Le duc de Lauzun.
Il y a eu deux Lauzun qui tous deux ont couru brillamment la même carrière, celle d’homme à la mode : le Lauzun du temps de Louis XIV et celui du règne de Louis XVI. De loin, sans les confondre, on tient compte volontiers de leur double gloire, on les voit un peu l’un dans l’autre, et l’éclat du nom y a gagné. Qui dit Lauzun tout court veut dire ce qu’il y a de plus recherché et de plus suprême en fait d’élégance, de fatuité et de bel air. J’ai touché, il y a quelque temps, l’autre Lauzun à propos de la Grande Mademoiselle qu’il avait su rendre folle de lui : il ne mérite pas un plus long regard. Mais le Lauzun de Louis XVI, élevé sur les genoux de Mme de Pompadour et mort duc de Biron sur l’échafaud révolutionnaire, mérite bien un chapitre à part, et ce chapitre peut ne pas être aussi frivole qu’on le croirait.
Le duc de Lauzun, d’ailleurs, a laissé des Mémoires, et par là il appartient de droit à la littérature. Il y a quelques années, on aurait hésité à prendre pour texte sérieux ces Mémoires qui passaient pour un assez mauvais livre et des plus amusants. En les relisant, je puis assurer qu’à part les premières pages, qui ont de la nouveauté et de la singularité, la lecture devient bien vite d’une uniformité assez fastidieuse. Cette série de bonnes fortunes racontées sur le même ton, et où l’inconstance essaie parfois à faux des notes de la sensibilité, finit par ennuyer, par dégoûter même ; le cœur en est affadi. Ce n’est plus qu’un livre médiocrement amusant que ces Mémoires de Lauzun : le Don Juan de Byron les a fait pâlir. Puisqu’on en peut causer comme d’une chose morte, et que le poison a péri avec le parfum, parlons-en donc sans complicité, sans pruderie, et comme d’un des témoignages les plus curieux des mœurs d’une époque qui a commencé par être frivole et qui a fini par être sanglante.
Armand-Louis de Gontaut-Biron, né en avril 1747, perdit sa mère en naissant, et
                    fut élevé dans le boudoir de Mme de Pompadour, dont son père
                    était l’un des grands courtisans. « L’embarras de me trouver un bon
                        gouverneur engagea mon père, dit-il, à confier cc soin à un laquais de feu
                        ma mère, qui savait lire et passablement écrire, et que l’on décora du titre
                        de valet de chambre, pour lui donner de la considération. »
 Notez
                    déjà ce tour d’esprit et d’ironie plaisante : ce sera celui de Lauzun. Enfant,
                    il avait des maîtres de toute sorte, mais il n’en prenait qu’à son aise. Il
                    lisait et écrivait continuellement pour Mme de Pompadour,
                    qui usait de ses petits talents. Son enfance fut celle d’un joli enfant gâté,
                    celle de Chérubin. Il lisait avec cela beaucoup de romans qui ne contribuaient
                    pas à lui régler l’esprit. Quant à sa carrière, on ne lui laissa pas le temps
                    d’y songer : « On me fit entrer à douze ans, dit-il, dans le régiment des
                        Gardes (françaises), dont le roi me promit la survivance, et je sus, à cet
                        âge, que j’étais destiné à une fortune immense et à la plus belle place du
                        royaume, sans être obligé de me donner la peine d’être un bon
                        sujet. »
            
A quatorze ans, il commença sa carrière de Richelieu et de don Juan. Sa mère, qui était morte en le mettant au monde, était sœur de la duchesse de Choiseul, femme du Premier ministre. Il se trouvait donc tout initié à ce monde des Choiseul, des Stainville, et il y fit ses premières armes, ses premiers ravages. On mariait alors les gens de qualité de très bonne heure. Son père y pensa pour lui et arrangea son mariage avec Mlle de Boufflers, petite-fille et héritière de la maréchale de Luxembourg. La plus délicieuse et la plus jolie des Boufflers et le plus brillant des Biron, Lauzun trouva moyen de faire de cela une union mal assortie. À première vue, il prit la charmante enfant en aversion, l’épousa néanmoins (le 4 février 1766) ; et il faut voir de quel ton il parle d’elle dans ses Mémoires, contrairement à ce que disent tous les contemporains, qui n’ont pour cette douce femme si sacrifiée qu’un concert d’admiration et de louanges.
