(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 1, du génie en general » pp. 1-13
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 1, du génie en general » pp. 1-13

Section 1, du génie en general

Le sublime de la poësie et de la peinture est de toucher et de plaire, comme celui de l’éloquence est de persuader.

Il ne suffit pas que vos vers soient beaux, dit Horace, en stile de legislateur, pour donner plus de poids à sa décision, il faut encore que ces vers puissent remuer les coeurs, et qu’ils soient capables d’y faire naître les sentimens qu’ils prétendent exciter.

Horace auroit dit la même chose aux peintres.

Un poëme, ainsi qu’un tableau, ne sçauroit produire cet effet, s’il n’a pas d’autre mérite que la régularité et l’élegance de l’execution. Le tableau le mieux peint, comme le poëme le mieux distribué et le plus exactement écrit, peuvent être des ouvrages froids et ennuïeux.

Afin qu’un ouvrage nous touche, il faut que l’élegance du dessein et la verité du coloris, si c’est un tableau, il faut que la richesse de la versification, si c’est un poëme, y servent à donner l’être à des objets capables par eux-mêmes de nous émouvoir et de nous plaire.

Si les heros du poëte tragique ne m’interessent point par leurs caracteres et par leurs avantures, sa piece m’ennuïe, quoiqu’elle soit écrite purement, et quoiqu’il n’y ait pas de fautes contre ce qu’on appelle les regles du théatre.

Mais si le poëte m’expose des avantures, s’il me fait voir des caracteres qui m’interessent autant que ceux de Pyrrhus et de Pauline, sa piece me fait pleurer, et je reconnois l’artisan qui se joüe ainsi de mon coeur, pour un homme qui sçait faire quelque chose de divin.

La ressemblance des idées que le poëte tire de son génie, avec les idées que peuvent avoir des hommes qui se trouveroient être dans la même situation où ce poëte place ses personnages, le pathetique des images qu’il a conçûës avant que de prendre la plume ou le pinceau, font donc le plus grand mérite des poëmes, ainsi que le plus grand mérite des tableaux. C’est à l’intention du peintre ou du poëte : c’est à l’invention des idées et des images propres à nous émouvoir, et qu’il met en oeuvre pour executer son intention, qu’on distingue le grand artisan du simple manoeuvre, qui souvent est plus habile ouvrier que lui dans l’execution. Les plus grands versificateurs ne sont pas les plus grands poëtes, comme les dessinateurs les plus réguliers ne sont pas les plus grands peintres.

On n’examine pas long-temps les ouvrages des grands maîtres sans s’appercevoir qu’ils n’ont pas regardé la régularité et les beautez de l’execution comme le dernier but de leur art, mais bien comme les moïens de mettre en oeuvre des beautez d’un ordre superieur.

Ils ont observé les regles afin de gagner notre esprit par une vrai-semblance jamais démentie, et capable de lui faire endurer que notre coeur s’attendrit sur une fiction. Ils ont mis en oeuvre les beautez d’execution, afin de nous prévenir en faveur de leurs personnages, par l’élegance de leur extérieur, ou par l’agrément de leur langage. Ils ont voulu arrêter nos sens sur les objets destinez à toucher notre ame. C’est le but de l’orateur, quand il s’assujettit aux préceptes de la grammaire et de la réthorique : sa derniere fin n’est pas d’être loüé sur la correction et sur le brillant de sa composition ; deux choses qui ne persuadent point, mais de nous amener à son sentiment par la force de ses raisonnemens, ou par le pathétique des images que son invention lui fournit, et dont son art ne lui enseigne que l’oeconomie.

Or il faut être né avec du génie pour inventer, et l’on ne parvient même qu’à l’aide d’une longue étude à bien inventer.

