(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIX » pp. 319-329
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIX » pp. 319-329

Chapitre XXIX

Suite de 1672 (continuation de la huitième période). — Accroissement du nombre des enfants naturels du roi. — Maison, rue de Vaugirard, où madame Scarron s’établit. — Le roi va la voir secrètement. — Faux bruits de sa grossesse. — Parole du roi qui indique un goût très vif pour madame de Scarron.

En 1672, le nombre des enfants de madame de Montespan s’étant accru du comte de Vexin et de madame de Nantes, il se fit un second arrangement tout différent du premier pour leur habitation. Madame de Montespan acheta, non loin de Vaugirard, un grand hôtel isolé dans la campagne. On quitta les petites maisons des nourrices : on se mit au large. Madame Scarron se retira tout à fait du monde, se déroba à tous les regards, s’établit dans cette maison, s’y concentra dans les soins qu’exigeait l’éducation de ses élèves.

Madame de Sévigné décrit cette maison, longtemps impénétrable, dans une lettre du 4 décembre 1673. « Elle était située, dit-elle à sa fille, au fond du faubourg Saint-Germain, fort au-delà de madame de La Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne ; une belle et grande maison où l’on n’entre point ; il y a un grand jardin, de beaux et grands appartements. Elle a un carrosse, des gens et des chevaux. Elle est habillée modestement et magnifiquement, comme une femme qui passe sa vie avec des personnes de qualité. Elle est aimable, bonne et négligée. On cause, on rit fort bien avec elle. »

Madame Scarron, pour donner le change aux curieux que sa retraite aurait pu mettre en campagne, prit avec elle la petite d’Heudicourt, et parut se charger de son éducation. Ce sera encore madame de Sévigné qui nous fera connaître, par sa lettre du 26 décembre 1672 à madame de Grignan, le mystère que l’on mettait à ce nouvel établissement.

« J’ai fait, dit-elle, des visites avec madame de La Fayette. Je me trouve si bien d’elle que je crois qu’elle s’accommode de moi. Nous avons encore madame de Richelieu ; j’y soupe ce soir avec a madame Dufresnoy ; il y a grande presse de cette dernière à la cour87… Pour madame Scarron, c’est une chose étonnante que sa vie. Aucun mortel, sans exception, n’a commerce avec elle. J’ai reçu une de ses lettres ; mais je me garde bien de m’en vanter, de peur des questions infinies que cela attire. Le rendez-vous du beau monde est le soir chez la maréchale d’Estrées88. »

C’est ici, et toujours en 1672, que se place, par toutes les circonstances qu’elle renferme, une lettre, sans date, de madame Scarron à madame de Saint-Géran, lettre qui, jusqu’à présent, n’a été, que je sache, l’objet d’aucune remarque, et qui cependant en fait naître de singulières.

Elle suppose que la retraite de madame Scarron, dans cette maison solitaire, avait donné lieu à des conjectures et à des propos injurieux pour elle. Voyons cette lettre en entier : c’est au lecteur qu’il appartient d’en déterminer le sens. Mais il n’y a de doute qu’entre deux idées, qui se réduisent à une seule.

« Mandez-moi tout ce qu’on dit, tout ce que vous pensez… Quel plaisir d’être enfermée89, pour les raisons que vous dites ! Est-il possible que M. et madame de La Fayette ne s’en payent pas et qu’ils aient peine à croire que j’aie supplanté mon amie ? Combien ne fera-t-on pas mettre de sangsues quand on saura ce qu’a fait mon esprit ! Vous m’avouerez, madame, que cette petite aventure achève admirablement toutes les autres, et qu’après cela il n’y a plus qu’à aller à la Trappe pour finir glorieusement une si belle vie. L’abbé Testu m’y croit déjà ; mais dites-lui, s’il vous plaît, qu’il se contente de m’écrire de très froids billets et qu’il vous laisse faire des gazettes de tout ce qui vous viendra à la tête. Je suis en très bonne santé, enfermée dans une assez belle maison, un jardin très spacieux, ne voyant que les gens qui me servent, toute ravie, tout extasiée dans la contemplation de ma dernière aventure. Je vois tous les soirs votre gros cousin (Louvois)90, qui me dit quelque chose de son maître, et puis il s’en va ; car je ne voudrais pas causer longtemps avec lui91. Ce maître vient quelquefois chez moi, malgré moi, et s’en retourne désespéré, jamais rebuté. Vous croyez bien qu’à son retour chez lui il trouve à qui parler. Pour moi, je demeure tranquille par la vérité de mon procédé. »

Les observations qui se présentent à la lecture de cette lettre ne sont pas indifférentes.

D’abord, elle est certainement du temps où les enfants et la gouvernante habitaient la maison isolée de la rue de Vaugirard, dans laquelle personne n’entrait que M. de Louvois, ou du moins n’entrait habituellement.

