Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par
                    M. le docteur Payen. 
(1850.) 
            
                
Pendant que le vaisseau de la France va un peu à
                    l’aventure, qu’il gagne les mers inconnues et s’apprête à doubler ce que nos
                    pilotes (si pilote il y a) appellent à l’avance le cap des Tempêtes, pendant que
                    la vigie au haut du mât croit voir se dresser déjà à l’horizon le spectre du
                    géant Adamastor, bien d’honnêtes et paisibles esprits s’obstinent à continuer
                    leurs travaux, leurs études, et suivent jusqu’au bout et tant qu’ils peuvent
                    leur idée favorite. Je sais, à l’heure qu’il est, tel érudit qui compare plus
                    curieusement que jamais les diverses éditions premières de Rabelais, des
                    éditions (notez-le bien) dont il ne reste qu’un exemplaire unique, et dont un
                    second exemplaire serait introuvable : de cette collation attentive des textes
                    jaillira quelque conséquence littéraire assurément, et philosophique peut-être,
                    sur le 
génie de notre Lucien-Aristophane. Je sais tel
                    autre savant qui a placé sa dévotion et son culte en tout autre lieu, en
                    Bossuet, et qui nous prépare une Histoire complète, exacte,
                    minutieuse, de la vie et des ouvrages du grand évêque. Et comme les goûts sont
                    divers, et que les 
                  fantaisies humaines se
                        découpent
               
 en cent façons (c’est Montaigne qui dit cela),
                    Montaigne aussi a ses dévots, lui qui l’était si peu : il fait secte. De son
                    vivant, il avait eu sa fille d’alliance, Mlle de Gournay, qui s’était vouée solennellement à lui, et son
                    disciple Charron, de plus près, le suivait pas à pas, ne faisant guère que
                    ranger avec plus d’ordre et de méthode ses pensées. De nos jours, des amateurs,
                    gens d’esprit, ont continué sous une autre forme cette religion : ils se sont
                    consacrés à recueillir les moindres vestiges de l’auteur des Essais, à rassembler ses moindres reliques : et, en tête de ce groupe,
                    il est juste de mettre le docteur Payen, qui prépare depuis des années un livre
                    sur Montaigne, lequel aura pour titre :
Michel de Montaigne. Recueil de particularités inédites ou peu connues sur l’auteur des Essais, son livre et ses autres écrits, sur sa famille, ses amis, ses admirateurs, ses contempteurs.
En attendant que s’achève un tel livre, occupation et amusement de toute une vie, le docteur Payen nous tient au courant, dans de courtes brochures, des divers travaux et des découvertes qui se font sur Montaigne.
Si l’on dégage ces petites découvertes, faites depuis cinq ou six ans, de tout ce qui s’y est mêlé de contestations, disputes, chicanes, charlataneries et procès (car il y a eu de tout cela), voici en quoi elles consistent :
En 1846, M. Macé a trouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque (alors) royale, fonds Dupuy, une lettre de Montaigne adressée au roi Henri IV, du 2 septembre 1590.
En 1847, M. Payen a fait imprimer une lettre ou fragment de lettre de Montaigne du 16 février 1588, lettre altérée d’ailleurs et incomplète, provenant de la collection de la comtesse Boni de Castellane.
Mais surtout en 1848, M. Horace de Viel-Castel a trouvé à Londres, dans le British Museum, une notable lettre de Montaigne, alors maire de Bordeaux, et adressée à M. de Matignon, lieutenant pour le roi dans cette même ville, à la date du 22 mai 1585. Cette lettre a cela de curieux, qu’elle nous montre pour la première fois Montaigne en plein exercice de sa charge, et dans toute l’activité et la vigilance dont il était capable. Ce soi-disant paresseux avait, au besoin, beaucoup plus de ces qualités actives qu’il n’en promettait.
M. Detcheverry, archiviste de la mairie à Bordeaux, a trouvé et publié (1850) une lettre de Montaigne, encore maire, aux jurats ou échevins de cette ville, du 30 juillet 1585.
M. Achille Jubinal a trouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale, et il a publié (1850) une longue et remarquable lettre de Montaigne au roi Henri IV, du 18 janvier 1590, et qui se rejoint heureusement à celle qu’avait déjà trouvée M. Macé.
Enfin, pour ne rien omettre et pour rendre justice à chacun, dans une Visite au château de Montaigne en Périgord, dont la relation a paru en 1850, M. le docteur Bertrand de Saint-Germain a décrit les lieux et relevé les diverses inscriptions grecques ou latines qui se lisent encore dans la tour de Montaigne, dans cette pièce du troisième étage (le rez-de-chaussée comptant pour un) où le philosophe avait établi sa librairie et son cabinet d’études.
