XV
M. Emile Faguet et les ratures. — L’apothéose de la rature. — Principes de M. Emile Faguet sur le travail. — Les objections de M. E. Faguet. — Atténuations et distinctions. — George Sand et M. Emile Faguet. — Les corrections de Chateaubriand. — Conclusion de M. Faguet.
Sous le titre l’Apothéose de la rature, M. Emile Faguet a consacré à notre dernier livre, dans la Revue latine 48, un spirituel et consciencieux article. Je tiens M. Faguet pour un critique de premier ordre. Nous n’avons pas eu, depuis Sainte-Beuve, de juge littéraire plus perspicace, plus rapidement, plus universellement compréhensif. Lettré, érudit, philosophe et journaliste, M. Faguet a tout lu et s’assimile tout. Nous lui devons les plus belles études qui aient été publiées de notre temps sur les grands auteurs classiques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, à tous les points de vue, son opinion m’était donc précieuse.
Sur la nécessité du travail dans le style, je constate avec plaisir que nous sommes d’accord. Il y a des objections de détails, des divergences, des restrictions ; mais, en principe, nous sommes d’accord : « On ne saurait dire trop, ni même assez, écrit M. Faguet, à quel point le livre de M. Albalat est recommandable et vénérable, combien il a coûté d’efforts, de labeur, de patience, d’énergie visuelle et d’énergie mentale ; combien aussi, tout compte fait, il est utile… M. Albalat veut qu’on corrige beaucoup et répète cent fois, sous diverses formes toujours heureuses, que l’on n’a jamais assez corrigé. En principe, il a raison, et il est parfaitement entendu qu’à tout écrivain de moyen ordre, c’est-à-dire à quatre-vingt-dix-neuf sur cent, c’est-à-dire à quasi nous tous, je donnerai très exactement le même conseil. »
Je pourrais m’arrêter là. Ces lignes résument notre ouvrage ; c’est à ces quatre- vingt-dix-neuf écrivains sur cent qu’il s’adresse. L’aveu est d’autant plus significatif, que personnellement M. Faguet ne rature pas ou presque pas. Son énorme production est à peu près toujours spontanée. A peine prend-il le temps de ponctuer ses phrases. Le stylo de M. Faguet est l’instantanéité même ; c’est du style parlé par un homme de beaucoup d’esprit. Je ne connais pas deux exemples d’une pareille promptitude d’inspiration.
Venons aux désaccords de détails : « Mais, comme nous le verrons peut-être, dit M. Faguet, ce sont précisément les grands écrivains qui, je ne dis pas toujours, mais assez souvent, n’ont pas besoin de se corriger et perdent à se corriger. » J’ai beau chercher, je l’avoue, je ne vois pas quels sont ces grands écrivains. Ce n’est ni Malherbe, ni Guez de Balzac, ni Voiture, ni Boileau, ni Bossuet, ni Pascal, ni La Bruyère, ni Montesquieu, ni Buffon, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Flaubert, ni même Racine, qui ne s’est pas mal trouvé de faire difficilement des vers faciles. Je ne sais si tous ces auteurs n’avaient pas besoin de se corriger. Du moins ont-ils cru en avoir besoin, puisqu’ils ont, en effet, énormément corrigé et que la valeur de leurs œuvres démontre qu’ils n’ont pas perdu à se corriger.
M. Faguet pense avec raison « qu’il serait excessif de conseiller à tout le monde de refaire sa page autant de fois que Flaubert refaisait les siennes », parce que tout le monde, en effet, ne se trouve pas entravé par les difficultés initiales, le bégaiement écrit, la puérilité des premiers jets de Flaubert. Nous sommes d’accord là-dessus. Nous avons seulement conseillé à chacun de refaire son style, selon ses moyens et ses aptitudes, jusqu’à ce qu’on en soit satisfait, et je crois que, dans cette mesure, le conseil peut s’appliquer à tout le monde. Flaubert avait une manière de travailler exceptionnelle ; mais, quand je vois Malherbe raturer sans cesse, Boileau se remettre vingt fois sur le métier, Chateaubriand refaire jusqu’à dix-huit fois la même page, je deviens rêveur, et je me dis qu’il est très possible que tous les grands écrivains aient à peu près autant travaillé.
