Chapitre XI.
Mme Marie-Alexandre Dumas. Les Dauphines littéraires12
I
Un singulier phénomène, digne d’être décrit et classé par les moralistes de ce temps, c’est celui d’une Société, démocratique par envie, qui n’a pas mis du tout, comme elle s’en vante, l’aristocratie par terre, mais qui s’est seulement contentée de la transposer ; C’est convenu et c’est entendu. Nous ne croyons plus à l’aristocratie, c’est-à-dire aux privilèges de la naissance et nous avons raison. Nous ne croyons plus que le fils d’un Turenne ou d’un Luxembourg soit nécessairement — de sang — un héros, au lieu d’un crevé, comme on dit, qu’il peut très bien être, dans cette société morte. Mais ceux-là mêmes qui nient le plus dru l’héroïsme de par la race, sont les premiers et les plus obstinés à admettre que le talent, cet héroïsme de l’esprit, cette gentilhommerie du talent, qui ne s’est donné pourtant, comme l’autre, que la peine de naître, peut se transmettre de père en fils, — et même en fille, — et qu’en littérature, il y a des races, il y a des dynasties, il y a des Rois et des Dauphins, et, ce qui est plus fort, des Dauphines ; et, chose entièrement inconnue à cette vieille bête de monarchie qui ne connaissait que les Dauphines par mariage ! des Dauphines de leur propre chef !
Inconséquence qui venge assez les anciens préjugés dont on se moque ! soufflet que se donne de ses propres mains le vieux monde renouvelé qui se croit rajeuni ! Présentement, tout père célèbre qui a fils ou fille, — la différence est maintenant si peu de chose ! — voit ce fils ou cette fille se poser en héritiers plus ou moins présomptifs ou… présomptueux de sa célébrité. Le fils de Racine avait beau être un sot, relativement à son père, tout le monde, est-ce piété filiale ? aspire, pour l’heure, à être ce sot-là. Et notez que je ne blâme nullement cette ambition, que je crois fatale à l’esprit humain, d’inventer des aristocraties… impossibles ; je me contente de l’affirmer. Je me contente de faire saillir au nez de mon temps, pour le lui allonger, la tendance égyptienne de constituer des castes à propos de tout ce qui caractérise ce vieux Lascar !… Les familles littéraires vont continuer, dans le monde mouvementé du progrès, ce qu’ont fait, dans le monde stationnaire, les familles militaires et sacerdotales, et ce que nous avons trouvé si mauvais ! N’est-ce pas curieux ?… Et s’il n’y avait que les enfants, ivres du mérite de leur père, qui crussent le continuer, on pardonnerait cette illusion à la jeunesse et à l’admiration filiale ; mais la société tout entière daube là-dedans, avec une incomparable naïveté !! Et jusqu’aux éditeurs eux-mêmes ! jusqu’aux éditeurs, ces inaccessibles à l’illusion, qui ne prendraient pas, certes, un premier livre de vous, si vous vous appeliez simplement Tibère, Jacques ou Jean, fussiez-vous pétillant de génie ! et qui le prennent par l’unique, impertinente, mais souveraine raison, que vous êtes la progéniture de monsieur votre père, et que monsieur votre père s’appelle, par exemple, Théophile Gautier ou Alexandre Dumas.
Alexandre Dumas et Théophile Gautier sont, en effet, des rois littéraires de ce temps, sinon de droit divin, du moins de suffrage universel. Ce sont des rois populaires. Ces rois doivent avoir leurs Dauphins ; et ils les ont. Mais ils ont mieux que des Dauphins ; ils ont des Dauphines. Or, dans ce peuple de galants que nous sommes, nous préférons de beaucoup, comme de juste, les Dauphines aux Dauphins… En France, tomber en quenouille, pour un Pouvoir, ce n’est pas tomber !
II
Et c’est ce qu’a très bien compris Mme Marie-Alexandre Dumas… la fille du grand Dumas, comme on dit. Elle vient de prendre, vis-à-vis du public, son rang de Dauphine littéraire, en publiant un roman : Au lit de mort ! le héros, non pas elle… heureusement ! Au lit de mort ! C’est, je crois, le premier roman de Mme Marie-Alexandre Dumas, mais ce ne sera point le dernier :
Car elle n’a point fait ce pas pour reculer !
Elle entre donc, dès aujourd’hui, dans le bataillon des Dauphines littéraires, dont le nombre serait bien plus grand, si MM. Sainte-Beuve, et Mérimée, et Stendhal, et Cousin, qui vient de mourir, et Barbier, qui n’est pas mort, physiquement, du moins, et beaucoup d’autres n’étaient pas ou n’avaient pas été des célibataires ! Les filles des hommes célèbres qui se contentent de filer de la laine à la maison, au lieu de filer de la phrase dans les journaux et dans les livres, sont, à l’heure qu’il est, à peu de chose près, des chimères. En effet, ce qu’on veut universellement, c’est de se tailler ne fût-ce qu’un casaquin dans l’étoffe du nom de son père. Et je dis dans le nom de son père, et je dis bien. Mme Marie-Alexandre Dumas s’appelle, si je ne me trompe, Mme Peytel, mais elle a mieux aimé signer son livre de son nom de Dumas, et non pas de son nom de Dumas tout simplement, mais de son nom de Marie-Alexandre Dumas, pour qu’on n’en ignore, comme disent les huissiers. Elle aurait pu même signer : « Marie-Alexandre Dumas père », car M. Dumas a un fils. M. Alexandre Dumas a Dauphin et Dauphine, — plus heureux en cela que l’autre roi littéraire, M. Victor Hugo, qui, lui, n’a eu que des Dauphins !