Parler de Mme de Lauzun à propos de M. de Lauzun, est la plus grande vengeance qu’on puisse tirer de celui-ci, et je ne m’en ferai pas faute. C’est cette même Amélie de Boufflers dont Rousseau a si bien parlé dans ses Confessions, et qu’il vit pendant son séjour à Montmorency :
Mme de Luxembourg, dit-il, avait amené à ce voyage (1760) sa petite-fille, Mlle de Boufflers, aujourd’hui Mme la duchesse de Lauzun. Elle s’appelait Amélie. C’était une charmante personne. Elle avait vraiment une figure, une douceur, une timidité de vierge. Rien de plus aimable et de plus intéressant que sa figure ; rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu’elle inspirait. D’ailleurs, c’était un enfant ; elle n’avait pas onze ans. Mme la maréchale, qui la trouvait trop timide, faisait ses efforts pour l’animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser ; ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire…
Le pauvre Jean-Jacques fait des réflexions à perte de vue sur ce baiser, qui ne le rendait pas moins interdit que la pauvre petite. Mme Du Deffand a peint cette même gracieuse personne quelques années plus tard (20 février 1767) :
La petite Lauzun arriva… La petite femme est un petit oiseau qui n’a encore appris aucun des airs qu’on lui siffle ; elle fait de petits sons qui n’aboutissent à rien ; mais, comme son plumage est joli, on l’admire, on la loue sans cesse ; sa timidité plaît, son petit air effarouché intéresse.
Elle ajoute bien quelques mots de mauvais augure, mais qui ne se
                    sont pas vérifiés. L’aimable oiseau resta toujours aussi timide, et le mariage
                    ne l’enhardira pas. Quant au petit Lauzun, Mme Du Deffand le
                    vit aussi. Il y avait alors à Paris une lady Sarah Bunbury, des plus grandes
                    dames de son pays, des plus originales et des plus agréables. Lauzun en devint
                    amoureux et en fut aimé. Elle soupait un soir chez Mme Du Deffand, elle l’en avertit. « Quoique je n’eusse pas été chez
                            cette Mme Du Deffand depuis cinq
                        ou six ans, dit Lauzun, je parvins à m’y faire mener par Mme de Luxembourg qui y soupait aussi. »
 C’est là que
                    lady Sarah, en sortant de souper, lui glissa un billet qui contenait son aveu en
                    trois mots : I love you… Lauzun, qui ne savait pas encore
                    l’anglais, se mit à l’étudier et fit à quelque temps de là un voyage en
                    Angleterre pour y rejoindre lady Sarah. Cette Mme Du Deffand dont il parle si négligemment l’a très bien jugé dans
                    une lettre d’alors à Horace Walpole. Elle vient de parler du duc de
                    Choiseul :
Le petit Lauzun, ajoute-t-elle, n’est point bien avec lui ; … il trouve son voyage ridicule ; il n’a pas voulu lui confier ses dépêches, et il a écrit à M. de Guerchy (l’ambassadeur) pour lui recommander d’avoir attention sur sa conduite. La grand-maman (la duchesse de Choiseul) l’aime assez. Nous avions soupé il y a quelques jours avec lui, et nous le trouvâmes assez plaisant. Ayez quelques attentions pour lui, mais ne vous en gênez pas le moins du monde.
On voit que Mme Du Deffand n’était pas en reste de dédain avec le petit Lauzun. Elle le
                    trouvait assez plaisant : c’est là, en effet, le tour de son
                    esprit. Il se croyait plus bizarre et plus extraordinaire qu’il n’était ; mais
                    il était drôle, amusant, légèrement railleur, excellent dans la demi-ironie.