En rassemblant et en appréciant dans sa dernière brochure ces diverses notices et découvertes, qui toutes ne sont pas d’égale importance, M. le docteur Payen se laisse lui-même aller à quelque petit excès d’admiration ; mais nous n’avons garde de le lui reprocher. L’admiration, quand elle s’applique à des sujets si nobles, si parfaitement innocents et si désintéressés, est vraiment une étincelle du feu sacré : elle fait entreprendre des recherches qu’un zèle plus froid aurait vite laissées et qui aboutissent quelquefois à des résultats réels. Pourtant, que ceux qui, à l’exemple de M. Payen, sentent en gens d’esprit et admirent si bien Montaigne, daignent se souvenir, jusque dans leur passion, des conseils du sage et du maître :
Il y a plus à faire, disait Montaigne en parlant des commentateurs de son temps, à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses ; et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires : d’auteurs, il en est grand’cherté.
Ils sont hors de prix, en effet, et bien rares de tout temps les
                        auteurs, c’est-à-dire ceux qui augmentent réellement le
                    trésor de la connaissance humaine. Je voudrais que tous ceux qui écrivent sur
                    Montaigne et qui nous transmettent sur lui le détail de leurs recherches et de
                    leurs découvertes, se représentassent en idée une seule chose, à savoir
                    Montaigne lui-même les lisant et les jugeant. « Que penserait-il de moi et de la
                    façon dont je vais parler de lui au public ? » Combien une telle question, si on
                    se la posait, retrancherait, ce semble, de phrases inutiles et raccourcirait de
                    discussions oiseuses ! La dernière brochure de M. Payen est dédiée à un homme
                    qui a également bien mérité de Montaigne, à M. Gustave Brunet de Bordeaux.
                    Celui-ci, dans un écrit où il faisait connaître d’intéressantes corrections 
ou variantes du texte même de Montaigne, parlant à son
                    tour de M. Payen, disait : « Qu’il se décide enfin à publier le fruit de
                        ses recherches, il n’aura rien laissé à faire aux montaignologues futurs. »
                    Montaignologue ! que dirait Montaigne, bon Dieu ! d’un pareil
                    mot forgé en son honneur ? Ô vous tous qui vous occupez si méritoirement de lui,
                    mais qui ne prétendez point vous l’approprier, je pense, au nom de celui que
                    vous aimez et que nous aimons tous aussi à plus ou moins de titres, n’ayez
                    jamais, je vous prie, de ces mots-là, qui sentent la confrérie et la secte,
                    l’érudition pédantesque et le caquet scolastique, les choses
                    qui lui répugnaient le plus.
Montaigne avait l’âme simple, naturelle, populaire, et des plus heureusement tempérées. Né d’un père excellent et qui, médiocrement instruit, avait donné avec un véritable enthousiasme dans le mouvement de la Renaissance et dans toutes les nouveautés libérales de son temps, il avait corrigé ce trop d’enthousiasme, de vivacité et de tendresse, par une grande finesse et justesse de réflexion ; mais il n’en avait point abjuré le fond originel. Il n’y a guère plus de trente ans que, lorsqu’on avait à parler du xvie siècle, on en parlait comme d’une époque barbare, en ne faisant exception que pour le seul Montaigne : il y avait là erreur et ignorance. Le xvie siècle était un grand siècle, fécond, puissant, très savant, déjà très délicat par portions, quoiqu’il soit bien rude et violent et qu’il ait l’air encore grossier par bien des aspects. Ce qui lui manquait surtout, c’était le goût, si l’on entend par goût le choix net et parfait, le dégagement des éléments du beau. Mais ce goût-là, dans les âges suivants, est trop vite devenu du dégoût. Pourtant, si en littérature il est indigeste, dans les arts proprement dits, dans ceux de la main et du ciseau, même en France, le xvie siècle est fort supérieur par la qualité du goût aux deux siècles suivants ; il n’est ni maigre ni massif, ni lourd ni contourné. En art, il a le goût riche et fin, libre à la fois et compliqué, antique tout ensemble et moderne, tout à fait particulier et original. Dans l’ordre moral il reste inégal et très mélangé. C’est le siècle des contrastes, et des contrastes dans toute leur rudesse, siècle de philosophie déjà et de fanatisme, de scepticisme et de forte croyance. Tout s’y entrechoque, s’y heurte ; rien ne s’y fond encore et ne s’y nuance. Tout y fermente, il y a chaos ; chaque coup de soleil y fait orage. Ce n’est pas un siècle doux ni qu’on puisse appeler un siècle de lumières, c’est un âge de lutte et de combats. La grande singularité de Montaigne, et ce qui fait de lui un phénomène, c’est d’avoir été la modération, le ménagement et le tempérament même en un tel siècle.
Né le dernier jour de février 1533, nourri dès l’enfance aux langues anciennes
                    tout en se jouant, éveillé même dès le berceau au son des instruments, il
                    semblait avoir été élevé moins pour vivre dans une rude et violente époque, que
                    pour le commerce et le cabinet des muses. Son rare bon sens
                    corrigea ce que cette première éducation pouvait avoir d’un peu trop idéal et de
                    trop poétique ; il n’en garda que cette habitude heureuse de tout faire et de
                    tout dire avec fraîcheur et gaieté. Marié après trente ans à une femme estimable
                    qui fut vingt-huit années sa compagne, il paraît n’avoir porté de passion que
                    dans l’amitié. Il a immortalisé la sienne pour cet Étienne de La Boétie, qu’il
                    perdit après quatre années de l’intimité la plus douce et la plus étroite.
