(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre V : La religion — Chapitre II : Examen critique des méditations chrétiennes de M. Guizot »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre V : La religion — Chapitre II : Examen critique des méditations chrétiennes de M. Guizot »

Chapitre II : Examen critique des méditations chrétiennes de M. Guizot

Pour suivre l’ordre même des idées de M. Guizot, et pour commencer par la pensée qui est la première et la dernière de son livre, disons quelques mots de cette réconciliation espérée et désirée par l’auteur entre l’Église et la liberté. On ne peut qu’approuver ce noble désir, et nous ne sommes pas de ceux qui, par haine du christianisme, espèrent et souhaitent qu’il reste en hostilité déclarée avec les principes de la société moderne dans la pensée qu’on en aura plus aisément raison. Notre société est assez large pour tout contenir, et le catholicisme lui-même y pourrait vivre à l’aise, s’il le voulait. Le voudra-t-il ? Voilà la question. Sans doute nous savons que quelques-uns des esprits les plus éclairés de notre temps font tous leurs efforts pour engager l’Église dans cette voie de liberté et de progrès, dans cette voie de réconciliation avec les principes fondamentaux de l’esprit moderne. Nous croyons que des cœurs chauds et purs (car pour nous tous les catholiques ne sont pas des hypocrites ou des inquisiteurs) se consacrent à cette œuvre de salut ; mais qu’importe, et quelle valeur peuvent avoir ces efforts purement individuels ? Ces hommes, si éminents qu’ils soient par l’esprit et le caractère, que sont-ils dans l’Église ? Ils ne sont rien, absolument rien. Ils ne sont pas même ce que sont nos électeurs sous notre régime réglementé de suffrage universel. L’Église catholique n’est point une république où l’on recueille les avis des citoyens, et où l’opinion générale se forme par le débat contradictoire des opinions particulières, où l’on peut arriver à persuader le corps tout entier en persuadant successivement chacun de ses membres. Non, les membres de l’Église ne sont pas des citoyens : ce sont des sujets. On ne leur demande pas leur avis. Ils n’ont qu’une chose à faire, croire et obéir. L’Église catholique est une monarchie, et elle tend de plus en plus à la monarchie absolue42. La vérité y vient d’en haut et non d’en bas. Le catholicisme n’est pas à Paris ; il est à Rome. C’est Rome qu’il faut convertir. Or, sur ce terrain, la réconciliation désirée par M. Guizot et par les catholiques les plus clairvoyants, cette réconciliation a-t-elle fait un pas depuis le jour où l’abbé de Lamennais eut cette grande pensée qui pouvait sauver l’Église, et où il fut frappé d’une aussi rude déception ? Rome a-t-elle fait un pas, je ne dis pas vers la tolérance, mais vers l’intelligence des conditions sur lesquelles repose la société européenne ? L’Église catholique tolère cette société, quand elle y est forcée ; mais elle la tolère, selon l’expression de M. Guizot, comme Moïse tolérait le divorce chez les juifs, à cause de la dureté de leur cœur ! Or la société moderne prétend ne pas être tolérée ainsi. Elle se croit une société juste et vraie, plus juste et plus vraie que la société artificielle du moyen âge. Elle veut, non être subie comme un mal, mais acceptée comme la meilleure et la plus raisonnable que les hommes aient encore connue. Qu’elle ait tort ou raison en cela, peu importe ; seulement, comme on ne risque pas beaucoup de se tromper en prophétisant que cette société ne sera pas vaincue, il semble bien que le plus sage serait d’en accepter de bon cœur les conditions nouvelles, au lieu de l’anathématiser et de ne s’y soumettre que comme à une nécessité douloureuse quand il est tout à fait impossible de faire autrement. Or Rome n’a pas jusqu’ici fait un pas dans cette voie d’accommodement raisonnable, et tant qu’elle n’a point parlé, ou plutôt tant qu’elle parle dans le sens contraire, les plus nobles paroles des plus nobles esprits sont absolument non avenues : aucun d’eux n’a mission pour traiter au nom de l’Église.

Laissons au reste ces questions, qui sont d’intérêt contemporain, pour aller, avec M. Guizot, au fond des choses. Au-dessus des questions de conduite, de sagesse, je dirai même de politique, il y a quelque chose de plus grave et de plus imposant, c’est la vérité elle-même. Tout le livre de M. Guizot, avons-nous dit, peut se ramener à trois propositions. Il y a des problèmes naturels, indestructibles dans toute âme humaine. La philosophie ne résout pas ces problèmes. La religion les résout. L’apologie chrétienne de M. Guizot a donc pour fondement la négation de la philosophie.

Il y a eu en effet, dans tous les temps, deux manières d’entendre les rapports de la philosophie et de la religion : ou bien nier la philosophie, la déclarer radicalement impuissante, c’est ce que font Tertullien, Luther, Pascal, Lamennais, et en général les croyants absolus et extrêmes ; ou bien la considérer comme une préparation à la religion, un premier étage sur lequel s’édifiera plus tard le dogme chrétien : telle est la pensée de saint Clément d’Alexandrie, de saint Augustin, de saint Anselme, de Fénelon, et dans l’Église protestante, de Mélanchton et des esprits tempérés. De ces deux manières d’entendre la philosophie, M. Guizot, nous l’avons vu, préfère la première. Il nie expressément la philosophie, ou du moins la métaphysique, la philosophie première, et par là même la théologie naturelle. Il lui refuse le titre de science, c’est-à-dire toute valeur démonstrative. Il lui oppose ses systèmes éternellement les mêmes, ses dissentiments, ses contradictions ; à ses obscurités et à ses doutes, il oppose avec sécurité les certitudes et les lumières du dogme chrétien. Lorsque parut le premier volume des Méditations de M. Guizot, je pris la liberté d’adresser à l’illustre écrivain quelques objections : ces objections me procurèrent la bonne fortune d’une réponse des plus intéressantes que nous sommes autorisés à publier, et qui peut servir de commentaire à la pensée de l’auteur sur le rôle et la valeur de la science philosophique.

Je prendrais un grand plaisir, monsieur et cher confrère, à causer un peu à fond avec vous des questions qui, malgré la diversité de nos occupations habituelles, nous préoccupent également l’un et l’autre. Je suis entré dans la vie de la pensée par l’histoire et la philosophie de l’histoire. J’ai donné mes plus fortes années aux affaires publiques. Ce qui m’est resté appartient aux questions religieuses. Je ne songe plus qu’à recueillir les souvenirs de ma vie politique et les raisons de ma foi. Dans le volume que je vous ai envoyé, il n’y a que des titres de chapitres ; à chacune des quelques idées qu’il contient manque le développement, c’est-à-dire la lumière qui justifie une idée en l’éclairant dans tout son cours, depuis son principe jusqu’à ses dernières conséquences. Je n’ai garde de prétendre y suppléer aujourd’hui et dans une lettre ; mais je tiens à vous dire tout de suite quelques mots sur les deux points auxquels vous avez touché en m’écrivant.

