(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXV » pp. 402-412
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXV » pp. 402-412

Chapitre XXXV

Années 1677 et 1678 (suite de la huitième période). — Domination de madame de Montespan sur le roi. — Inquiétudes de madame de Maintenon. — Intrigues galantes du roi avec madame de Ludres, ensuite madame de Grammont. — Querelles de madame de Montespan et du roi, de madame de Montespan et de madame de Maintenon. — Agitation de celle-ci. — Confiance du roi en elle, attestée par la réserve qu’elle garde désormais avec ses amis.

Les années 1677 et 1678 ne présentent que la continuation, à la fin très monotone, des mêmes alternatives de refroidissement et d’ardeur entre le roi et madame de Montespan ; de galanteries entre le roi et quelques femmes de la cour ; et au milieu de ces aventures d’un genre fort commun, le progrès lent, très peu dramatique, très peu sensible de l’empire que madame de Maintenon prenait sur l’esprit du roi, par la sagesse, la convenance, le charme de sa conversation121.

Le roi n’avait jamais donné de fêtes plus magnifiques que dans l’hiver de 1677. On a fait honneur de cette somptuosité très déplacée au dessein de détourner le soupçon d’une nouvelle campagne. Dans le fait, le 4 de mars, dans le moment que l’Europe le croyait le plus occupé des plaisirs du carnaval, il se trouve à la tête des armées de Flandre, commandées par les maréchaux d’Humières et de Luxembourg. Il établit son quartier à Famars, fanum Martis, temple de Mars. Valenciennes est pris d’assaut, Cambray pris, Saint-Omer pris, après une grande bataille gagnée à Cassel. On annonce le retour du roi triomphant à Saint-Germain, pour la fin du mois de mai, après trois mois d’absence.

Madame de Maintenon n’était pas encore certaine alors de faire un second voyage à Barèges avec le duc du Maine. Elle vivait fort mal avec madame de Montespan, qui, par les lettres qu’elle écrivait au roi, réussissait toujours à regagner, non son cœur, mais sa faveur. Aussitôt qu’elle vit approcher le retour du roi, elle décida que le voyage de madame de Maintenon à Barèges aurait lieu ; elle le pressa même. Mais madame de Maintenon différa l’exécution de ses ordres. Elle voulut se trouver à l’arrivée du roi, par la même raison qui décidait madame de Montespan à empêcher qu’elle s’y trouvât. Le 27 mai, madame de Maintenon écrivait à son frère : « Le roi arrive lundi à Versailles, et nous y allons dimanche (elle et le duc du Maine), quoique l’on crût être défait de nous. Vous croirez bien, vous qui me connaissez, que l’on ne s’en défait pas aussi aisément. Quand nous aurons vu le roi, je vous écrirai le jour que M. du Maine et moi partirons, etc. »

La même lettre, dans l’édition de Nancy, renferme ces mots : « Ne vous croyez point mal à la cour, nous nous y soutiendrons. »

Ce que madame de Maintenon attendait du roi était un accueil bienveillant, pas autre chose. Je me trompe, elle aurait désiré de plus qu’il n’y eût point de passion dans celui qui serait fait à madame de Montespan, le désir fut trompé, elle partit pour Barèges.

Le 11 juin, madame de Sévigné écrivait à madame de Grignan ce qu’elle savait, ce qu’elle avait vu de l’accueil fait par le roi à madame de Montespan : « Ah, ma fille ! quel triomphe à Versailles ! quel orgueil redoublé ! quel solide établissement ! quelle duchesse de Valentinois ! (allusion à Diane de Poitiers) quel ragoût, même par les distractions et par l’absence ! quelle reprise de possession ! Je fus une heure dans cette chambre, elle était au lit, parée, coiffée. Elle se reposait pour la medianoche. Je fis vos compliments. Elle répondit des douceurs, des louanges. »

On a beaucoup vanté l’esprit de madame de Montespan. Comment le croire aussi éclairé et aussi élevé qu’il était piquant, lorsqu’on la voit confondre les empressements du roi voluptueux, au moment d’un retour après une longue absence, avec un de ces retours de tendresse et d’affection qui attestent les douces et vives sympathies des âmes délicates et des intelligences élevées ?