Et le nom n’a pas été assez. Rien n’est jamais assez. Il n’a point suffi à Mme Marie-Alexandre Dumas de se mettre sous l’auvent du nom de son père, sous ce parasol de Runget-Sing… Elle a dédié son roman à son père. Elle l’a adressé à son père. Elle en a fait une lettre à son père. Ah ! on dit que le sentiment de la famille n’existe plus ! Quels sont donc les imbéciles qui disent cela ? S’adorer en famille, devant le public, depuis Mme de Sévigné qui n’aimait sa fille que par lettres, cela a toujours réussi ; au contraire ! Mme Marie-Alexandre Dumas ne se contente pas, dans son livre, d’être fille comme Mme de Staël l’était, avec cette bouffissure de Necker, qu’elle prenait pour le plus grand homme qui eût jamais existé. Elle y est sœur. Elle y parle aussi de son frère. La Dauphine n’oublie pas le Dauphin. Le roman qu’elle a écrit est une étude de famille qu’elle leur donne à creuser, à ces deux grands romanciers, à ces deux puissants poëtes dramatiques ! dont elle veut qu’on sache qu’elle est bien la fille ! dont elle veut qu’on sache qu’elle est bien la sœur ! Et, quand elle voudrait le cacher du reste, elle ne le pourrait pas, tant elle est tous les deux ! tant elle est véritablement — et n’est que cela — Mme Marie-Alexandre Dumas père et Mme Marie-Alexandre Dumas fils, procédant également de l’un et de l’autre, — la troisième personne▶ de cette Trinité de Dumas, qui s’en croit l’Esprit-Saint peut-être, mais à qui je voudrais, si elle se fait cet effet-là, pour son compte et pour le mien, plus d’esprit et plus de sainteté.
III
Car c’est une sainte, à ce qu’il paraît, que Mme Marie-Alexandre Dumas ; une sainte de prétention, sinon d’humilité… J’ai entendu raconter que la Grâce un jour l’avait touchée ; à Jérusalem, je crois, — une bonne place pour l’effet dramatique, chose indispensable pour des Dumas ! — et que sous l’empire de cette Grâce, elle avait quitté son mari comme on ne le quitte guère dans les ouvrages de son père et de son frère, pour se jeter en pleines œuvres de haute dévotion et de prosélytisme, mais tout cela avec une telle gesticulation théâtrale, que les prêtres français de Jérusalem s’étaient inquiétés en leur prudence, de ce trop de gesticulation… Revenue en France, ajoutait-on, elle était entrée chez des religieuses de Passy, sans pourtant se faire religieuse, et elle y vivait dans une piété exaltée, peignant des sujets religieux ; mortifiant ainsi de la toile, si elle ne se mortifiait pas elle-même ; s’entretenant la main de cette façon et mortifiant toujours quelque chose ! Jusque-là tout était parfait, — un peu ardent peut-être, — mais enfin…, bien, et, catholique comme je le suis, je n’aurais été qu’édifié de cette conduite et je n’en aurais parlé que discrètement et pour l’édification des âmes, si la trop crâne dévote qui avait effarouché les Pères de la Terre-Sainte ne s’était pas avisée de publier le livre que je vous annonce ; livre qui tient tout à la fois des Mémoires et du Roman, et dans lequel, Mme Marie-Alexandre Dumas, nous parle d’elle-même sans guimpe ni voile, et de son couvent et de sa cellule et de ses communions, comme de choses officielles et connues, que tout le monde doit savoir, sans explication préalable, et si ce livre n’avait pas la portée voulue d’une prédication mauvaise à entendre, et compromettante pour qui la fait… Certes, je ne veux pas ici nier la pureté d’intention, ni même la ferveur d’âme de l’auteur d’Au lit de mort, mais je dis que, même après la péripétie de la conversion, on n’a peut-être point dans cette dramatique famille Dumas, une idée bien nette de la sainteté ! Or Mme Marie-Alexandre Dumas, qui n’a point de nom en religion, et qui n’oublie pas en public de prendre celui de son père, est Dumas et n’est que Dumas de pied en cap, depuis la pointe de ses beaux cheveux qu’elle n’a probablement pas coupés, jusqu’à la pointe de ses bottines, si elle en porte encore, au lieu de sandales ! — ce que je croirais.
