Un cas de pédanterie.
(Se rapporte à l’article Vaugelas, page
394).
Qui plume a guerre a.
Je n’ai pas été peu surpris, il y a un ou deux mois, de lire un matin (7 juin 1866), dans le journal intitulé l’Événement et qui n’est censé s’occuper que de sujets à l’ordre du jour, la critique d’un discours que j’avais prononcé autrefois sur la tombe d’un de mes amis, le docteur Armand Paulin, discours qui n’avait pas moins de neuf années de date (ce que le critique se gardait bien de dire), discours oublié de moi-même et que je n’avais jamais songé à recueillir dans aucun de mes volumes de Mélanges, publiés depuis. Le critique, un docteur Joulin, que ses amis appellent un homme d’esprit, me dénonçait pour ce discours comme faisant honte à l’Académie française, comme ne sachant pas un mot de français, sinon à la réflexion et à tête reposée, comme ne pouvant écrire couramment deux lignes sans pataquès ; et il notait dans ce seul discours jusqu’à cinquante-trois fautes de langue et de goût. Je pourrais me borner à lui répondre :
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Quoi ! je suis appelé à parler sur la tombe d’un ami intime, j’écris ce discours le matin même de la cérémonie funèbre ; je le prononce devant des témoins amis et émus ; le Moniteur, où j’écrivais alors, insère le lendemain les paroles qui sont l’éloge du mort ; si d’autres feuilles, des journaux de médecine et de science les reproduisent, j’y suis totalement étranger et je n’ai eu nullement à m’en mêler : ces journaux n’ont vu dans mon Éloge funèbre que la mémoire du médecin, homme de bien, que j’y célébrais. Depuis lors, je garde fidèlement le souvenir de mon ami, mais je ne pense plus à mon discours. Et vous, confrère et médecin, qui trouvez d’ailleurs, dites-vous, mes éloges du docteur Paulin justes et mérités, vous venez, après neuf ans, relever, par une diatribe bruyante, qui vise au grotesque et qui prend en s’affichant des airs de mascarade, quelques négligences et des rapidités inévitables de diction : vous venez en faire une sorte d’éclat et comme de découverte dans un journal quotidien, de telle sorte qu’il ne tenait qu’aux lecteurs de l’Événement, ce jour-là, de croire que je m’étais rendu coupable d’un méfait littéraire assez récent, d’une harangue tout à fait ridicule. Est-ce là un procédé ? et n’est-ce pas déjà être pédant, au pire sens du mot, que d’agir de la sorte ?
Mais il y a mieux, et je n’accepte aucune ou presque aucune des remarques aussi messéantes que puériles du docteur Joulin qui ne me paraît, à moi, qu’un magister en fait de langue78. Et je ne craindrai pas d’en faire juge le public qui n’a pas eu sous les yeux la pièce incriminée ; car je ne considère pas comme un texte loyal et sincère le texte déchiqueté et entrecoupé, à chaque mot, de lazzis grossiers, qui lui a été présenté par cet étrange docteur.
Armand Paulin, l’ami médecin que nous perdions le 7 septembre 4 857, était une figure originale et une nature avant tout sympathique. On ne fait pas un portrait sur une tombe, et je n’ai pu qu’esquisser une rapide image ; mais les amis présents ont tous reconnu celui qu’ils avaient aimé pour ses qualités, pour ses vivacités, pour ses défauts mêmes, nés d’un surcroît du cœur. Sorti de l’École normale et destiné aux sciences, envoyé comme professeur de physique au lycée de Metz, Paulin se signala en 1814 et 1815 par la chaleur et, je dirai, l’effervescence de son patriotisme, par son dévouement à la cause de l’armée, à celle de l’Empereur, par ses prodiges d’humanité au service des blessés et des malades. Qu’il nous suffise de dire qu’un jour, pour courir là où l’appelaient son devoir et son cœur de citoyen, il força violemment la consigne du lycée et qu’il écarta de la main le proviseur. Sa conduite généreuse, et toujours droite jusqu’en ses excès d’ardeur, lui acquit alors, dans la cité messine, de ces amitiés qu’on ne noue qu’une fois dans la vie et qui durèrent jusqu’à sa mort. Il y gagna le cœur d’une jeune personne▶, fille d’un des principaux fonctionnaires de la ville, d’une condition et d’une naissance supérieure à la sienne, et qui, malgré sa famille, lui donna sa main. Armand Paulin fit tout pour mériter, pour justifier cette préférence dont il était l’objet et qui devint l’honneur de sa vie. Médecin et praticien à Paris, il se plaisait à réunir chez lui des hommes distingués que retenaient le charme et l’intelligence de Mme Paulin : c’était le docteur Lallemand, Andral, Jouffroy, Jean Reynaud, Stourm, Littré, beaucoup d’autres. C’est la plume de M. Littré qui traça dans le National l’Éloge funèbre de Mme Paulin. Mais j’ai tort de revenir à l’avance sur ce qu’on va lire et qui a été dit par moi-même en termes assez généraux, pourtant exacts et suffisants. Je reproduis donc ce qu’on lisait dans le Moniteur du 10 septembre 1857, et qui a fait l’objet d’une dénonciation, assurément tardive, dans l’Événement du 7 juin 4 866.