                    Quelque temps conseiller au parlement de Bordeaux, Montaigne se retira avant
                    quarante ans du train des affaires et de l’ambition pour vivre chez lui, dans sa
                    tour de Montaigne, 
jouissant de lui-même et de son
                    esprit, adonné à ses observations, à ses pensées et à cette paresse occupée dont
                    nous savons jusqu’aux moindres jeux et aux fantaisies. La première édition des
                        Essais parut en 1580, composée de deux livres seulement,
                    et dans une forme qui ne représente qu’une première ébauche de ce que nous avons
                    par les éditions suivantes. Cette même année, Montaigne partit pour faire un
                    voyage de Suisse et d’Italie. C’est pendant ce voyage que Messieurs de Bordeaux
                    l’élurent maire de leur ville. Il refusa d’abord et s’excusa ; mais bientôt,
                    mieux averti, et sur le commandement du roi, il accepta cette charge
                        « d’autant plus belle, dit-il, qu’elle n’a ni loyer ni gain, autre
                        que l’honneur de son exécution »
. Il l’exerça durant quatre années,
                    depuis juillet 1582 jusqu’en juillet 1586, ayant été réélu après les deux
                    premières années. Montaigne, âgé de cinquante ans, rentrait donc dans la vie
                    publique un peu malgré lui et à la veille des troubles civils qui, apaisés et
                    sommeillant depuis quelque temps, allaient renaître plus terribles au cri de la
                    Ligue. Quoique les leçons, en général, ne servent à rien, que l’art de la
                    sagesse et surtout celui du bonheur ne s’apprennent pas, ne nous refusons
                    pourtant point le plaisir d’écouter Montaigne, donnons-nous du moins le
                    spectacle de cette sagesse et de ce bonheur en lui ; laissons-le parler des
                    choses publiques, des révolutions et des troubles, et de sa manière de s’y
                    conduire. Ce n’est pas un modèle encore une fois que nous proposons, c’est une
                    distraction que nous voulons prendre et offrir à nos lecteurs.
Et d’abord Montaigne, bien qu’il vive dans un siècle agité, orageux, et qu’un
                    homme qui avait traversé la Terreur (M. Daunou) a pu appeler le siècle
                        « le plus tragique de toute l’histoire »
, Montaigne se garde
                    bien de se 
croire né dans la pire des époques. Il ne
                    ressemble pas aux gens préoccupés et frappés qui, mesurant tout à leur horizon
                    visuel, estimant tout d’après leur sensation présente croient toujours que la
                    maladie qu’ils ont est la plus grave que jamais la nature humaine ait éprouvée.
                    Lui, il est comme Socrate, qui ne se considérait pas comme citoyen d’une seule
                    ville, mais du monde ; il embrasse d’une imagination pleine et étendue
                    l’universalité des pays et des âges ; il juge plus équitablement les maux mêmes
                    dont il est témoin et victime :
À voir nos guerres civiles, qui ne crie, remarque-t-il, que cette machine se bouleverse et que le jour du Jugement nous prend au collet ? sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps ce pendant (de prendre du bon temps) : moi, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. À qui il grêle sur la tête, tout l’hémisphère semble être en tempête et orage.
Et élevant de plus en plus sa pensée et son cœur, réduisant sa propre souffrance à ce qu’elle est dans l’immense sein de la nature, s’y voyant non plus seulement soi, mais des royaumes entiers, comme un simple point dans l’infini, il ajoute en des termes qui rappellent d’avance Pascal, et dont celui-ci n’a pas dédaigné d’emprunter le calque et le trait :
Mais qui se représente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté : qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur.
(Livre I, chap. xxv.)
Ainsi Montaigne nous donne déjà une leçon, inutile leçon, et que je déduirai pourtant, puisque, au milieu de toutes les inutilités qui s’écrivent, celle-là en vaut bien peut-être une autre. Je ne prétends point atténuer la gravité des circonstances où se trouve engagé notre pays, et je crois qu’on a besoin en effet de mettre en commun toute son énergie, toute sa prudence et tout son courage pour s’aider et pour l’aider lui-même à en sortir avec honneur. Pourtant daignons réfléchir, et disons-nous qu’en laissant en dehors l’Empire, lequel, à l’intérieur, était une époque de calme et, avant 1812, une époque de prospérité, nous qui nous plaignons si haut, nous avons vécu paisiblement depuis 1815 jusqu’en 1830, quinze longues années ; que les trois journées de Juillet n’ont fait qu’inaugurer un autre ordre de choses qui, durant dix-huit autres années, a garanti la paix et la prospérité industrielle ; en total trente-deux années de calme. Des jours d’orage sont venus ; ils ont éclaté, ils éclateront sans doute encore. Sachons les traverser, mais ne nous écrions pas tous les jours, comme nous sommes disposés à le faire, qu’il ne s’est jamais trouvé sous le soleil d’orages pareils à ceux que nous traversons. Pour nous tirer de l’émotion présente, pour reprendre un peu de lucidité et de mesure dans nos jugements, relisons chaque soir une page de Montaigne.