Je ne veux et ne crois rien accorder à l’école positiviste quand je dis que ce qui dépasse le monde fini dépasse le domaine de la science humaine. Au-delà du monde fini, l’école positiviste nie qu’il y ait quelque chose. Ce n’est pas seulement la science, c’est la réalité au-delà du monde fini qu’elle conteste ; selon elle, ce n’est pas l’inconnu qui est au-delà de cette limite, c’est le néant. Quand elle fait à ce néant l’honneur de l’appeler l’inconnu, c’est par complaisance et respect humain. Le matérialisme est le fond des idées de cette école, et quand elle ne se dit pas matérialiste, c’est qu’elle est inconséquente ou pusillanime.

J’affirme au contraire : 1° que, si les limites du monde fini sont celles de la science humaine, elles ne sont pas celles de la réalité ; 2° que l’homme porte en lui-même non-seulement des désirs et des ambitions, mais des instincts et des notions qui lui révèlent des réalités au-delà du monde fini, et que, si l’homme ne peut pas avoir la science de ces réalités, il en a la perspective ; 3° que, sous l’impulsion et le légitime empire de cette perspective, l’homme poursuit dans sa vie intellectuelle la connaissance de ces réalités, qu’il ne peut que reconnaître, comme il poursuit dans sa vie pratique la perfection morale, qu’il ne peut atteindre.

Je ne désarme donc point l’école spiritualiste dans ses efforts pour prouver, comme vous le dites, l’existence d’un ordre invisible. Cette noble école poursuit et saisit l’existence du monde invisible ; ce qu’elle ne peut atteindre, bien que ce soit son honneur de le poursuivre, c’est la science de l’ordre invisible.

N’est-ce pas ce que vous dites vous-même, quand vous dites : « Je ne crois pas ma pensée adéquate à l’essence des choses. » Il n’y a de science que là où la pensée est adéquate à l’objet qu’elle étudie, quand il y a connaissance effectivement et possiblement complète et claire des faits et de leurs lois, de l’enchaînement des causes et des effets ; à ces conditions seulement, la science existe, et l’esprit scientifique est satisfait. Permettez-moi de vous renvoyer la quatrième méditation (les Limites de la science, p. 130-140). La notion de science n’y est pas étudiée et définie ; mais le sens que j’y attache est celui que je viens d’indiquer, et qui est, je crois, pour les philosophes comme pour le public, son vrai sens.

J’ai reproché aux systèmes philosophiques, non leur éternelle opposition, mais leur éternelle similitude. Les quatre grands systèmes dans lesquels se résument tous les autres se rencontrent aux débuts de la philosophie, et se reproduisent dans tout le cours de son histoire, toujours les mêmes au fond, quelle que soit la variété des développements et le plus ou moins de perfection de la forme. Cette immobilité prouve à la fois les lumières primitives que l’esprit humain a reçues et les limites de son travail scientifique.

Je ne saurais admettre la parité que vous établissez entre l’opposition des systèmes philosophiques et celle des religions. Les systèmes philosophiques sont essentiellement divers et opposés. Toutes les religions ont un fond commun. La plupart, en le mêlant soit aux rêveries et aux passions humaines, soit aux systèmes philosophiques, l’ont prodigieusement altéré et corrompu ; deux seulement, la juive et la chrétienne, sont restées fidèles au fond commun religieux primitif, en le développant progressivement selon le plan et l’action de Dieu sur le genre humain. C’est par là que ces deux religions diffèrent essentiellement des autres, et révèlent une origine divine.

Cette lettre remarquable, d’une si belle clarté et d’un si ferme esprit, commente et développe heureusement quelques-uns des points de la doctrine philosophique de M. Guizot. Elle ne détruit pas, à notre avis du moins, la difficulté que nous avions eu l’honneur de lui proposer. Cette difficulté portait sur le singulier accord que nous avions cru remarquer entre la pensée de M. Guizot et celle de l’école positiviste à propos de la nature et des limites de la philosophie. M. Guizot repousse cette assimilation en affirmant que le positivisme nie non-seulement la science, mais la réalité même de tout ce qui est au-delà du fini. Les positivistes sont, nous dit-il, des matérialistes inconséquents. Nous ne pouvons consentir à accepter cette explication. Sans doute il arrive dans la pratique que les positivistes s’expriment souvent comme les matérialistes eux-mêmes, souvent aussi ils sont purement et simplement des matérialistes ; mais c’est qu’alors ils sont, selon nous, des positivistes inconséquents. Le positivisme, dans son esprit, dans sa vraie idée, dans la pensée d’Aug. Comte, son fondateur, se distingue essentiellement du matérialisme. L’idée mère du positivisme, c’est que la science doit s’abstenir de toutes recherches sur les causes premières et sur l’essence des choses ; elle ne connaît que des enchaînements de phénomènes ; tout ce qui est au-delà n’est que conception subjective de l’esprit, objet de sentiment, de foi personnelle, non de science. Or, une telle théorie exclut aussi bien le matérialisme que le spiritualisme. Nous ne connaissons pas plus l’essence de la matière que l’essence de l’esprit, pas plus l’essence de l’esprit que l’essence de la matière. Les origines et les causes nous sont inaccessibles. En dehors de la chaîne et de la série des phénomènes, il n’y a qu’un vaste inconnu que l’on peut appeler comme on veut, selon les tendances de son âme, mais qui est absolument indéterminable par aucun procédé scientifique.

Telle est la vraie idée du positivisme, comme il serait facile de le prouver par un très-grand nombre de passages empruntés aux maîtres de l’école. Je n’en citerai qu’un, qui est explicite et décisif. « Ceux qui croiraient que la philosophie positive nie ou affirme quoi que ce soit là-dessus se tromperaient : elle ne nie rien, elle n’affirme rien, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient43. » Devant une déclaration aussi expresse, il est impossible d’imputer au positivisme une autre doctrine que celle que nous venons d’exposer ; mais alors je cherche vainement en quoi cette manière d’entendre la philosophie diffère de la pensée de M. Guizot. Que dit-il en effet ? Voici ses propres paroles : « Le docteur Chalmers dit vrai ; les limites du monde fini sont celles de la science humaine ; jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne saurait le dire. Le monde fini seul est à sa portée, et c’est le seul qu’elle puisse sonder… L’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent au-delà ; … mais de cet ordre supérieur il n’a que l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science… L’esprit sait qu’il y a des espaces au-delà de celui que les yeux parcourent ; mais les yeux n’y pénètrent pas. »

