(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre II. La jeunesse de Voltaire, (1694-1755) »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre II. La jeunesse de Voltaire, (1694-1755) »

Chapitre II
La jeunesse de Voltaire
(1694-1755)

Les « années d’apprentissage » de Voltaire. — 1. Jeunesse ; prison, exil ; succès mondains et littéraires. Séjour en Angleterre. — 2. Voltaire à Cirey, à la cour, en Lorraine. — 3. Voltaire en Prusse ; dernière expérience. Illusions et déceptions. Voltaire arrive au port : achat des Délices. — 4. Philosophie de Voltaire avant 1755 : irréligion, mollesse physique, sociabilité. Liberté de penser. Les Lettres anglaises. — 5. Voltaire historien. Le Siècle de Louis XIV. L’Essai sur les mœurs. Recherches et exactitude. Dessein philosophique : élimination de la Providence ; guerre à la religion : progrès de la raison, et enthousiasme de la civilisation.

Voltaire508 commence à faire parler de lui en 1714 : il meurt dans une apothéose en 1778. Ainsi il remplit presque tout le xviiie  siècle, du lendemain de la mort de Louis XIV à la veille de la Révolution. Il est impossible de prendre en bloc un tel homme. Cette souple nature s’est développée à travers trois quarts de siècle, recueillant toutes les influences, frémissant à tous les souffles ; les acquisitions, les transformations, les progrès de cet esprit sont exactement les acquisitions, les transformations, le progrès de l’esprit public ; et il n’a été si puissant que parce que son développement interne coïncidait avec le mouvement des idées de la nation : son rôle fut de lancer aux quatre coins du monde les pensées fraîchement écloses dans toutes les têtes. Il importe donc de soumettre à une exacte chronologie l’étude qu’on fait d’une si vaste et compréhensive personnalité.

Une grande division tout d’abord s’impose. Le xviiie siècle se coupe à peu près par le milieu : or il en est justement de même chez Voltaire. Son établissement aux Délices (1755) partage nettement sa vie et son œuvre en deux, et chacune des parties offre les caractères généraux des parties correspondantes du siècle. Avant 1755, la littérature pure tient une grande place dans la vie de Voltaire ; il est alors la gloire poétique de la France, l’auteur de la Henriade, de Zaïre et de Mérope. Dans une existence agitée, tumultueuse, à travers deux prisons, des fuites, des exils, des alertes, des triomphes de salon et des faveurs de cour, Voltaire fait son éducation de philosophe : son séjour auprès de Frédéric est la dernière expérience qui achève de le former. A son retour en France, il est mûr, il est armé. Retranché dans sa maison, il laisse venir à lui le monde : du fond de son cabinet, il le domine par l’omniprésence de son esprit. Le littérateur, le poète, s’effacent devant le philosophe, s’y subordonnent : il mène l’assaut général de l’Église et de l’ancien régime. Le Voltaire idolâtré des libres penseurs, abhorré des croyants, le maigre vieillard au masque grimaçant, à l’ironie diabolique, enfin le légendaire « patriarche », c’est le Voltaire de la seconde période.

Étudions donc ici d’abord ces quarante années à peu près de travail littéraire, qui sont en même temps les « années d’apprentissage » de Voltaire (1715-1755).

1. Voltaire avant 1734

M. de Voltaire509 est de son nom François Arouet, fils de maître Arouet, ancien notaire au Châtelet et receveur des épices à la Chambre des comptes. Il fait ses études à Louis-le-Grand, chez les Jésuites, où il a pour préfet des études l’abbé d’Olivet : on pourra juger de quelle prise la Société saisit les esprits, si l’on songe que Voltaire même gardera toujours des sentiments de respect et d’amitié pour ses anciens maîtres ; et jamais il ne se défera des principes littéraires qu’ils lui ont donnés, de leur goût étroit et pur.

Au sortir du collège, c’est un grand garçon maigre, dégingandé, à la physionomie vive, aux yeux pétillants d’esprit et de malice, dévoré du désir de jouir et du désir de parvenir, enfiévré de vanité, d’ambition, d’amour du luxe et du plaisir, enragé d’être un bourgeois, et se promettant bien de ne pas languir dans une étude et sur la procédure. Il a eu soin au collège de faire d’utiles amitiés ; il s’est lié avec des camarades de condition supérieure à la sienne, fils de magistrats, de courtisans, La Marche, Maisons, d’Argental et son frère, les deux d’Argenson, Richelieu ; si quelques-uns, comme d’Argental, deviennent absolument dévoués à sa fortune, il retiendra les autres comme protecteurs à force de souplesse et de flatterie ; aucun dégoût, aucune trahison de cet ignoble duc de Richelieu ne le rebutera. Ce qu’il voulait d’abord, c’était vivre dans le grand monde et dans le « monde où l’on s’amuse », souper avec des gens titrés et des comédiennes.

Il avait un parrain, l’abbé de Châteauneuf, qui réalisa ses premiers rêves : par lui, tout enfant, Voltaire entrevit Ninon, qui s’intéressa, dit-on, à ce spirituel gamin et lui légua de quoi acheter des livres. Par lui, plus tard, le fils de Me Arouet devint page d’un ambassadeur : c’était le marquis de Chàteauneuf, frère du parrain, qui représentait la France à la Haye. Par lui enfin, Voltaire fut introduit chez le grand prieur de Vendôme, dans cette libre société du Temple, où les mœurs et l’esprit étaient sans règle. Tandis que les Pères Porée et Tournemine avaient formé le goût du petit Arouet, Ninon, Châteauneuf, les libertins du Temple furent les vrais éducateurs de son esprit ; cela promettait un beau docteur d’irréligion.

Chez le grand prieur, Voltaire connut les Sully, les Villars ; on faisait fête à son esprit, il hantait les hôtels des grands seigneurs et leurs petites maisons. Ce fut une griserie : il lâcha la bride à sa malice. Deux pièces satiriques circulèrent sous son nom. Un exil très joyeux510 à Sully, chez le duc, ne lui enseigna point la prudence. Mais un beau jour il se réveilla à la Bastille (1717), où il resta onze mois511. Dans ce séjour, il eut le loisir de penser. Il comprit qu’il fallait asseoir sa vie sur des fondements plus solides que des succès de conversation : il travailla à se placer aux côtés des grands hommes qu’il admirait alors docilement avec le monde : Lamotte, J.-B. Rousseau, Crébillon. Il finit Œdipe, il commença la Henriade. En six ans (1718-1724), il va se faire reconnaître comme le plus grand poète tragique du temps, comme le seul poète épique de la France. Il excelle à préparer ses succès. Avant d’imprimer sa Henriade, il la porte de château en château, il en fait des lectures, il fouette la curiosité publique.