                    Parlant de la guerre de Corse, où il voulait aller (1768) : « Une probabilité d’avoir des coups de fusil était trop
                            précieuse, pour la négliger, dit-il ; je n’étais pas
                            assez bien avec tous mes parents pour qu’ils craignissent de me faire
                            tuer. »
 Quand il se ruina, parlant des propos divers et de
                    l’attitude du monde à son égard, il caractérise le procédé de chacun :
                        « Quant à Mme la duchesse de Grammont, elle dit
                            avec modération que j’étais un menteur et un
                        fripon. »
 Le ressort de cette plaisanterie, on le voit, est
                    toujours dans une certaine disproportion entre le commencement et la fin de ce
                    qu’on dit, disproportion qui a l’air d’échapper à celui qui parle, et qui
                    étonne. Lauzun saisissait et rendait à ravir les ridicules des gens. Quand il
                    part pour la guerre d’Amérique, il nous peint en traits fort gais les officiers
                    généraux les uns après les autres : tout l’état-major y passe. À un voyage qu’il
                    fait dans le Palatinat, et où il est des mieux accueillis par une baronne de
                    Dalberg, il dit plaisamment :
On aime, dans les pays étrangers, à se faire honneur de ce qu’on a. La baronne me mena à une fête chez l’électrice palatine, à Oggersheim, où elle ne fut pas fâchée de me montrer, ainsi qu’un petit cheval isabelle, à crins blancs, qu’on lui avait envoyé de Mecklembourg, et qui lui était arrivé en même temps que moi. Nous fûmes tous deux examinés avec attention.
Lauzun avait quelque chose du genre d’esprit du chevalier de Grammont. Vu et lu aujourd’hui sur le papier, ce genre d’esprit, bien qu’agréable, paraît assez mince : porté brillamment alors par un homme beau, brave, généreux, à grandes manières, cela avait toute sa valeur, et tournait les têtes.
Et puis ce n’étaient pas seulement les paroles, mais les actions du duc de Lauzun, qui avaient de l’extraordinaire et qui enlevaient par leur imprévu. Une des plus jolies, c’est le tour qu’il joua à un honorable chasseur de renards qui aspirait à la main de miss Marianne Harland, une jeune Anglaise des plus mignonnes et un peu plus qu’espiègle, qui s’était prise de goût pour Lauzun.
Ce gros amoureux, appelé sir Marmaduke, avait formé un projet des plus galants : « C’est dans quinze jours les courses d’Ipswich, écrivait miss Marianne à Lauzun ; il a fait faire une coupe d’or plus lourde que moi, qui sera gagnée par un cheval qui lui a coûté deux mille louis. » Il ne demandait que la faveur de mettre la coupe d’or aux pieds de sa belle. Que fit Lauzun ? Il avait de bons chevaux de course en Angleterre, il envoya l’un de ses meilleurs coureurs à Ipswich :
Un petit garçon vêtu de noir suivit bien ses instructions ; resta modestement pendant toute la course derrière le cheval de sir Marmaduke, et, à cent pas du but, passe comme un éclair. On lui donna la coupe ; il la porta à miss Marianne en y mettant un petit billet tout préparé à l’avance, qui disait : « Sir Marmaduke étant arrivé un instant trop tard, permettez-moi de suivre ses intentions et de mettre la coupe à vos pieds. »
Miss Marianne reconnaissait l’écriture de Lauzun et disait :
                        « Il est charmant ! »
 et toutes les femmes le répétaient de
                    même.
Dans la guerre de Corse, un trait assez piquant peint les mœurs françaises
                    d’alors. Lauzun, qui servait comme aide de camp, y avait tourné la tête à une
                        Mme Chardon, jeune et jolie femme d’un intendant
                    militaire, pleine d’imagination et de caprice. Un jour, à l’attaque et au siège
                    d’un village tout près de Bastia, on était 
venu de la
                    ville pour assister à l’affaire comme à un spectacle. Mme Chardon y était à cheval et se tenait près du commandant,
                    M. de Marbeuf. M. Chardon avait dû retourner à Bastia pour y organiser une
                    ambulance. Cependant il y eut un moment où l’affaire devint plus chaude, et
                    Lauzun eut ordre de faire une charge avec quelques dragons. Mme Chardon voulut l’y suivre, et on ne put l’en empêcher. Elle
                    affronta gaiement les coups de fusil et ne revint que pêle-mêle avec les
                    dragons, et après le résultat obtenu. Mais voici le trait essentiel :
                        « Toute l’armée garda le secret de cette charmante étourderie, avec
                        une fidélité que l’on n’eût pas osé espérer de trois ou quatre
                        personnes. »
 On garda le secret à Mme Chardon
                    parce qu’elle avait été brave, et on la traita comme un camarade qu’on ne veut
                    pas compromettre. Il y a bien de l’ancienne délicatesse française dans ce
                    trait-là.