Le roi, à peine arrivé, et pendant que l’orgueil de madame de Montespan était au plus haut degré d’exaltation, prit du goût pour la comtesse de Ludres, qui était attachée au service de Madame. Les écrits du temps la représentent belle et spirituelle. Son règne ne fut pas long. Elle fut une des plus intéressantes victimes de l’empire que Louis XIV exerçait sur toutes les femmes de sa cour, et de l’empire qu’une d’elles exerçait sur lui.

Le 18 juin, madame de Montmorency écrivait au comte de Bussy : « Le roi, allant ou revenant de la messe, regarda madame de Ludres et lui dit quelque chose en passant. Le même jour, cette dame étant allée chez madame de Montespan, celle-ci la pensa étrangler et lui fit une vie enragée. Le lendemain, le roi dit à Marsillac, qui était à la messe de la veille, qu’il était son espion ; de quoi Marsillac fut fort embarrassé. Le lendemain il pria le roi de trouver bon qu’il allait faire un petit voyage de quinze jours à Liancourt. On dît qu’il ne reviendra pas sitôt, et qu’il pourrait bien aller en Poitou, car Sa Majesté lui accordera son congé fort librement122. »

On voit par les lettres de madame de Sévigné que le roi, après avoir disgracié Marsillac, craignant le ressentiment de son impérieuse favorite, sacrifia madame de Ludres qui lui plaisait. Madame de Sévigné, après sa visite à madame de Montespan, en alla faire une à madame de Thianges, sa sœur. Elle en sortit indignée des traits que celle-ci lança de haut en bas sur la pauvre Jo (nom sous lequel madame de Sévigné désigne madame de Ludres). « Figurez-vous », dit-elle à madame de Grignan, « tout ce qu’un orgueil peu généreux peut faire dire dans le triomphe, et vous approcherez de ses discours. On dit que la petite reprendra son train ordinaire chez Madame. »

Une autre lettre du 15 juin nous apprend que Jo a été à la messe du roi à la suite de Madame : « Le roi l’a regardée sous cape ; mais on (le roi) est insensible à son état et à sa tristesse. » Le lendemain, madame de Sévigné dit que « la dureté ne s’est point démentie ». Elle ajoute : « Trouvera-t-on encore des dupes sur la surface de la terre ? » Dix jours après, c’est-à-dire le 25 juin, elle donne encore des nouvelles de madame de Ludres, toujours la désignant sous le nom de Jo, et orthographiant ce qu’elle en dit comme madame de Ludres prononçait. « L’infortunée Jo est au Pousset (au Bouchet), cez madame de Clerampo (chez madame de Clérambault) ; elle a passé une nuit tans les sans (dans les champs) comme une autre Ariane. Ah ! où était Bacchus pour la consoler et pour faire briller sa couronne dans les cieux ? Hélas ! il était tranquille, au comble de la gloire, et peut-être sur une haute montagne, où, selon l’ordre que Dieu a établi dans ce monde, on trouve aussi une allée123. » Le 30 juin, madame de Sévigné représente Jo dans l’innocence et la solitude de la campagne. « Jo est dans les prairies en toute liberté et n’est observée par aucun argus. Junon tonnante et triomphante. » Le 2 juillet, elle apprend à sa fille le retour d’Io à Versailles, où elle fait son service près de Madame. Le 7 juillet, elle lui dit : « Vous ne pouvez assez plaindre ni assez admirer la triste aventure de cette nymphe (Jo) : quand une certaine personne en parle, elle dit ce haillon. L’événement rend tout permis. » Le 28, elle écrit : « Jo est chez Madame tout comme elle était. Belle comme un ange. Pour moi, j’aimerais mieux ce haillon loin que près. » Le 4 septembre, elle raconte à sa fille cette anecdote : « Un homme de la cour disait l’autre jour à madame de Ludres : Madame, vous êtes, ma foi, plus belle que jamais. — Tout de bon, dit-elle ; j’en suis bien aise, c’est un ridicule de moins. « J’ai trouvé cela plaisant. » Le 6 septembre, elle écrivait de Vichy : « Madame disait l’autre jour à madame de Ludres, en badinant avec un compas : Il faut que je crève ces yeux-là, qui font tant de mal. — Crevez-les, madame, puisqu’ils n’ont pas fait tout ce que je voulais. »