Il est certain que le roi y allait quelquefois, au grand déplaisir de madame de Montespan, puisqu’en rentrant chez lui il trouvait à qui parler.

Ces points établis, qu’est-ce que cette petite aventure qui suppose madame de Montespan supplantée, et que madame de La Fayette ne veut pas croire ; cette aventure pour laquelle on dit madame Scarron enfermée, et dont la suite doit être pour elle de chercher un refuge à la Trappe ; cette aventure, qui a fait jaser l’abbé Testu et l’a refroidi pour madame Scarron, et qui fait qu’elle rassure de sa très bonne santé ?

Il me semble évident que quand madame Scarron se retira de la société qu’elle fréquentait, sans dire pourquoi, et se retira dans une grande maison isolée, avec des gens et un carrosse, il se trouva quelque mauvaise langue qui répandit, à petit bruit, ou que madame Scarron était grosse, qu’elle l’était du fait du roi, qu’elle avait fait cet affront à madame de Montespan, ou qu’après avoir cédé au roi, dans l’espérance de supplanter madame de Montespan, elle avait été déçue ; que le roi ayant passé sa fantaisie, était retourné à madame de Montespan avec plus d’ardeur qu’avant, et que le roi avait donné à la belle abusée une maison pour y cacher son dépit, sa honte, le repentir de son ingratitude envers sa bienfaitrice, et qu’elle cachait sa honte et son ingratitude dans une maison que le roi lui donnait en attendant qu’elle allât expier sa faute et cacher son infamie dans quelque refuge comme la Trappe.

La grossesse était une calomnie.

Mais il reste cette particularité que le roi avait décidément jeté des regards amoureux sur madame Scarron avant qu’elle et les enfants vinssent à Versailles et s’y établissent. Il reste aussi que madame de Montespan en avait déjà de l’inquiétude et en marquait au roi.

La lettre qu’on vient de lire chargeait madame de Saint-Géran de faire une espèce de réprimande à l’abbé Testu sur l’indiscrétion de ses propos. Il paraît que l’abbé Testu s’excusa dans une lettre à madame Scarron. Elle lui répondit la lettre suivante, le 15 novembre :

« Ne vous alarmez pas de ma dévotion, mon pauvre abbé ; rassurez l’hôtel de Richelieu ; on n’oublie pas dans la solitude des amis à qui l’on en doit tous les agréments. Ma vie, dites-vous, n’a pas besoin de réforme ; le P. Bourdaloue ne me parlerait point sur ce ton ; vous êtes aujourd’hui mondain, vous ne le serez pas toute jours. Viendra un temps où vous préférerez le ciel à la terre ; vous êtes fait pour Dieu. Ceux qui attribuent ma retraite à un dépit, sans doute ne me connaissent pas : ai-je jamais donné lieu à de pareils soupçons ? Elle est le fruit de réflexions sérieuses. Je fuis le monde, parce que je l’ai trop aimé, parce que je l’aime trop. Vous me dites et qu’on peut y faire son salut ; vous devez sentir par vous-même combien cela est difficile. J’aime bien mieux cette maxime du P. Joseph : Pour être vertueux à Paris, il ne suffit pas de le vouloir. Je ne veux pourtant pas en sortir encore ; trop de charmes m’y attachent, et à ma faiblesse, je sens que je ferais des efforts inutiles, on vous a dit vrai, si l’on vous a peint mon directeur comme un homme rigide ; mais vous ne devriez pas vous le figurer ridicule, Il ne défend point les plaisirs innocents ; mais il ne permet pas de traiter d’innocents ceux qui sont criminels. Sa piété est douce, gaie, point fastueuse ; mais il veut une vie chrétienne et active ; c’est un homme admirable ; je vous l’enverrai, si vous souhaitez, à vous et à Guébriant, Il commence pars emparer des passions, il s’en rend maître, et il y substitue des mouvements contraires, il m’a ordonné de me rendre ennuyeuse en compagnie, pour modifier la passion qu’il a aperçue en moi, de plaire par mon esprit. J’obéis. Mais voyant que je fais bâiller et que le fais bâiller les autres, je suis quelquefois prête à renoncer à la dévotion. »

