XCIe entretien.
Vie du Tasse (1re
partie)
I
De tous les hommes qui ont illustré leur nom dans les œuvres de l’esprit, le Tasse est peut-être celui dont la vie et l’œuvre se confondent le mieux dans une conformité plus complète. Son œuvre est un poème, sa vie une poésie : en lui naissance, patrie, nature, génie, vie, amour, infortune et mort, tout est d’un poète. On ne sait, quand on le lit, si c’est l’homme qui est le poème ou si c’est le poème qui est l’homme. Nous allons écrire son histoire le plus poétiquement aussi que nous le pourrons ; d’une main qui dans un autre âge écrivit des vers ; mais nous n’ajouterons aucune circonstance ou aucune couleur imaginaire à la merveilleuse vérité de ce récit. Les études de vingt ans d’un de ces hommes studieux que l’enthousiasme attache aux grandes renommées avec une sorte de piété littéraire comme la curiosité attache certains érudits à la pierre sépulcrale des vieilles tombes pour déchiffrer des épitaphes, M. Black, et nos propres recherches en Italie pendant de longues années de loisir, nous ont révélé sur la vie aventureuse et mystérieuse du Tasse tout ce qui avait été jusqu’ici énigme, conjecture ou préjugé historique. Ce récit en sera peut-être moins romanesque, mais quel roman eut jamais l’intérêt de la vérité ? M. Black, guidé par la vie du Tasse, écrite en 1600 par le marquis Manso, qui avait connu et aimé le poète, et par l’histoire plus récente de l’abbé Serassi, a suivi trace à trace, dans toutes les archives et dans toutes les bibliothèques d’Italie, pendant dix ans, les moindres lueurs de vérité qui pouvaient recomposer le vrai jour sur la vie de son héros ; moi-même, une sorte de piété semblable à une parenté des âmes m’attira de bonne heure vers ce nom comme un pèlerin vers un sépulcre. C’est d’un sépulcre en effet que naquit en nous ce premier culte de mon imagination et de mon cœur pour le chantre de à Jérusalem délivrée.
II
Un soir d’automne de l’année 1812 je visitais pour la première fois Rome, ville presque déserte alors par l’enlèvement du pape et par la dispersion des pontifes de l’Église romaine, que Napoléon avait emprisonnés à Savone. On ne rencontrait dans les rues que des soldats français du général Miollis, gouverneur de Rome, et des bandes de pauvres moines affamés portant la pioche ou roulant la brouette pour gagner quelques baïoques (monnaie romaine) en déblayant les monuments de l’antiquité de leur propre ville, à la solde des barbares étrangers. C’était la dispersion de Babylone par la main de ce même guerrier que le pape avait si docilement couronné pour appuyer son autel sur le trône. J’ai revu bien souvent depuis la Ville éternelle, mais jamais sa physionomie désolée ne me parut convenir davantage qu’alors à la mélancolie de son nom. Rome est le sépulcre du passé ; les sépulcres doivent être dans les solitudes, le bruit et les pompes du monde sur un tombeau sont des contresens qui choquent l’âme. L’Italie est en deuil des religions et des empires, le bruit et la joie attristent dans cette maison de douleur.
III
Je passais mes journées solitaires à errer souvent sans guide dans les rues et parmi les monuments de Rome ; plus j’étais jeune, plus ces images de vétusté se reflétaient en poignantes impressions sur mon esprit. La jeunesse, en qui la vie semble inépuisable, parce qu’elle est neuve, se complaît à ces images de mort ; elles ne sont pour elle que la mélancolique poésie de la destruction et du renouvellement des choses humaines. Ces vestiges de la fortune et des siècles semés sous ses pas ne lui paraissent que des empreintes gigantesques et mystérieuses d’un fleuve qui a roulé ces débris dans le vaste lit du temps ; elle ne croit pas que ce fleuve revienne jamais sur son cours pour l’entraîner elle-même avec les hommes et les choses du temps présent.
IV
Ce jour-là, le caprice ou le hasard m’avaient conduit dans les quartiers les plus suburbains et les plus indigents de Rome. Après avoir suivi une longue rue presque déserte sur laquelle s’ouvraient seulement les hautes fenêtres grillées de fer d’un hôpital des pauvres, je passai sous des voûtes de haillons séchant au soleil, que des blanchisseuses suspendent à des cordes tendues d’un côté de la rue à l’autre, et qui flottent au vent comme des voiles déchirées pendent aux vergues après la tempête. On n’entendait sortir des fenêtres démantelées de ces maisons que les voix criardes des Transtévérines qui s’appelaient d’un grenier à l’autre, les pleurs d’enfants qui demandaient le lait de leurs mères, et le bruit sourd et cadencé des berceaux de bois que ces pauvres mères remuaient du pied pour les endormir ; on n’apercevait çà et là sur le seuil des maisons ou sur les balcons que quelques figures pâles et amaigries de femmes élevant leurs bras grêles au-dessus de leurs têtes pour atteindre le linge que le soleil avait séché ; de temps en temps une jeune fille demi-nue, à la taille élancée, au profil antique, au geste de statue, à la chevelure noire et aussi lustrée que l’aile du corbeau, apparaissait sur un de ces balcons sous des nuages flottants de haillons parmi les pots de basilic et de laurier-rose, comme ces giroflées qui pendent aux murailles en ruine, trop haut pour être respirées ou cueillies par le passant. Ces belles apparitions de la nature, parmi ces laideurs et ces vulgarités de la misère romaine, attestaient encore, dans cette noble et forte race, la puissance éternelle de la sève qui produisit jadis tant de gloire et en qui germe toujours la beauté.
V
À l’extrémité de cette rue immonde, une rampe rapide, gravissant le flanc d’une des sept collines, montait vers un petit monastère inconnu, qui s’élevait dans une lueur du soleil au-dessus de la fumée et du brouillard du faubourg, comme un promontoire éclairé des rayons du jour qui s’éteint, pendant que la mer à ses pieds est déjà dans l’ombre de la brume. On apercevait au-dessus du mur d’enceinte de ce couvent les cimes vertes de quelques orangers qui contrastaient avec la teinte sale et grisâtre des pierres, et qui faisaient imaginer entre les murs du cloître un petit pan de terre végétale, une oasis de prière, une ombre, une fraîcheur, peut-être une fontaine, peut-être un jardin, peut-être le cimetière du couvent. La petite cloche du campanile, comme une voix timide qui craignait d’éveiller l’étranger maître à Rome, tintait l’Angelus du soir aux solitaires et aux pauvres femmes du quartier : cette cloche avait dans son timbre argentin quelque chose du gazouillement de l’alouette qui s’élève d’un champ moissonné devant les pas du glaneur. La joie et la tristesse se fondaient dans son accent ; le site élevé, la touffe de verdure, le son de la clochette, la lueur sereine du soleil sur ce groupe de murailles, attirèrent machinalement mes pas vers le couvent. Je gravis lentement la rampe pavée de cailloux luisants du Tibre, entre lesquels la mousse et les herbes parasites poussaient sans être foulées. À droite, de hautes murailles grises, percées de meurtrières, dominaient la rampe ; à gauche, un parapet en pierre soutenait le chemin et laissait voir par-dessus ses dalles l’océan immobile et brumeux des rues, des débris, des clochers, des ruines de Rome, qui s’étendait sans bornes sous le regard et qui se confondait avec l’horizon des montagnes de la Sabine.
VI
Au sommet de la rampe, une petite place pavée s’ouvrait à droite comme une cour extérieure et banale du petit édifice ; quelques bancs de pierre polie, adossés aux murs du couvent, semblaient posés là par l’architecte pour laisser respirer les pieux solitaires sur le seuil, avant de sonner à la porte, ou pour laisser contempler à loisir aux visiteurs le magnifique horizon du cours du Tibre, du tombeau colossal d’Adrien, du Colisée, des aqueducs et des pins noirâtres du monte Pincio, qui se disputaient de là le regard.