Cependant, après l’ombrageux despotisme, il éprouve la rassurante faiblesse du gouvernement. Le bonasse Régent, qui l’avait embastillé, s’était laissé tirer une pension par une dédicace ; et plus tard, au moment où le ministère venait de le contraindre à imprimer clandestinement à Rouen sa Henriade, dont les exemplaires entraient la nuit à Paris dans les fourgons de la marquise de Bernière, Voltaire poussait sa première pointe à la cour, il recevait une pension sur la cassette de Marie Leczinska ; cette petite dévote se laissait ensorceler par l’esprit du poète, à qui la tête tournait en s’entendant appeler familièrement par la reine : « mon pauvre Voltaire ».

Une bourgeoise hérédité de sens pratique l’empêcha pourtant de se repaître de fumée, et tourna ses pensées vers les solides acquisitions. Voulant traiter d’égal avec ce monde hors duquel il ne pouvait vivre, il comprit qu’il ne fallait pas se mettre à la discrétion des grands ni aux gages des libraires ; il voulut être riche pour ne dépendre que de soi. Utilisant ses relations avec les frères Paris, qui l’intéressèrent dans certaines entreprises, appliqué et entendu aux affaires d’argent, guettant les bons placements, il commença dès ce temps à se faire la plus grosse fortune qu’on eût encore vue aux mains d’un homme de lettres.

Ces heureux commencements furent interrompus par un fâcheux accident. Voltaire se laissait aller à croire qu’il était à sa place naturelle dans le monde aristocratique où l’on accueillait son esprit : il devenait familier, impertinent. Quand le grand seigneur était un sot — cela arrivait même en ce siècle — et ne valait rien aux assauts d’esprit, il ne pardonnait pas à ce petit Arouet d’avoir pris sa noblesse pour plastron. Un chevalier de Rohan, en 1725, lui fit donner des coups de bâton à la porte du duc de Sully, chez qui il soupait. Le duc de Sully n’en fit que rire. Voltaire appela le chevalier en duel. Cela parut outrecuidant ; et la famille de Rohan obtint qu’on mît le poète à la Bastille. Voilà encore une des expériences décisives qui fournirent à Voltaire ses idées sur le gouvernement de la France.

Au bout de cinq mois, on lui ouvrit la Bastille : mais à condition qu’il ne chercherait pas le chevalier de Rohan, et qu’il irait habiter l’Angleterre. Les trois années qu’il y passa furent une contre-expérience qui précisa toutes les notions déjà élaborées en lui. L’Angleterre n’a pas créé Voltaire : elle l’a instruit. Il aimait trop les lettres pour ne pas s’apercevoir qu’il y avait là une grande littérature : il découvrit Shakespeare, et Milton, et les comiques de la Restauration, Wycherley, Congreve. L’époque de la reine Anne était faite pour lui plaire : c’est le temps où l’ineffaçable originalité de l’esprit anglais se déguise le mieux sous le goût décent et la sévère ordonnance dont nos chefs-d’œuvre classiques donnaient le modèle. Ce que Dryden, Addison avaient de français, l’induisait à goûter dans une certaine mesure leurs qualités anglaises. Dryden lui donna l’idée d’un drame plus violent ; Addison, par son Caton, l’instruisit à moraliser la tragédie, à y poser nettement la thèse philosophique.

Mais il fut frappé plus encore du développement scientifique que de l’activité littéraire : sa curiosité vola de tous côtés, se portant de Newton à l’inoculation. Les sciences ne l’avaient guère préoccupé jusqu’ici : il y reconnut l’œuvre essentielle de la raison et son arme efficace. D’un philosophisme aventurier, à la Montaigne, tout en saillies et en ironies, il passa à la réflexion systématique, aux questions définies, aux recherches méthodiques, en lisant Bacon, Locke, Shaftesbury, Collins. Il n’avait eu que des instincts : il se bâtit une doctrine. Il admira dans l’Angleterre un pays où la liberté de penser était en apparence illimitée, où toutes les variétés du doute et de la négation se rencontraient : Swift satirique et sceptique, mais croyant ; Pope déiste ; Bolingbroke brillamment incrédule ; Woolston publiant des discours contre les miracles de Jésus-Christ, qu’un jury condamnait, mais où quantité de gentlemen applaudissaient. Derrière les aimables groupes des sceptiques mondains, il n’aperçut pas les masses compactes, inentamées, de l’Angleterre brutale, grave, puritaine : ce qu’il en entrevit, ce furent les contradictions et le fanatisme des sectes protestantes. Le fanatisme lui fit horreur, les contradictions l’amusèrent : le tout l’affermit dans son irréligion.

Tous ses instincts de luxe et de richesse furent séduits par l’Angleterre industrielle et commerçante. Son amour-propre d’écrivain fut flatté, avec d’amers retours sur ses aventures antérieures, à la vue de Newton enterré à Westminster, de Prior chargé de missions diplomatiques, d’Addison amené au ministère.

Quand le duc de Maurepas termina son exil en 1729, Voltaire revint en France tout plein de ce qu’il avait vu, armé, excité. Il déploie une activité étonnante : il fait des tragédies, imprime Charles XII, entame le Siècle de Louis XIV, écrit sa lettre à un Premier Commis, publie en anglais ses Lettres philosophiques, où étaient résumées les impressions de ses trois années de séjour en Angleterre. En 1731, des exemplaires français des Lettres pénétraient dans Paris : le libraire était mis à la Bastille, et Voltaire, contre qui un ordre d’arrestation avait été lancé, se sauvait en Lorraine, d’où il revenait au bout d’un mois, avec une permission tacite du ministère, s’installer à Cirey, chez Mme du Châtelet.

2. Voltaire à Cirey et à la Cour

A Cirey, assez près de Paris pour participer à la vie du siècle, de la frontière pour être en sûreté à la moindre alerte, sous la garde despotique et prudente de la belle Émilie, Voltaire va résider pendant dix pleines années, et faire l’apprentissage de la vie qu’il mènera plus tard à Ferney : il va apprendre à se passer du monde, et à agir sur lui de loin.