« Il y a des écrivains, dit M. Faguet, qui se gâtent en se corrigeant, et il y en a d’autres qui s’améliorent. Voulez-vous que je dise tout de suite que plus nombreux sont ceux qui s’améliorent ? Je le dirai ; c’est ma conviction, encore que les statistiques soient diablement incomplètes ; mais enfin je le crois. Seulement il y en a aussi qui se gâtent en se corrigeant. Et cela suffit pour nous acheminer vers un certain scepticisme, un scepticisme relatif. »
Nous admettons ce scepticisme, à condition qu’on le tienne, en effet, pour tout ce qu’il y a de plus relatif, un peu de doute, si l’on veut, ce que les théologiens appellent une tentation contre la foi.
On le voit, les objections de M. Faguet contre la nécessité de corriger son style proviennent de ce fait qu’il y a des écrivains qui ne savent pas ou ne peuvent pas se corriger. Parmi ces derniers, il nomme Stendhal. « Il écrivait mal, dit-il, et il n’aurait rien gagné à essayer de s’amender. Quand il l’a fait, il n’y a rien gagné du tout, la seconde version est aussi mauvaise que la première. A ceux-ci il n’y a rien à dire, et M. Albalat conviendra que sa norme n’est pas infaillible, puisque certains écrivains perdraient tout leur temps à ce travail de reconstitution patiente. Ils seront de mauvais écrivains, voilà tout. »
Oui, voilà tout. Mais, encore une fois, parce qu’il y a des écrivains qui ne veulent ni ne peuvent se corriger, s’ensuit-il qu’on ne doive pas conseiller le travail à ceux qui veulent et peuvent se corriger ? Renonce-t-on à tirer profit d’une méthode, sous prétexte que d’autres sont incapables de s’en servir ? Le style des débutants, des élèves, des écrivains ordinaires, sera-t-il meilleur, si on leur dit : « Ne corrigez pas, c’est inutile. Fiez-vous à votre premier jet. » Qui osera le soutenir ? Corriger son style sera donc toujours, quoi qu’on dise, une chose excellente. Ceux qui en sont incapables s’en passeront. C’est leur affaire.
Il faut distinguer, dites-vous ? A quoi bon ? Ceux qui n’ont pas le don de la rature le verront bien. Quand Boileau conseillait de mettre vingt fois son ouvrage sur le métier, de le polir et de le repolir sans cesse, il ne distinguait pas, il s’adressait à tout le monde, et il n’avait pas tort. Donc, tant pis pour les écrivains incapables de raturer. Ils sont hors de cause. C’est tout ce qu’on peut conclure.
Reprenant une objection qu’on nous fait. M. Faguet nous blâme de proscrire, avec Chateaubriand et Flaubert, les trop fréquentes répétitions des mêmes mots et des auxiliaires avoir et être. « Les classiques en sont pleins ! » Eh ! je le sais bien. Les classiques s’embarrassaient peu de ces négligences ; c’étaient pourtant des négligences, et la preuve, c’est qu’on eût pu les retrancher sans que leur prose en souffrît. L’exemple de Bossuet surtout est peu concluant. Bossuet avait un style de génie, dont les qualités créatrices éclatent à chaque ligne et font oublier toute espèce de défauts. Ce n’est pas précisément le cas des écrivains ordinaires. N’ayant pas les mêmes qualités, ils ont tout à perdre à se permettre les mêmes défauts, alors surtout qu’il ne peut y avoir que du profit à surveiller les trop fréquentes répétitions, l’abus des qui et des que et des auxiliaires. Je crois ce principe parfaitement raisonnable. Il n’y a pas, d’ailleurs, de défauts littéraires dont on ne puisse trouver des exemples chez les classiques. Rousseau, Buffon et Chateaubriand ont-ils cru devoir se passer d’harmonie sous prétexte que de Retz ou Montaigne en manquent ? M. Faguet n’estime pas que les répétitions exagérées des auxiliaires rendent banal le style de George Sand. Il a raison ; et aussi bien n’est-ce pas le seul motif. J’ai dit que la banalité de ce style réside surtout dans les clichés et les expressions toutes faites. Barbey d’Aurevilly a signalé autrefois, dans les Lettres à Marcie de l’auteur d’Indiana, ce genre d’images surannées, qui, constitue la manière de George Sand .