Cette petite place ou plutôt cette cour était enceinte d’un côté par le portail modeste, mais cependant architectural, de la chapelle des moines ; de l’autre, par la porte basse et sans décoration du couvent ; à côté de cette porte pendait une chaînette de fer pour sonner le portier ; en face de la rampe et entre les deux portes de l’église et du monastère, un petit portique ouvert, élevé d’une ou deux marches, et dont les arceaux étaient divisés par des colonnettes de pierre noire, offrait son ombre aux pèlerins ; quelques médaillons de marbre incrustés dans le mur et quelques fresques délavées par les pluies d’hiver étaient le seul ornement de ce portique ; un vieil oranger au tronc noir, ridé, tortu comme celui des chênes verts qui croissent aux rafales d’un cap penché sur la mer, élançait son lourd feuillage au-dessus du mur du parapet et semblait regarder éternellement les côtes de la mer de Naples, sa patrie. Je m’assis un moment sur le banc de pierre à son ombre. J’ignorais tout de ce site jusqu’au nom, mais il semblait m’attacher à ce banc comme si l’âme du site, genius loci, avait parlé à voix basse à mon âme. Je me disais qu’il faisait bon là, comme l’apôtre ; j’aimais cette avenue de solitude et de misère par laquelle j’y étais monté, cet escarpement qui le séparait de la foule, cet horizon qui portait la pensée au-delà des siècles, ce silence, ces portes fermées, ce mystère, cet arbre isolé, ce seuil d’église, ce monastère vide, ces dalles polies sous le portique par les pas, par les genoux et peut-être par les larmes des voyageurs tels que moi, cherchant sur les hauts lieux l’entretien avec leurs pensées et les inspirations de la solitude. Je me disais qu’après une vie agitée et peut-être avant les orages et les mécomptes de cette vie, il serait doux d’avoir son tombeau sous ces orangers, d’y dormir ou d’y rêver, car l’homme est si essentiellement un être pensant qu’il ne peut croire au sommeil sans rêve, même de la tombe ; j’y écoutais mourir le sourd murmure de la grande ville qui s’assoupissait à mes pieds, semblable au bruit d’une mer qui diminue à mesure qu’on s’élève sur le promontoire ; j’y regardais les derniers rayons du soleil, dorant comme des phares les pans de murailles jaunies du Colisée. Cependant je ne sais quelle curiosité amoureuse du site et de sa paix me poussait à connaître aussi les cloîtres intérieurs et le jardin que ces murs dérobaient à mes regards ; je m’y figurais des mystères de recueillement et de charmes secrets.
Sans savoir si l’édifice était vide ou encore habité par quelques vieillards laissés par charité dans la maison pour y sonner, par souvenir, l’heure des anciens offices, je tirai moi-même, timidement, la petite chaînette de fer qui pendait contre le mur de la porte : la cloche intérieure tinta avec mille échos dans les corridors. Il se passa un long intervalle de temps entre le tintement de la sonnette et la moindre rumeur dans le couvent : j’allais me retirer croyant n’avoir éveillé que ses échos, quand le bruit lointain d’un pas de vieillard, lent et alourdi par des sandales à semelles de bois, retentit du fond du monastère. Un frère, vêtu de bure brune, une corde pour ceinture, un capuchon de laine relevé sur le visage, quelques rares cheveux blancs ramenés en couronne sur ses tempes, ouvrit la porte et me demanda en italien si je désirais visiter le tombeau du Tasse. « Le tombeau du Tasse ? » m’écriai-je : « est-ce que je serais ici à Saint-Onufrio ? » car j’avais lu les belles pages de Chateaubriand sur le couvent et l’oranger de Saint-Onufrio. « Oui », me dit négligemment le frère, et il m’ouvrit sans autre entretien la porte extérieure de la chapelle, et, me montrant du geste une tablette de marbre incrustée dans le pavé de l’église, j’y tombai à genoux, et j’y lus l’inscription célèbre par sa simplicité, que le marquis Manso, l’ami du poète, obtint la permission de faire graver sur la pierre nue qui couvrait le cercueil de son ami.
D. O. M.
torquati tassi
ossa
hic jacent.
hoc ne nescius
esses hospes,
fratres hujus ecclesiæ posuerunt.
C’est-à-dire :
Ici gisent
les os
de Torquato Tasso.
Visiteur,
les frères de ce couvent ont posé cette pierre pour que
tu saches qui tu foules !
Cette humble pierre sur une si glorieuse mémoire me parut l’achèvement de la destinée poétique de ce grand homme. Je ne regrettais pas pour lui un plus somptueux monument : en fait de tombe, la plus ignorée est la plus désirable ; les survivants chers savent la trouver, les indifférents la profanent, les ennemis l’outragent. Plus de bruit au moins autour de ce lit du dernier sommeil !
Je restai si longtemps agenouillé sur cette pierre et absorbé dans mon culte de jeune homme, pour le chantre de l’ingrate Léonora, que le frère fut contraint à me rappeler l’heure, et qu’au moment où je sortis de l’église pour cueillir une feuille de l’oranger de Saint-Onufrio, la dernière lueur du soleil s’était éteinte sur les cimes les plus élevées des monts de la Sabine ; en rentrant lentement à mon logement par les rues ténébreuses de Rome, je songeai que le plus touchant poème du Tasse serait le poème de sa propre vie, s’il se rencontrait un poète égal à lui pour l’écrire.
VII
Un autre hasard de voyageur m’ayant arrêté un jour à Ferrare, j’allai visiter l’hôpital dans lequel le Tasse avait été enfermé. Son cachot, ou plutôt sa loge, est un petit réduit de quelques pieds carrés, dans lequel on descend une ou deux marches aujourd’hui, mais qui devait être alors de niveau avec la cour de l’hospice. Une fenêtre ouvre à côté de la porte sur la même cour d’hospice et éclaire la loge. Le lit du malade ou du prisonnier était au fond, en face de la porte. La muraille grattée par les visiteurs curieux de reliques avait perdu son ciment, et laissait voir les briques rouges de la muraille à laquelle était adossée la couche du poète. Cette demeure, quoique mélancolique, n’avait rien de sinistre ou de lugubre. On conçoit que le pauvre captif, emprisonné soit pour cause d’indiscrétion dans ses amours, soit pour cause d’égarement momentané et partiel de sa raison, servi et soigné par les frères ou par les sœurs de cet hospice, pourvu de livres et de papier, attablé devant cette fenêtre où les rayons de soleil passent à travers les pampres entrelacés aux barreaux et visité par sa belle imagination dans ses heures de calme, ait trouvé quelque consolation dans ce séjour où ses amis et même les étrangers venaient s’entretenir librement avec lui.
Quoiqu’il en soit, je détachai pieusement avec mon couteau quelques fragments de la brique la plus rapprochée du chevet du lit du Tasse, et qui devait avoir entendu de plus près les soupirs et les gémissements du prisonnier ; je les emportai comme un morceau de la croix de ce calvaire poétique, et je les fis enchâsser depuis dans un anneau d’or que je porte toujours à mon doigt. À quelques pas de là, je visitai aussi la petite maisonnette carrée et le petit jardin de chartreux de l’Arioste, l’Homère du badinage, l’Horace et le Voltaire de l’Italie, mais plus ailé qu’Horace et plus gracieux que Voltaire. Celui-là n’avait porté son imagination que dans ses poèmes ; sa vie avait eu la médiocrité et la régularité du bon sens. Sous le poète on sentait le philosophe▶ à caractère sobre ; l’Arioste se retrouvait dans sa maison.
Parva sed apta mihi, etc.
Rentré le soir à l’hôtellerie, à Ferrare, et encore tout ému de mes impressions dans le cachot du Tasse, j’écrivis les strophes suivantes qui n’ont jamais, je crois, été imprimées.
Le cachot du Tasse.