Sans doute, l’abbé Testu, afin qu’on ne le soupçonnât pas d’avoir eu part aux mauvais propos, faisait dans sa lettre des remontrances sur l’inutilité d’une réforme. La lettre du 15 novembre, en réponse, est ironique dans quelques expressions, sévère dans d’autres ; mais elle tend surtout au but que se proposait madame Scarron : c’était de faire croire que l’année qu’elle allait passer dans une solitude forcée, avec les enfants dont il fallait cacher l’existence, serait consacrée à une retraite pieuse et à une réforme dirigée par un savant théologien. Elle voulait préparer la société à son absence, et faire dire : Elle est dévote, n’en parlons plus. Quand elle charge l’abbé Testu de dire à l’hôtel de Richelieu : qu’on n’oublie pas dans la solitude des amis à qui l’on en doit tous les agréments, elle disait une chose sérieuse, qui se rapportait à la grande et belle habitation de Vaugirard, et à l’influence que madame de Richelieu exerçait sur la bienveillance de madame de Montespan et sur celle du roi. Quand elle dit : ceux qui attribuent ma retraite à un dépit ne me connaissent pas ; ai-je jamais donné lieu à de pareils soupçons ? elle touche légèrement mais avec dignité l’objet de sa lettre a madame de Saint-Géran. Quand elle dit de Gobelin : c’est un homme admirable, voulez-vous que je vous l’envoie ? elle se moque de lui et de Testu. Quand elle dit : il m’a ordonné de me rendre ennuyeuse ; mais quand je bâille et que je fais bailler les autres, je suis quelquefois prête à renoncer à la dévotion , il n’y a pas de doute qu’elle ne se moque de Gobelin, à qui elle rend directement un compte plaisant du succès de son entreprise avec madame d’Albret. J’ai vu madame d’Albret, dit-elle dans sa lettre de 1669 à Gobelin, je l’ai révoltée par mon silence le plus qui m’a été possible.

Mais revenons sur la lettre à madame de Saint-Géran. Il en résulte que quand on habitait la grande maison de Vaugirard, c’est-à-dire en 1672, au lieu de la prétendue prévention du roi contre madame Scarron, on voit son inclination bien prononcée pour elle, puisqu’il allait la voir secrètement, qu’il en sortait désespéré, non rebuté ; que même madame de Montespan, dont les accès de jalousie sont des accusations d’intrigue entre le roi et madame Scarron, se défiait de ses visites clandestines, et qu’en rentrant chez elle, le roi trouvait à qui parler.

Ajoutez cet autre fait rapporté par madame de Caylus dans ses Souvenirs, page 89 : « L’aînée des enfants de madame de Montespan mourut à l’âge de trois ans. » (C’est l’enfant que Saint-Simon nomme Madame la duchesse, t. XIII, p. 102. Elle était née en 1669, ce fut donc en 1672 qu’elle mourut.) « Madame Scarron, continue madame de Caylus, en fut touchée comme une mère tendre, et beaucoup plus que la véritable. Sur quoi le roi dit, en parlant de madame Scarron : Elle sait bien aimer ; il y aurait du plaisir à être aimé d’elle 92. »

L’aversion des érudits pour les conjectures, et celle des esprits sages pour le romanesque, ne peuvent aller jusqu’à méconnaître que cette parole du roi fait époque dans l’histoire de ses relations avec madame de Maintenon. Elle exprime un sentiment juste et vrai. On ne peut la confondre avec ces fadeurs que la galanterie se plaît à semer au hasard, sans en prévoir, sans en désirer positivement des résultats. D’un autre côté, peut-on penser que l’accent de madame Scarron dans l’expression de son chagrin, cet accent qui alla au cœur du roi, ne sortît du cœur de la gouvernante dont la douleur n’était pas toute pour la perte de l’enfant et s’était accrue de la douleur du père ?

Mais laissant de côté des présomptions qu’il n’est pas donné à tout le monde d’apprécier, arrêtons-nous aux conséquences que le fait a dû amener.

Si les paroles du roi ne prouvent pas en lui réveil d’un sentiment nouveau, il est du moins certain qu’elles durent faire une vive impression sur deux personnes fort intéressées a les étudier, après les avoir entendues. Madame Scarron tut sans folie concevoir l’espérance de loucher le cœur du monarque, et surtout en concevoir le désir ; et madame de Montespan dut ressentir, dans son âme altière, une secousse de jalousie qui ne pouvait manquer d’avoir des suites.

Le 20 juin, naquit le comte de Vexin : ce fut un accroissement de peines pour la gouvernante que la mort de madame la duchesse venait de soulager.

Dans le mois de septembre, le roi donne le gouvernement d’Amersfort au frère de madame Scarron. Le 19, elle écrit à d’Aubigné une lettre qui respire la reconnaissance, l’amour pour le roi, et le sentiment de la faveur toute particulière à laquelle d’Aubigné doit cette place. On y lit ce qui suit : « Le gouvernement d’Amersfort est un chemin à autre chose. Faites donc de votre mieux pour le service d’un roi qui, comme homme, le mérite. Je vous crois encore plus charmé de lui que je ne le suis, parce que vous l’avez vu de plus près ce qu’il a fait cette campagne. Il doit y avoir du plaisir à servir un héros et un bienfaiteur. Marquez-moi le nom de ceux qui vous protègent, ils ne s’en repentiront pas 93. »