Nous avons un témoin de l’existence qu’on menait à Cirey : cette « caillette » de Mme de Graffigny, une femme de lettres assez malchanceuse, y séjourna quelque temps en 1738. Elle inventorie minutieusement l’intérieur de Voltaire, le luxe de sa chambre, ses porcelaines, ses tableaux, ses pendules, ses livres, ses machines de physique, l’élégance somptueuse de ses habits, sa vaisselle d’argent, le cérémonial superbe de sa table. Tous les soirs, à neuf heures, le souper, que la causerie prolonge jusqu’à minuit : Voltaire y est étincelant. Cirey a un théâtre : on y joue de tout, depuis les marionnettes où « la femme de Polichinelle fait mourir son mari en chantant Fagnana ! fugnana ! » jusqu’aux grandes comédies et tragédies. Tous les habitants du château sont requis de jouer : la fille de Mme du Châtelet, âgée de douze ans, a des rôles ; à peine arrivée, Mme de Graffigny en reçoit un. « En vingt-quatre heures on a joué et répété 33 actes, tragédies, opéras, comédies. » Un autre régal, c’est quand Voltaire lit ce qu’il compose : des morceaux du Siècle de Louis XIV, Mérope, des épitres, des Discours sur l’homme. Il est « furieusement auteur » : il ne supporte pas la critique, et démolit tous ses rivaux.

C’est le caractère le plus mobile et le plus extraordinaire qu’il y ait : sensible, brusque, plein d’humeur, boudant toute une soirée pour un verre de vin du Rhin que Mme du Châtelet l’a empêché de boire parce que ce vin lui fait mal, se querellant sans cesse avec elle, déjà malade éternel, se droguant à sa fantaisie, se gorgeant de café, mourant et, l’instant d’après, vif et gaillard si un rien l’a mis en train : avec cela, travailleur acharné, infatigable. Mme du Châtelet travaille de son côté. Elle aime les sciences, la physique, la philosophie : elle a un laboratoire, fait des expériences, étudie Newton. Elle oblige Voltaire à faire comme elle ; ils sont lauréats de l’Académie des sciences, elle pour le prix, lui avec la mention. Voltaire parfois se révolte : « Ma foi, dit-il, laissez là Newton, ce sont des rêveries, vivent les vers ! » Elle, au contraire, le persécute pour que ce poète ne fasse plus de vers.

C’est prudence plutôt qu’aversion : elle se souvient du Mondain. une apologie du luxe, irrespectueuse de la Bible, pour laquelle Voltaire a dû précipitamment aller voir la Hollande en 1730. Elle tient sous clef la Pucelle, arrête le Siècle de Louis XIV. En somme, cette influence est bienfaisante : elle « lui sauve beaucoup de folies » ; Mme de Graffigny en témoigne : « S’il n’était retenu, dit-elle, il se ferait bien des mauvais partis ». Elle a soin de sa dignité aussi ; elle l’empêche de se perdre dans d’avilissantes polémiques contre les Desfontaines512 et autres folliculaires.

Après dix ans d’absence, Voltaire reparaît à Paris ; et soudain une méchante comédie faite pour le mariage du Dauphin le met en faveur à la cour. Coup sur coup, le voilà académicien513, historiographe du roi et gentilhomme de la chambre, poète officiel, rédacteur politique, négociateur secret : il va réaliser en France ce qui l’avait émerveillé en Angleterre. Des vivacités de langue, exploitées par des envieux, le brouillent avec Mme de Pompadour. Il quitte la cour ; on le voit chez la duchesse du Maine, à Sceaux et à Anet, à Cirey de nouveau, à Lunéville chez le roi Stanislas, toujours travaillant, écrivant, jouant la comédie, mais déjà plus grand personnage, indépendant de tous, égal à tous, et ne se gênant pour personne.

Ce fut à Lunéville qu’il perdit Mme du Châtelet (septembre 1749). Il revient à Paris, s’y installe une maison, que Mme Denis, une de ses nièces et veuve, est appelée à tenir. Il a chez lui un théâtre où il essaie ses pièces : c’est là qu’il découvre Lekain, le grand tragédien du temps. A cette date, Voltaire est formé. Le siècle l’avertit de se donner au combat philosophique, s’il veut rester maître de l’opinion. Mais, dès ses premières attaques514, il sent que le séjour de Paris lui est impossible. Il accepte alors les offres du roi de Prusse, qui lui promet sûreté, faveur et liberté. C’était la dernière expérience qui lui restait à faire.

3. Voltaire en Prusse

La première lettre du prince de Prusse à Voltaire date de 1736. Frédéric vivait à Rheinsberg, dans la disgrâce : son père, brutal, dévot, pratique, appliqué à mettre son domaine en valeur et à former de beaux régiments, ne lui pardonnait pas son esprit, sa flûte, son goût pour les vers et pour la pensée, ni surtout d’être l’héritier à qui il faudrait tout remettre.

En 1730, Voltaire est l’auteur de la Henriade, de Zaïre, des Lettres anglaises, un homme admiré du public, redouté et parfois persécuté par le gouvernement. Frédéric est un jeune homme, connu seulement par une escapade équivoque et la haine de son père : il est tout petit devant le grand homme, humblement enthousiaste et flatteusement enjôleur. Voltaire est touché : il n’a pas encore été rassasié de l’hommage des rois. La conversation s’engage entre eux : vers, théâtre, métaphysique, littérature, politique, il n’est rien qu’ils n’effleurent et parfois ne discutent à fond. Le prince, qui s’est fait traduire Wolf en français pour le lire, met volontiers la philosophie sur le tapis : il donne à Voltaire l’exemple de la libre pensée. Un besoin réel d’exercice intellectuel, une sincère admiration pour la belle intelligence de Voltaire animent Frédéric : mais c’est un homme pratique ; il « utilise » son illustre ami ; il fait corriger par lui son orthographe, ses solécismes, ses fautes de versification ; il a pour rien le meilleur maître de langue française qui existe. Voltaire, en quelques années, fera de ce Prussien un de nos bons écrivains ; on voit de jour en jour dans les lettres de Frédéric l’esprit s’alléger, le goût s’épurer, le Germain enfin se polir à la française.