Homme ou Dieu, tout génie est promis au martyre :Du supplice plus tard on baise l’instrument ;L’homme adore la croix où sa victime expireEt du cachot du Tasse enchâsse le ciment.Prison du Tasse ici, de Galilée à Rome,Échafaud de Sidney, bûchers, croix ou tombeaux,Ah ! vous donnez le droit de bien mépriser l’hommeQui veut que Dieu l’éclaire et qui hait ses flambeaux !Grand parmi les petits, libre chez les serviles,Si le génie expire, il l’a bien mérité ;Il voit dresser partout aux portes de nos villesCes gibets de la gloire et de la vérité.Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe !Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main.Nos pleurs et notre sang sont l’huile de la lampeQue Dieu nous fait porter devant le genre humain !
Quelques années avant, admis par l’obligeante familiarité du grand-duc de Toscane dans la bibliothèque réservée du palais Pitti à Florence, j’avais souvent feuilleté à loisir avec ce prince lettré les manuscrits inédits de la main du Tasse conservés dans ce trésor des lettres. Beaucoup de pages de ces poésies intimes expliquent les mystères de son âme et de sa vie.
Toutes ces circonstances accidentelles, jointes au culte que j’avais conçu dès mon enfance pour le poète de la Jérusalem, me portèrent à étudier pas à pas les traces de sa vie ; ces dispositions furent fortifiées à Naples dans l’hiver de 1821 par la lecture accidentelle aussi du volume in-quarto de Black, ce commentateur infatigable de mon poète. Elles furent confirmées enfin en 1844 par de fréquents pèlerinages à Sorrente, délicieuse patrie, non du poète seulement, mais de la poésie. C’est ainsi que je fus amené à raconter la vie du Tasse : on voit que nul n’y était mieux préparé, sinon par l’érudition, au moins par l’enthousiasme et par l’adoration de son modèle : mais commençons.
VIII
Il est rare (nous l’avons déjà remarqué ailleurs) qu’un grand homme, surtout dans les lettres, où la fortune n’est pour rien dans la gloire, il est rare qu’un grand homme sorte tout à coup de lui-même comme un hasard sans précédent et sans préparation d’une famille illettrée. Le génie semble s’accumuler et s’amonceler lentement, successivement et presque héréditairement pendant plusieurs générations dans une même race par des prédispositions et des manifestations de talents plus ou moins parfaits, jusqu’au degré où il éclot enfin dans sa perfection dans un dernier enfant de cette génération prédestinée au génie ; en sorte qu’un homme illustre n’est en réalité qu’une famille accumulée et résumée en lui, le dernier fruit de cette sève qui a coulé de loin dans ses veines. Ce phénomène du génie hérité, accumulé, croissant et enfin fructifiant dans un grand homme frappe l’esprit en étudiant, dans l’histoire ou dans la biographie, les origines morales des hommes supérieurs. Une famille n’arrive pas à la gloire du premier coup ; il y a croissance dans la famille comme dans l’individu ; la nature procède par développement successif et non par explosions soudaines ; un génie qui se croit né de lui-même est né du temps ; ce phénomène se remarque également dans le Tasse.
IX
La famille dei Tassi, qui devait produire un jour le plus grand poète épique, héroïque et chevaleresque de l’Italie, était originaire du pays qui enfanta aussi Virgile. Les Tassi, race noble et militaire, déjà connus au douzième siècle, avaient leur château dans les environs de Bergame, non loin de Mantoue, terre féconde, qui ne paraît pas, au premier aspect, favorable à l’imagination, mais qui voit d’en bas les Alpes d’un côté, les Apennins de l’autre, et à qui ces deux hauts horizons noyés dans un ciel limpide inspirent on ne sait quelle grandeur et quelle élévation sereines, qu’on retrouve dans Virgile, dans le Tasse, dans Pétrarque, tous poètes de la basse Italie.
Les ancêtres du poète étaient seigneurs de Cornello, château fort situé sur une montagne du versant des Alpes non loin de Bergame. Après la fin des guerres civiles ils étaient descendus à Bergame, où leur famille subsiste encore aujourd’hui. Le père du poète s’appelait Bernardo Tasso, il était né en 1493 ; orphelin de bonne heure, et sans fortune, il fut élevé par un de ses oncles, évêque de Ricannoti. Ses progrès dans les lettres et surtout dans la poésie furent rapides ; les vers écrits par lui avant l’âge de dix-huit ans peuvent rivaliser avec ceux de son fils. L’évêque de Ricannoti, ayant péri par la main d’un assassin en 1520, laissa Bernardo sans appui ; il entra comme tous les gentilshommes sans autre fortune que son talent et son épée au service de Guido Rangoni, général des armées du pape. Il fut envoyé par Rangoni et par le Pontife à Paris pour solliciter du roi François Ier l’envoi d’une armée en Italie au secours du pape emprisonné par les Impériaux. Il réussit dans son ambassade. Après la malheureuse expédition de François Ier, Bernardo entra au service de la duchesse de Ferrare ; il était épris alors d’une beauté célèbre dans ces cours, Ginevra Malatesta, célébrée aussi par l’Arioste et par tous les poètes du temps comme l’Hélène sans tache de l’Italie. Bernardo osait aspirer à la main de Ginevra. Le choix qu’elle fit d’un autre époux l’attrista sans décourager son admiration pour elle ; il lui demande dans ses odes désintéressées de lui permettre seulement de l’adorer de loin jusqu’à la mort et de lui promettre dans une autre vie le retour platonique de la passion qu’il lui a vouée sur la terre. Ces poésies sont un cadre digne du nom et de la merveilleuse beauté de Ginevra ; on voit que les amours malheureux pour les princesses étaient un exemple de père en fils dans la maison des Tassi.
X
Attristé de l’ingratitude de Ginevra, Bernardo Tasso quitta la cour de Ferrare ; il alla à Venise imprimer les vers qu’il avait composés sur ses amours, en les dédiant à celle qui les avait inspirés.
Le bruit que firent ces poésies en Italie parvint jusqu’à Ferrante Sanseverino, prince de Salerne ; ce prince lettré appela Bernardo à sa cour. Le poète redevenu guerrier accompagna le prince de Salerne dans ses expéditions militaires en Italie et en Afrique. Au retour d’une ambassade en Espagne il épousa à Naples Porcia de Rossi, jeune héritière d’une illustre maison de Pistoia en Toscane, mais dont la famille habitait alors Naples. Ce mariage fit la félicité de Bernardo Tasso. Les charmes, l’amour et les vertus de Porcia lui firent oublier Ginevra ; cette félicité fut à peine altérée par le refroidissement du prince de Salerne qui le congédia de son service et l’exila de sa cour avec une pension de deux cents ducats, on ne sait pour quel motif. Bernardo Tasso se retira à Sorrente dans une délicieuse retraite, entre Salerne et Naples, sur le promontoire avancé dont les deux golfes de Salerne et de Naples, en se creusant sur ses flancs, font la terrasse fleurie de deux mers.
XI
Dans ce jardin de délices, sous le ciel le plus tiède de l’univers, au sein du loisir et de l’amour, à l’âge où le cœur s’apaise et où l’esprit se possède, époux d’une des femmes les plus belles et les plus lettrées de l’Italie, écrivant, pour le plaisir plus que pour la gloire, le poème chevaleresque d’Amadis, déjà père d’une fille au berceau, dont les traits rappelaient la beauté de sa mère, possesseur d’une fortune plus que suffisante à ce séjour champêtre, Bernardo jouissait de tout ce qui fait le rêve des hommes modérés dans leurs désirs. Une haie de lauriers, un bois d’orangers, enserraient, du côté des montagnes de Castellamare, sa maison ouverte au soleil du midi et à la brise embaumée des golfes. Nous avons nous-même respiré souvent ces brises au pied de ces mêmes lauriers noueux, dont les feuilles tombèrent sur le berceau du Tasse.