On voit dans les mémoires de Madame, que madame de Ludres finit par se retirer dans un couvent à Nancy, où elle vécut jusqu’à un âge fort avancé.

Après madame de Ludres vint madame de Grammont, quoique le roi fût toujours, servilement plutôt qu’amoureusement, dans les chaînes de madame de Montespan. Le 15 octobre, madame de Sévigné écrivait à sa fille « qu’on nommait la comtesse de Grammont pour une des mouches qui passaient devant les yeux ». Madame de Caylus dit qu’elle avait pour elle le goût et l’habitude du roi ; c’est-à-dire sa familiarité. Cette passade donna lieu à une bouderie de madame de Montespan. Elle alla alors faire une visite à madame de Maintenon, qui était récemment revenue de Barèges, et resta deux ou trois jours chez elle. C’est ce que nous apprend madame de Sévigné dans une lettre du 15 octobre.

Il n’est pas difficile de deviner ce que madame de Maintenon pensait et des bouderies de madame de Montespan et des dérèglements continuels du roi. Ce qui mérite ici d’être observé, c’est l’effet que produisait le spectacle des mœurs de la cour sur la société d’élite dont madame de Maintenon avait fait partie. On peut en juger par la correspondance de madame de Sévigné avec madame de Grignan. Le libertinage du roi inspirait un dégoût général dans cette société. « Quand la débauche et le dévergondage sont poussés à un certain point de scandale, je suis persuadée, dit madame de Sévigné, que cet excès fait plus de tort aux hommes qu’aux femmes. » Elle s’exprime ainsi à l’occasion d’un marquis de Thermes qui l’avait fort assidûment visitée aux eaux de Vichy et qui n’osa la revoir à Paris, étant là sous le joug de la maréchale de Castelnau, sa jalouse maîtresse, qui avait si bien renoncé aux bienséances, que, malgré son veuvage, elle ne prenait pas la peine de cacher ses grossesses… Mais laissons Thermes sous sa férule », dit-elle en finissant ; « il y aurait encore bien des choses à dire d’une autre vieille férule qui ne fait que trop paraître sa furie ».

Madame de Maintenon était revenue, à la fin de septembre ou au commencement d’octobre, de Barèges. Ce voyage semblait d’abord n’avoir point eu de succès, et elle s’en affligeait à Maintenon. Mais il se trouva, dit madame de Sévigné, que le duc du Maine, remis de la fatigue du voyage, se portail mieux qu’on ne pensait. Le 20 octobre, elle écrit cette nouvelle à sa fille, en disant : « Il n’y a plus de chagrin présentement. Mais tout est si peu stable, qu’avant que vous ayez cette lettre, il y aura eu des nuages et des rayons de soleil. »

Madame de Sévigné voyait de loin, voyait juste, et du premier coup d’œil. Il arriva, en effet, que le roi, entre une femme qui l’excédait de ses feintes ardeurs, et une autre qui le lassait par ses résistances, s’abandonna à son humeur avec toutes deux ; l’une avait à souffrir des infidélités sans déguisement, l’autre des froideurs passagèrement affectées. Et les deux femmes, ayant toujours quelque raison de s’accuser l’une l’autre de ce qu’il y avait de fâcheux dans leur situation, étaient continuellement en guerre ouverte l’une contre l’autre, ou dans un état de défiance qui n’était pas la paix.