Plus je médite ces belles paroles, moins je vois la différence qui les sépare de la pensée de M. Littré. « Ce qui est au-delà, dit M. Littré dans un langage qui rappelle même pour la forme la page que nous venons de citer, est absolument inaccessible à l’esprit humain ; mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité, tant matérielle qu’intellectuelle, tient par un lien étroit à nos connaissances, et devient par cette alliance une idéepositive du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voiles, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable ! »

Je l’avoue, je m’étonne que M. Guizot, citant cette belle page, d’un accent presque religieux, saisisse précisément cette occasion de refouler le positivisme dans le matérialisme et dans l’athéisme. J’ai de la peine à me faire à cette méthode qui consiste à toujours précipiter les gens dans l’erreur, et à les y plonger de plus en plus, même quand ils essayent d’en échapper. Est-il donc si avantageux d’exagérer l’erreur, d’élargir l’abîme qui sépare les hommes ? Au lieu de chercher par où les autres pensent comme nous, ce qui est une garantie pour notre raison, devons-nous toujours chercher par où ils ne pensent pas comme nous, ce qui est une arme pour le scepticisme, et cela sous prétexte de logique, comme si nous étions toujours sûrs d’être nous-mêmes d’infaillibles logiciens ?

Or, quelque effort que je fasse, il m’est impossible ici de ne pas voir une seule et même pensée chez M. Guizot et chez M. Littré. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a de science que du monde fini. Pour l’un comme pour l’autre, il y a quelque chose au-delà du fini : c’est l’infini, selon M. Guizot ; c’est l’immensité, selon M. Littré. Selon M. Guizot, nous en avons la perspective ; selon M. Littré, nous en avons la vision. « C’est un océan où nous n’avons ni barque ni voiles », dit l’un. « C’est un espace où nos yeux ne pénètrent pas », dit l’autre. « Nous y croyons, dit encore M. Guizot ; mais il ne nous est pas donné de le saisir et de contrôler. » « Elle nous apparaît, dit M. Littré, avec son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. »

Mais, dira-t-on, l’école positiviste rejette Dieu et l’âme comme des hypothèses arbitraires et provisoires. Oui, sans doute ; mais en tant que ces hypothèses se présentent comme scientifiques, et à ce point de vue, vous les rejetez vous-même, puisqu’il n’y a de science que du monde fini. L’école positiviste ne rejette pas ou ne peut pas rejeter la foi à ces vérités, car la foi est un état subjectif de l’âme, que l’on éprouve ou que l’on n’éprouve pas, et qui ne peut être l’objet ni d’une démonstration ni d’une réfutation. L’infini n’étant pas objet de science, selon M. Guizot, on ne peut le démontrer ; on ne peut donc réfuter ceux qui le nient. D’ailleurs, nous venons de le voir, l’école positive ne nie pas l’infini. M. Littré l’affirme au contraire dans des termes presque magnifiques ; elle ne nie ou plutôt elle n’écarte que tel ou tel attribut de l’infini. Or c’est ce que fait également M. Guizot, lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas de science de l’infini. Si en effet nous pouvons dire, par exemple, avec certitude, que Dieu est intelligent, qu’il est libre, comment soutiendrait-on que cet objet échappe absolument aux prises de la science humaine ?

Si donc, dans le livre de M. Guizot, nous mettons le christianisme à part, il nous est impossible de voir dans sa philosophie autre chose que le positivisme. En d’autres termes, s’il n’était pas chrétien, il serait, il devrait être positiviste. D’où l’on peut conclure encore que quiconque n’est pas chrétien doit être positiviste. Ce n’était donc pas sans raison que nous avions pris la liberté d’objecter à M. Guizot qu’il désarme la philosophie spiritualiste devant ses adversaires. Il nous accorde qu’il y a dans l’homme des ambitions, des instincts, des perspectives d’infini. Soit, mais qu’ajoute la philosophie à ces instincts et à ces perspectives ? Rien, absolument rien. Si elle y ajoute quelque chose, elle est donc science, dans la mesure où elle y ajoute. L’objection d’impuissance dirigée contre la philosophie, porte contre le spiritualisme aussi bien que contre les autres doctrines ; autrement, s’il y a une doctrine qui ne soit pas impuissante, il y a une science de l’infini. Si au contraire il n’y a pas de science de l’infini, toute doctrine est impuissante, y compris la nôtre. Qu’avons-nous de mieux à faire qu’à laisser là cette science inutile, et à nous rejeter soit dans le positivisme, soit dans la foi ?

M. Guizot affectionne un procédé de discussion qui consiste à pousser son adversaire à l’extrême, en lui reprochant d’être trop timide et de ne pas accepter hardiment toutes les conséquences de sa pensée. J’oserais presque lui faire le même reproche, quoique l’on sache que ce ferme esprit ne pèche point par timidité. Ici, il n’a pas osé dire toute sa pensée ; c’est que la philosophie spiritualiste est aussi impuissante que les autres. J’aurais voulu, je l’avoue, le voir aller jusque-là ; j’aurais voulu le voir réfuter les preuves de l’existence de Dieu données dans les écoles spiritualistes, les preuves de la Providence données par Socrate et Platon, la justification de la Providence dans Leibniz et dans Malebranche, les raisons en faveur de la vie future développées dans le Phédon. Il eût été étrange de voir M. Guizot engager une telle polémique, et jouer, ne fût-ce qu’un moment, le jeu des athées. Cependant, non-seulement cela eût été conséquent, mais c’était même nécessaire pour justifier la thèse générale de l’impuissance scientifique et démonstrative de la philosophie ; car s’il y a quelque part de bonnes preuves de Dieu, de la Providence et de la vie future, pourquoi dire qu’il n’y a pas de science de l’infini ?

Peut-être en disant que la philosophie n’est pas une science, qu’elle n’est pas adéquate à son objet, M. Guizot n’a-t-il voulu dire que ce que nous avouons nous-mêmes les premiers, à savoir que la métaphysique n’a pas la rigueur démonstrative des mathématiques ou de la physique. Cela n’empêche pas qu’elle ne puisse faire valoir en faveur de telle doctrine des raisons solides et considérables, propres à entraîner la conviction. Quelle est donc alors la différence de la philosophie et de la religion ? A quel titre conclure de l’impuissance de la première à la nécessité de la seconde ? Est-ce que l’apologie chrétienne de M. Guizot, si forte qu’elle soit, peut avoir la prétention d’une démonstration scientifique ? Est-ce qu’elle est fondée sur autre chose que des raisons, des considérations plus ou moins fortes, plus ou moins plausibles, plus ou moins décisives ? Et s’il se décide en faveur de ces raisons parce qu’elles lui paraissent bonnes, pourquoi ne pourrions-nous pas, avec un droit équivalent, nous décider pour nos propres raisons parce qu’elles nous paraissent également telles ? Que la philosophie soit ou ne soit pas une science, cela ne fait rien à la question, puisque la religion n’en est pas une non plus. Cette objection est bonne pour les positivistes ; elle ne l’est pas pour les chrétiens. La philosophie ne résout pas les problèmes, dites-vous ; mais par la même raison je dirai que la religion ne les résout pas davantage, car c’est le même esprit humain, usant de part et d’autre des mêmes procédés, qui se résout à lui-même ces problèmes, soit par la religion, soit par la philosophie. Par exemple, les philosophes spiritualistes admettent certains principes nécessaires ou vérités premières, et sur ces principes ils fondent la démonstration de l’existence de Dieu. M. Guizot admet les mêmes principes, les mêmes vérités, et il s’en sert pour prouver la révélation.

