(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paria Korigan » pp. 341-349
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paria Korigan » pp. 341-349

Paria Korigan

Récits de la Luçotte.

I

Est-ce de l’invention, ou n’est-ce que du souvenir ?… Mais voici un livre qui n’a pas de prétention littéraire, et qui est bien tout ce qu’il y a de plus rare et de plus savoureux en littérature ! C’est un livre naïf et presque d’une ingénuité de génie… Et c’est l’œuvre d’une femme pourtant, malgré la masculinité du nom sous lequel elle a caché son sexe. Or, voilà le seul reproche que j’aie à faire à ce livre de tant de naturel : c’est de ne pas être signé naturellement du nom de la femme qui a pu l’écrire. Tout au moins, si elle voulait jouer à ce petit mystère du « pseudonyme » qu’on perce toujours, il fallait attacher à cette composition si féminine un nom de femme ; car c’est une femme qui parle toujours dans ces Récits de la Luçotte 34, et monsieur Paria Korigan n’est que le nom d’un personnage auquel la Luçotte adresse ses Récits. En tant que si la femme qui a inventé… ou raconté ces histoires charmantes n’y mettait pas son nom, son véritable nom, elle pouvait oublier d’en mettre un. Les Récits de la Luçotte — tout simplement — suffisaient comme titre, et on évitait de faire l’homme sur la première page de son livre. On évitait ce ridicule du temps de faire l’homme, comme George Sand et Daniel Stern, et toute la plèbe des bas-bleus à la suite, dont c’est la manie ! Alors, il n’y avait plus de tache dans ce livre pur. Il n’y avait plus de petite tache bleue dans ce livre blanc, — blanc comme l’hermine ; mais que cette petite tache bleue, heureusement, ne fera pas mourir !

Et, en effet, nous sommes ici aussi loin du bas-bleuisme qu’il est possible d’y être… et c’est déjà, à mes yeux, une gloire pour une femme que de s’en tenir aussi loin. La femme des Récits de la Luçotte n’a rien de commun avec les femmes qui de leurs dix doigts, qui ne veulent plus être des doigts enchantés de modiste, chiffonnent gauchement dans la littérature. Quand on la lit, il est évident qu’elle n’a pas songé une minute à être un auteur. Plus tard, elle voudra peut-être en être un : car rien de dépravateur pour une femme comme un succès littéraire ; mais tout à l’heure, elle n’y pense pas. Tout à l’heure, elle n’est qu’une bretonne qui jette son patois de Bretonne à travers notre littérature française. C’est une bretonne qui n’a jamais perdu le goût de son terroir, et qui nous le fait partager. Ce n’est pas une bretonne Bretonnante, car, si elle l’était, elle le serait en bas-breton, c’est-à-dire en langage celtique, qui est une magnifique langue et que nous n’entendrions pas. Mais elle l’est en patois breton que nous pouvons entendre, — le patois breton de la Bretagne actuelle, — et c’est ce patois-là qu’elle nous donne et dont elle a toutes les grâces, tous les tours naïfs, toutes les locutions attardées, qui font des patois des choses délicieuses. C’est une patoisante, rien de plus, mais c’est tout pour nous ! En lisant ces Récits de la Luçotte, on sent qu’on n’a pas le moindrement affaire à un de ces archéologues qui refont, à force de science, une langue perdue, comme Balzac, par exemple, lequel, dans ses Contes drolatiques, le plus étonnant de ses ouvrages, a été le résurrectionniste de Rabelais, et qui a parlé la langue de Rabelais mieux que Rabelais lui-même, et pour dire des choses que Rabelais n’aurait jamais dites. Ici, nous n’avons affaire qu’à une bretonne patoisante qui, dans Paris depuis des années, s’est souvenue opiniâtrement — ils sont entêtés, les bretons ! — de ce patois qui fut la première langue de sa jeunesse ; car nous autres, gens de province, la première langue que nous ayons entendue a été un patois… Dans ces Récits de la Luçotte, nous n’avons affaire qu’à la première fileuse venue de la Bretagne, rhapsodisant, en tournant son rouet, ses vieilles histoires, et c’est pour cela que, brusquement et de plain-pied, elle est entrée dans ses Récits, sans explication, sans théorie et sans préface, et comme si toute la terre devait aimer le piché qu’elle nous verse et qui va nous griser, pour sûr ! n’ayant, elle, nulle préoccupation de faire cette construction enragée et endiablée qu’on appelle un livre, et ne voulant que se faire plaisir à elle-même et peut-être à nous, en écrivant ses Récits qui se trouvent finalement en être un.