En 1740, Frédéric-Guillaume laissa la place à son fils. Justement on imprimait en ce temps-là, par les soins de Voltaire, une réfutation de Machiavel que le prince avait composée : bien qu’il n’y eût pas là de quoi gêner le nouveau roi, il préféra arrêter la publication de l’ouvrage ; et Voltaire, un peu interloqué, s’y employa. Il prit son parti de trouver chez Frédéric moins de philosophie généreuse et plus d’activité intéressée qu’il n’avait cru et chanté : il se décida à rire du démenti violent que l’invasion de la Silésie donnait à la réfutation de Machiavel. Ce qui l’y aida, c’est que le roi continua à vivre avec lui dans les mêmes termes qu’avant. Au milieu des embarras d’un nouveau règne, un des premiers soins de Frédéric fut de voir Voltaire ; un de ses rêves les plus ardents d’ambition fut de l’avoir près de lui, à lui. Quand, en 1743, Voltaire vint à Berlin chargé d’une mission officieuse de la cour de France qui voulait faire reprendre les armes à son infidèle allié, il fut outrageusement berné comme envoyé de Louis XV, délicieusement cajolé comme poète et philosophe, et ami personnel de Frédéric : par une de ces petites perfidies qui ne lui ont jamais coûté, le roi prodiguait caresses, offres, promesses pour décider Voltaire à rester, et sous main tâchait de le brouiller avec le ministère français pour lui rendre le retour impossible. N’ayant pas réussi, il renouvela ses avances, jusqu’au jour où Voltaire, sentant qu’il ne pouvait plus vivre à Paris, se décida à essayer de l’hospitalité du roi de Prusse. Il était content de faire voir au roi de France comment on le traitait ailleurs. Il n’y a pires sots que les gens d’esprit, quand la vanité s’y met.

Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet 1750. D’abord ce fut un enchantement. « Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâce, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! Qui le croirait ? » Ajoutez Voltaire couché dans le lit du maréchal de Saxe, Voltaire chambellan du roi, ayant la croix de son ordre, et 20 000 livres de pension. Au bruit des tambours et des trompettes, pendant que le roi fait parader ses régiments, Voltaire travaille dans un coin. Pour se délasser, il a ces délicieux soupers, où Algarotti, Maupertuis, d’Argens, La Mettrie, le roi faisaient éclater les plus étranges ou impudents paradoxes, où rien n’était sacré à la raillerie sceptique, où Voltaire apprit, mieux qu’il n’aurait pu faire ailleurs, de quel pas il fallait marcher pour rester à la tête du siècle. Il y avait aussi la comédie, où l’on jouait les pièces de Voltaire ; et les acteurs étaient les frères, les sœurs du roi.

A travers cet éblouissement, comment remarquer une ombre qui passe ? Un moment Voltaire sent la piqûre d’un mot du roi, qui dans une ode l’a traité de soleil couchant : et le petit Baculard d’Arnaud était le soleil levant ! Mais d’Arnaud fut renvoyé : et Voltaire s’abandonna à son bonheur. Hélas ! la lune de miel fut courte : en novembre, de secrètes angoisses le travaillent ; en décembre, il écrit à sa nièce « à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste » ; il se demande : « Pourquoi suis-je donc dans ce palais ? » il dit : « Comment partir ? » et il tire la morale de son aventure : « J’ai besoin de plus d’une consolation ; ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui les donnent. » La désillusion était complète ; la brouille n’était plus qu’une question de temps515.

Voltaire, tracassier et chipoteur en affaires, eut avec le juif Hirsch des démêlés bruyants qui indisposèrent Frédéric contre lui. Puis on rapporta au roi des mots un peu libres de Voltaire. Frédéric n’était pas en reste, et l’on avertit Voltaire que le roi avait dit à son sujet : « On presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus ». Il y eut ainsi pendant quelque temps entre le roi et Voltaire une sourde guerre de mots aigres, toujours colportés et envenimés par des amis communs.

L’affaire de Maupertuis fit éclater la rupture : Maupertuis, orgueilleux et têtu, avait fait exclure de l’Académie de Berlin, comme faussaire, un mathématicien du nom de Kœnig. Voltaire, jaloux de Maupertuis à qui le roi témoignait beaucoup de faveur, prit parti pour Kœnig, et voulut faire chasser Maupertuis. Ayant trouvé de la résistance, il se piqua au jeu, et lâcha la fameuse Diatribe du docteur Akakia. Le roi se fâcha qu’on ridiculisât le Président de son Académie : il fit brûler l’insolent libelle. Et, de plus, il y répondit de sa propre plume, sans ménagements pour Voltaire, qui se vit traité de menteur effronté.

Aussi le 1er janvier 1753516, Voltaire renvoya-t-il au roi la clef de chambellan et la croix de son ordre. Le roi ne pouvait se décider à le lâcher. Une réconciliation fut tentée. Mais, cette fois, Voltaire fut imprenable : il n’avait plus rien à apprendre. Il obtint permission de partir le 26 mars. Il traversa l’Allemagne, on sait avec quelles aventures héroï-comiques : arrêté à Francfort, il eut de la peine à se tirer des mains d’un agent prussien qui réclamait un volume de poésies du roi son maître. Enfin il atteignit l’Alsace. Il passa quelques mois cruels, fuyant la Prusse, exclu de Paris, osant à peine se risquer en France. Il erra en Alsace, en Lorraine, fit une saison à Plombières, alla travailler à Senones près de dom Galmet, descendit vers Lyon. Là il découvrit la Suisse ; il espéra y trouver sécurité, tranquillité et liberté. Il acheta une maison près de Genève, qu’il nomma les Délices, une autre à Monrion, près de Lausanne (1755). « Il faut, dit-il alors, que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. » La leçon lui a profité. Il n’ira plus chez les rois ; et les rois viendront chez lui. Mais il ne s’enfonce pas dans la retraite pour disparaître ; c’est au contraire pour agir plus, pour parler plus haut et plus clair. Ici commence le règne du philosophe et l’apothéose du « patriarche ».

4. Les idées de Voltaire avant 1755

Jusqu’à son établissement aux Délices, Voltaire est un poète qui a des sentiments de philosophe. Les traits caractéristiques de sa philosophie, qui correspondent aux instincts les plus déterminés de son tempérament, apparaissent déjà épars dans la riche variété de son œuvre littéraire : elle est déjà, avant tout, et hors de toute doctrine positive, une terrible école d’irrespect et d’incroyance.

Le fond de Voltaire, c’est l’irréligion. Dès Œdipe (1718), il dit :

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science.