Un homme qui invente mal, qui produit sans jugement, ne mérite pas le nom d’inventeur. ego porro ne… etc., dit Quintilien, en parlant de l’invention. Les regles qui sont déja réduites en méthode, sont des guides qui ne montrent le chemin que de loin, et ce n’est qu’avec le secours de l’expérience, que les génies les plus heureux, apprennent d’elles comment il faut appliquer dans la pratique leurs maximes succinctes et leurs préceptes trop generaux. Soïez toûjours pathétiques, disent ces regles, et ne laissez jamais languir vos spectateurs ni vos auditeurs. Voilà de grandes maximes, mais l’homme né sans génie, n’entend rien au précepte qu’elles renferment, et le génie le plus heureux ne devient pas même capable en un jour de les bien appliquer. Il convient donc de traiter ici du génie et des études qui forment les peintres et les poëtes.

Si cet enthousiasme divin, qui rend les peintres poëtes, et les poëtes peintres, manque à nos artisans, s’ils n’ont pas, comme le dit Monsieur Perrault, ce feu, cette divine flâme, l’esprit de notre esprit, et l’ame de notre ame.

Les uns et les autres restent toute leur vie de vils ouvriers, et des manoeuvres, dont il faut païer les journées, mais qui ne méritent pas la consideration et les récompenses que les nations polies doivent aux artisans illustres. Ils sont de ces gens dont Ciceron dit : quorum opera non quorum artes emuntur.

Ce qu’ils sçavent de leur profession, n’est qu’une routine qui se peut apprendre comme on apprend les autres métiers.

Les esprits les plus communs, sont capables d’être des peintres et des poëtes médiocres.

On appelle génie, l’aptitude qu’un homme a reçû de la nature, pour faire bien et facilement certaines choses, que les autres ne sçauroient faire que très-mal, même en prenant beaucoup de peine. Nous apprenons à faire les choses pour lesquelles nous avons du génie, avec autant de facilité que nous en avons à parler notre langue naturelle.

Un homme né avec le génie du commandement à la guerre, et capable de devenir un grand capitaine à l’aide de l’expérience, c’est un homme dont la conformation organique est telle que sa valeur n’ôte rien à sa présence d’esprit, et que sa présence d’esprit n’ôte rien à sa valeur. C’est un homme doüé d’un jugement sain, d’une imagination prompte, et qui conserve le libre usage de ces deux facultez dans ce boüillonnement de sang qui vient à la suite du froid que la premiere vûë des grands dangers jette dans le coeur humain, comme la chaleur vient à la suite du froid dans les accès de fiévre. Dans cette ardeur qui fait oublier le péril, il voit, il délibere, et il prend son parti comme s’il étoit tranquille sous sa tente. Aussi découvre-t-il d’un coup-d’oeil le mauvais mouvement que fait son ennemi, et que des officiers plus vieux que lui regarderont long-temps, avant que d’en appercevoir le motif ou le défaut.

On n’acquiert point la disposition d’esprit dont je parle ; on ne l’a jamais si on ne l’a point apportée en naissant.

La crainte de la mort intimide ceux qui ne s’animent point à la vûë de l’ennemi, et ceux qui s’animent trop, perdent cette présence d’esprit, si nécessaire pour voir distinctement ce qui se passe, et pour découvrir ce qu’il conviendroit de faire. Quelqu’esprit qu’ait un homme, quand il est de sang froid, il ne sçauroit être un bon general, si l’aspect de l’ennemi le rend, ou fougueux ou timide.

Voilà pourquoi tant de gens, qui raisonnent si bien sur la guerre dans leur cabinet, la font si mal en campagne.

Voilà pourquoi tant de gens vont à la guerre toute leur vie sans se rendre capables d’y commander.

Je sçais bien que l’honneur et l’émulation font faire souvent à des hommes nez timides, les démarches et les démonstrations que font ceux qui sont nez braves. Les plus impétueux obéissent de même à ceux qui leur défendent de s’avancer où leur ardeur les porte. Mais les hommes n’ont pas le même empire sur leur imagination que sur leurs jambes.