Un jugement de Montaigne m’a frappé, en ce qui concerne les hommes de son temps,
                    et il se rapporte assez bien également à ceux du nôtre. Notre philosophe dit
                    quelque part (livre II, chapitre xvii) qu’il connaît bien assez
                    d’hommes qui ont diverses parties très belles : l’un, l’esprit ; l’autre, le
                    cœur ; l’autre, l’adresse ; tel la conscience, tel autre la science, plus d’un
                    le langage ; enfin chacun a sa partie : « Mais de grand
                            homme en général, et ayant tant de belles pièces ensemble, ou une
                        en tel degré d’excellence, qu’on le doive admirer ou le 
comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma
                        fortune ne m’en a fait voir nul… »
 Il fait bien
                    ensuite une exception pour son ami Étienne de La Boétie, mais c’est là un de ces
                    grands hommes morts en herbe et en promesse, et sans avoir eu le temps de
                    donner. Ce jugement de Montaigne m’a fait sourire. Il ne voyait pas de vrai et
                    entier grand homme de son temps, qui était cependant celui des L’Hôpital, des
                    Coligny, des Guises. Eh bien ! que vous en semble du nôtre où nous avons tant de
                    personnages évidemment distingués comme du temps de Montaigne, l’un par
                    l’esprit, l’autre par le cœur, un troisième par l’adresse, quelques-uns (chose
                    plus rare) par la conscience, une quantité par la science ou par le langage ?
                    mais l’homme complet nous manque aussi et se fait sensiblement désirer. Un des
                    témoins les plus spirituels de nos jours le reconnaissait et le proclamait il y
                    a quelques années déjà : « Notre temps, a dit M. de Rémusat, manque de grands
                        hommes6. »
Comment se conduisit Montaigne dans ses fonctions de premier magistrat d’une
                    grande cité ? Si on le prenait au mot et sur les premières apparences, on
                    pourrait croire qu’il s’en acquitta un peu mollement et languissamment. Horace,
                    faisant les honneurs de lui-même, n’a-t-il pas dit qu’à la guerre il laissa
                    tomber à un certain jour son bouclier (« relicta non bene
                            parmula »
) ? Ne nous hâtons pas de prendre au mot ces gens
                    de goût qui ont horreur de se surfaire. En fait de vigilance et d’activité, ces
                    esprits délicats et vifs sont sujets à tenir plus qu’ils ne disent. Tel qui se
                    vante et qui fait grand fracas sera, j’en suis presque certain, moins brave
                    qu’Horace au combat et moins vigilant au conseil que Montaigne.
En entrant en charge, Montaigne a bien soin de prévenir
                    Messieurs de Bordeaux pour qu’ils ne s’attendent pas à trouver en lui plus qu’il
                    n’y a en effet ; il s’expose à eux sans apprêt : « Je me déchiffrai
                        fidèlement et consciencieusement, dit-il, tout tel que je me sens être ;
                        sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur ; sans haine
                        aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence. »
 Il serait
                    bien fâché, tout en prenant en main les affaires de la ville, de les prendre si
                    à cœur qu’il l’a vu faire autrefois à son digne père, lequel y perdit à la fin
                    sa tranquillité et sa santé. Cet « engagement âpre et ardent d’un désir
                        impétueux »
 n’est pas de son fait. Son opinion est « qu’il se
                        faut prêter à autrui, et ne se donner qu’à soi-même »
. Et redoublant
                    sa pensée, selon son usage, par toutes sortes d’images et de formes familières
                    et pittoresques, il dira encore que, s’il se laisse quelquefois pousser au
                    maniement d’affaires qui lui sont étrangères, il promet « de les prendre
                        en main, non pas au poumon et au foie »
. Ainsi on est bien prévenu,
                    il faut s’y attendre. M. le maire et Montaigne seront toujours deux personnes
                    distinctes ; il se réserve sous sa charge et sous son rôle une certaine liberté
                    et sécurité secrète. Il continuera de juger des choses à sa guise et avec
                    impartialité, même en agissant loyalement pour la cause qui lui est confiée. Il
                    sera loin d’approuver et même d’excuser tout ce qu’il voit dans son parti, et de
                    même chez l’adversaire il saura bien discerner et dire :
Il fait méchamment cela, et vertueusement ceci. — Je veux, ajoute-t-il, que l’avantage soit pour nous, mais je ne forcène point (je ne me mets point hors de moi) s’il ne l’est. Je me prends fermement au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécialement ennemi des autres.
Et il entre dans quelques détails et applications qui étaient piquantes pour lors. Observons toutefois, pour expliquer à notre tour et justifier cette profession un peu large d’impartialité, que les chefs des partis alors en présence, les trois Henri, étaient gens de renom et considérables à divers titres : Henri, duc de Guise, chef de la Ligue ; Henri, roi de Navarre, chef opposé ; et le roi Henri III, au nom de qui Montaigne était maire, et qui oscillait entre les deux. Quand les partis n’ont pas de chef ni de tête, quand ils se présentent par leur corps seul, c’est-à-dire par leur réalité la plus hideuse et la plus brutale, il est plus difficile et aussi plus hasardeux de se montrer envers eux si équitable et de faire à chacun sa part jusqu’au milieu de l’action.