Or, si la preuve de l’existence de Dieu par ces principes n’a nulle valeur démonstrative, comment se pourrait-il que la preuve de la révélation par les mêmes principes en eût une ? Réciproquement, si l’on est autorisé à se servir de ces principes pour prouver la révélation, comment ne serait-on pas autorisé à s’en servir pour prouver Dieu ? En deux mots, comment pourrait-on nous obliger à accepter le plus, c’est-à-dire la révélation, sous prétexte que nous serions impuissants à démontrer le moins, c’est-à-dire l’existence de Dieu ? Et si l’on accorde que nous pouvons démontrer l’existence de Dieu, comment ne pas accorder qu’il y a une science de l’infini, au moins dans la mesure où cette démonstration est concluante ? Or elle l’est au moins autant que la preuve de la révélation.

Ce qui donne à supposer que la foi résout des questions que la philosophie ne résout pas, c’est que la foi, quand elle est acceptée, a un caractère de confiance absolue qu’une opinion philosophique, quelle qu’elle soit, ne comporte pas. D’un côté c’est Dieu qui parle, et de l’autre c’est l’homme ; mais on ne voit pas que la question est précisément de savoir si c’est Dieu qui parle, et, toute grâce surnaturelle mise à part, la croyance que c’est Dieu qui parle est fondée sur des raisons, c’est-à-dire sur des opinions, qui ont exactement le même caractère de certitude relative que les opinions philosophiques. Ces raisons après tout ne sont que des raisons humaines, tirées de la nature de notre intelligence et fondées sur des raisonnements tout humains. Les miracles, dira-t-on, sont divins, soit ; mais les raisons de croire aux miracles sont des raisons humaines, du même ordre que celles que l’on donne pour n’y pas croire. Celui qui croit aux miracles, aux prophéties, à l’authenticité des Écritures, ne croit donc en définitive qu’a sa propre raison, et cette raison, en tant qu’elle se prononce pour, n’a pas plus d’autorité qu’en tant qu’elle se prononce contre. Vous n’avez donc pas le droit d’invoquer contre la philosophie sa prétendue impuissance, l’apologétique chrétienne n’ayant aucune prérogative, aucun avantage sur la philosophie, et n’étant elle-même qu’une sorte de philosophie.

Enfin n’oublions pas que cette confiance absolue que donne la foi, elle la donne dans toutes les religions du monde : on sait bien que le mahométan, le brahmaniste, le bouddhiste, l’israélite, sont aussi tranquilles dans leur foi, aussi assurés qu’elle résout tous les problèmes, que le peut être le chrétien. Cette confiance absolue peut donc se rencontrer avec l’erreur, et n’est point par conséquent un signe de vérité. Si maintenant vous affirmez l’incontestable supériorité du christianisme sur toutes les autres religions, vous n’aurez d’abord rien prouvé : supériorité ne signifie pas vérité absolue. La religion des Turcs est supérieure à celle des nègres ; ce n’est pas cependant la vraie religion. En outre, cette supériorité ne peut être prouvée que par des arguments historiques et philosophiques, du même ordre que ceux que l’on a déclarés impuissants quand ils sont employés par les philosophes. Enfin, il est vrai, la religion est surnaturelle ; mais les preuves de la religion ou, si vous voulez, les preuves de ses preuves n’ont aucun caractère surnaturel, et sont de même ordre que les preuves philosophiques en général.

En un mot, il n’y a que deux états d’esprit qui donnent la certitude absolue : la foi et la science. D’une part, la certitude de la foi n’est pas incompatible avec l’erreur, comme le prouve l’exemple des fausses religions. D’autre part, la science n’est pas plus le caractère de la religion que de la philosophie44. Or, entre la science (au sens strict) et la foi, il n’y a que l’opinion. L’apologétique chrétienne ne se fonde donc que sur l’opinion tout aussi bien que l’apologétique philosophique. Entre M. Guizot et les philosophes il n’y a qu’une question d’opinion. Il a ses opinions comme les philosophes ont les leurs. Les doctrines philosophiques ne le satisfont pas ; mais les philosophes ne sont pas satisfaits davantage par ses doctrines. Il n’y a donc pas lieu d’argumenter d’une prétendue impuissance de la philosophie, comme si l’on avait un critérium qui nous manque. Il n’y a pas lieu à établir entre le philosophe et le croyant une inégalité qui ne se fonde sur aucun titre. L’un et l’autre cherchent, l’un et l’autre se persuadent par des raisons toutes personnelles, l’un et l’autre essayent d’entraîner les hommes en présentant ces raisons sous le meilleur jour possible. Lorsque M. Guizot nous dit : la philosophie ne résout pas les problèmes ; la religion les résout, nous pourrions tout aussi bien renverser les termes, car la religion résout les problèmes pour les croyants, et la philosophie les résout pour les philosophes. Si l’on demande : quelle philosophie ? je puis demander aussi : quelle religion ? Et l’on verra que tout revient à cette proposition : chaque opinion résout les problèmes pour celui qui l’adopte ; en d’autres termes, l’on est toujours de sa propre opinion, car, si on ne pensait pas que cette opinion résout les problèmes, on ne l’aurait pas adoptée. Laissons donc de côté cette accusation générale d’impuissance dirigée contre la philosophie, et voyons s’il est vrai de dire que la théologie chrétienne résout les problèmes que la philosophie ne résoudrait pas.