Le poème de la Ligue (1723 ; étale les misères causées par la religion. Dans Zaïre (1732) la religion est l’obstacle au bonheur préparé par la nature. Mahomet (1742) est la manifestation capitale de cet état d’esprit : la grande scène de la pièce, c’est Mahomet remettant un poignard à Séide pour assassiner Zopire ; de la fiction tragique se dégage l’idée générale que la religion — toute religion — est fondée sur la fourberie des uns et l’imbécillité des autres. Il était hardi de faire Mahomet, plus hardi de le dédier au pape, un fin compère qui prit la chose comme il faut. Pour la nouveauté, elle était médiocre : Voltaire ne fait que traduire avec une netteté plus âpre l’idée si agréablement enveloppée dans l’Histoire des oracles de Fontenelle.

Mais l’irréligion de Voltaire n’est pas fondée exclusivement — ni même primitivement — comme chez Fontenelle sur la foi dans la raison et sur le principe de la science. Elle procède de sa nature avide de jouir, et que toutes les défenses de jouir révoltent. Voltaire est d’abord l’héritier de la tradition épicurienne, qui, depuis le xvie  siècle, et à travers le xviie , défend l’instinct et la volupté contre le christianisme. Une religion qui gêne la nature, qui attache du péché au désir et au plaisir, lui fait l’effet d’un monstrueux non-sens. Voilà comment le catholicisme des Jésuites si confortable, si élégant, si complaisant aux raffinements, aux plaisirs, parfois aux faiblesses de l’esprit mondain, l’effarouche moins que le jansénisme, cette religion des hautes intelligences, si profonde en ses obscurités pour une raison non prévenue, mais si ascétique, si irréconciliable à toutes les délicatesses, à tous les péchés mignons de la vie riche et voluptueuse. L’avilissement du jansénisme au temps des convulsionnaires et des billets de confession, la bigoterie étroite de la secte amusent Voltaire : il se réjouit de voir se décrier les défenseurs de la morale austère. L’ennemi pour lui, c’est la morale de l’Évangile, que le jansénisme montre dans sa dureté : c’est Pascal, dont la forte logique l’impose avec le dogme. Aussi le premier dessein philosophique de Voltaire sera-t-il de prendre Pascal corps à corps, et de ruiner le raisonnement janséniste par la raison laïque.

Voltaire, l’éternel moribond, est, par sa débile organisation, condamné à n’être qu’un assez piètre débauché. Donc, ne pouvant mieux, il convertit la sensualité en indécence de langage. Il la dérive aussi vers l’amour du comfort, du bien-être, du luxe ; et les tendances aristocratiques de sa vanité s’unissent à la délicatesse de son tempérament pour lui faire estimer à très haut prix tous les raffinements de la civilisation. Enfin il a des besoins d’esprit, qui lui font mettre les plaisirs sociaux et littéraires parmi les nécessités premières de la vie. Il est aussi peu que possible l’homme de la nature : sa nature à lui, c’est d’être au plus haut degré l’homme de la société. Aussi sa philosophie sera-t-elle matérialiste, pratique, mondaine : elle se résumera, à ce point de vue, dans le Mondain (1736), cri de satisfaction optimiste de l’homme riche, bien vêtu, bien nourri, bien servi, flatté dans tous ses sens par les multiples commodités de la vie civilisée.

Ô l’heureux temps que ce siècle de fer !

Il admirera chez les Anglais l’entente de la vie matérielle. Il s’indignera qu’on ne respecte pas les agents et les producteurs des plaisirs : l’excommunication des comédiens, les préjugés mondains sur leur profession seront pour lui des monstruosités.  De là son éloquente protestation sur la mort de Mlle Lecouvreur : il louera l’Angleterre autant pour avoir enterré Mrs Oddfields à Westminster que pour y avoir mis Newton. Toujours au même ordre d’idées appartiendront ces préoccupations de Voltaire, si neuves alors et si originales chez un homme de lettres, sur des questions de voirie, d’administration, de financés, de commerce : il se passionne pour les Embellissements de Paris 517. Entre 1740 et 1750 se dessine nettement l’idée qui tiendra tant de place dans la polémique voltairienne : l’idée que le devoir essentiel d’un gouvernement, c’est de procurer le bien-être matériel, le plus de bien-être possible, et que l’humanité a plutôt affaire de sage administration que de glorieuse politique.

Un des besoins impérieux de Voltaire, et qui tient aux racines mêmes de son génie, c’est le besoin de dire tout ce qu’il pense. Il n’y a pas pour lui moyen de vivre sans cela. Si disposé qu’il soit par sa vanité à être un plat courtisan, jamais il n’a pu tenir sa langue ni sa plume. Le gouvernement français se chargea de transformer cette inclination naturelle en un principe réfléchi de philosophie politique. Quand on songe que ni la Henriade, ni les premiers chapitres du Siècle de Louis XIV, ni même l’innocent Charles XII n’ont eu permission de paraître en France, que ce pouvoir, qui n’a rien empêché, a tout prohibé, on comprend que Voltaire, depuis la Lettre à un premier commis jusqu’au Siècle de Louis XIV, ait réclamé la liberté de penser et d’écrire.

Il semble bien que ce soit l’Angleterre qui lui ait révélé la science et le parti qu’on en pouvait tirer. Il l’embrassa surtout comme un moyen d’atteindre la religion et comme un moyen d’accroître le bien-être. Par ce dernier côté, il rattache sa curiosité scientifique à ses tendances épicuriennes ; et c’est encore un aspect très original, très moderne de ce complexe génie. Mais il ne devint pas, il n’a jamais été véritablement homme de science, en dépit de ses essais et de ses travaux. Il était ennemi de la religion : et pourvu qu’une explication fût rationnelle, il l’acceptait aisément pour vraie, avec plus de fantaisie que de méthode. D’autre part, il était prompt à repousser sans vérification les expériences ou les théories qui choquaient ses multiples préjugés. Au reste, l’activité scientifique de Voltaire ne fut qu’un court épisode dans sa vie ; et l’ascendant de Mme du Châtelet fut pour beaucoup dans la peine qu’il prit de vulgariser Newton. Ce n’est pas là qu’il faut chercher le libre, le naturel, le vrai Voltaire.