Le principe qui dirigea Montaigne dans toute son administration fut de n’aller
                    qu’au fait, au résultat, et de ne rien accorder à l’éclat et à la montre :
                        « À mesure qu’un bon effet est plus éclatant, pensait-il, je rabats
                        de sa bonté. »
 Car il est toujours à craindre qu’il n’ait été
                    produit, plutôt pour être éclatant que pour être bon : « Étalé, il est à demi vendu. »
 Lui, il ne faisait pas
                    ainsi, il n’étalait rien ; il ménageait le plus doucement qu’il pouvait les
                    esprits et les affaires ; il usait utilement pour tous de ce don d’ouverture et
                    de conciliation, de cet attrait personnel▶ dont la nature l’avait pourvu, et qui
                    est d’une si heureuse et si générale influence dans le maniement des hommes. Il
                    aimait mieux prévenir le mal que de se donner l’honneur de le réprimer :
                        « Est-il quelqu’un qui désire être malade, dit-il gaiement, pour voir
                        son médecin en besogne ? Et faudroit-il pas fouetter le médecin qui nous
                        désireroit la peste pour mettre son art en pratique ? »
 Loin donc de
                    désirer que le trouble et la maladie des affaires de la cité vînt rehausser et
                    honorer son gouvernement, il a « prêté de bon cœur, dit-il, l’épaule à
                        leur aisance et facilité »
. Il n’est 
pas de
                    ceux qu’enivrent et qu’entêtent ces honneurs de municipalité, ces
                        « dignités de quartier »
, comme il les appelle, et dont tout
                    le bruit « ne se promène que d’un carrefour de rue à l’autre »
 :
                    s’il était homme à se prendre à la gloire, il la verrait plus en grand et la
                    mettrait plus haut. Je ne sais pourtant s’il voudrait changer de méthode et de
                    procédé, même sur un plus vaste théâtre. Faire le bien public insensiblement lui
                    paraîtrait toujours l’idéal de l’habileté et le comble du bonheur. « Qui
                        ne me voudra savoir gré, dit-il, de l’ordre, de la douce et
                            muette tranquillité qui a accompagné ma conduite, au moins ne
                        peut-il me priver de la part qui m’en appartient par le titre de ma bonne
                        fortune. »
 Et il est inépuisable à peindre en expressions vives et
                    légères ce genre de services effectifs et insensibles qu’il croit avoir rendus,
                    bien supérieurs à des actes plus bruyants et plus glorieux : « Ces
                        actions-là ont bien plus de grâce qui échappent de la main de
                            l’ouvrier nonchalamment et sans bruit, et que quelque honnête homme
                        choisit après, et relève de l’ombre pour les pousser en lumière à cause
                        d’elles-mêmes. »
 Ainsi la fortune servit à souhait Montaigne, et,
                    même dans sa gestion publique, en des conjonctures si difficiles, il n’eut point
                    à démentir sa maxime et sa devise, ni à trop sortir du train de vie qu’il
                    s’était tracé : « Pour moi, je loue une vie glissante,
                            sombre et muette. »
 Il arriva au terme de sa magistrature,
                    à peu près satisfait de lui-même, ayant fait ce qu’il s’était promis, et en
                    ayant beaucoup plus fait qu’il n’en avait promis aux autres.
La lettre récemment trouvée par M. Horace de Viel-Castel vient bien à l’appui de
                    ce chapitre où Montaigne s’expose et se juge lui-même dans cette période de sa
                    vie publique. « Cette lettre (dit M. Payen) est toute d’affaires.
                        Montaigne est maire ; Bordeaux, naguère 
agité,
                        semble préluder à de nouveaux troubles ; le lieutenant pour le roi est
                        absent. On est au mercredi 22 mai 1585 ; il est nuit, Montaigne veille, et
                        il écrit au gouverneur de la province. »
 La lettre, qui est d’un
                    intérêt trop particulier et trop local pour être insérée ici, peut se résumer en
                    ces mots : Montaigne regrette l’absence du maréchal de Matignon et craint
                    qu’elle ne se prolonge ; il le tient et le tiendra au courant de tout, et il le
                    supplie de revenir aussitôt que les affaires le lui permettront : « Nous
                        sommes après nos portes et gardes, et y regardons un peu plus attentivement
                        en votre absence… S’il survient aucune nouvelle occasion et importante, je
                        vous dépêcherai soudain homme exprès, et devez estimer que rien ne bouge si
                        vous n’avez de mes nouvelles. »
 Il prie M. de Matignon de songer
                    pourtant qu’il pourrait bien aussi n’avoir pas le temps de l’avertir,
                        « vous suppliant de considérer que telle sorte de mouvements ont
                        accoutumé d’être si impourvus que, s’ils devoient avenir, on me tiendra à la
                        gorge sans me dire gare »
. Au reste, il fera tout pour pressentir à
                    l’avance les événements : « Je ferai ce que je pourrai pour sentir nouvelles de toutes parts, et, pour cet effet, visiterai et
                        verrai le goût de toute sorte d’hommes. »
 Enfin, après avoir tenu le
                    maréchal au courant de tout et des moindres bruits de ville, il le presse de
                    revenir, l’assurant « que nous n’épargnerons cependant ni notre soin ni,
                        s’il est besoin, notre vie pour conserver toutes choses en l’obéissance du
                        roi »
. Montaigne n’était pas prodigue de protestations et de
                    phrases, et ce qui, chez d’autres, serait formule, est ici engagement réel et
                    vérité.