C’est là que naquit, en effet, Torquato Tasso ; peut-on s’étonner qu’un enfant d’un tel père et d’une telle mère, né et élevé dans un tel séjour, au sein d’une telle félicité et d’une telle poésie, soit devenu le poète le plus tendre et le plus mélodieux de son siècle ? Et in Arcadia ego ! Y eut-il jamais une plus poétique Arcadie ? Quelques semaines avant la naissance de cet enfant ardemment désiré par sa mère, Bernardo Tasso écrivait de Sorrente à sa sœur Afra, religieuse cloîtrée dans un couvent à Bergame :
« Ma petite fille est très belle et me donne l’espérance qu’elle aura une vie aussi heureuse et aussi honorable que nous pouvons le désirer ; mon premier fils nous a été enlevé par la mort, il est maintenant devant Dieu notre Créateur, où il prie pour notre salut. Ma Porcia est enceinte de sept mois ; que ce soit d’une fille ou d’un fils, l’enfant me sera également et souverainement cher ; puisse seulement Dieu, qui me le donne, le faire naître avec la crainte du Seigneur ! Priez avec vos saintes sœurs les nonnes, pour que le ciel me conserve la mère, qui est ici-bas mes seules délices. »
Les prières du père, de la mère et de la tante furent exaucées ; l’enfant, qui fut Torquato Tasso, naquit à Sorrente, le 12 mars 1544. Son enfance, comme celle des hommes prodigieux, fut, dans la tradition des paysans et des matelots de Sorrente, pleine de prodiges. Nous ne les rapporterons pas ; c’est l’atmosphère fabuleuse des grands hommes, l’imagination frappée voit plus beau que nature ce que la nature ordinaire ne peut expliquer. Le premier jour de la naissance de Torquato fut le dernier jour de la félicité de son père. Il apportait avec lui le malheur avec la gloire en naissant, triste et commune compensation des vœux satisfaits.
Bernardo fut contraint de quitter sa femme à peine accouchée, pour suivre le prince de Salerne à la guerre en Piémont et en Espagne. Le vice-roi de Naples fut parrain de l’enfant ; à son retour de l’armée, le père emmena sa femme et ses enfants à Salerne où il acheva le poème d’Amadis. Conduit de là en Allemagne par le prince de Salerne, qui allait négocier avec l’empereur, il fut condamné comme rebelle au roi d’Espagne, par le vice-roi de Naples, et dépouillé, par confiscation, de sa maison à Salerne et de tous les trésors qu’elle contenait ; sa femme Porcia, réfugiée à Naples, dans une situation presque indigente, y continua l’éducation de ses enfants. Logée dans une petite maison peu éloignée du collège des jésuites, elle conduisait elle-même, avant le lever du jour, le jeune Torquato, âgé de treize ans, une lanterne à la main, à la porte du collège ; les progrès de l’enfant répondaient à la tendre sollicitude de la mère. Pendant ces années d’exil, le père, envoyé à Paris par le prince de Salerne, pour solliciter une seconde expédition française contre Naples, vivait retiré à Saint-Germain, retouchant son poème d’Amadis et adressant des vers italiens à Marguerite de Valois. Désespérant de l’expédition française contre Naples, il se réfugia à Rome, où il reçut l’hospitalité dans le palais du cardinal Hippolyte d’Este. Il y avait donné rendez-vous à sa femme Porcia et à ses enfants ; mais Porcia, persécutée à cause de son mari par le vice-roi de Naples, et par ses propres frères qui refusaient de lui payer sa dot, fut contrainte d’entrer dans un monastère et de prendre le voile au couvent de San-Festo.
Son fils, arraché de ses bras, obtint seul l’autorisation d’aller rejoindre son père à Rome ; il raconte lui-même, dans la strophe suivante, le déchirement de deux cœurs que la fortune séparait pour toujours :
« La cruelle fortune m’arracha, presque encore enfant, du sein de ma mère ; ah ! je me souviendrai toujours, en soupirant, de quels baisers humides de ses larmes, et de quelles ardentes prières emportées, hélas ! par les vents, elle attendrit nos adieux ! Je ne devais plus jamais me revoir visage à visage avec celle qui me pressait dans ses bras, avec des nœuds si étroitement serrés et si inextricables. Ah ! malheureux, je suivis comme Ascagne ou Camille, d’un pas chancelant, mon père errant sur la terre. »
L’infortuné père, en recevant son fils Torquato à Rome et en achevant son éducation, ne put jamais obtenir que les portes du couvent s’ouvrissent, à Naples, pour sa chère Porcia ; elle mourut soudainement à Naples, soit de ses angoisses, soit du poison préparé par ses proches, qui craignaient qu’elle ne revendiquât un jour ses biens retenus par eux.
Nous possédons une lettre de Bernardo Tasso qui semble confirmer ces soupçons.
« La fortune », dit-il dans cette lettre, « non contente de toutes mes adversités passées, vient, pour me rendre complètement malheureux, de m’enlever cette jeune et charmante femme, mon épouse, et de détruire par cette mort toute espérance de félicité pour moi, le seul soutien de mes pauvres enfants et la seule perspective de consolation qui me restât pour mes vieux jours ; je la pleure nuit et jour et je m’accuse de sa mort, parce que je n’aurais jamais dû, par une vaine ambition de grandeur, ou par un attachement trop grand à mon prince, l’avoir abandonnée ainsi que mes petits enfants et le gouvernement domestique de ma maison, entre les mains non de ses frères, mais plutôt de ses plus cruels ennemis !… Mais Dieu l’a permis ainsi pour punir en elle mes propres iniquités, et pour empoisonner par sa mort le reste des jours, peut-être, hélas ! trop longs, qui me restent à vivre !… Je déplore par-dessus tout la promptitude de cette mort, qui n’a été précédée que d’une maladie de trente-six heures, suite, comme je le conjecture, ou du poison ou d’un brisement de cœur. Je gémis sur le sort de ma fille, qui malheureusement pour elle reste vivante, jeune, sans direction, entre les mains de ses ennemis, sans autre ami que son misérable père, pauvre, âgé, loin d’elle et disgracié de la fortune. Je prie Dieu de m’accorder la patience, car, si mon désespoir et mes malheurs ne trouvent pas bientôt quelque remède, je ne sais ce qui adviendra de moi.
« Je fais les derniers efforts, ajoute-t-il, pour arracher ma pauvre fille des mains de ses ennemis, pour qu’il ne lui arrive pas ce qui est arrivé à sa malheureuse mère, laquelle (je le tiens pour avéré) a été empoisonnée par ses frères pour se libérer de sa dot. »
« Je sais », dit-il dans une lettre à sa sœur Afra, la nonne de Bergame, « que plus j’adorai cette jeune femme, moins je devrais m’affliger de sa perte, puisque la mort est la fin de toutes les adversités dans l’océan desquelles elle était incessamment plongée à cause de moi. Quelle perspective humaine nous restait-il à lui offrir pour nous faire désirer la continuation de sa vie ? Hélas ! aucune… Avec une haute intelligence, avec autant de prudence que de vertus et de charmes, elle était restée par suite de mon bannissement dans une sorte de veuvage sans parents ou avec des parents pires que des étrangers ; sans amis pour l’aider de leurs conseils dans l’adversité, en sorte qu’elle vivait dans un continuel état de crainte ou d’anxiété ; elle était jeune, elle était belle ; elle était si jalouse de son honneur que depuis mon exil elle avait souvent désiré d’être vieille et disgraciée de figure ! Elle aimait tant notre fils Torquato et moi que, forcée de vivre loin de nous, sans espoir d’être jamais tranquille et heureux ensemble, son cœur était torturé de mille angoisses comme celui de Tityus, dévoré par les vautours ; elle désirait vivre avec moi, fût-ce même en enfer », ajoute-t-il. « Résignons-nous donc à ce qui finit ses peines ! »
On voit par ces lettres que la mère du Tasse était une de ces femmes rares qui forment de leur sang les hommes supérieurs, poètes, ◀philosophes▶, héros. Les grandes mères font les grands fils : il n’y a presque pas d’exception à cette vérité dans l’histoire.