Il est, au contraire, authentique et complet dans ses « Lettres philosophiques, politiques, critiques, poétiques, hérétiques et diaboliques », comme il les appelait lui-même. L’Angleterre n’a pas fait Voltaire ; elle l’a, pour ainsi dire, allumé, et fait partir pour la première fois d’un seul coup en un prodigieux « bouquet ». Dans ces fameuses lettres se mêlent tous les éléments divers dont le voltairianisme se compose : revendication de la liberté de penser et d’écrire, souci de la prospérité matérielle et des commodités de la vie, curiosité littéraire, irréligion hardie, philosophie rationaliste, critique historique ou théologique, ironie qui exalte ici les vertus singulières d’une secte hérétique pour faire une niche à l’orthodoxie, et là crible indifféremment hérétiques et orthodoxes de traits meurtriers. Parmi les hardiesses des lettres philosophiques, on ne croirait guère aujourd’hui qu’une des plus remarquées, et qui fit le plus de scandale, ait été la révélation du système de Locke : l’abbé de Rothelin, censeur royal, déclara à Voltaire qu’« il donnerait son approbation à toutes les lettres excepté seulement à celle sur M. Locke ». Voltaire, en effet, avait trouvé dans le sensualisme de Locke, si clair et si superficiel, la doctrine qui satisfaisait ses instincts. Par elle, il écartait le spiritualisme cartésien, il menaçait le spiritualisme chrétien : n’étant pas de force à manier l’arme bien autrement terrible qu’avait forgée Spinoza, il s’emparait de celle-là, plus légère et suffisamment tranchante ; et il s’empressait de s’en escrimer.

Ces Lettres philosophiques, qui étaient une attaque directe contre le despotisme inintelligent et contre le catholicisme, furent un accident unique dans la carrière de Voltaire avant 1750. Ayant retourné son sac, il l’avait vidé d’un coup. Après, il se repose, contenu par Mme du Châtelet, diverti par ses travaux littéraires ou par ses ambitions de politique et de courtisan. Il ne donne plus que des manifestations partielles de son esprit : c’est son newtonianisme, pendant les trois ou quatre premières années de son séjour à Cirey ; c’est surtout Mahomet. De Mahomet au départ pour Berlin, rien : M. de Voltaire est à Versailles ou à Sceaux. Les premiers romans qu’il écrit, pour amuser la duchesse du Maine, Zadig, ou Memnon 518, sont d’un moraliste plutôt que d’un philosophe, et d’une ironie assez inoffensive. Je sais bien qu’au fond ces étonnantes liaisons de phénomènes qu’il nous présente, ces ricochets fantastiques d’effets et de causes, ces leçons de résignation fataliste, cette raillerie de la présomption humaine qui se croit assurée d’elle-même ou des choses, enveloppent une assez forte négation de la Providence : mais la moralité terre à terre dérobe l’audacieuse métaphysique. Vers le même temps, Voltaire donnait Nanine (1749) : le public y applaudissait, dans la mésalliance généreuse d’un seigneur, une satire des privilèges sociaux, une apologie de l’égalité naturelle et du mérite personnel ; mais il n’y a vraiment rien là de bien méchant, et ce n’est pas la peine d’être Voltaire pour faire Nanine.

Le séjour en Prusse donna l’essor au voltairianisme de Voltaire. De petites pièces, courtes, malignes, dissolvantes, commencent à s’envoler par le monde, ou détachées en brochures, ou insinuées au milieu de quelque tome d’œuvres complètes, dans les éditions qui s’impriment incessamment en France ou en Allemagne. C’est, de 1750 à 1752, la Voix du sage et du peuple contre les immunités du clergé ; ce sont des Dialogues entre un philosophe et un contrôleur des finances, entre Marc Aurèle et un recollet, entre un plaideur et un avocat ; ce sont des Pensées sur le gouvernement : c’est le roman de Micromégas. Avec l’irréligion domine le souci des réformes administratives. Mais tout cela est négligeable, au prix de deux grandes œuvres, que Voltaire acheva en Prusse, et qui sont les expressions éclatantes de sa philosophie à cette date : je veux parler du Siècle de Louis XIV (1751) et de l’Abrégé de l’Histoire Universelle (1753).

5. Voltaire historien philosophe

L’Histoire de Charles XII, que Voltaire publie en 1731, ne procède d’aucune pensé philosophique. Bien au contraire, l’intérêt de l’auteur s’est éveillé sur son héros d’une façon assez frivole ; la singularité des aventures, le cliquetis des batailles, l’énormité des desseins, le romanesque d’une vie tapageuse et stérile, voilà ce qui a séduit Voltaire dans l’histoire de Charles XII. En revanche, l’ouvrage a été solidement préparé, à l’aide des documents originaux. Voltaire débrouille lestement les faits, et nous donne un récit qui court, léger et lumineux, rejetant le détail oiseux, et dégageant les actions caractéristiques. C’est la première histoire (qui ne soit qu’histoire) qui compte dans notre littérature : pour la première fois, l’érudition et l’art, la méthode et le style concourent, et nous sortons enfin des compilations sans valeur, des romans sans autorité, et des dissertations doctement illisibles.

Les mêmes qualités se retrouveront dans le Siècle de Louis XIV. Voltaire a utilisé toutes ses relations pour acquérir une ample et exacte information. Il avait vu les dernières années du grand roi ; sa vie accidentée le mit à même de consulter nombre de personnes qui avaient touché aux affaires, hanté la cour, ou que leurs pères avaient instruits de toute sorte de détails originaux et authentiques. Il me suffira d’énumérer les d’Argenson, Richelieu, les Châteauneuf, Vendôme, La Fare, Caumartin, l’abbé Servien, la duchesse du Maine, Villeroi, Villars, le marquis de Fénelon, des parents de Fouquet, de Mme de Maintenon, Bolingbroke, la duchesse de Marlborough, lord Peterborough : ces noms suffisent pour Faire apprécier la valeur de l’information orale que Voltaire sut se procurer. Il eut entre les mains les mémoires encore manuscrits de Torcy et de Villars, ceux de Dangeau et de Saint-Simon : le maréchal de Noailles lui communiqua les mémoires de Louis XIV. Il lut deux cents volumes de mémoires imprimés. Enfin sa charge d’historiographe lui ouvrit les archives d’Etat. Il faisait avec soin la critique de ses sources, établissait le plus exactement qu’il pouvait l’authenticité, la valeur, la signification de chaque document. En somme, il a préparé son ouvrage de façon à contenter les historiens de nos jours.