Nécrologie. — Le docteur Armand Paulin, médecin de l’École normale supérieure, chevalier de la Légion d’honneur, brusquement enlevé le 7 septembre par une attaque d’apoplexie pulmonaire, a été aujourd’hui enterré au cimetière d’Auteuil, où est le caveau de sa famille. Les obsèques ont eu lieu à l’église de Saint-Germain-des-Prés au milieu d’un grand concours de médecins, de membres de l’Université et d’amis, dont un bon nombre a suivi le convoi jusqu’à Auteuil. Le deuil était conduit par M.Guérard, préfet des Études à Sainte-Barbe.
M. Sainte-Beuve, l’un des plus anciens amis du docteur Paulin, a prononcé sur la tombe les paroles suivantes :
« Messieurs, vous avez désiré que nous ne quittions pas, sans lui adresser un dernier adieu, les restes du médecin habile, de l’ami excellent, du cœur dévoué que nous perdons. C’est pour obéir à ce vœu de l’amitié que je me hasarde à élever la voix dans un lieu et dans une circonstance où le silence ému est encore la plus éloquente des paroles.
Ce qu’était Armand Paulin qui nous est si soudainement enlevé, nous le savons tous ! Né en 1792, enfant d’une génération qui a produit des hommes supérieurs ou distingués en tout genre, élève de l’École normale dans la première ferveur de la création, il eut aussi, à sa manière, le souffle et le feu sacré ; il marqua de bonne heure, entre ses jeunes camarades, par des qualités qui étaient bien à lui. Destiné d’abord à l’enseignement des sciences, chargé de professer la physique au lycée de Metz, il reçut dans cette cité patriotique et guerrière le coup direct des événements de 1814 de l’invasion. Son cœur saigna, et il commença par faire ce qu’il fit ensuite toute sa vie : il se dévoua. Son zèle à servir nos braves soldats atteints du typhus faillit lui devenir funeste ; saisi lui-même par le fléau, il fut près de payer de sa vie son humanité, et Metz qui avait été témoin de ce dévouement du jeune professeur s’en est ressouvenu toujours : cette noble cité était devenue pour Armand Paulin une seconde patrie ; ses amis de Metz sont restés fidèles jusqu’à la fin à cet enfant, adoptif, à ce cœur généreux dont ils avaient vu le premier élan.
« Trop impatient pour dissimuler ses sentiments nationaux et frappé dans sa position universitaire, il se tourna vers une profession indépendante, et vers celle en même temps qui permettait le mieux d’appliquer les inspirations humaines qui faisaient le fond de sa nature. Il se fit médecin. C’est à d’autres qu’il appartiendrait de dire les qualités essentielles qu’il porta dans cette profession délicate et sacrée. Elle était telle pour lui, messieurs, vous le savez. Il n’écrivit pas, il s’adonna tout entier à guérir. On s’accordait à reconnaître dans Armand Paulin (et les maîtres de l’art, qui furent presque tous ses amis, ne me démentiront pas) un diagnostic prompt, fin et sûr, un tact médical qui est le premier talent du praticien.
« Pendant des années on l’a vu mener de front toutes les activités généreuses, secourir tous les malades, tous les vaincus, tous les souffrants, applaudir à tous les succès de ses amis et les propager par ses sympathies ardentes : chaque succès d’un ami était véritablement une de ses fêtes. Durant ces années heureuses où sa franche nature se déployait avec expansion, et avant les mécomptes, il fut admirablement secondé par une femme distinguée, son égale par le cœur, qui réunissait à son modeste foyer dans des conversations vives bien des hommes alors jeunes, et dont plusieurs étaient déjà ou sont devenus célèbres. Elle lui donna successivement deux filles, mortes trop tôt pour le bonheur de tous deux. Son dernier bonheur à lui s’éteignit avec l’épouse à jamais regrettée, dont les restes sont ensevelis ici.
« Depuis qu’il l’eut perdue, il continua de faire le bien comme auparavant, avec le même zèle, avec plus d’empressement encore s’il se pouvait. Vous l’avez vu souvent, soit au sortir de la chambre d’un malade que ses soins avaient mis hors de péril, soit dans les heures d’entretien de l’amitié, inquiet cependant, agité toujours et, le devoir accompli, ayant comme hâte de se dérober. Il y avait une partie de lui-même qui était ailleurs. Il semblait que quelqu’un au dehors l’attendait. Le quelqu’un qui l’attendait, c’était, celle même, — cette compagne de toute sa vie, — qui le reçoit aujourd’hui dans cette tombe.