XII
C’est dans cette tristesse de cœur et dans cette gêne de son père à Rome que Torquato, séparé de sa mère par la mort, et de sa sœur Cornélia par l’absence, contracta cette mélancolie, charme de ses vers, malheur de son existence. Ceux dont l’enfance fut triste ne renaissent jamais complètement à la joie, dit Sénèque, dans des vers qui semblent d’hier :
Pectora longis habitata malisNon sollicitas ponunt curas ;Proprium hoc miseros sequitur vitium,Nunquam rebus credere lætis,Redeat felix fortuna licet.« Les cœurs comprimés par de longues et précoces infortunes ne déposent jamais complètement les soucis qui ont pesé sur leur jeunesse ; c’est le propre des malheureux de ne jamais croire aux choses heureuses, même quand la fortune souriante revient à eux. »
On voit dans une lettre du jeune Torquato écrite de Rome, à cette époque, à la belle et puissante protectrice de tous les génies et de toutes les adversités, la célèbre Vittoria Colonna, combien ce jeune homme sentait prématurément les malheurs de son père et de sa sœur. C’est pour cette sœur demeurée en captivité à Naples que Torquato implorait Vittoria Colonna.
« Assister un pauvre gentilhomme qui, sans aucun tort de sa part et pour demeurer, au contraire, fidèle à l’honneur, est tombé dans le malheur et dans l’indigence, est le privilège d’un esprit noble et magnanime tel que le vôtre ; et sans cette assistance, Madame, mon pauvre vieux père mourra bientôt de désespoir, et vous perdrez en lui un de vos admirateurs les plus affectionnés et les plus dévoués. Le porteur de cette lettre vous dira que Scipion Rossi, mon oncle, veut marier ma sœur avec un pauvre gentilhomme qui ne lui promet qu’une vie misérable. C’est une grande infortune, Madame, de perdre ses richesses, mais la pire est de se dégrader du rang où la nature nous fit naître. Mon pauvre vieux père n’a plus que nous deux, et, depuis que le sort lui a enlevé sa fortune et une femme qu’il aimait plus que son âme, il ne peut penser sans désespoir à être privé par la cupidité de ses oncles d’une fille chérie, dans le sein de laquelle il espérait reposer le peu de jours qui lui restent à vivre. Nous n’avons plus d’amis à Naples, nos parents y sont nos ennemis ; et, à cause de ces circonstances, chacun craint de nous tendre la main… Mon angoisse est telle, excellente dame, que le désordre de mon esprit se communique à mes paroles ; c’est à Votre Excellence à se représenter l’excès des peines qu’il m’est impossible d’exprimer ! »
Pendant ces touchantes et vaines démarches de son fils pour délivrer sa sœur de la tyrannie de ses oncles et pour soulager son père, ce pauvre père exhalait sa douleur de la perte de Porcia dans une ode égale aux plus amoureuses complaintes de Pétrarque. La poésie, l’indigence, la mort, les larmes, la religion, l’adolescence, la vieillesse, également dépourvues de secours dans le grenier d’un cardinal à Rome, étaient le père et la mère, comme dit Job, du poète futur de l’Italie.
L’approche de l’armée des Impériaux qui venaient assiéger Rome, et la crainte de tomber dans les mains des Espagnols, ses ennemis, chassèrent Bernardo de ce dernier asile ; il envoya son fils à Bergame aux soins d’un prêtre de ses parents, pour achever son éducation. Quant à lui, seul, à pied, ne portant pour tout bagage que deux chemises et son poème manuscrit d’Amadis, il se mit en route pour Ravenne et pour Venise, où il espérait faire imprimer son poème. Heureusement pour lui, le duc d’Urbin, qui estimait son caractère et son talent, apprit par hasard son passage à travers ses États ; il l’arrêta à Pesaro et lui donna l’hospitalité dans une maison de campagne située sur les collines qui entourent la ville, où les prairies, les bois, les eaux et la vue de la mer Adriatique, formaient un horizon inspirateur pour le poète fatigué des vicissitudes du sort. Il s’y livra en paix, et dans la société lettrée de la cour du duc d’Urbin, à la révision de son poème.
Pendant ce doux loisir du père, le jeune Torquato continuait ses études à Bergame, dans la maison d’une grande dame de la famille des Tassi, qui traitait l’enfant comme son fils. Elle se refusait par tendresse à le rendre à son père, qui l’appelait près de lui à Pesaro. Plus tard, Torquato y rejoignit son père. Le duc d’Urbin, charmé de la figure, du caractère et du talent précoce de Torquato, en fit le compagnon d’étude et l’ami de son propre fils Francisco. Un maître illustre, Corrado, présidait à l’éducation du prince et du gentilhomme. Une amitié qui survécut au malheur et à la mort du Tasse, et dont on trouve des traces touchantes dans les lettres du duc d’Urbin, ne tarda pas à éclore entre les deux adolescents. Le départ de Bernardo Tasso pour Venise, où il rappela bientôt son fils auprès de lui, interrompit malheureusement, après deux ans de repos, cette douce intimité. Il employait son fils à copier, à corriger et même quelquefois à achever son poème. Cette occupation et la société des poètes de Venise décidèrent de plus en plus la vocation du jeune Torquato vers la poésie. Il apprit avec horreur, à cette époque, que sa sœur Cornélia, mariée à un jeune gentilhomme de Sorrente nommé Sersale, avait été enlevée par les Turcs dans une des fréquentes descentes qu’ils faisaient sur les côtes d’Italie. Les angoisses du père et du fils se calmèrent bientôt en apprenant que les Turcs avaient respecté la rare beauté de Cornélia, et l’avaient rendue à son mari pour une modique rançon.
XIII
La publication du poème d’Amadis n’améliora pas le sort des deux proscrits. À l’exception du duc d’Urbin, qui continua à combler l’auteur de sa faveur et de ses bienfaits, Bernardo Tasso ne reçut des autres princes de France et d’Italie, auxquels il adressa son œuvre, que des louanges et des remercîments. Il se retira à Mantoue, et envoya Torquato étudier la jurisprudence à Padoue. Cette étude, si aride et si opposée aux études poétiques dont il avait pris l’habitude et l’exemple chez son père, rebuta le jeune homme. Il conçut, à Padoue, la première idée d’un poème chevaleresque qui pût rivaliser avec l’Amadis de son père, et il écrivit en quelques mois le poème du paladin Rinaldo. Il le dédia, à la fin du douzième chant, au cardinal Louis d’Este, son protecteur à Rome, et à son père Bernardo Tasso, dans des strophes attendries par la piété filiale.
« Mais, avant de paraître devant celui pour lequel tu n’es qu’un indigne hommage », dit-il à son poème, « présente-toi d’abord à celui qui fut choisi par le ciel pour me donner, de son propre sang, la vie ; c’est par lui que je chante, que je respire, que j’existe, et, s’il y a quelque chose de bon en moi, c’est de lui seul que j’ai tout reçu ! »
Le père s’affligea d’abord, puis s’enorgueillit bientôt après de cette œuvre imparfaite et prématurée, mais merveilleuse, dit-il, dans ses lettres, d’un enfant de dix-sept ans ! Il consentit à l’impression du poème, et autorisa son fils à renoncer à l’étude de la jurisprudence, pour se livrer tout entier à l’étude des lettres et à la philosophie. La renommée naissante dont la publication du poème de Rinaldo entoura le nom de Torquato le fit convier par l’université de Bologne à venir honorer ses leçons de sa présence. C’est à Bologne qu’il chercha, avec l’instinct du génie, le sujet d’une épopée moderne égale aux grandes épopées nationales d’Homère et de Virgile, et qu’il trouva ce sujet dans les croisades. Cette épopée avait sur l’Iliade et l’Énéide l’avantage d’être universelle dans le monde alors chrétien. La religion commune est une patrie commune ; il y eut dans le choix du sujet autant de génie que dans le poème lui-même ; les croisades, qui avaient été l’héroïque folie des siècles précédents, étaient restées la tradition héroïque des peuples chrétiens. Celui qui ferait de ces traditions une épopée chrétienne serait assisté dans son œuvre, non-seulement par l’imagination, mais par la foi des hommes ; il serait l’Homère d’un culte vivant au lieu d’être l’Homère de fables mortes.
