(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Philosophie du costume contemporain » pp. 154-161
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(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Philosophie du costume contemporain » pp. 154-161

Philosophie du costume contemporain

On vient de publier les jugements de quelques personnes considérables sur le chapeau haut de forme. « Élargissons la question », si vous le voulez, et cherchons ce que vaut le costume contemporain. Ou, pour procéder avec méthode, voyons ce que devrait être le costume, ce qu’il est, et pourquoi il est ainsi.

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Sur ce qu’il devrait être, les philosophes n’hésitent pas. Le vêtement a pour objet de protéger le corps contre le froid, et ensuite de l’orner.

Utile, on le désire commode autant qu’il se peut. L’idéal, c’est que le vêtement nous sauve d’un danger sans nous imposer de gênes superflues. Il ne devra donc comprimer aucune partie du corps.

D’autant moins que, en comprimant le corps, il le déformerait. Or, ce serait dommage, un corps humain de proportions normales étant nécessairement ce que nous connaissons de plus beau. Si donc, après avoir considéré le vêtement comme utile, nous l’envisageons comme décoratif, il est évident qu’il ne pourra orner le corps qu’à la condition d’en respecter les contours, de n’en point briser l’ensemble harmonieux et l’unité.

De plus, la matière employée pour le costume, ce sont surtout des tissus. Les tissus flottent naturellement, font d’eux-mêmes des plis, et c’est là leur grâce propre. Il faut la respecter aussi : il ne faut donc pas que les tissus collent au corps.

Ces principes sont parfaitement observés dans la toilette antique. Voyez les peintures des vases grecs, et voyez les figurines de Tanagra. Dans ce système, le moindre changement d’attitude se traduit par des déplacements de plis du vêtement tout entier : en sorte que, malgré la simplicité et l’uniformité des pièces de leur habillement, les Tanagréennes offrent des silhouettes et des arrangements de lignes beaucoup plus variés et plus imprévus que ne font nos Parisiennes avec leur harnachement si compliqué.

Autre remarque : le costume grec ou latin est le même, dans son principe, pour l’homme et pour la femme. Il ne dissimule pas la différence des sexes, mais il ne s’attache pas à l’accentuer. La tunique n’est qu’une stola plus courte. Les habits des hommes se drapent aussi largement que ceux de leurs compagnes. Le vêtement est, pour l’un et pour l’autre sexe, flottant et décoratif.

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Regardons maintenant la toilette de nos contemporains. Nous reconnaissons aussitôt qu’elle part de tout autres principes. Deux choses sautent aux yeux :

Sans doute, le vêtement ajusté a pu, à l’origine, s’expliquer par le climat, contre lequel il était utile de se prémunir. Mais il est clair que cette utilité n’est plus présente que très accessoirement à l’esprit de nos tailleurs et de nos couturières. Aucune des règles que je rappelais n’est observée aujourd’hui dans la toilette féminine. Le corsage ne se contente pas de s’appliquer au torse de la femme pour le protéger : il le comprime et le repétrit. Les étoffes sont tendues sur des armatures rigides qui modifient très notablement la forme de la poitrine. Et, de dix ans en dix ans, les jupes, tour à tour trop amples et trop étroites, s’étalent sur des contours artificiels et démesurés, ou épousent du plus près possible les contours réels : deux façons diverses de nous communiquer une même impression.

Quelle impression ?

On a pris à tâche d’exagérer toutes les parties que la nature a faites plus saillantes dans le corps féminin : la poitrine, les hanches, la croupe et même, dans une mesure plus discrète, le ventre. Ce résultat a été surtout obtenu par une compression forcenée de la taille. Et des artifices de détail sont venus compléter ce premier artifice. On a augmenté le relief des contours par le corset et, suivant les temps, par les paniers et la tournure, ou, au contraire, par le fourreau qui bride les cuisses. Sans compter les manches à gigot qui amincissent encore la taille, ou les hauts talons faits pour jeter le buste en avant et pour imposer aux mouvements du corps une gêne qui révèle mieux les formes. D’une façon générale, la femme a été à la fois considérablement amplifiée — et coupée par le milieu.

Vous voyez les effets de cette division. L’unité du corps féminin étant rompue, on ne l’embrasse plus aussi facilement d’un seul regard ; mais nos yeux sont tour à tour attirés sur les deux parties qui le composent et, dans chaque partie, sur les proéminences. En somme, la ceinture telle que l’entendent nos contemporaines, non plus souple et commode comme chez les femmes antiques, mais totalement déformatrice du corps, et jusqu’au renversement des proportions de la cage thoracique, divise résolument la femme en deux — pour localiser notre attention.

Bref, la toilette féminine est devenue, essentiellement, expressive du sexe.