Cependant les choses se gâtent de plus en plus ; la guerre civile s’engage ; des
                    partis amis ou ennemis (il n’y a pas grande différence) infestent le pays.
                    Montaigne, 
qui retourne en son manoir rural le plus
                    souvent qu’il peut, et quand les affaires de sa charge, qui tire à sa fin, ne
                    l’obligent point à être à Bordeaux, se trouve exposé à toute sorte d’injures et
                    d’avanies : « J’encourus, dit-il, les inconvénients que la modération
                        apporte en telles maladies ; je fus pelaudé (écorché) à
                        toutes mains. Aux Gibelins, j’étois Guelfe ; aux Guelfes, Gibelin. »
                    Au milieu de ses griefs ◀personnels, il sait assez détacher et élever sa pensée
                    pour réfléchir avant tout sur les malheurs publics et sur la dégradation des
                    caractères. Considérant de près le désordre des partis et ce qui s’y développe
                    si vite d’abject et de misérable, il rougit de voir des chefs qui ont quelque
                    renom s’abaisser et s’avilir par de lâches complaisances : car, en ces
                    circonstances, nous le savons comme lui, « c’est au commandant de suivre,
                        courtiser et plier, à lui seul d’obéir ; tout le reste est
                        libre et dissolu. »
 — « Il me plaît, dit ironiquement
                        Montaigne, de voir combien il y a de lâcheté et de pusillanimité en
                        l’ambition ; par combien d’abjection et de servitude il lui faut arriver à
                        son but. »
 Méprisant l’ambition comme il le fait, il n’est pas fâché
                    de la voir se démasquer ainsi dans ces pratiques et se dégrader à ses yeux.
                    Pourtant, sa bonté de cœur l’emportant encore sur sa fierté et sur son
                        mépris : « Mais ceci me déplaît, ajoute-t-il douloureusement, de voir
                        des natures débonnaires et capables de justice se corrompre tous les jours
                        au maniement et commandement de cette confusion… Nous avions assez d’âmes
                        mal nées, sans gâter les bonnes et généreuses. »
 Pour lui, dans ce
                    malheur, il cherche plutôt une occasion et un motif de se fortifier et de se
                    retremper. Atteint en détail de mille offenses et de mille maux qui viennent
                        « à la file »
, et qu’il eût plus gaillardement soufferts
                        « à la foule »
, c’est-à-dire tout à la fois ; chassé par la
                    guerre, par la contagion, par tous les 
fléaux
                    (juillet 1585), il se demande déjà, du train dont vont les choses, à qui il aura
                    recours, lui et les siens, à qui il ira demander asile et subsistance dans sa
                    vieillesse, et, après avoir bien cherché et regardé tout alentour, il se trouve
                    en définitive tout nu et « en pourpoint »
. Car, « pour se
                        laisser tomber à plomb et de si haut, il faut que ce soit entre les bras
                        d’une affection solide, vigoureuse et fortunée : elles sont rares, s’il y en
                        a. »
 À cette manière dont il parle, on voit assez que La Boétie dès
                    longtemps n’était plus. Montaigne alors sent que c’est en lui seul, après tout,
                    qu’il peut se fonder dans la détresse et s’affermir, et que c’est le moment ou
                    jamais de mettre en pratique ces hautes leçons qu’il a passé sa vie à recueillir
                    çà et là dans les livres des philosophes ; il se ranime, il arrive à toute sa
                    vertu :
En un temps ordinaire et tranquille on se prépare à des accidents modérés et communs ; mais, en cette confusion où nous sommes depuis trente ans, tout homme françois soit en particulier, soit en général, se voit à chaque heure sur le point de l’entier renversement de sa fortune.