Ainsi la discipline militaire, quoiqu’elle puisse contenir le fougueux dans son rang, et retenir le timide dans son poste, ne sçauroit empêcher que l’interieur de l’un et de l’autre ne soit boulversé, pour me servir d’une expression de Montagne, et que l’ame de l’un n’avance, quand l’ame de l’autre recule.

L’un et l’autre ne sont plus capables d’avoir dans le danger cette liberté d’esprit et d’imagination que les romains mêmes loüoient dans Annibal.

C’est ce que nous appellons être general dans l’action.

Il en est de toutes les professions, comme de celle de la guerre. La gestion des grandes affaires, l’art d’appliquer les hommes aux emplois pour lesquels ils sont nez ; la medecine, le jeu même, tout a son génie. La nature a voulu répartir ses talens entre les hommes, afin de les rendre nécessaires les uns aux autres, parce que les besoins des hommes sont le premier lien de la societé. La nature a donc choisi les uns pour leur distribuer l’aptitude à bien faire certaines choses impossibles à d’autres, et ces derniers ont pour des choses differentes une facilité qu’elle a refusée aux premiers. Les uns ont un génie sublime et étendu en une certaine sphere, d’autres ont dans la même sphere, le talent de l’application et le don de l’attention, si propre à conduire les détails. Si les premiers sont nécessaires aux seconds pour les guider, les seconds sont nécessaires aux premiers pour operer. La nature a fait un partage inégal de ses biens entre ses enfans, mais elle n’a voulu deshériter personne, et l’homme entierement dépourvû de toute espece de talent, est aussi rare qu’un génie universel. Des hommes sans aucun esprit, sont aussi rares que les monstres, dit celui de tous les hommes qui s’est fait la plus grande réputation dans la profession d’instruire les enfans.

Il semble même que la providence n’ait voulu rendre certains talens et certaines inclinations plus communes parmi un certain peuple que parmi d’autres peuples, qu’afin de mettre entre les nations la dépendance réciproque qu’elle a pris tant de soin d’établir entre les particuliers. Les besoins qui engagent les particuliers d’entrer en societé les uns avec les autres, engagent aussi les nations à lier entr’elles une societé. La providence a donc voulu que les nations fussent obligées de faire les unes avec les autres, un échange de talens et d’industrie, comme elles font échange des fruits differens de leurs païs, afin qu’elles se recherchassent réciproquement, par le même motif qui fait que les particuliers se joignent ensemble pour composer un même peuple : le desir d’être bien, ou l’envie d’être mieux.

De la difference des génies, naît la diversité des inclinations des hommes, que la nature a pris la précaution de porter aux emplois, pour lesquels elles les destine, avec plus ou moins d’impétuosité, suivant qu’ils doivent avoir plus ou moins d’obstacles à surmonter, pour se rendre capables de remplir cette vocation. Les inclinations des hommes ne sont si differentes que parce qu’ils suivent tous le même mobile, je veux dire l’impulsion de leur génie.

D’où vient cette difference ? Demandez-le, dit le même philosophe, au génie d’un chacun, qui peut seul vous en rendre compte : chaque particulier a le sien qui ne ressemble pas à celui des autres ; il en est même qui sont aussi differens que le blanc et le noir.

C’est ce qui fait qu’un poëte plaît sans observer les regles, quand un autre déplaît en les observant. Le caractere que les hommes apportent en naissant, fait que les uns plaisent par leurs défauts mêmes, quand les autres déplaisent par leurs bonnes qualitez.

Mon sujet ne veut pas que je parle plus au long de la difference qui se rencontre entre le génie des hommes, et même entre le génie des siecles et des nations. Ceux qui voudroient s’en instruire et perfectionner par des lumieres acquises, cet instinct naturel qui nous fait faire le discernement des hommes, peuvent lire l’examen des esprits par Huarté, et le portrait du caractere des hommes, des siecles et des nations, par Barclai. On peut profiter beaucoup dans la lecture de ces ouvrages, quoiqu’ils ne méritent pas toute la confiance du lecteur : je ne dois parler ici que du génie qui fait le peintre et le poëte.