« Il s’agit tout le temps, dit-il, d’orages, de ruines qui croulent, de parvis, de feuilles sèches, que disperse le vent de la mort ; de la colombe qui construit son nid solitaire (pour dire le célibat) ; de volcans à peine fermés (pour dire les passions apaisées) ; du forum, pour dire, comme les avocats, la vie publique ; de l’ange de la destinée, de la lampe de la foi, de la coupe de miel offerte aux lèvres pures (pour dire une vie heureuse, bien qu’on ne mette guère maintenant du miel dans les coupes) ; des anneaux rattachés de la chaîne brisée ; du fait de la richesse, du règne de la vérité qui s’annonce à l’horizon ; du volcan, de l’éternel volcan qui vomit par ses mille cratères de la fange et de la lave, et enfin du bouclier, pour dire : le sentiment qui défend son cœur ! Eh bien ! y a-t-il un seul de ces tropes décrépits et solennels qui, franchement, soit au-dessus de la portée d’un Prudhomme quelconque qui voudra dire les mêmes choses que Mme Sand49 ? »
Quant aux répétitions des verbes avoir et être, George Sand en a vraiment abusé, comme on l’a vu par nos extraits. Ici M. Faguet trouve que je triche un peu.
« M. Albalat, dit-il, triomphe en prenant ses exemples dans Pauline. En vérité, c’est un peu tricher. La gloire de George Sand n’est pas, que je sache, assise sur Pauline… » Mon Dieu, j’ai cité Pauline parce que j’avais ce volume sous la main. Je crois, en effet, ces sortes de défauts moins fréquents dans ses chefs-d’œuvre ; mais trop souvent encore y pourrait-on relever des pages comme celle-ci, qui est d’Indiana, son premier livre célèbre :
« Raymond, cédant à la fatigue, s’était endormi profondément, après avoir reçu fort sèchement sir Ralph, qui était venu prendre des informations chez lui. Lorsqu’il s’éveilla, un sentiment de bien-être inonda son âme ; il songea que la crise principale de cette aventure était enfin passée. Depuis longtemps, il avait prévu qu’un instant viendrait le mettre aux prises avec cet amour de femme ; qu’il faudrait défendre sa liberté contre les exigences d’une passion romanesque, et il s’encourageait d’avance à combattre de telles prétentions. Il avait donc franchi, enfin, ce pas difficile ; il avait dit non. Il n’aurait plus besoin d’y revenir, car les choses s’étaient passées pour le mieux. Indiana n’avait pas trop pleuré, pas trop insisté. Elle s’était montrée raisonnable. Elle avait compris au premier mot, elle avait pris son parti vite et fièrement.
Raymond était fort content de sa providence, car il en avait une à lui, à laquelle il croyait en bon fils et sur laquelle il comptait pour arranger toutes choses au détriment des autres plutôt qu’au sien propre », etc.
Pour le style et les corrections de Fénelon, M. Faguet est « presque toujours de notre avis ». Mais nos appréciations diffèrent sur bon nombre de corrections de Chateaubriand. Peut-être, en effet, ai-je un peu trop subi l’influence du texte que j’étudiais, et trop souvent approuvé les ratures du grand écrivain. Faiblesse bien pardonnable et débat, d’ailleurs, sans conclusion, puisque la conclusion dépend des idées de chacun sur le style. M. Faguet est comme Sainte-Beuve : les audaces de Chateaubriand l’effrayent. Je suis, au contraire, de ceux qu’elles n’effrayent pas, et j’aime mieux voir la plume de Chateaubriand « faire feu » dans les Mémoires que somnoler dans les Natchez. Affaire de goût. Chateaubriand, par exemple, avait d’abord écrit : « Le vent de la mer et les tempêtes de Noël ébranlaient les vitraux de l’église. » II corrige par cette phrase : « Les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique et ébranlaient les voûtes de la nef. » — « Ainsi, dit M. Faguet, les rafales ne faisaient que frôler les vitraux, mais elles ébranlaient les voûtes. Le phénomène est singulier. » Je ne trouve pas. Il est très naturel, au contraire. Les rafales glissent sur un vitrail, et leur ensemble ébranle (au figuré) l’édifice. C’est ainsi que le vent secoue les grands arbres et agite à peine un brin d’herbe.
M. Faguet termine par ces mots son étude pleine de déductions pénétrantes : « Donc point de conclusion et point de règle. M. Albalat a eu tort de trop conclure et de trop légiférer. » Mais non ! il y a bel et bien une conclusion ; seulement cette conclusion, M. Faguet ne l’a pas mise à la fin, mais au commencement de son article. Je l’ai citée déjà et je la redis : « M. Albalat veut qu’on corrige beaucoup et répété cent fois, sous diverses formes toujours heureuses, que l’on n’a jamais assez corrigé. En principe, il a raison et il est parfaitement entendu qu’à tout écrivain de moyen ordre, c’est-à-dire à quatre-vingt-dix-neuf sur cent, c’est-à-dire à quasi nous tous, je donnerai très exactement le même conseil. »
Nous voilà donc d’accord, et ceci est bien la conclusion, non seulement de M. Faguet, mais de nos trois volumes d’enseignement.