Et, loin de s’abattre et de maudire le sort de l’avoir fait naître
                    en un âge si orageux, il s’en félicite tout à coup : « Sachons gré au
                        sort de nous avoir fait vivre en un siècle non mol, languissant ni
                        oisif. »
 Puisque la curiosité des sages va chercher dans le passé
                    les confusions des États pour y étudier les secrets de l’histoire et, comme nous
                    dirions, la physiologie du corps social à nu : « Ainsi fait ma curiosité,
                        nous déclare-t-il, que je m’agrée aucunement de voir de mes yeux ce notable
                        spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme ; et, puisque je
                        ne la puis retarder, je suis content d’être destiné à y assister et m’en
                        instruire. »
 Je ne me permettrai pas de proposer à beaucoup de
                    personnes une consolation de ce genre ; la plupart des hommes 
n’ont pas de ces curiosités héroïques et acharnées, telles
                    qu’en eurent Empédocle et Pline l’Ancien, ces deux curieux intrépides qui
                    allaient droit aux volcans et aux bouleversements de la nature pour les examiner
                    de plus près, au risque de s’y abîmer et d’y périr. Avec Montaigne pourtant, de
                    la nature dont nous le savons, cette pensée d’observation stoïque ne laissait
                    pas d’introduire quelque consolation jusque dans les maux réels. Considérant
                    l’espèce d’état de fausse paix et de trêve précaire, le régime de sourde et
                    profonde corruption qui avait précédé les derniers troubles, il se félicitait
                    presque aussi de le voir cesser ; car « c’étoit, dit-il de ce régime de
                        Henri III, une jointure universelle de membres gâtés en particulier, à
                        l’envi les uns des autres, et, la plupart, d’ulcères envieillis, qui ne
                        recevoient plus ni ne demandoient guérison. Ce croulement donc m’anima
                        certes plus qu’il ne m’atterra… »
 Notez que sa santé, d’ordinaire
                    plus faible, s’est trouvée ici remontée au niveau de son moral, et elle a eu de
                    quoi suffire à ces diverses secousses, qui semblaient devoir l’abattre. Il eut
                    la satisfaction de sentir qu’il avait quelque tenue contre la fortune, et qu’il
                    fallait un plus grand choc que cela pour lui 
                  faire perdre
                            les arçons
               
.
Une autre considération plus humble et plus humaine le soutient dans ces maux, c’est cette consolation qui naît du malheur commun, du malheur partagé par tous, et de la vue du courage d’autrui. Le peuple surtout, le vrai peuple, celui qui est victime et non pillard, les paysans de ses environs le touchent par la manière dont ils supportent les mêmes maux que lui et pis encore. Cette contagion ou peste qui sévissait alors dans le pays, frappait surtout parmi ces pauvres gens, Montaigne apprend d’eux la résignation et la pratique de la philosophie.
Regardons à terre : les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne, qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple ni précepte, de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école.
Et il continue de les montrer travaillant jusqu’à l’extrémité, même
                    dans leur douleur, même dans leurs maladies, jusqu’au moment où la force leur
                    manque : « Celui-là qui fouit mon jardin, il a ce matin enterré son père
                        ou son fils… ils ne s’alitent que pour mourir. »
 Tout ce chapitre
                    est beau, touchant, approprié, se sentant à la fois d’une noble élévation
                    stoïque, et de cette nature débonnaire et populaire de laquelle Montaigne se
                    disait à bon droit issu et formé. Il ne saurait y avoir au-dessus d’un tel
                    chapitre, à titre de consolation dans les calamités publiques,
                    qu’un chapitre de quelque autre livre non plus humain, mais véritablement divin,
                    d’un livre qui ferait sentir la main de Dieu partout, et non point par manière
                    d’acquit comme le fait Montaigne, mais la main réellement présente et vivante.
                    En un mot, la consolation que se donne Montaigne, à lui et aux autres, est aussi
                    haute et aussi belle que peut l’être une consolation humaine sans la prière.
Il écrivait ce chapitre (xiie
                du livre III) au
                    milieu même des maux publics qu’il dépeignait, et avant qu’ils eussent pris
                    fin : il le terminait encore à sa manière poétique et légère, en le montrant
                    comme un assemblage d’exemples, un « amas de fleurs étrangères »
,
                    auxquelles il n’avait fourni du sien que le « filet »
 pour les
                        « lier »
.
Voilà Montaigne en tout, et, quoi qu’il dise de sérieux, il le couronne par une
                    grâce. Pour juger de sa manière, il suffit de l’ouvrir à toute page
                    indifféremment et de l’écouter discourant sur n’importe quel sujet ; il n’en est
                    aucun qu’il n’égaie et qu’il ne féconde. Dans le chapitre 
« Des menteurs », par exemple, après s’être étendu en
                    commençant sur son défaut de mémoire, et avoir déduit les raisons diverses qu’il
                    a de s’en consoler, il ajoutera tout à coup cette raison jeune et charmante :
                        « D’autre part (grâce à cette faculté d’oubli), les lieux et les
                        livres que je revois me rient toujours d’une fraîche nouvelleté. »
                    C’est ainsi que, sur tous les propos qu’il touche, il recommence sans cesse, et
                    fait jaillir des sources de fraîcheur.