Je me représente, je l’avoue, un mode d’apologétique chrétienne différent de celui qu’a choisi M. Guizot. Au lieu d’insister sur l’impuissance scientifique de la philosophie et sur la supériorité des explications chrétiennes, je comprendrais que l’on insistât sur l’efficacité pratique du christianisme. C’est par là surtout que le christianisme peut encore trouver un large et sûr accès dans beaucoup d’âmes. En montrant et surtout en faisant sentir que la religion apporte une consolation dans les chagrins, une force dans le combat des passions que la philosophie ne donne qu’à très-peu d’âmes, on se placerait, je crois, sur un terrain inexpugnable, sur le terrain de l’expérience intérieure, où chacun est seul juge de ce qu’il éprouve. Comment contester ses consolations à qui se sent consolé, le sentiment de sa force à celui qui l’a éprouvée ? Contre cette expérience, quelle objection peut prévaloir ? Le meilleur médecin est celui qui guérit. Ce n’est pas pour des raisons spéculatives et en croyant à la médecine comme science que les hommes s’adressent à elle ; c’est par un instinct irrésistible qui, dans les maux de ceux qui nous sont chers et dans les nôtres, nous pousse à chercher des secours. Pourquoi dans les maux de l’âme, dans la douleur, dans la passion, n’aurions-nous pas recours au médecin ? La preuve spéculative ne peut pas être donnée, il est vrai ; mais elle est inutile. S’il est permis de comparer le sacré au profane, et les mystiques l’ont fait souvent, celui qui croit à la fidélité de la femme aimée n’y croit pas sur un fondement scientifique ; non, sans doute : il croit, et tout est dit. Le cœur a des raisons que la raison ne comprend pas. Que faut-il donc pour prouver le christianisme de cette manière ? Il faut une âme chrétienne parlant à des âmes chrétiennes. Tant qu’il y aura des âmes chrétiennes, il y aura un christianisme, et les preuves, si faibles qu’elles puissent être, seront toujours assez fortes.

Quand il n’y aura plus d’âmes chrétiennes, il n’y aura plus de christianisme, et les preuves, si fortes qu’elles soient, seront toujours trop faibles. Enfin le christianisme, ainsi compris, inspirera le respect à tous ses adversaires. Qui donc en effet aurait le courage, au nom d’un intérêt abstrait de la raison, d’arracher sciemment à l’un de ses semblables sa consolation dans ses misères, son arme dans les combats de la vie ?

Ce n’est point par ce côté que M. Guizot a cru devoir défendre le christianisme. Il ne veut pas seulement que la religion soit une source de satisfactions pour l’âme ; il veut aussi qu’elle soit une source de lumière pour la raison. Il veut confondre la philosophie et l’humilier devant la religion. A la pauvreté et à l’obscurité de ses systèmes, il oppose la plénitude, la richesse et la clarté des dogmes chrétiens. Il dit aux philosophes : Vous êtes les ténèbres, et voici la lumière. Cette manière hardie et mâle de poser le problème est bien celle qu’on devait attendre du grand esprit de M. Guizot : il ne se contente pas aisément des situations vagues et banales. Toutefois, précisément parce que cet esprit aime les situations tranchées, il comprendra que les philosophes n’acceptent pas aussi volontiers pour la philosophie l’humiliation qu’il lui impose, et qu’eux-mêmes, à leur tour, avec respect, mais avec fermeté, lui demandent librement : Quelle lumière nous proposez-vous ?

C’est ici le lieu d’expliquer par quelles raisons nous prenons la liberté de nous avancer ici sur un terrain sacré, au bord duquel la philosophie spiritualiste s’est généralement arrêtée jusqu’à présent. Nous ne sommes animés d’aucune mauvaise intention contre les croyances d’un si grand nombre de nos semblables ; si elles sont la vérité, nous sommes les premiers à désirer qu’elles reconquièrent le domaine des âmes, comme on prétend qu’elles le font en effet. Nous ne demandons pas mieux, et nous sommes tout prêts à dire au Seigneur du fond du cœur : Adveniat regnum tuum  ; mais chacun a ses croyances, et nous demandons que toutes les croyances aient le même droit de s’exprimer hautement et librement. Il importe au succès même de la vérité que chacun dise ce qu’il pense, tout ce qu’il pense. Le mariage équivoque de la philosophie et de la théologie, qui a été recommandé pendant longtemps, n’a servi en rien à la cause de la religion, et il a gravement compromis la cause de la philosophie, surtout de la philosophie spiritualiste. Dès qu’on a été persuadé de l’existence d’un traité secret entre le spiritualisme et l’Église, toutes les objections et toutes les préventions dirigées contre l’une ont en même temps porté sur l’autre. Le spiritualisme est devenu, aux yeux de la plupart de ses adversaires, une opinion théologique, et c’est ainsi que l’athéisme a réussi à faire de sa cause la cause de la libre pensée. Nous croyons que, dans l’état actuel des opinions, le spiritualisme se doit à lui-même de se séparer de la théologie aussi nettement que de l’athéisme.

Lorsque l’on étudie sérieusement l’apologétique de M. Guizot, on est frappé d’une lacune étrange. Il nous parle énergiquement et éloquemment en faveur du christianisme ; mais de quel christianisme s’agit-il ? Ne sait-on pas qu’il y en a deux essentiellement distincts, et, jusqu’à nos jours du moins, profondément hostiles : l’un qui admet entre Dieu et l’homme des intermédiaires sacrés, représentants immédiats de la Divinité, et qui soumet le sens propre et la conscience religieuse de chacun à une autorité infaillible ; l’autre qui supprime de tels intermédiaires, ne reconnaît d’autre autorité que l’Écriture, et donne à chaque individu le droit absolu de décider en matière de foi ? On sait de plus qu’indépendamment de cette différence fondamentale il y a des différences de dogme ou de pratique importantes entre les deux églises. Pour n’en citer qu’une seule, ce n’est pas une petite différence que celle qui consiste à admettre ou à rejeter la pratique de la confession.

Lorsque M. Guizot nous parle de la supériorité du christianisme sur la philosophie, on se demande donc naturellement : de quel christianisme est-il question ? Il montre en effet une telle impartialité entre les deux églises, il emprunte si souvent ses exemples à l’église catholique, on sait en outre qu’il s’intéresse si vivement à la question la plus pressante de l’église catholique au temps où nous sommes, que l’on ne peut pas considérer son livre comme plus protestant que catholique. D’un autre côté, il est évident que le livre n’a pas un caractère dogmatiquement catholique. Évidemment il veut nous laisser le choix entre les deux églises, et, pourvu que l’on soit chrétien, peu lui importe comment on l’est. Son christianisme est une moyenne entre les diverses églises chrétiennes ; c’est un minimum de christianisme dont il se contente pour échapper au rationalisme.

