I. Historiographes et historiens
I
Il fut un temps où c’était une fonction publique que d’écrire l’Histoire. Les gouvernements nommaient à cette fonction sacrée les hommes qu’ils croyaient le plus dignes de cette judicature de la tombe, de cette magistrature de la vérité. La Couronne, qui signifiait l’État, avait alors ses historiographes. Elle pensait sans doute, et avec raison, que rien n’était d’une importance sociale plus profonde que d’écrire l’histoire, et qu’il en fallait défendre le droit par une institution contre les atteintes du premier venu, qui se délivre à lui-même mandat et brevet d’historien. Idée juste qui eût pu être une idée grande ! Mais pourquoi ne le dirions-nous pas ? La Couronne n’entoura jamais d’assez d’éclat ceux qu’elle appelait ses historiographes.
Elle commettait bien à cette charge, selon nous, immense, d’écrire l’histoire, des hommes éprouvés et capables, qui semblaient avoir conquis une telle position, de haute lice, par l’élévation du talent et du caractère et cette conséquence de l’esprit qu’on ne connaît plus et qui est autant l’honneur de la vie que de la pensée. Louis XIV, par exemple, investissait bien deux des plus honnêtes grands hommes de son temps, Boileau et Racine, du soin de raconter une des campagnes qu’il menait en personne. Henri IV choisissait, pour rendre témoignage de son règne, Mathieu, l’écrivain de génie, que, par parenthèse, on devrait bien rééditer. Mais si de tels choix étaient excellents, les attributs de la fonction, relevés encore par le choix des hommes, devaient être plus éclatants et plus comptés. La charge d’historiographe n’était guère que la bague au doigt d’un homme de lettres, — une charge modeste. Il aurait fallu en faire une charge splendide.
Il aurait fallu placer dans l’État à la même hauteur de respect, l’historiographe et le juge ; il aurait fallu assimiler, dans la considération publique, le juge des morts et des intérêts généraux et politiques, comme l’historiographe, et le juge des vivants et des intérêts privés et civils, comme le magistrat ; car l’honneur et la sécurité des sociétés reposent également sur cette double justice. De tous les intérêts sur lesquels il est besoin de fixer l’opinion des hommes, c’est, après tout, l’intérêt de nos mémoires qui importe le plus. De toutes les propriétés de la vie, la plus chère et la plus sacrée, c’est cet éternel patrimoine de la gloire ou de l’infamie, pour lequel il n’y a ni prescription ni exhérédation possible, et que nous léguons à nos enfants, sans qu’ils puissent jamais le répudier !
Mais les gouvernements anciens n’eurent que la moitié d’une grande pensée. Ils laissèrent l’histoire à leurs ennemis, et l’on sait comment leurs ennemis s’en servirent… Plus tard, non plus, l’empereur Napoléon Ier, qui prenait et relevait les idées d’ordre partout où il les trouvait renversées, sans se soucier de l’opposition et des indignes cris de l’esprit révolutionnaire, Napoléon, qui fit un Grand-Juge, ne refit point d’historiographe. Il ne reprit point en sous-œuvre l’idée de l’ancienne Monarchie pour l’empreindre du cachet de son génie à lui, et pour donner à cette idée tout son accomplissement et toute sa force ; et l’organisateur par excellence, qui a laissé même jusqu’à ce mot d’organiser dans la langue du xixe siècle, oublia d’organiser l’Histoire et la laissa aux partis qu’il avait vaincus !
II
Et Dieu sait comme ils s’en saisirent ! Dieu sait, et nous savons aussi, comme ils sont entrés dans ce champ, ouvert à tout venant, qui devrait avoir ses sentinelles aux frontières comme la Patrie, car c’est la Patrie aussi que l’Histoire. Ce champ, ils l’ont assez retourné, assez saccagé… Ils n’ignoraient pas ce qu’en France, le pays du bon sens et du fait, on peut toujours tirer de l’histoire, et que faussée, c’est l’arme la plus terrible encore, comme la balle qui, mâchée, fait les coups plus mortels… Trafiquants libres de l’histoire, plus libres que l’homme qui vend la plus chétive denrée et qui pour cela est obligé à prendre patente, ils ne se contentèrent point de cette liberté, et ils versèrent le mépris de l’historien libre sur le fonctionnaire de l’histoire, — sur l’historiographe. Ils se moquèrent, avec le rire de ce singe de Voltaire, des histoires à l’usage des Dauphins… ad usum Delphini.
Ils opposèrent aux annales du pays, écrites par une plume officielle et choisie, précisément, — le croira-t-on ? — que cette plume était officielle et choisie ; et le préjugé révolutionnaire contre toute institution du Pouvoir est si fort, que ce qui aurait dû être une raison d’authenticité et de créance, fut une raison de croire à l’imposture de l’historiographe ou de douter de la probité de son récit. Et ce travail, que nous avons vu se poursuivre, ce travail critique de la libre pensée appliqué à l’histoire, a tellement mordu sur nous tous, esprits contemporains, que nous ne lisons plus aujourd’hui nos anciens historiographes déconsidérés et que nous ignorons profondément les mérites de ces hommes, à qui nous serons obligés d’aller redemander quelque jour la vraie trame de l’histoire, disparue sous les festons dont on l’a brodée et les couleurs menteuses dont on l’a peinte.