« Digne et excellent ami ! il avait ce qui aurait pu consoler, l’estime de tous, la chaleureuse amitié de quelques-uns ; rattaché en qualité de médecin à cette École normale dont le seul nom lui était cher, il y retrouvait les souvenirs qu’il affectionnait ; honoré d’une distinction tardive, mais si méritée, qu’il avait gagnée aussi sur ses champs de bataille à lui, il y avait été sensible de la part d’un Gouvernement qui réalisait l’un des vœux de son cœur national et qui réparait la douleur de 1814. Mais il y avait en lui un vide que rien désormais ne pouvait combler. Homme excellent, qui a beaucoup aimé, beaucoup souffert, qui a de tout temps servi ses semblables jusqu’à en vouloir mourir, le repos enfin lui est venu. Cher Paulin, repose en paix ! le souvenir de tes vertus pratiques, de ta prodigue bonté, de ta délicatesse de sentiments, vivra à jamais chez tous ceux qui t’ont connu et ne mourra qu’avec eux. »
Les lecteurs peuvent en juger maintenant. Irai-je m’amuse ! à défendre mes phrases, à
éplucher des mots comme dans une classe ? Le docteur Joulin ne veut pas de cette parole
jetée en avant tout d’abord : « sans lui adresser un dernier
adieu. »
Mais si l’on est plein de son objet, si tous les assistants n’ont
qu’une seule et unique pensée, ◀personne▶ ne se trompe quand on dit lui
de prime abord ; on en aie droit, on en a le besoin. La suite de la phrase s’en tire
comme elle peut, et quelque irrégularité de construction, en pareil cas, a toujours été
admise par les rhéteurs, même les plus purs et les plus attiques. Le docteur Joulin
voudrait que j’eusse dit : « Vous avez désiré que nous ne quittassions pas »
, au lieu de quittions. Je laisse
à des grammairiens plus délicats que lui à juger si quittions n’est
pas ici très-légitime, puisque le désir auquel on répond n’est pas seulement au passé,
mais qu’il dure et persiste jusqu’au dernier moment. « Vous avez désiré et vous
désirez encore… » :
voilà la pensée entière, la phrase au complet, dont le
second membre est resté sous-entendu. Dans tous les cas, je suis de ceux qui, placés
entre une légère faute grammaticale qui disparaît dans le débit, et une faute de goût
qui, au contraire, choquerait tout le monde, se laisseraient plutôt aller à la
première ; et quittassions eût été une faute de goût, une parole
choquante. Que dire encore ? ce docteur qui tranche ignore tout ou fait semblant ; il
paraît ne pas savoir que depuis 1800, depuis cette ère de renouvellement et de
reconstruction sociale universelle, il y a eu quantité d’institutions ou
d’administrations publiques à l’occasion desquelles on dit : « depuis la
création. »
On dit d’un ancien préfet, d’un ancien administrateur des Droits
réunis, d’un ancien membre de l’Institut : « Il était préfet dès la création,
— il appartenait à l’Institut dès la création, — il était dans la partie depuis la
création, etc. Cela s’entend de soi ; cela ne rappelle à ◀personne la création du
monde, mais bien la création de l’institution particulière dont il s’agit. Tel est
l’usage ; et c’est ainsi qu’à propos de l’École normale dans sa première nouveauté,
j’ai été conduit à parler de la « ferveur de la création. »
Enfin (et c’est là
le seul côté sérieux de la discussion présente) ce docteur, grammairien improvisé, prend
pour des fautes de langue ce qui n’est, à vrai dire, que le caractère et la marque d’an
style ; il impute à la grammaire ce qui tient à la manière d’un écrivain. Est-ce qu’il
croit, par exemple, que je ne sens pas comme lui, bien que je me la définisse moins
strictement que lui, la nuance qu’il y a entre se souvenir et se ressouvenir ? Est-ce que je n’ai pas su ce que je faisais lorsque
j’ai dit : « Metz, qui avait été témoin de ce dévouement du jeune professeur, s’en est
ressouvenu toujours ? » Ce mot, dans ma pensée, a une intention : il
dit un peu plus que se souvenir. Car, comme Metz et les amis de Metz
fêtaient le docteur Paulin chaque fois qu’il y allait (et il y allait rarement) ; comme,
à chaque retour de dix en dix ans, ils revenaient avec lui à leurs anciens souvenirs, à
ces souvenirs de 1814 et de 1815, qui dataient déjà de bien loin, j’ai employé à dessein
cette expression se ressouvenir, qui indique en effet qu’on a besoin
de remonter en arrière et d’aller puiser au fond de sa mémoire. Ainsi pour le reste.
Jamais, d’ailleurs, morceau ne fut moins un discours de rhétorique ni d’Académie que
celui-là : c’est un témoignage du cœur qui m’est sorti des lèvres. Mais j’ai cherché,
comme toujours, à y joindre la vérité du ton, la physionomie et la ressemblance. Encore
une fois, on ne fait point un portrait le pied sur une tombe qui s’ouvre : j’ai tâché du
moins de tracer une esquisse fidèle. Telle, dans le temps, elle a paru aux nombreux amis
du bon docteur. Ce n’est pas le docteur Joulin que j’appellerai de ce nom ; je me
contenterai de dire : Voilà encore un grammairien (puisque grammairien il y a) qui n’est
pas de l’École de Vaugelas.