Qui dit Dumas dit art dramatique et préoccupation dramatique. L’art dramatique porte en dehors, avec calcul, avec coquetterie, avec éclat, avec effraction ! Contrairement à l’art dramatique, la sainteté porte-t-elle en dedans ? La sainteté se recueille, se retire, cache sa main gauche avec sa droite, prie et médite au lieu d’écrire, et ne publie pas de roman ! fût-ce au lit de mort, sans calembour. Mme Marie-Alexandre Dumas est devenue chrétienne, je le veux bien, et j’en suis aise, mais elle est chrétienne comme elle est Dumas ! comme elle a été mondaine autrefois et même comme elle a été ménagère, quand elle mettait une robe de velours et passait un poignard à sa ceinture pour aller payer une note chez son épicier, tant l’effet dramatique est de race chez ces Dumas ! Aujourd’hui, dans ce roman qui veut être un livre pieux, Mme Marie-Alexandre Dumas se peint en robes de cachemire blanc, avec capuchon, — le costume dramatique ! — et s’y fait dire, tout le long du livre, par sa femme de chambre (un peu idolâtre, cette femme de chambre, avec des pantomimes bien vives !) : « Comme Madame ressemble à un ange ! » Ce que ne dit pas une seule fois à sa maîtresse la femme de chambre de cette mondaine coupable qu’on appelle Mme Almaviva. — Dans ce livre d’Au lit de mort, que Mme Sand n’eût certainement pas écrit, je le reconnais, dans ce livre qui affecte l’accent chrétien, mais dans lequel la langue chrétienne est mal parlée ; où l’on sent l’âme troublée, l’idée fausse, l’esprit sans forte direction et sans guide, et cette religiosité corrompue par les sensibilités romanesques et morbides de ce temps, Mme Marie-Alexandre Dumas n’invente-t-elle pas un confesseur sans sacrement, sans fonction, sans autorité ; un confesseur qui n’est pas prêtre, un confesseur-femme, — elle-même ! — dans la robe blanche duquel, — joli effet au Gymnase ! — le mourant jette ses secrets et sa confession, comme un bouquet ? Voyez-vous le geste d’ici ?… Enfin toute religieuse et pure, et Imitation de Jésus-Christ et Introduction à la vie dévote qu’elle veuille être et se conserver, Mme Marie-Alexandre Dumas finit par ne plus y tenir ; et le tempérament Dumas prenant le mors aux dents, elle saute par-dessus toutes les réserves dans les terres de son père et de son frère, et la voilà qui nous raconte, — ma foi, tout aussi crûment qu’eux, — un horrible drame d’adultère et de meurtre que, pendant qu’elle est au couvent à Passy, son père et son frère, ces forts arrangeurs, pourraient planter à la scène et faire jouer.
Ce qui, par parenthèse, même avant la représentation, la déboute joliment de sainteté !
IV
Tel ce livre chrétien, — d’un christianisme hostile aux prêtres, qui y sont fort malmenés dans la ◀personne▶ d’un abbé imbécile et ridicule, et qui remplace le confesseur par une femme en robe blanche, laquelle n’a été effleurée (sic) que par une tasse de lait depuis la sainte Eucharistie et par les lis du bouquet de la Vierge qu’elle a touchés… Est-ce assez M. Octave Feuillet ?… Quant au talent, il est nul tout le temps qu’elle christianise, mais il y en a cependant dans le récit de l’adultère et du duel ; seulement un talent à la Dumas, sans esprit, tout de récit et de faits, et d’une ◀personne qui a vécu dans une atmosphère où pendant trente ans et plus, on n’a parlé, arrangé, inventé que de ces choses-là. La maison Dumas, cette manufacture dramatique à mouvement continu, ressemble un peu à cette fameuse guérite de Boulogne dans laquelle tout le monde se tuait. L’idée du suicide s’était-elle imprégnée comme un miasme, comme une influenza, comme on ne savait quel effluve dans les planches de cette guérite que Napoléon fit brûler ? La maison Dumas, pour l’esprit qui l’a habitée, est la guérite de l’adultère, du duel, de toutes les rengaines dramatiques sur lesquelles cette grande pauvreté qui se croit un luxe, Je théâtre vit depuis des siècles, et quand on y a passé une partie de sa jeunesse, on reste imprégné de ces idées de duels et d’adultères, on les respire ; on les transpire ; on n’est plus capable de rendre autre chose, de créer autre chose que cela. Mme Marie-Alexandre Dumas nous a donné dans Au lit de mort, tout ce qu’elle pouvait nous donner. Mme de Nérondes est la cousine germaine bien digne de Mme Clémenceau. Ce sont enfants de frère et de sœur, avec évident air de famille. La main qui a tracé la figure connue (trop connue) de cette femme sensuelle aux lèvres retroussées et à la bouche rouge, qui doit mordre dans son amant comme dans les biftecks saignants qu’elle dévore, est bien la main, à peu de chose près, de M. Dumas fils. C’est brutal, physique, impudique et violemment sec, comme lui. Je retrouve ici la fille, le type de la fille qu’il aime tant à peindre. Sur ce point-là, et en dehors des mièvreries religieuses de sa manière, Mme Marie-Alexandre Dumas égaie presque monsieur son frère ; la Dauphine vaut le Dauphin.
Seulement ce n’est pas un grand éloge que de lui dire ça !