D’autre part, dans ce sujet infiniment vaste, il nous fait admirer l’incroyable netteté de son esprit. Il se dirige avec aisance à travers le chaos des faits, débrouille, déblaye, noie le détail, fait saillir l’essentiel, lie les effets aux causes, note les conséquences, définit les rôles, analyse les caractères : chaque chapitre est un chef-d’œuvre de lucidité, de rapidité et d’intelligence.

Il manque cependant quelque chose au Siècle de Louis XIV pour nous satisfaire pleinement. Il y manque, d’abord, ce que Saint-Simon, bien moins intelligent, a mis surabondamment dans ses Mémoires : la vie. Voltaire est sec. Il abstrait, il analyse, il condense ; dans cette manipulation, le réel, le sensible, la couleur s’évanouissent ; ce n’est pas seulement le dramatique qui fait défaut à cette histoire, malgré la prétention de Voltaire ; c’est cette sorte de résurrection du passé qui seule peut le faire connaître. Nous cherchons des sensations où Voltaire ne nous donne guère que des notions. Il épingle sur chaque fait, sur chaque personnage une petite note, précise, topique, substantielle, qui les explique ou les caractérise : il en fait des vérités intelligibles, jamais des réalités prochaines. Puis, l’effronté Voltaire s’enveloppe ici de décence, de mesure, de discrétion : il décolore l’histoire par un parti pris aristocratique et littéraire ; il en atténue la trop fréquente brutalité. Il a fallu Saint-Simon pour lever tous les voiles sous lesquels Voltaire avait coulé son vif regard et qu’il avait ensuite pudiquement ramenés.

On s’accorde à trouver la composition de l’ouvrage défectueuse : Voltaire nous donne vingt-quatre chapitres d’histoire politique et militaire, quatre chapitres d’anecdotes de la cour et de la vie privée du roi, deux chapitres du gouvernement intérieur, quatre des sciences, lettres et arts, quatre des affaires ecclésiastiques, et il termine par un chapitre saugrenu des disputes sur les cérémonies chinoises. Ce plan a l’inconvénient d’obscurcir le sujet à force de le morceler. On lit la guerre de Hollande au chapitre 10, et il faut attendre le chapitre 29 pour connaître la politique commerciale de Colbert, qui fut une des causes principales de la guerre. Dans cet excès de division apparaît une des impuissances capitales du xviiie  siècle et de Voltaire : une analyse impitoyable sépare tous les éléments de la réalité ; et même un esprit comme celui de Voltaire échoue à rassembler ces fragments, à reconstruire le tissu, l’organisation des choses naturelles, à en remonter le jeu. Toutes les pièces du règne de Louis XIV sont dans les tiroirs de l’historien : il ouvre chaque tiroir à son tour, et nous en détaille le contenu.

Une autre raison, plus profonde peut-être et plus décisive, rend compte du plan du Siècle de Louis XIV : c’est l’intention philosophique de l’auteur. La première édition du livre a paru à Berlin en 1751 : la première pensée en apparaît dans une lettre de 1732. Dans ces vingt ans, Voltaire a prodigieusement acquis, il a essayé bien des directions. Chacun de ses progrès a laissé une trace dans la conception générale du Siècle de Louis XIV. La base première du livre doit être cherchée dans la sincère passion de Voltaire pour les lettres, les sciences, les arts, pour l’œuvre intellectuelle de l’humanité. La grandeur de la littérature française sous Louis XIV l’attache à ce règne, et l’emplit d’admiration. Mais l’art n’est pas tout pour Voltaire, il ne croit pas que tout aille bien, parce que quelques beaux vers ont été écrits. Il y a en lui un bourgeois très positif : ce bourgeois-là s’intéresse au commerce, à l’industrie ; il est partisan d’une administration exacte, qui donne au travail de la sécurité, et qui accroisse le bien-être général. Colbert et Louis XIV, les intendants, la « vile bourgeoisie » par laquelle le grand roi gouverne, lui offrent tout cela.

Ainsi se forme une première idée générale qui sert de base au Siècle de Louis XIV. « Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul ou que rien n’existât que par rapport à lui : en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire. — Ce n’est point simplement les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain519. » Faire l’histoire de l’esprit humain au temps de Louis XIV, exposer le progrès de la civilisation générale, depuis les poèmes et les tableaux, jusqu’aux canaux et aux manufactures, il n’y avait pas de conception de l’histoire qui fût plus juste, plus large et philosophique.

Cette conception se précisa dans l’esprit de Voltaire sous l’influence des mêmes circonstances qui firent éclater les Lettres anglaises. L’Angleterre et la France de Louis XIV lui servirent à faire honte à la France de Louis XV. Comme Newton enterré à Westminster, Molière, Racine, protégés de Louis XIV, feraient voir au public de quelle façon devaient être traités les penseurs, les poètes qui sont l’honneur d’une nation : ce passé jugerait le présent. Voltaire y songea d’autant mieux que depuis quinze ans il assistait à une réaction contre ce grand règne. Malgré ses aristocratiques relations, il ne s’était jamais associé à cette réaction : la splendeur des lettres et des arts compensait tout à ses yeux. Mais, de plus, il ne haïssait pas le despotisme. Ses idées de bonne administration l’inclinent même plutôt à aimer le despotisme, dès que le despote est vigilant, laborieux, dévoué à la grandeur de l’État. Ainsi se compléta le dessein primitif du Siècle de Louis XIV, par l’accession de deux pensées : une pensée satirique fut peut-être l’occasion réelle du livre, et, à coup sûr, dut en être la conclusion secrètement, sourdement insinuée. L’autre pensée s’ajouta à la philosophie du livre : dans le progrès de l’esprit humain, que Voltaire se proposait de peindre, il voyait et voulait montrer comme agent principal un homme, le despote éclairé. Le siècle de Louis XIV était une des grandes époques de l’esprit humain, et ce grand siècle était essentiellement l’œuvre personnelle de Louis XIV : c’est le sens de la fameuse lettre à Milord Hervey.