Elle est sans doute restée décorative dans le détail de ses ornements — où la « décoration » prend d’ailleurs, de plus en plus, un caractère de curiosité archéologique. C’est ainsi que, depuis vingt ans, nous avons vu passer en fantaisies changeantes, dans la parure des femmes, maintes réminiscences discrètes ou hardies de ce qu’elles ont trouvé de joli ou d’extravagant dans les modes de leurs aïeules ou dans les costumes nationaux de tous les pays du monde. Mais la grande originalité de la toilette féminine, c’est bien, au fond, d’exprimer ce que j’ai dit.

De là son charme étrange. Je n’ai point à rechercher si ce charme n’a pas sa rançon : maux d’estomac et d’entrailles, anémie, migraines, métrites, couches avant terme, etc. Ajoutez l’absurdité et l’abomination, au point de vue social, d’un système de toilette entièrement incompatible avec la grossesse : en sorte que cet état si véritablement « intéressant », qui ne se trahissait dans la toilette antique que par un léger surcroît d’ampleur, apparaît à une jeune femme de nos jours comme je ne sais quoi de monstrueux et qui la signale risiblement aux regards.

Le corset est la pièce essentielle et secrètement génératrice de tout l’ajustement féminin : et la maternité ni l’allaitement ne souffrent le corset. Tirez la conclusion : elle est lamentable. La toilette actuelle des femmes est l’irréconciliable ennemie de leurs devoirs naturels : voilà la vérité.

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Passons au vêtement des hommes. À aucune époque, je crois, il n’a été si profondément différent de celui des femmes.

Les contours du corps féminin s’éloignent très sensiblement de la ligne droite : la toilette s’applique à les en éloigner encore. Les contours masculins s’en éloignent beaucoup moins : la toilette les en rapproche le plus possible. Tandis que la toilette de nos compagnes a pour fin suprême l’attrait du sexe et ne se soucie point de la commodité, c’est de la commodité presque seule que notre costume se préoccupe. Il a fini par faire avec le leur un contraste absolu.

La démocratie a aidé à cette évolution, en supprimant, surtout pour les hommes, les différences de costume entre les classes. — Aujourd’hui, il n’y a plus que les femmes qui se parent de « jabots », de « petites oies », de rubans, de dentelles et de fanfreluches, et qui arborent de beaux tissus aux couleurs éclatantes. Chez nous autres, les différences ne sont que dans la qualité cachée des étoffes et dans leur coupe plus ou moins savante et précise. L’invention des élégants se confine dans la cravate, dans le velours d’un col, le plissé d’une chemise, ou dans le soin des « dessous ». Mais un ouvrier proprement mis se rapproche beaucoup d’un bourgeois négligé.

Il ne faut pas s’en plaindre. L’uniformité pratique de la mode virile, s’opposant au bariolage, à la diversité superficielle et aux artifices contraignants de la mode féminine, signifie aux yeux que l’homme est né pour agir et la femme pour plaire, et nous suggère cette idée que l’extrême différenciation des costumes entre les sexes est peut-être une des marques de l’extrême civilisation.

La toilette féminine n’est pas commode : elle est même meurtrière. Elle est immorale aussi, puisqu’elle est antimaternelle et antinourricière : mais elle est délicieuse.

Le vêtement masculin n’est pas délicieux : mais il est si commode !

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Seulement, puisque le vêtement masculin s’inspire, avant tout, de la commodité, je voudrais qu’il fût entièrement conséquent à son principe, tout en offensant le moins possible la beauté.

Passe pour le pantalon ! S’il manque de grâce, comme je le crois, la forme n’en saurait être modifiée sans nous gêner beaucoup. Je ne regrette pas la culotte. Je ne regrette pas non plus les habits mauves, bleu tendre, zinzolin ou gorge-de-pigeon. Je n’aspire point à me promener par les rues dans l’accoutrement d’un marquis du répertoire. Mais je voudrais que le vêtement eût le droit d’être plus flottant, plus aisé, de ne point ressembler à une carapace, comme cela se voit ailleurs encore que sur les gravures de mode.

La redingote est tolérable, à cause de ses larges pans. Le veston est mieux. Mais la jaquette est laide et l’« habit » de cérémonie est hideux par les élytres inexplicables dont il nous orne le derrière. Le col et le plastron de la chemise empesée font des taches de lumière amusantes par la crudité même de leur éclat et par un air de netteté unie et précise : mais je voudrais que la chemise molle, et même de couleur (rien ne lui interdirait d’être propre et jolie), fût partout tolérée, et à toutes les heures. Je demanderais la même faveur — et aussi le droit d’être en velours — pour le veston, cher aux poètes et aux « artistes », et qui peut être charmant : les gens du temps de Louis XIII le savaient bien. Je voudrais enfin l’abolition du chapeau haut de forme, objet aussi inconcevable pour le moins et aussi mystérieux que l’« habit », et plus épouvantable encore, en dépit de la perverse accoutumance de nos yeux…

Mais je sens bien ici que je suis en plein rêve.