvelé. Il avait une langue pure, facile et pleine, une perception vive et pénétrante de la nature, un tour d’imagination assez romanesque, et un sentiment exquis de critique littéraire : il aurait pu se porter sur plus d’un sujet qui eût du corps, s’y reposer du moins et s’y refaire dans les intervalles de ses soliloques psychologiques trop prolongés. Au lieu de cela, il s’est usé à vouloir créer méthodiquement une science conjecturale, et je crois sentir chez lui, à travers la limpidité de l’expression, de la fatigue et comme de l’élévation dans le vide42.

Il s’était fort séparé de M. Cousin depuis quelques années ; il avait la prétention d’avoir organisé avec exactitude la partie centrale de la science que, selon lui, M. Cousin n’avait que traversée et bientôt quittée pour se livrer à des excursions historiques en tous sens. Je crois qu’en cela M. Jouffroy s’exagérait un peu son rôle ; il avait certes son originalité, mais c’était surtout par le talent. En somme, MM. Cousin, Jouffroy et Damiron sont bien de la même philosophie : seulement chacun y a porté son humeur et son tempérament : M. Cousin ses airs de génie et sa haute verve, M. Jouffroy sa lucidité et sa mélancolie, M. Damiron sa prud’homie et sa frugalité. — M. Cousin, qui excelle à réparer sa ligne quand elle est rompue, voyant Jouffroy mort, a repris solennellement possession de son disciple sur sa tombe.

Il n’entrait pas dans le cadre et dans les convenances de M. Mignet de dire toutes ces choses, et peut-être même ne les a-t-il jamais sues qu’à peu près : car, homme de mérite et d’un talent supérieur, il a la faculté, ce me semble, de ne voir qu’imparfaitement tout ce qui ne se passe pas en plein sous son regard ; ce qui aide fort à la sérénité. Je ne serais même pas étonné que, tout lié qu’il était avec Jouffroy, il ne fût jamais allé entendre une seule de ses leçons. M. Mignet a l’esprit naturellement peu porté à la métaphysique ; il la jugeait viande creuse dans sa jeunesse, et aujourd’hui il l’accepte volontiers toute faite de la main de ses amis. Sa vraie supériorité est dans la manière dont il entend et dont il traite l’histoire, non pas celle de ce temps-ci et qui se passe sous nos yeux (elle est trop mobile et trop variable à chaque instant), mais l’histoire morte et telle qu’elle se refait après coup. Ici, maître de son terrain, manœuvrant de pied ferme, prenant son temps et ses mesures, il étudie les faits, il les ordonne et les combine, il les appuie et les enchaîne dans des compositions savantes qui ont de l’intérêt, du jugement, de la force et des parties d’éclat. Ce qui y manque peut-être en éveil et en sagacité ne serait bien sensible que si l’on voyait cette même méthode appliquée à une histoire toute moderne. C’est alors qu’on apercevrait, j’imagine, combien les mailles du filet, toutes bien faites qu’elles sont, se trouvent trop larges et laissent souvent passer le poisson.

Comme interprète de l’Académie des sciences morales et politiques, et comme auteur de notices et d’éloges, M. Mignet a également une manière à lui, large, brillante, majestueuse, un peu carrée, éminemment faite pour la façade et le frontispice. Il l’a notablement ornée et même assouplie, cette manière, dans les derniers de ses discours. Il garde pourtant une certaine monotonie d’ensemble, et l’on croit reconnaître dans la forme de ses phrases, comme dans celle de ses pensées, un certain moule favori dont il ne se prive pas aisément. Son élégance, à force d’être grave, a quelquefois ses pesanteurs : il n’a jamais rien eu à faire avec les grâces négligées. Dans le dernier discours sur Jouffroy, il me semble avoir sacrifié plus que d’ordinaire à la mise en scène ; il y a mêlé un but étranger au sujet même qu’il étudiait ; il a voilé en un sens et drapé son personnage ; il a pris parti, plus finement qu’il ne convient, pour la malice et la rancune des grands sophistes et des grands rhéteurs dont l’histoire sera un jour l’un des curieux chapitres de notre temps, intolérants et ligués comme les encyclopédistes, jaloux de dominer partout où ils sont, et qui, depuis que l’influence décidément leur échappe, s’agitent en tous sens pour prouver que le monde ne peut qu’aller de mal en pis. La rhétorique est proprement justiciable de la critique littéraire, et M. Mignet en a mêlé un peu trop à son dernier discours, sans compter que son apprêt était à double fin. Il a eu du Fléchier à l’usage de la Fronde.