Montesquieu a dit dans une exclamation mémorable : « Les quatre grands
                        poètes, Platon, Malebranche, Shaftesbury, Montaigne ! »
 Combien cela
                    est vrai de Montaigne ! Nul écrivain en français, y compris les poètes
                    proprement dits, n’a eu de la poésie une aussi haute idée que lui. « Dès
                        ma première enfance, disait-il, la poésie a eu cela de me transpercer et
                        transporter. »
 Il estime avec un sentiment pénétrant que
                        « nous avons bien plus de poètes que de juges et interprètes de
                        poésie, et qu’il est plus aisé de la faire que de la connoître. »
 En
                    elle-même et dans sa pure beauté, elle échappe à la définition ; et celui qui la
                    veut discerner du regard et considérer en ce qu’elle est véritablement, il ne la
                    voit pas plus que la « splendeur d’un éclair »
. Dans l’habitude
                    et la continuité de son style, Montaigne est l’écrivain le plus riche en
                    comparaisons vives, hardies, le plus naturellement fertile en métaphores,
                    lesquelles, chez lui, ne se séparent jamais de la pensée, mais la prennent par
                    le milieu, par le dedans, la joignent et l’étreignent. À cet égard, en obéissant
                    si pleinement à son génie, il a dépassé et quelquefois excédé celui de la
                    langue. Ce style bref, mâle, qui frappe à tout coup, qui enfonce et qui redouble
                    le sens par le trait, ce style duquel on peut dire qu’il est une épigramme
                    continuelle, ou une métaphore toujours renaissante, n’a été employé 
chez nous avec succès qu’une seule fois, et c’est sous la
                    plume de Montaigne. Si on voulait l’imiter, même en supposant qu’on le pût et
                    qu’on y fût disposé par nature, si l’on voulait écrire avec cette rigueur, et
                    cette exacte correspondance, et cette continuité diverse de figures et de
                    traits, il faudrait à tout moment forcer notre langue à être plus forte et plus
                    complète poétiquement qu’elle ne l’est d’ordinaire et dans l’usage. Ce style à
                    la Montaigne, si conséquent et si varié dans la suite et l’assortiment des
                    images, exige qu’on crée à la fois une partie du tissu même, pour les porter. Il
                    faut de toute nécessité qu’on étende et qu’on allonge par endroits la trame pour
                    y coudre la métaphore ; mais voilà que, pour le définir, je suis presque amené à
                    parler comme lui. Notre bon langage, en effet, notre prose, qui se sent toujours
                    plus ou moins de la conversation, n’a pas naturellement de ces ressources et de
                    ces fonds de toile pour une continuelle peinture ; elle court et fuit vite, et
                    se dérobe : à côté d’une image vive, elle offrira une soudaine lacune et
                    défaillance. En y suppléant par de l’audace et de l’invention comme fait
                    Montaigne, en créant, en imaginant l’expression et la locution qui manque, on
                    paraîtrait aussitôt recherché. Ce style à la Montaigne serait, à bien des
                    égards, en guerre ouverte avec celui de Voltaire. Il ne pouvait naître et
                    fleurir que dans cette pleine liberté du xvie
                siècle, chez un esprit franc et ingénieux, gaillard et fin, brave
                    et délicat, unique de trempe, qui parut libre et quelque peu licencieux, même en
                    ce temps-là, et qui s’inspirait lui-même et s’enhardissait, sans s’y enivrer, à
                    l’esprit pur et direct des sources antiques.
Tel qu’il est, Montaigne est notre Horace ; il l’est par le fond, il l’est par la
                    forme souvent et l’expression, bien que par celle-ci il aille souvent aussi
                    jusqu’au 
Sénèque. Son livre est un trésor
                    d’observations morales et d’expérience ; à quelque page qu’on l’ouvre et dans
                    quelque disposition d’esprit, on est assuré d’y trouver quelque pensée sage
                    exprimée d’une manière vive et durable, qui se détache aussitôt et se grave, un
                    beau sens dans un mot plein et frappant, dans une seule ligne forte, familière
                    ou grande. Tout son livre, a dit Étienne Pasquier, est un vrai séminaire de belles et notables sentences ; et elles entrent d’autant
                    mieux qu’elles courent et se pressent, et ne s’affichent pas ; il y en a pour
                    tous les âges et pour toutes les heures de la vie ; on ne le peut lire quelque
                    temps sans en avoir l’âme toute remplie et comme tapissée, ou, pour mieux dire,
                    tout armée et toute revêtue. On vient de voir qu’il a plus d’un conseil utile et
                    d’une consolation directe à l’usage de l’honnête homme né pour la vie privée et
                    engagé dans les temps de trouble et de révolution. À quoi j’ajouterai encore un
                    de ces conseils qu’il adresse à ceux qui, comme moi et comme bien des gens de ma
                    connaissance, subissent les tourmentes politiques sans les provoquer jamais et
                    sans se croire d’étoffe non plus à les conjurer. Montaigne, ainsi que ferait
                    Horace, leur conseille, tout en s’attendant de longue main à tout, de ne pas
                    tant se préoccuper à l’avance, de profiter jusqu’au bout, dans un esprit libre
                    et sain, des bons moments et des intervalles lucides ; il fait là-dessus de
                    piquantes et justes comparaisons coup sur coup, et termine par celle-ci, qui me
                    paraît la plus jolie, et qui d’ailleurs est tout à fait de circonstance et de
                    saison : c’est folie et fièvre, dit-il, de « prendre votre
                            robe fourrée dès la Saint-Jean, parce que vous en aurez besoin à
                            Noël »
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