Voilà sous l’empire de quelles idées, en 1735, en 1737, en 1738, Voltaire travaillait fiévreusement. L’ouvrage s’organisait de façon à manifester l’intention philosophique de l’auteur : vingt chapitres esquissaient l’histoire générale de l’Europe. Un chapitre montrait Louis XIV dans sa vie privée. Quatre chapitres représentaient le gouvernement intérieur, commerce, finances, affaires ecclésiastiques. Enfin, cinq ou six chapitres, étalant la grandeur de l’esprit humain dans les lettres et les arts, couronnaient magnifiquement l’ouvrage. Il y avait une trentaine de chapitres à peu près achevés en 1739 : ils forment le premier état du Siècle de Louis XIV. C’est alors que l’Introduction et le Premier Chapitre, glissés dans un Recueil de pièces fugitives, furent condamnés par arrêt du conseil. Voltaire laissa dormir le Siècle de Louis XIV ; il n’y revint sérieusement qu’en 1750, à Berlin, et bientôt il le mit en état de paraître (1751).

Ce n’était plus du tout l’ouvrage de 1739 : au lieu d’une trentaine de chapitres, il y en avait trente-neuf ; et surtout l’ordre en était modifié ; de cinq à six, les chapitres des lettres, sciences et arts étaient réduits à quatre, et transposés devant les chapitres des affaires ecclésiastiques, qui étaient développées en quatre chapitres au lieu de deux, précédant le nouveau et bizarre chapitre des cérémonies chinoises. Ces remaniements correspondent à une grave et déjà ancienne modification de la pensée philosophique de Voltaire.

Mme du Châtelet n’aimait pas l’histoire : pour vaincre son aversion, Voltaire entreprit de la lui montrer comme une science expliquant les phénomènes de la vie collective de l’humanité ; il commença de lui esquisser à grands traits la suite des événements de l’histoire universelle. C’est le point de départ de l’ouvrage qui devint l’Essai sur les mœurs : plusieurs des parties rédigées pour Mme du Châtelet parurent dans le Mercure en 1745 et 1744. Du moment qu’il entamait une Histoire universelle, Voltaire rencontrait devant lui le fameux discours de Bossuet. Bossuet soumettait l’histoire à la conduite de la Providence ; le premier soin de Voltaire fut d’éliminer la Providence. Faire éclater l’absence d’une intelligence divine dans le tissu des événements humains, expliquer les faits par des liaisons mécaniques et fatales, mettre en lumière la puissance des petites causes, la souveraineté du hasard, voilà le dessein de Voltaire. Cependant il croit au progrès ; il aime la civilisation : la marche inégale, hésitante, de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide, et la raison éclairée, bienfaisante. Les ouvriers du progrès seront les grands hommes, par qui les lumières et le bien-être se répandent ; et les grands siècles de l’esprit humain seront ceux où les circonstances serviront les grands hommes, c’est-à-dire où ils auront l’autorité pour eux, et non contre eux, quand les despotes seront de grands hommes, serviteurs ou protecteurs de la raison.

Cette thèse, qu’il dégageait de ses études sur l’Histoire universelle, modifia profondément le Siècle de Louis XIV. Faire du christianisme l’obstacle au progrès de la raison, au bonheur de l’humanité, c’était une idée qui devait plaire à Frédéric autant qu’à Mme du Châtelet. De ce point de vue, le Siècle de Louis XIV apparaissait comme un grand siècle incomplet : Louis XIV avait un confesseur, il ne pouvait être « philosophe ». Il avait des parties du bon despote : il ne le réalisait pas entièrement, honneur réservé à l’incroyant Frédéric. Le xviie  siècle, dans son ensemble, était trop religieux. Voltaire ramena donc le Siècle de Louis XIV à son dessein général : l’histoire universelle étant une suite lamentable de folies, erreurs, « butorderies », qu’interrompent de loin en loin quelques glorieuses époques, ce beau Siècle eut son dessous et son revers de sottises. Ces sottises, c’est la part des « prêtres remuants et fourbes qui ont gâté le Siècle de Louis XIV » ; c’est la religion et l’histoire ecclésiastique. Voilà pourquoi Voltaire développe et rejette cette partie à la fin de son livre. La rançon, la contrepartie de la splendeur du règne, se trouvent dans les querelles du protestantisme, du jansénisme, du quiétisme ; ainsi s’amène la conclusion enveloppée dans le dernier chapitre, et pourtant bien claire, si l’on veut y réfléchir un instant : Voltaire y conte comment un sage empereur expulsa de Chine les missionnaires chrétiens, colporteurs de sottises mensongères et l’auteurs de funestes séditions. Culte de la raison, haine de la religion, voilà le sens essentiel du Siècle de Louis XIV.

Ainsi établi dans sa forme définitive, il n’eut pas de peine à prendre place en 1756 dans l’Essai sur l’Histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Après avoir achevé son Siècle de Louis XIV, Voltaire avait repris ses esquisses d’histoire universelle, et poussé vigoureusement son travail pendant l’année 1752. En 1753 et 1754 parurent les trois volumes de l’Abrégé de l’Histoire universelle. J’en ai dit le caractère ; et l’on voit quel en sera le vice rédhibitoire : il est impossible de se faire l’historien du moyen âge, si l’on est de parti pris, par une détermination rationnelle, l’irréconciliable ennemi du christianisme. La sympathie pour les hommes dont il fait l’histoire lui fait défaut : il les raille dans leurs erreurs, dans leurs sottises, dans leurs misères. Il ne voit pas leur effort vers la vérité, vers le bien ; il ne les comprend pas, parce qu’ils sont autres que lui. A cet égard, par l’impossibilité de sortir de soi et de son siècle, Voltaire n’a pas le sens historique.

Il faut pourtant rendre justice à cet essai d’Histoire universelle. Une vive curiosité y éclate à chaque page. Voltaire pousse des pointes en tout sens, reconnaît des régions inexplorées : sur l’Arabie, sur l’Inde, sur la Chine, il apporte des études bien incomplètes encore, mais singulièrement neuves pour le temps. Il traite son sujet avec la même largeur que dans le Siècle de Louis XIV ; il note les grandes découvertes qui vont révolutionner la civilisation plus volontiers que les batailles et les mariages des princes. Il essaie réellement de faire l’histoire générale de l’esprit humain.

Comme toujours aussi, il travaille sur les documents originaux, il s’enquiert des sources, critique les témoignages. Il tient toute cette manipulation éloignée des yeux du public ; mais il la fait. Il condense toute son information en récits courts, clairs, saisissants, qui parfois ont forcé l’admiration de Michelet. Avec un peu de sympathie, il aurait fait un chef-d’œuvre et une œuvre définitive : il n’a fait, malgré sa conscience de travailleur et son génie lucide d’écrivain, qu’une œuvre de parti, fausse et dure.