Torquato, de plus, était sincèrement et tendrement religieux ; il se sentait poussé vers son poème non-seulement par la poésie, mais par la piété ; c’était le croisé du génie poétique, aspirant à égaler, par la gloire et par la sainteté de ses chants, les croisés de la lance qu’il allait célébrer. Les noms de toutes les familles nobles ou souveraines de l’Occident devraient revivre dans ce catalogue épique de leurs exploits, et attirer sur le poète la reconnaissance et la faveur des châteaux et des cours. Les croisades étaient le nobiliaire de l’Europe, le poète serait l’arbitre et le distributeur de l’immortalité parmi les descendants de ces familles ; enfin le poète n’était pas seulement poète dans Torquato, il était chevalier. Un sang héroïque coulait dans ses veines, il rougissait de polir des vers au lieu de tenir l’épée de ses pères ; célébrer des exploits guerriers lui semblait associer son nom aux héros qui les avaient accomplis sur les champs de bataille ; la religion, la chevalerie et la poésie, la gloire du ciel, celle de la terre, celle de la postérité, se réunissaient pour lui conseiller cette œuvre. Les poètes, en ce temps, étaient les héros de l’esprit au niveau des héros de l’épée ; le chevalier ne dérogeait pas en célébrant dans ces chants les hauts faits dont il avait la source dans son sang, l’idéal dans son âme. Tels furent les instincts qui portèrent le Tasse à choisir pour gloire l’épopée, et pour sujet les croisades.
La première esquisse de ce poème, et quelques centaines de vers des premiers chants conservés à Rome dans la bibliothèque du Vatican, donnent la date précise de la pensée du Tasse en 1564. De Bologne, il se rendit à Mantoue pour rejoindre son père ; mais, quand il arriva à la cour de Mantoue, son père en était déjà reparti pour retourner à Rome. Torquato, présenté à la cour de Ferrare par une de ses protectrices, Claudia Rangoni, fut enfin admis à titre de chevalier et de courtisan officiel parmi les familiers du cardinal d’Este, frère du prince régnant à Ferrare.
XIV
Les princes de la maison souveraine d’Este, une des plus puissantes d’Italie, étaient les seconds Médicis de l’Italie en deçà des Apennins ; les armes, les lettres, les arts, les grandes charges à la cour des papes, les cardinalats, les papautés même, fréquents dans leur maison, leurs richesses enfin, faisaient de la cour de ces princes, à Ferrare, une autre Rome, une autre Florence. La cour de Léon X lui-même n’a pas été illustrée, parmi les siècles, par deux noms plus immortels que les noms de l’Arioste et du Tasse, ces deux clients de ces grands Mécènes du seizième siècle à Ferrare.
Le prince régnant à Ferrare, au moment où le Tasse entrait au service du cardinal d’Este son frère, était Alphonse II, fils et successeur d’Hercule II. Alphonse était, selon l’historien le mieux informé, Muratori, brave, juste, magnifique, religieux, passionné pour la gloire des lettres et des arts ; ces qualités, dit-il, étaient obscurcies dans ce noble caractère par un mélange d’orgueil, de caprice, de susceptibilité, de ressentiment implacable contre ceux dont il croyait avoir reçu quelques offenses. Le luxe de sa cour éclipsait même celui des Médicis ; l’écrivain français Montaigne, à l’occasion de sa visite à Ferrare, s’extasie, dans ses notes de voyages, sur la prodigieuse splendeur de cette cour, sur le nombre des courtisans, et sur la magnificence des fêtes et des costumes. La cour du cardinal Louis d’Este, le plus jeune des frères d’Alphonse II, se composait de plus de cinq cents chevaliers, courtisans, officiers ou serviteurs.
Ce jeune prince, que Torquato Tasso avait connu dans son adolescence à Rome, avait toutes les qualités de son frère, mais il y joignait de plus la constance dans ses amitiés, la modestie, la solidité et la grâce du caractère qui le faisaient adorer ; il reçut Torquato en ami plutôt qu’en maître, ne lui demandant pour tout service que d’illustrer sa cour et sa famille par l’éclat de renommée littéraire qui commençait à rayonner de son nom. Le Tasse admis, dès le premier jour, dans la familiarité intime du cardinal, fut témoin, peu de temps après son arrivée à Ferrare, de l’entrée solennelle de Barbara, fille de l’empereur d’Allemagne Ferdinand Ier, et sœur de l’empereur Maximilien II, qui venait épouser le duc de Ferrare, Alphonse II. Pendant les fêtes, tournois et spectacles donnés à l’occasion de ce mariage, et qui durèrent six jours et six nuits, le Tasse fut présenté à Lucrézia et à Léonora, les deux charmantes sœurs du duc et du cardinal. Ces princesses accueillirent le jeune favori de leur frère, dont elles connaissaient déjà les vers par le Rinaldo, comme un homme qui mériterait bientôt la faveur du monde, et qui promettait un rayon de plus à la gloire de leur maison. L’extrême jeunesse et la beauté pensive de Torquato ajoutèrent l’attrait et la tendresse à cet accueil. La nature, en effet, semblait s’être complu à personnifier la poésie dans le poète ; son portrait par le marquis Manso, son ami, qui l’avait décrit dans son adolescence, à Sorrente et à Rome, rappelle le gracieux portrait de Raphaël d’Urbin, le génie enfant, avec un trait de plus dans le regard, la fierté martiale du chevalier qui sent l’héroïsme dans son sang.
« Torquato », dit le marquis Manso, qui l’avait revu après ses malheurs et à un autre âge, « était un homme si accompli de forme, de stature et de visage, que, parmi les hommes de la plus haute taille, il pouvait être admiré comme un des plus imposants et des plus merveilleusement proportionnés ; son teint était frais, coloré, bien que dès sa jeunesse les études, les veilles, et plus tard les revers et les souffrances, eussent donné un peu de pâleur et de langueur à ses traits. La couleur de ses cheveux et de sa barbe tenait le milieu entre le noir et le blond, dans une telle proportion cependant, que le sombre l’emportait sur le clair, mais que ce mélange indécis des deux teintes donnait à sa chevelure quelque chose de doux, de chatoyant et de fin ; son front était élevé et proéminent, si ce n’est vers les tempes, où il paraissait déprimé par la réflexion ; la ligne de ce front, d’abord perpendiculaire au-dessus des yeux, déclinait ensuite vers la naissance de ses cheveux qui ne tardèrent pas à se reculer eux-mêmes vers le haut de la tête, et à le laisser de bonne heure presque chauve ; les orbites de l’œil étaient bien arqués, ombreux, profonds et séparés par un long intervalle l’un de l’autre ; ses yeux eux-mêmes étaient grands, bien ouverts, mais allongés et rétrécis dans les coins ; leur couleur était de ce bleu limpide qu’Homère attribue aux yeux de la déesse de la sagesse et des combats, Pallas ; leur regard était en général grave et fier, mais ils semblaient par moments retournés en dedans, comme pour y suivre les contemplations intérieures de son esprit souvent attaché aux choses célestes ; ses oreilles, bien articulées, étaient petites ; ses joues plus ovales qu’arrondies, maigres par nature et décolorées alors par la souffrance ; son nez était large et un peu incliné sur la bouche ; sa bouche large aussi et léonine ; ses lèvres étaient minces et pâles ; ses dents grandes, régulièrement enchâssées et éclatantes de blancheur ; sa voix claire et sonore tombait à la fin des phrases avec un accent plus grave encore et plus pénétrant ; bien que sa langue fût légère et souple, sa parole était plutôt lente que précipitée, et il avait l’habitude de répéter souvent les derniers mots ; il souriait rarement, et, quand il souriait par hasard, c’était d’un sourire gracieux, aimable, sans aucune malice et quelquefois avec une triste langueur ; sa barbe était clairsemée et, comme je l’ai déjà dépeinte, d’une couleur de châtaigne ; il portait noblement sa tête sur un cou flexible, élevé et bien conformé ; sa poitrine et ses épaules étaient larges, ses bras longs, libres dans leurs mouvements ; ses mains très allongées mais délicates et blanches, ses doigts souples, ses jambes et ses pieds allongés aussi, mais bien sculptés, avec plus de muscles toutefois que de chair ; en résumé, tout son corps admirablement adapté à sa figure ; tous ses membres étaient si adroits et si lestes que, dans les exercices de chevalerie, tels que la lance, l’épée, la joute, le maniement du cheval, personne ne le surpassait. Cependant, ajoute Manso, il ne parlait pas en public, devant les princes ou devant les académies avec autant de force, d’assurance et de grâce dans l’accent, qu’il y avait de perfection dans le style et dans les pensées, peut-être parce que son esprit, trop recueilli dans ses pensées, portait toutes ses forces au cerveau, et n’en laissait pas assez pour animer le reste de son corps ; néanmoins, dans toutes ses actions, quelque chose qu’il eût à dire ou à faire, il découvrait à l’observateur le moins attentif une grâce virile et une mâle beauté, principalement dans sa contenance, qui resplendissait d’une si naturelle majesté qu’elle imposait, même à ceux qui ne savaient pas son nom et son génie, l’admiration, l’étonnement et le respect. »
Manso dit que Torquato avait la vue courte et faible par la continuelle lecture à laquelle il se livrait sans repos, et même par celle de sa propre écriture prodigieusement fine et souvent illisible.