C’est ici qu’on ne peut s’empêcher d’arrêter l’illustre penseur. Quand il s’agit d’opinions humaines, d’écoles philosophiques, de partis politiques, je comprends très-bien que l’on puisse prendre une moyenne entre des doctrines diverses, que l’on puisse s’entendre sur un minimum d’opinions dans une profession de foi. Dans le domaine de la vérité relative ou humaine, il y a du plus et du moins, du vrai et du faux, du certain et de l’incertain ; il y a à prendre et à laisser. Le domaine de la religion est d’une tout autre nature ; c’est la vérité absolue. Il n’y a qu’une vraie religion, il n’y en a pas deux. On ne peut pas être chrétien en général ; il faut être ou catholique ou protestant. Si l’une des églises est dans le vrai, l’autre se trompe, et réciproquement. Dire qu’il faut laisser les querelles dans l’ombre parce que le temps n’est pas opportun, cela peut se comprendre, quand on a fait un choix, et que l’on sait à quoi s’en tenir ; mais ceux que l’on veut ramener, car je suppose que l’on n’écrit pas pour les convertis, ceux que l’on appelle de la philosophie au christianisme, ont le droit de dire : A quel christianisme nous appelez-vous ? Rester en suspens entre l’un et l’autre, c’est être sceptique et non chrétien. Il est difficile d’admettre que M. Guizot, malgré sa sympathie évidente pour l’église romaine, soit le moins du monde disposé à reconnaître la vérité du dogme catholique. Il ne défend le catholicisme qu’au point de vue chrétien. C’est donc, quoiqu’il ne le dise pas expressément, le christianisme réformé qui pour lui est la vérité. Alors pourquoi ne pas résoudre les difficultés qui s’élèvent contre la doctrine réformée ? Pourquoi ne pas répondre aux objections catholiques ? On défend le dogme orthodoxe contre le rationalisme protestant ; mais voilà bien longtemps que les catholiques ont signalé cette conséquence extrême du principe de la libre croyance, du libre examen, appliqué aux matières sacrées. La philosophie, à laquelle on reproche les incertitudes de la science, peut demander, au nom de Bossuet et de Rome, si l’église de Luther et de Calvin offre plus de sécurité, de fixité de doctrine. Si nous n’avons pas d’autorité, vous n’en avez pas davantage, et vous tombez dans une contradiction qui au moins nous fait défaut : c’est qu’il y a un livre sacré et divin, auquel vous devez vous soumettre, et ce livre, c’est vous qui le jugez. Vous appelez Dieu à votre propre tribunal ; vous jugez en dernier ressort de la parole sainte !

On accuse, dans le camp des libres penseurs, M. Guizot d’intolérance dogmatique et d’étroite orthodoxie. On serait plutôt frappé, en lisant son livre, du caractère rationaliste de sa philosophie chrétienne. Il est évident que le protestantisme le plus orthodoxe se dégage de plus en plus des liens dogmatiques. Quelle différence subsiste-t-il aujourd’hui, autre qu’une différence administrative, entre l’église de Luther et celle de Calvin ? On sait cependant à quel point ces deux églises ont été ennemies. L’accord où elles sont arrivées ne peut s’expliquer que par un esprit de transaction dogmatique, qui a été la conquête du bon sens sur la théologie. M. Guizot accepte pour son propre compte la célèbre doctrine des dogmes fondamentaux, si souvent et si justement critiquée par l’église catholique. Qui dira en effet ce que c’est qu’un dogme fondamental ? Qui est-ce qui distinguera ce qui est fondamental et ce qui ne l’est pas ? Là où toute autorité fait défaut, toute déclaration d’articles de foi est arbitraire. M. Guizot, par exemple, admet cinq dogmes fondamentaux dans le christianisme : la création, la providence, le péché originel, l’incarnation, la rédemption. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette table pour voir combien elle est artificielle, arbitraire, insuffisante, à un point de vue rigoureusement chrétien.

On peut être étonné d’abord de voir la providence présentée comme un dogme chrétien. Tout le monde sait en effet que la croyance à la providence est antérieure au christianisme, et qu’elle se trouve exprimée dans les termes les plus précis chez Socrate et Platon. Socrate disait : « Sachez quelle est la nature et la grandeur de la divinité, qui peut à la fois tout voir, tout entendre, être présente partout et prendre soin de tout ce qui existe ! » Et Platon : « Avoue donc que les dieux connaissent, voient, entendent tout, et que rien de ce qui tombe sous les sens et l’intelligence ne peut leur échapper. » La providence n’est donc pas un dogme exclusivement chrétien, ni même exclusivement religieux ; c’est en même temps une doctrine philosophique. On pourrait tout aussi bien compter l’existence de Dieu parmi les dogmes chrétiens.

Si l’on s’étonne de voir au nombre des dogmes chrétiens une doctrine toute philosophique, on s’étonne aussi de certaines omissions singulières dans le credo dogmatique présenté par M. Guizot. Comprend-on par exemple que le dogme de la trinité n’y soit pas mentionné ? Qu’est-ce que le christianisme sans la trinité ? Qui est-ce qui distingue le christianisme du judaïsme ou du mahométisme, si ce n’est précisément la trinité ? Sans elle, l’incarnation et la rédemption sont impossibles. Voilà bien, il faut l’avouer, un dogme fondamental. Cependant non-seulement M. Guizot l’omet dans la table des cinq dogmes essentiels. Dira-t-on qu’il est implicitement contenu et affirmé dans le dogme de l’incarnation ? Soit pour le Père, qui envoie son Fils, soit encore pour le Fils, qui est envoyé par le Père : voilà bien deux personnes de la sainte trinité ; mais où est la troisième ? Que devient le Saint-Esprit dans cette théologie ? Il n’est pas, que je sache, nommé une seule fois. On peut donc s’en passer sans trop d’inconvénients. Où est l’égalité entre ces deux personnes, dont l’une remplit le livre de son nom et de son esprit, et dont l’autre est complètement absente ? Et, si l’égalité des trois personnes divines n’est pas un dogme fondamental, pourquoi l’égalité de deux d’entre elles en serait-elle un ?

On est encore étonné de voir M. Guizot passer entièrement sous silence le grand débat qui a mis l’Europe en feu au xvie  siècle, pour lequel, dans les deux églises, tant de grands hommes sont morts martyrs de leur foi, le débat sur la présence de Jésus-Christ dans l’hostie. Eh quoi, au point de vue chrétien, il serait indifférent de croire à la présence corporelle ou à la présence spirituelle de Jésus dans l’eucharistie ! Je pourrais être chrétien, non de spéculation, mais de cœur, d’âme et de pratique, et ne pas savoir si, en approchant de la sainte table, c’est Jésus-Christ lui-même, corps et âme, que je vais m’assimiler, ou si au contraire l’hostie n’est qu’un symbole d’une assimilation toute spirituelle ! De même n’est-il pas étrange de voir M. Guizot renvoyer aux théologiens le débat de la grâce et du libre arbitre, de la foi et des œuvres. Encore une fois, qu’est-ce que le christianisme, si la doctrine de la grâce, la doctrine de la justification, sont des doctrines lâches et arbitraires dont on prend ce qu’on veut, et que l’on accommode suivant les temps aux exigences profanes du sens commun, abandonnant le dogme lui-même dans sa précision et dans sa rigueur au pédantisme théologique ? Qu’est-ce donc qu’une telle foi, sinon une philosophie ?