L’histoire, en effet, l’histoire écrite de nos jours, a tout été, excepté l’histoire. Elle a été, tour à tour, philosophique, doctrinaire, socialiste, démocratique. impie, fantastique, druidique, pittoresque, pamphlétaire, pamphlétaire surtout, interprétée enfin et tordue par l’interprétation de chacun, comme une Bible protestante. Elle a été une des Babels les plus confuses de ce temps, si fécond en Babels ! Littérairement chacun a fait sur le monument de notre histoire sa petite arabesque, mais ce qui n’est, au point de vue intellectuel, qu’une profanation, amoindrie par le ridicule, socialement et politiquement est devenu bientôt dangereux ! Allez ! ce n’est jamais impunément pour les États qu’on fait de l’anarchie en histoire, et nous en avons fait dans des proportions exorbitantes. Aussi, nous ne craignons pas de l’affirmer, les corrupteurs les plus profonds de la pensée publique, en ces derniers temps, n’ont pas été les Philosophes, mais les Historiens.
III
Ce sont eux qui ont écrit… non ! mais qui ont historié l’histoire (est-ce pour cela qu’ils s’appellent historiens ?) au profit des plus égoïstes passions ou des plus ineptes systèmes ; mais ce n’est pas tout : ils en ont faussé la notion même… L’histoire, proprement dite, devait être un monument de bronze érigé par l’État, et sur lequel une main éprouvée, assez forte et assez honorée pour tenir le burin de l’Ordre social, écrirait les actes législatifs, les faits d’armes et les faits de conscience des personnalités caractéristiques du temps présent ou du passé. Évidemment à cette hauteur, l’Histoire revêt le plus auguste caractère. Elle n’est plus l’ondoyante et mobile interprétation individuelle, faite, avec plus ou moins de talent ou de prestige, par un écrivain quelconque, entré dans nos archives, comme dans un bois.
Elle devient presque un sacerdoce, et l’on ne voit guère d’analogue à lui comparer que dans les Paralipomènes. Évidemment aussi cependant, il n’y a rien d’impossible à réaliser dans cette majestueuse et si simple utopie de l’histoire, et l’État moderne qui l’essayerait, même en laissant le flot méprisé de la libre histoire battre le pied de son monument, aurait du moins mis sous la garde d’une fonction, dont on descendrait en déméritant, le trésor de renseignements et de faits qu’il faut toujours remettre pur aux générations qui nous suivent, et arracherait la Nationalité, cette chose sacrée, aux mains humanitaires et cosmopolites des historiens de la Libre Pensée, qui si on les laisse faire, en auront fini avec cette chose sacrée, demain !
IV
Car voilà toute la question, en définitive ! Voilà toute la question pour nous et pour tous ceux qui ont encore dans la tête une idée sociale, échappée à l’universelle pourriture de l’individualisme contemporain. L’histoire, pour nous, c’est la nationalité, la nationalité, inviolable et violée chaque jour, par les historiens au nom de sentiments que nous ne connaîtrons jamais, jamais pour être plus grands qu’elle ! Toute la question de l’histoire, pour nous, c’est la question de l’histoire de France. Voilà qui nous passe près du cœur ! Le reste n’est que curiosité littéraire, vanité de savant ! occupation d’oisif heureux ! mais l’Histoire de France, c’est nous tous, c’est notre blason de peuple, ce sont nos ancêtres, c’est l’honneur. Et quand ce n’est pas l’honneur, car quel peuple n’eut pas ses erreurs et ses fautes ? ce sont les torts de nos pères à expier et à réparer ! ce sont nos vertus !
Que le premier occupant s’établisse dans les hiéroglyphes égyptiens ou dans les antiquités mexicaines, qu’est-ce que cela nous fait ? et quel inconvénient y a-t-il pour la vie morale des générations qu’il se trompe ? Un jour, un autre savant redressera l’innocente erreur qui peut attendre, mais l’histoire du pays, c’est l’Arche sainte, et nous souhaiterions que la première main qui s’étend vers elle ne pût la toucher ! Nous souhaiterions qu’en matière d’histoire de France, l’État prît l’initiative d’une réserve, et qu’en créant des fonctions d’Historiographes, ces Gardes-nobles de l’Histoire, il sauvât notre histoire à nous, cette dernière forteresse morale de tout peuple, et empêchât qu’elle ne fût prise d’assaut par la tourbe des pamphlétaires contemporains, démagogues, fonctionnaires expulsés, prétendants anonymes, transfuges colères qui s’y cachent, la mettent au pillage et s’en font un asile !
Oui, que la Libre Pensée ait ses historiens, mais que la France ait ses Historiographes ! Que la Libre Pensée ait ses historiens, qui font leur histoire comme leurs romans et leurs romans comme leur histoire, mais que nous ayons, nous, un domaine public de vérité inaliénable ; que l’on puisse retrouver toujours une tradition visible et vivante, au milieu de nous, et qui puisse résister au travail dépravant et effréné de la Libre Pensée ! En un mot que la mémoire de nos grands hommes ne soit pas la proie banale de l’ignorant ou du mauvais qui vient jeter dessus son jour, sa passion, son manque de principes, son ignorance ou sa haine !