Le costume habituel du Tasse était, ajoute Manso, conforme à la gravité et à la simplicité de goût d’un homme qui se respecte lui-même jusque dans ses vêtements. Son vêtement ordinaire, dès sa jeunesse, était toujours noir, sans aucun des ornements et des broderies en usage de son temps ; il n’était, en général, suivi que d’un seul page ; mais, quoique sobre, son costume était éloigné de la négligence. Il aimait le linge blanc et fin, et il en faisait faire d’amples provisions ; mais il le portait sans lacet et sans broderie. Pour ses aliments, il n’aimait que les choses légères, douces, sucrées ; il avait une invincible répugnance à tout ce qui était fort ou amer ; il ne buvait que de l’eau légèrement coupée des vins liquoreux de Grèce et de Chypre ; tout était tempéré dans ses goûts comme dans son âme. Sa conversation, sans vivacité et sans saillies, coulait de ses lèvres avec naturel, lenteur et mélancolie ; il ne causait point pour éblouir, mais pour se répandre dans le sein de l’amitié, soit par retour de sa pensée sur les adversités de son berceau, soit par pressentiment de ses malheurs futurs. L’ombre de la mélancolie, planant sur ses traits, mêlait un intérêt tendre et une pitié vague à l’admiration que son nom et sa personne inspiraient partout où il paraissait.
Tel est le portrait minutieux qu’un contemporain et un ami trace du Tasse ; ce portrait est parfaitement conforme à celui que nous possédons nous-même, copié sur le portrait original, peint sur le Tasse vivant à Florence, et qui nous a été prêté par notre illustre ami, le marquis Gino Caponi, homme digne de vivre dans sa galerie en société avec ces grands hommes de sa patrie.
XV
La mort du pape interrompit brusquement ces fêtes à Ferrare. Le cardinal Louis d’Este partit pour Rome afin d’assister au conclave ; Torquato resta à Ferrare. Pendant l’absence de son protecteur les deux princesses ses sœurs, Lucrézia et Léonora d’Este, filles de Renée de France, admirent le jeune poète dans leur familiarité. Lucrézia, l’aînée, avait trente et un ans ; la seconde, trente. Toutes deux d’une beauté célèbre, quoique différente, et d’un esprit cultivé, elles rassemblaient dans leur personne la grâce de la France et la passion de l’Italie. L’une et l’autre avaient reçu dans le palais lettré de Ferrare l’éducation presque virile des maîtres, des ◀philosophes et des poètes les plus éminents de ce siècle. Léonora, à ces études sévères, avait joint l’étude de la poésie et excellait elle-même dans la langue des vers. D’une beauté plus idéale et plus délicate que sa sœur, elle évitait souvent, sous prétexte d’une santé plus frêle, les cérémonies et les fêtes de la cour. Renfermée et recueillie dans ses appartements et dans ses jardins hors de la ville, elle n’apparaissait qu’entourée du mystère de sa vertu et de son génie. Ses charmes, plus voilés, n’en avaient que plus de prestige : elle était la divinité cachée de tous les courtisans, de tous les princes, de tous les poètes de Ferrare ou de l’Italie. Son entretien avait la grâce, le demi-jour et la douce intimité de sa vie ; cette tristesse attendrissait les cœurs, mais la piété de son âme, toute consacrée aux pensées divines, décourageait l’amour. On n’osait aimer une beauté transfigurée en angélique apparition, au milieu d’une cour galante et souvent licencieuse d’Italie. L’impression que Léonora fit sur le Tasse, la première fois qu’il la vit dans une des dernières fêtes du mariage d’Alphonse et de Barbara, se devine plus qu’elle ne s’exprime dans quelques vers de sa pastorale de l’Aminta, qu’il écrivait pendant l’absence du cardinal d’Este.
« Ah ! que vis-je alors ! s’écrie le poète, déjà touché à son insu, qu’entendis-je !… Je vis des divinités célestes et charmantes, et, parmi ces nymphes et ces sirènes… je restai frappé de stupeur, et je me sentis tout à coup grandir moi-même à la hauteur de ce que j’admirais… Rempli d’une vie inconnue, inondé d’une divinité intérieure toute nouvelle… je chantais les exploits et les héros, dédaignant désormais les humbles idylles… »
XVI
Cependant, soit que la distance et le respect eussent intimidé l’aveu de ces sentiments pour Léonora d’Este, soit qu’il eût voulu dérober sous un autre nom les hommages poétiques secrets qu’il adressait dans son cœur à Léonora, le Tasse affecta de célébrer quelque temps dans ses vers une autre beauté de la cour de Ferrare. C’était Lucrézia Bendidio, jeune fille d’illustre naissance, à laquelle presque tous les poètes du temps adressaient leurs soupirs et leurs sonnets. Mais Lucrézia favorisait les vœux d’un autre courtisan, poète aussi, nommé Pigna, et qui était secrétaire et favori du duc régnant, Alphonse II. Léonora elle-même prévint le Tasse du danger de cette rivalité poétique avec un homme si puissant sur l’esprit de son frère. Le poète se tut et chanta sous des noms de nymphe ou de bergère le seul et véritable objet de sa passion.
La nouvelle de la dernière maladie de son père l’arracha pour quelque temps aux séductions et aux dangers de la cour de Ferrare. Le duc de Mantoue avait pris soin de la vieillesse de Bernardo Tasso, il l’avait nommé gouverneur de la petite forteresse d’Ostie sur le Pô. C’est là que le père du Tasse expira après une courte maladie, à l’âge de soixante-seize ans, le 4 septembre 1569. Torquato était arrivé à temps à Ostie pour recevoir les adieux et les bénédictions de ce tendre père. Son héritage, dilapidé d’avance par des serviteurs avides et infidèles, ne suffit ni aux frais de sa maladie ni à ceux de ses funérailles. Torquato consacra à ces pieux devoirs quelques ducats empruntés sur gage aux juifs usuriers de Ferrare. L’infortuné Bernardo, consolé au moins par la présence de son fils, n’avait témoigné à sa dernière heure que la joie d’aller rejoindre, dans le sein de Dieu, cette Porcia qu’il avait tant aimée, et de laisser sur la terre, pour perpétuer son nom, un fils dont la tendresse et la gloire naissante le récompensaient de ses longues adversités.