II

D’autres qu’elle, du reste, avaient, dans ces tout derniers temps, essayé de cette espèce de littérature de terroir, qui est moins et plus que de la littérature, et qui donne l’accent le plus spontané et le plus intime, tout à la fois, des sentiments et des mœurs d’un pays, traduits dans son propre patois, s’il est assez heureux pour en avoir un encore ! Rappelez-vous Le Bouscassié, de ce vigoureux paysan de Cladel. Ce livre, qui cache un art profond sous sa rude écorce, a eu son succès et ne l’a pas épuisé. Il a réussi, comme réussiront toujours les livres vrais dans les sociétés décadentes qui meurent de leurs mensonges, chez qui la langue littéraire est usée à force d’avoir servi, et où les esprits, brûlés par les piments d’une littérature à ses dernières cartouches et à ses dernières balles mâchées, reviennent aux livres qui apportent la sensation rafraîchissante du naturel, du primitif et du simple… Bien avant Cladel, madame George Sand avait eu l’idée de cette littérature de terroir ; mais elle ne pouvait y entrer que comme un bas-bleu qu’elle était, un bas-bleu armé de toutes pièces prises à l’arsenal de toutes les bêtises philosophiques, philanthropiques et démocratiques de ce temps, et gâtant tout de son bas-bleuisme et de ses préfaces explicatives. George Sand, cette vieille rouée littéraire, qui a roué son époque, et qui se disait avec affectation une campagnarde, était, au fond, trop homme de lettres de la trop bourgeoise Revue des Deux-Mondes pour aborder franchement et sans lourdeur cette littérature de terroir, fortement aromatisée de toutes les senteurs naïves et parfumées d’un pays. Dans un de ses livres les plus vantés par les esprits faux qui ont fait sa gloire, La Mare au Diable, elle n’a même eu ni le courage ni la poésie du patois ! Elle voulait cependant faire pour le Berry ce que les Récits de la Luçotte ont si bien fait pour la Bretagne. C’est à propos de ces Récits qu’on a récemment rapproché leur auteur de madame Sand, et l’erreur de ce rapprochement pourrait avoir cours si on ne l’arrêtait au passage, parce qu’elle semble être un éloge pour l’une et pour l’autre. Mais, à mes yeux, rien de plus faux que ce rapprochement. Il n’y a et il ne peut y avoir rien de commun entre La Mare au Diable, roman pédantesque et plat, sans patois d’aucune sorte, où des paysans philosophes parlent comme J.-J. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, et les Récits de la Luçotte, qui exprime, elle, des sentiments vrais comme le sang des veines et l’eau des sources, dans un patois d’une couleur ravissante, plein de fautes de grammaire française, mais exquis !

Et si un tel livre, qui à toute page fait oublier qu’il en est un, n’est au fond qu’un bouquet d’histoires recueillies dans le pays de cette Luçotte, qui est, par le langage, un chef-d’œuvre de vieille paysanne bas-bretonne, il faut féliciter sincèrement la femme qui les a réunies de tous les bonheurs de sa mémoire, et d’avoir gardé si fidèlement l’âme de son pays dans son âme. Mais si, au lieu d’être des souvenirs, ce sont des inventions que ces histoires qui se suivent, variées de sujet, mais, toutes, dans l’unité de la même inspiration, eh bien, j’ai dit en commençant le mot de génie, et je ne m’en dédirai pas !

III

Le génie, en effet, quelles que soient les œuvres dans lesquelles il se révèle, n’est que la puissance d’une force mystérieuse qui paraît toujours simple, mais qui ne l’est pas toujours ; car, vous le savez, un jour on a douté jusque de la naïveté du bon La Fontaine, qui n’était pas si bon au fond, et qui, comme ses chats, avait « le génie scélérat ». À ce compte, la naïveté, dans son involontaire simplicité de violette des bois, ne serait plus que l’instantanéité d’une combinaison inconsciente, trop rapide pour qu’on puisse l’observer, même en soi… Seulement, et quoi qu’il en puisse être d’ailleurs, il est bien évident que la femme de ces Récits de la Luçotte — qu’il m’est impossible d’appeler un auteur comme tout ce qui fait métier d’écrire — possède cette force mystérieuse, d’où qu’elle vienne, qui nous fait croire à ce redoublement de mystère : le naturel et la simplicité. Si un poète a dit de l’auteur de ces Contes de fées chers à nos enfances :

Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie,

la femme de ces Récits de la Luçotte n’a droit qu’à la moitié du vers. Elle n’a jamais la platitude. Ses contes, à elle, ne sont point d’incroyables contes de fée. La seule fée qu’il y ait, dans ses contes, c’est celle qui les fait. Ils ont toujours visage d’histoire. Ils ne sont jamais de ces adorables coglionerie de l’Arioste, comme les appelait cardinalement un cardinal, ni des arabesques dans le bleu de l’impossibilité et de la chimère, faites avec le bâton magique d’un sorcier. Non pas ! ce sont des contes, — mais des contes de vérité humaine, et d’une réalité toujours touchante, et quelquefois saignante ; car une gouttelette de sang y rose parfois l’eau des larmes…

IV

Je ne sache rien de plus humain, et de plus humain dans la noblesse de la nature humaine, que ces histoires, qui sont pourtant de la réalité, mais de la réalité choisie, et, sous leur forme fruste, — contraste délicieux ! — idéalisée. Rien de naturaliste ici, dans ce temps de naturalisme. C’est de la nature humaine saine et forte, de la nature humaine qui se porte bien, sans chlorose et sans nervosité. Rien non plus de Berquin. Rien de Florian. Rien de moins églogue, rien de moins vertueux ou de moins… le contraire, de parti pris. Il est très difficile à la Critique, qui a toujours la main un peu rude, de toucher à ce livre, si peu livre, et qui n’a de livre que le petit arrangement (lequel n’a pas dû infiniment coûter) de ce monsieur Paria Korigan, à qui on feint de s’adresser pour offrir au public cette enfilade de récits, et pour qu’entre eux il y eût un lien dont ils auraient pu très bien se passer. Et, de fait, quand les perles ne seraient pas enfilées, elles n’en seraient pas moins des perles. Or, quand la Critique a dit qu’il y en a ici dix-neuf de l’orient le plus nuancé, la Critique a tout dit. On ne démontre pas que des perles sont des perles. On les montre à ceux qui s’y connaissent, et si on ne s’y connaît pas, tant pis ! et ce n’est pas pour les perles ! La Critique, qui regarde, scrute et analyse, est vaincue par ces sensitives de talent qui se rétracteraient ou tomberaient en poussière sous sa pointe. Il n’y a qu’un mot enthousiaste qui puisse caractériser le genre d’impression qu’elles produisent, et ce mot-là, c’est le conseil de lire un volume qu’on est presque heureux de n’avoir pas lu encore, parce que le souvenir d’un bonheur vaut bien moins que son espérance !