Pour M. Guizot, tout protestant libéral est un rationaliste, tout rationaliste un panthéiste, tout panthéiste un athée. On sait que ce mode de déduction à outrance, que Leibniz appelait l’argument ad vertiginem 45, a été inventé par l’abbé de Lamennais dans son Essai sur l’indifférence ; mais on oublie qu’il le faisait remonter bien plus haut, et qu’il disait du protestantisme lui-même en général ce que M. Guizot dit du protestantisme libéral. Lorsqu’on voit en effet à quel point la théologie de M. Guizot est latitudinaire, avec quelle liberté il fait son choix entre les dogmes, laissant de côté ceux qui peuvent être les plus désagréables à l’imagination de notre siècle (le diable, les peines éternelles, le petit nombre des élus…), pour ne conserver que ce qui lui paraît le strict nécessaire, il est difficile de voir dans cette théologie choisie et triée autre chose qu’un demi-christianisme logiquement entraîné au rationalisme.

Prenons cependant tel qu’on nous le présente ce christianisme rudimentaire, avec ses cinq dogmes fondamentaux : création, providence, péché originel, incarnation et rédemption. De ces cinq dogmes, les deux premiers ne sont pas, à proprement parler, des dogmes chrétiens. Nous n’en voulons d’autre preuve que le témoignage de M. Guizot lui-même, pour qui l’on cesse d’être chrétien en niant la divinité de Jésus-Christ, lors même qu’on continue de croire à la providence et à la création. Restent donc, pour constituer essentiellement le christianisme, trois dogmes fondamentaux : péché originel, incarnation et rédemption. De ces trois dogmes, les deux derniers sont évidemment les conséquences du premier. En effet, sans péché, point de rédempteur, et sans la rédemption, point d’incarnation. Ainsi le christianisme tout entier est contenu dans le dogme de la chute originelle.

C’est ici qu’il faut admirer avec quelle facilité les esprits les plus vigoureux et les plus solides arrivent à abonder dans leur propre sens, lorsqu’une fois ils ont pris un parti, et combien il est facile en logique, aussi bien qu’en morale, de voir la paille dans l’œil de son voisin sans voir la poutre qui est dans le sien. M. Guizot est on ne peut plus sévère pour la philosophie. Il la déclare impuissante, remplie d’hypothèses chimériques, obscures, contradictoires. Il déclare qu’aucun philosophe ne l’a jamais satisfait sur le problème du mal. Ainsi la doctrine de l’épreuve, la doctrine de l’optimisme, les belles et profondes considérations de Platon, de Lebniz et de Malebranche sur la question du mal, tout cela mérite à peine l’honneur d’une discussion. Prenons au contraire la doctrine du péché originel : quelle clarté ! quelle simplicité ! quelle consolation pour le cœur ! quelle délivrance pour l’esprit ! Comme Dieu est déchargé de la responsabilité du mal ! comme sa bonté et sa justice sont mis à l’abri de toute objection ! En vérité, je comprends que l’on s’écrie avec saint Paul : « Le pot n’a pas le droit de dire au potier, pourquoi m’as-tu fait ? » Je comprends le silence, l’humiliation de l’esprit et de l’âme devant des problèmes insondables. Je comprends l’impérieux besoin d’espérer et de croire dévorant l’impossible, pour ne pas dire plus ; mais nous présenter cet impossible comme la lumière, c’est nous demander plus que ne peut accorder un esprit libre, qui n’a aucun goût malsain pour la révolte, qui ne peut cependant, sans abdiquer, renoncer à tous les droits de la conscience et du bon sens.

On donne le péché originel comme l’explication du mal ; mais lui-même est un mal, le plus grand mal, et il reste toujours à expliquer l’explication. On s’appuie, pour autoriser l’hypothèse du péché originel, sur des analogies empruntées à l’ordre physique ou à l’ordre moral. Voyez, dit-on, dans l’ordre physique, le mal naître du mal, la maladie se transmettre de génération en génération. Voyez, dit-on encore, l’opinion humaine faire descendre la responsabilité, soit en bien, soit en mal, du père aux fils, et l’infamie se perpétuer héréditairement46. De ces deux raisons, la première ne ressemble pas mal à ce que nous appelons en logique un cercle vicieux ; la seconde est purement et simplement un préjugé, et même un préjugé odieux. L’hérédité physique des maladies est certainement un fait ; mais ce fait est lui-même une partie du problème qu’il s’agit de résoudre, à savoir, le problème du mal. Cette transmission du mal du père aux enfants est précisément un des scandales qui révoltent le plus le cœur humain, l’un de ceux qui suscitent le plus de doutes, et les doutes les plus amers, les plus douloureux. C’est un de ces faits dont vous nous demandez, dont nous vous demandons l’explication. S’en servir pour rendre plausible et vraisemblable l’hypothèse que vous nous proposez, c’est supposer ce qui est en question. Si je demande comment il se fait qu’un enfant innocent hérite des infirmités d’un père coupable, comment croire que l’on répond à cette question en transportant à l’origine de l’humanité ce fait lui-même qui me remplit de pitié et d’horreur ? On aura beau établir que le péché originel est un fait, on n’aura pas prouvé par là que c’est un fait juste. Si l’on dit que c’est d’un Dieu bon et parfait tout est bon, je n’en disconviens pas ; mais c’est là précisément l’explication philosophique que l’on a déclarée insuffisante, et cette explication, une fois admise, rend inutile toute autre hypothèse, y compris celle du péché originel.

J’ajoute que l’analogie tirée de l’hérédité des maux physiques est très-imparfaite dans le cas qui nous occupe, car la source de ces maux n’est pas toujours coupable. On voit un père aliéné ou phthisique transmettre à ses enfants la phthisie ou l’aliénation, sans qu’on puisse le considérer lui-même comme coupable du mal dont il est la source autrement : il faudrait bientôt transformer toute nos maladies en crimes ; mais s’il est des cas où l’hérédité du mal a lieu sans péché, et par une simple loi de la nature, n’est-il pas évident que c’est la même loi qui s’applique dans les autres cas, et que par conséquent il y a là, non un châtiment héréditaire, mais une simple communication du mal suivant des lois données, d’où il n’y a rien à conclure en faveur du dogme en question.