Dans la continuelle fluctuation d’idées et de sentiments à laquelle madame de Maintenon était condamnée depuis deux années ou environ, il n’est pas étonnant qu’elle ait donné lieu plusieurs fois au renouvellement des plaintes que madame de Coulanges faisait au mois de septembre 1675 pour la première fois, sur le changement de son amie à son égard, et à l’application de l’ancien adage, que les honneurs changent les mœurs 124.

Dès le 14 septembre 1676, madame de Sévigné écrivait à sa fille : « On prétend qu’elle n’est plus ce qu’elle était, et qu’il ne faut plus compter sur aucune bonne tête, puisque celle-là n’a pu soutenir le tourbillon de ce bon pays. » Mais cette imputation réitérée de changement ne tarda pas à être dissipée, par une visite d’affection que madame de Maintenon alla faire à madame de Coulanges, qui était malade, au plus tard, le 12 novembre 1677, dans le premier éclat de sa faveur, elle écrivait à mademoiselle de Lenclos, pour l’engager à continuer ses conseils à son frère, qui en avait grand besoin. « Les avis d’une amie aimable, lui disait-elle, persuadent plus que ceux d’une sœur sévère. » Elle ajoutait : « Croyez-moi, ma belle demoiselle, car vous ne cesserez jamais de l’être, les intrigues de la cour sont bien moins agréables que le commerce de l’esprit. Mes compliments à nos anciens amis. Madame de Coulanges et moi nous célébrâmes hier votre santé à Maintenon, et n’oubliâmes pas la chambre des élus. » Plus tard, en 1678 et 1679, l’intimité s’étant établie entre le roi et madame de Maintenon, les relations qu’elle avait conservées avec les personnes de son ancienne société, en souffrirent réellement et durablement. Alors elle cessa d’écrire à son frère sur tout autre sujet que l’ordre et l’économie d’une maison. Plus de lettres à madame de Saint-Géran, sa confidente et son amie. Plus de lettres à Gobelin, son directeur ; du moins on n’en trouve plus aucune dans les recueils de sa correspondance125. Sa réserve, qui nous prive d’informations précises sur ses progrès dans la confiance du roi, est une preuve de leur marche et de leur rapidité. Du moment qu’elle devint confidente et dépositaire des sentiments et des pensées du roi, et même des secrets de l’État, elle cessa de s’appartenir à elle-même : ce fut un devoir pour elle de donner au roi une parfaite sécurité sur le dépôt que sa confiance mettait à la discrétion de son amie ; elle lui devait de rompre toute familiarité qui aurait pu compromettre ce dépôt : il n’y a rien de si difficile à cacher qu’un secret avec tes personnes à qui l’on parle habituellement à cœur ouvert ; et il y a des secrets à la cour qui se découvrent par le soin de les cacher ; si bien qu’affecter de taire certaines choses, c’est les dire.

Consentons à passer sur l’année 1678 comme sur un temps vide d’événements remarquables. Supposons-la perdue pour le roi dans une vaine galanterie, comme la précédente ; perdue pour madame de Montespan, dans les tourments d’une ambition réprimée et dans les fureurs d’une jalousie sans amour.

Et supposons madame de Maintenon, malgré des alternatives fréquentes de dégoûts et de contentements, suivant que madame de Montespan exerçait de douces ou de malignes influences sur le roi, marchant néanmoins d’un pas lent, égal et ferme vers son but, qui était la considération du public par celle du roi, celle du roi par celle du public ; et vers un but plus éloigné qui se laissait entrevoir dans les nuages. Au reste, nous avons vu la fin de 1677, nous allons voir 1679 ; par le point d’arrivée et par le point de départ nous jugerons des intermédiaires.