XVII
Après avoir remercié le duc de Mantoue de la protection qu’il avait donnée à son père, le Tasse se hâta de retourner à Ferrare pour assister au mariage de la sœur de Léonora, Lucrézia d’Este, avec le prince d’Urbin, Marie de la Rovère. L’isolement dans lequel le mariage de sa sœur laissa Léonora à la cour de Ferrare parut redoubler encore l’inclination qui la portait vers le Tasse. Cette faveur de la princesse pour le poète était trop pure pour qu’elle cherchât à la dérober aux regards des courtisans. Léonora, idole du peuple de Ferrare par sa beauté et par ses talents poétiques, avait en même temps une si juste réputation de vertu et de piété qu’on la regardait dans tout le duché comme l’intermédiaire visible de la Providence, et qu’on attribuait à ses prières la vertu surnaturelle de fléchir le ciel et d’écarter les fléaux. On trouve une trace de cette croyance populaire dans les vers d’un poète du temps, Philippe Binaschi :
« Quand les ondes soulevées du Pô firent trembler leurs rives et menacèrent d’engloutir Ferrare et ses campagnes, une seule prière de toi, chaste Léonora, détourna de ton peuple les justes et terribles colères du ciel ! »
XVIII
Le Tasse s’encouragea de plus en plus à son poème par la faveur que lui témoignait la princesse. La gloire n’était plus seulement pour lui dans une vaine et froide renommée, mais dans l’applaudissement d’une femme adorée qui donnait un cœur à cette gloire. Il en écrivit six chants en quelques mois, avec la double inspiration de la poésie et de l’amour. Il s’était décidé enfin à l’écrire dans le rhythme chantant de l’Arioste, son prédécesseur et son modèle, c’est-à-dire en stances régulières de dix vers, sorte de récitatif admirablement approprié au récit, assez musical pour soutenir l’haleine, pas assez pour fatiguer l’oreille.
L’Arioste avait assoupli ce mètre à la poésie légère, le Tasse allait l’élever à la poésie héroïque. C’était une grande audace au Tasse d’affronter de si près dans Ferrare la comparaison avec l’Homère du badinage italien. Nous trouvons dans une lettre de Voltaire à Chamfort du 16 novembre 1774, une appréciation admirablement juste de cet Arioste que le Tasse allait surpasser dans le sujet, en l’imitant dans la forme. Nous sommes heureux de rencontrer dans l’esprit si juste et si infaillible de Voltaire notre propre opinion de l’immense supériorité de l’Arioste sur son copiste naïf mais négligé, la Fontaine.
« À propos, Monsieur », dit Voltaire, « vous me reprochez, mais avec votre politesse et vos grâces ordinaires, d’avoir dit que la Fontaine n’était pas assez peintre. Il me souvient en effet d’avoir dit autrefois qu’il n’était pas un peintre aussi fécond, aussi varié, aussi animé que l’Arioste, et c’était à propos de Joconde ; j’avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de notre Église.
« Vous me faites sentir plus que jamais combien la Fontaine est charmant dans ses bonnes fables ; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises ; mais que l’Arioste est supérieur à lui et à tout ce qui m’a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur ; par ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles ! J’y trouve toute la grande poésie d’Homère avec plus de variété, toute l’imagination des Mille et une Nuits, la sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plaute, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de tous ses chants sont d’une morale si vraie et si enjouée ! N’êtes-vous pas étonné qu’il ait pu faire un poème de plus de quarante mille vers, dans lequel il n’y a pas un morceau ennuyeux, pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre ? Et encore ce poème est tout en stances !
« Je vous avoue que cet Arioste est mon homme ou plutôt un dieu, comme disent messieurs de Florence, il divin’ Ariosto. Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant enfant, que j’aime de tout mon cœur ; mais laissez-moi en extase devant messer Ludovico, qui d’ailleurs a fait des épîtres comparables à celles d’Horace. Multæ sunt mansiones in domo patris mei , il y a plusieurs places dans la maison de mon père ; vous occupez une de ces places. Continuez, Monsieur, réhabilitez notre siècle ; je le quitte sans regret. Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c’est que d’avoir été quatre-vingt-un ans malade.
« Je suis toujours très fâché de mourir sans vous avoir vu. »
XIX
Ce jugement du meilleur juge en imagination et en légèreté de main dans les rythmes atteste assez la prodigieuse difficulté que le Tasse abordait en s’exposant lui-même à la comparaison avec l’Arioste, son maître. Mais la jeunesse, l’amour et la passion de la gloire pour mériter l’amour, osent tout et triomphent de tout. Les six premiers chants de la Jérusalem délivrée ne furent qu’une aspiration mélodieuse et continue du cœur du poète au cœur et à l’enthousiasme de Léonora. Ces huit mois furent certainement l’extase la plus prolongée et la plus féconde qui ait jamais transporté l’imagination du poète et de l’amant au-dessus des tristes réalités de la vie.
Un second départ du cardinal d’Este pour la France, où il possédait d’immenses terres de l’Église appelées bénéfices, interrompit encore cette félicité. Le Tasse suivit son prince à la cour de Charles IX, il s’y lia d’une amitié littéraire avec le poète français Ronsard. Ronsard était une sorte de Pétrarque français, qui tentait de donner à la poésie naissante de son pays les ailes de l’imagination italienne et la sphère élevée du platonisme attique ; mais le génie gaulois, prosaïque et trivial, rabaissa bientôt cette poésie au niveau de terre. Un esprit sagace mais commun, Boileau, ravala Ronsard et méprisa le Tasse. La médiocrité sage, personnifiée dans Boileau, triompha comme toujours en France des nobles témérités du génie. Sur la foi d’un vers de Boileau, le seul poème épique moderne digne de ce nom passa pendant deux siècles, en France, pour une fausse dorure sur un vil métal. L’impuissance d’admirer qui vient de l’impuissance de comprendre a une puissance de dénigrement dont Ronsard et le Tasse ont été longtemps les victimes parmi nous.
Le Tasse continuait lentement son poème pendant le voyage du cardinal d’Este en
France ; il en écrivit plusieurs chants dans l’abbaye de Châlis, qui appartenait au
cardinal. Il se délassait de ce travail en écrivant aussi quelques notes sur la nature
du pays et sur le caractère des habitants ; il compare, avec assez de justesse pour un
étranger, la France à l’Italie ; il attribue, comme Montesquieu, la mobilité du génie
français à l’inconstante variété du climat. Ce fut là qu’il encourut, on ne sait pas
précisément pourquoi, la disgrâce du cardinal son maître. C’était l’année où se tramait
le massacre de la Saint-Barthélemy ; tout était trouble, lutte et dissimulation, en
France, entre les catholiques et les protestants. Le cardinal d’Este, par des raisons de
famille, penchait vers la modération et la conciliation des partis dans le royaume. La
princesse Marguerite, sœur de Charles IX, était la maîtresse du
duc de Guise
et elle espérait l’épouser un jour ; on la donna malgré elle à Henri IV, roi de Navarre,
qu’elle n’aimait pas. Le ressentiment de cette princesse s’en accrut contre le parti
protestant, qui était celui de son mari ; elle paraît avoir communiqué au Tasse sa
colère contre ce parti. Le Tasse était également dévoué au duc de Guise, chef militaire
et politique du parti catholique. Ces deux liaisons du Tasse avec Marguerite et le duc
de Guise lui faisaient blâmer trop haut la longanimité du cardinal d’Este envers les hérétiques. Une lettre inédite du poète semble indiquer clairement que
ce fut le motif de sa disgrâce : « Peut-être, dit-il dans cette lettre, ai-je dû
le refroidissement du cardinal au trop grand zèle que j’ai montré pour le parti
catholique en France, ou par ressentiment de ce que je manifestais pour la religion
plus de sollicitude que cela ne convenait à la politique de certains ministres de la
cour de Ferrare. »
L’écrivain français Balzac assure que la négligence du
cardinal envers son poète fut poussée jusqu’à lui retirer son traitement et à lui
refuser tout moyen de renouveler ses vêtements, usés par un an de séjour en France.
« Il partit de Paris », dit Balzac, « avec le même habit qu’il portait
en y arrivant. »
C’était aux approches de la Saint-Barthélemy ; il se rendit à Rome avec son ami Manzuoli, un des secrétaires du cardinal, et fut accueilli par le pape Pie V, auquel il adressa une ode latine qui lui mérita sa faveur.
Lamartine.