La doctrine de la chute n’explique rien de ce qu’il s’agit d’expliquer ; par exemple, elle n’explique pas une grande partie du mal qui couvre la terre, la douleur chez les animaux, leur appliquera-t-on la doctrine du péché originel, et, pour rappeler le mot de Malebranche, « ont-ils donc mangé du foin défendu ? » Je sais que quelques pères n’ont pas craint de faire rejaillir jusque sur les animaux et même sur la nature matérielle en général les conséquences du péché primordial47 et les théologiens réformés ont été extrêmement loin dans cette voie. Chez quelques-uns, c’est presque un dogme que le mal chez les animaux est une conséquence du péché de l’homme. Une extension aussi exorbitante de la doctrine du péché ne peut être avancée que par un fanatisme aveugle. Que devient d’ailleurs dans cette hypothèse la doctrine de la contagion héréditaire ? Ce n’est point par hérédité en effet que le mal s’est transmis de l’homme aux animaux. De plus, chez les animaux, les conséquences du péché ne pourraient être que des conséquences physiques et non morales : qui oserait en effet les rendre responsables du péché d’Adam ? Dès lors, si le mal dans la nature est le résultat de certaines lois physiques nécessaires, pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’humanité, et que devient la responsabilité héréditaire ? M. Guizot porte un défi aux philosophes, c’est d’expliquer l’inégalité et la distribution en apparence capricieuse des maux dans cette vie. Nous ne prétendons pas expliquer ce fait ; mais la doctrine du péché originel ne l’explique pas davantage. Si tous les hommes ont péché en Adam, ils ont péché également ; pourquoi la punition est-elle inégale ? Y aurait-il donc une aristocratie dans le péché ? y a-t-il des souches privilégiées dans le mal et qui se rattacheraient à Adam d’une manière plus directe ? Voilà une noblesse à laquelle personne de nous ne tiendra vraisemblablement ; il y a donc là encore un fait inexpliqué, et sur ce point la solution n’est pas une solution.

Le péché originel n’explique donc pas le mal physique dans le monde ; il n’explique pas davantage le mal moral, car il est lui-même le mal moral dans son essence. On s’étonne qu’il y ait du mal dans le monde, et le premier, le principal de tous ces maux, c’est le vice, c’est le péché. Or comment l’expliquez-vous ? Par le péché. N’est-ce pas le sophisme que l’on appelle en logique idem per idem ? Je demande comment Dieu, dans sa bonté et dans sa justice, a pu permettre que les hommes pèchent. C’est, dites-vous, parce qu’Adam a péché ; mais pourquoi Dieu a-t-il permis qu’Adam péchât ? Parce qu’il était libre. Si la liberté d’Adam explique le premier péché, pourquoi n’expliquerait-elle pas tous les autres ? D’ailleurs ce péché primitif lui-même, comment eût-il été possible sans tentation, sans passions, c’est-à-dire sans vices ? C’est l’orgueil, dit-on, c’est la curiosité indiscrète, c’est l’esprit de révolte, c’est la complaisance de l’homme pour la femme. Qu’est-ce tout cela, si ce n’est la concupiscence elle-même ? La concupiscence, que l’on considère comme une des conséquences du péché, en est donc en réalité la source ; c’est elle qui l’explique au lieu d’être expliquée par lui. Un penseur ingénieux et réfléchi, qui a soutenu récemment à un point de vue tout philosophique la doctrine de la chute, M. Ernest Naville a très-bien vu la portée de cette objection et a essayé de la résoudre. Il y a, dit-il, une première tentation inévitable et inhérente à la liberté elle-même, c’est la tentation d’user de la liberté. Cette explication est ingénieuse ; mais elle ne remédie à rien, car l’homme pouvait user de sa liberté pour le bien comme pour le mal, et il aurait eu également conscience de sa liberté dans les deux cas. Pourquoi s’est-il cru plus libre en faisant le mal ? C’est ce qu’il faut expliquer. On ne le peut qu’en supposant déjà une tendance vers le mal ; mais, s’il y avait une tendance innée vers le mal dans le premier homme, pourquoi pas dans le second, dans le troisième, et ainsi de suite ? Alors le péché inné rend inutile l’hypothèse du péché transmis.

Ainsi la doctrine de la chute, présentée comme une solution au mystère de notre destinée, n’explique rien, absolument rien. Bien plus, elle multiplie les objections, et devient elle-même un problème beaucoup plus obscur que le problème primitif ; c’est un abîme où toute idée de justice et de responsabilité va s’engloutir. M. Guizot établit fortement que cette responsabilité ne peut pas être héréditaire, Est-ce que ces deux propositions ne sont pas contradictoires ? Si la responsabilité dépend de la liberté, comment puis-je être responsable d’une action que non-seulement je n’ai pas faite librement, mais que je n’ai pas même faite du tout ?

Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?

A moins d’admettre ou la préexistence des âmes, ou une sorte de panthéisme humanitaire, comment comprendre cette expression théologique que tous les hommes ont péché en Adam ? Si je puis être responsable d’un péché qui m’est transmis par une action à laquelle je ne puis avoir volontairement contribué, car je n’ai pas contribué à ma naissance, pourquoi ne serais-je pas responsable, selon les matérialistes, des fatalités de mon cerveau et des impulsions maladives de mon organisation ? C’est de part et d’autre remplacer la responsabilité morale par la responsabilité physique ; c’est de part et d’autre le règne de la fatalité.

Ce qui fait que tant d’esprits, sans aucune prévention hostile contre le christianisme, et même animés pour cette grande religion de cet amour respectueux que l’on a pour la foi de sa famille et la foi de son enfance, résistent cependant, et résistent invinciblement au dogme chrétien, c’est qu’ils croient avoir dans leur âme une idée de justice supérieure à celle qu’on leur propose. Une morale qui rend les enfants responsables des fautes de leur père est une morale que l’on peut appeler barbare ; une théologie qui encore aujourd’hui considère les Juifs comme responsables du péché de leurs ancêtres, une théologie qui enseigne un Dieu poursuivant les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération est une théologie farouche dont l’atrocité primitive est recouverte par les prodiges de charité qui plus tard ont fleuri sur cette racine amère. Le dogme si enivrant pour l’imagination et pour la sensibilité d’un Dieu mort pour les hommes a attiré à lui toute la pensée et toute la foi ; l’on a oublié que ce miracle d’amour n’était possible que par un miracle de cruauté. Si l’on dit qu’il y a une justice pour Dieu autre que pour les hommes, on ruine par la base les principes de toute croyance, soit morale, soit philosophique, car qui m’assurera qu’il n’y a pas aussi une vérité pour Dieu et une vérité pour les hommes ? Là est la racine d’un scepticisme irrémédiable. J’admets une justice surhumaine, c’est-à-dire une justice plus juste que la mienne, et qui pèse dans des balances infiniment délicates ce que je ne puis peser que dans des balances grossières, une justice qui se confond avec la miséricorde, et qui ne fait pas payer aux hommes le péché d’être né ; mais quant à cette justice qui punit les innocents pour les coupables et qui déclare coupable celui qui n’a pas encore agi, c’est la vendetta barbare, ce n’est pas la justice des hommes éclairés. Elle n’est pas au-dessus de mon idée de justice, elle est au-dessous. Sur ce point, soyez-en sûrs, nous avons aussi une foi, une foi aussi ferme que la vôtre. Ce n’est pas pour des raisons de critique plus ou moins contestées entre les savants, c’est pour des raisons morales, c’est par respect pour le saint nom de la Divinité que nous nous refusons à cette théologie. Nous aurions honte d’imputer à Dieu ce dont nous aurions des remords nous-mêmes, si comme législateurs humains, nous avions porté une pareille loi.