C’est le plus joli endroit, selon moi, des Mémoires de Lauzun.
                    L’épisode de la princesse Czartoryska, de cette intéressante femme dont il a
                    dit : « Rien n’était perdu avec une âme si tendre, on ne pouvait être
                        plus aimable à aimer »
 ; cet épisode serait touchant s’il était le
                    dernier, et s’il couronnait une vie de légèreté et d’erreurs par un sentiment
                    fidèle et sincère. Mais on se lasse de voir Lauzun, à peine sorti d’une passion
                    et d’un malheur, recourir si vite à une distraction quelconque. On sent que la
                    vanité, la fatuité est encore le fond de cette âme qui, par moments, semblait
                    digne d’une direction meilleure. Toutes les fois qu’il veut exprimer un
                    sentiment un peu profond et vrai, il est puni, la passion et la poésie manquent
                    à son langage. Ce n’est pas parce qu’il aime, mais parce qu’il aime à tort et à
                    travers, et qu’il ne quitte l’une que pour passer à l’autre, c’est pour cela
                    qu’il lasse et qu’il ennuie. Oui, par moments, 
Lauzun
                    relu ennuie : quel châtiment ! quelle leçon.
La partie des Mémoires de Lauzun qui a le plus excité la
                    curiosité, est celle qui touche la reine Marie-Antoinette, dont il fut quelque
                    temps très distingué et dont il voudrait bien se donner pour le favori. C’est au
                    retour de Pologne, au printemps de 1775, que M. de Lauzun commença d’attirer
                    l’attention de la reine. Il avait vingt-huit ans alors, et passait dans ce monde
                    oisif pour un personnage▶ extraordinaire, et dont la destinée avait été des plus
                    bizarres. Des aventures galantes, romanesques, des voyages, des courses de
                    chevaux, une grande magnificence de train, lui avaient valu cette rare renommée.
                    Il était le prince de la mode, et l’on ne jurait que par lui. L’ambition
                    commençait à lui venir : tout récemment, avant et pendant son voyage de
                    Varsovie, il avait adressé des mémoires à la cour de Russie, à celle de France,
                    relativement aux affaires de la Pologne ; il avait des plans grandioses sur ce
                    sujet de circonstance. Dans la vue de réparer les fâcheux effets du partage, il
                    conçut l’idée d’unir d’intérêt et d’amitié les deux souveraines, l’impératrice
                    de Russie Catherine, et Marie-Antoinette, et d’être le lien de cette union.
                    Mais, on le sait très bien aujourd’hui par l’accord de tous les témoignages,
                    Marie-Antoinette n’était pas femme à s’occuper volontiers de politique ; elle
                    n’y vint que tard dans les années de la Révolution, et quand il le fallut
                    absolument. Jusque-là, ce qu’aimait par goût cette gracieuse, élégante et
                    aimable reine, c’était une vie douce, agréable, une vie égayée et ornée, au sein
                    d’une société aussi particulière et aussi familière qu’il était possible à la
                    Cour. Le projet politique de Lauzun eut pour effet de l’effrayer ; mais si elle
                    rejetait le projet, elle n’eût pas été fâchée de retenir et de s’attacher le
                    négociateur, qui avait bien, en effet, tout ce qu’il faut pour séduire une 
femme et une reine, et à qui il ne manquait ici aucun
                    motif pour s’y appliquer. Les Mémoires de Lauzun en cet
                    endroit, surtout si on les complète par les exemplaires manuscrits qui
                    contiennent quelques détails de plus, tendent à montrer qu’il n’eût tenu qu’à
                    lui, à un certain jour, d’abuser de la tendre préférence que lui témoignait la
                    reine : « Je fus tenté, dit-il, de jouir du bonheur qui paraissait
                        s’offrir. Deux réflexions me retinrent : je n’ai jamais voulu devoir une
                        femme à un instant dont elle peut se repentir, et je n’eusse pu supporter
                        l’idée que Mme Czartoryska se crût sacrifiée à
                        l’ambition. »
            
Quoi qu’il en soit de cette réserve dont il se donne avantageusement tout
                    l’honneur, Lauzun continua, durant dix-huit mois ou deux années environ
                    (1775-1777), de courir les chances de la faveur la plus périlleuse et la plus
                    enviée. Le chevalier de Luxembourg, qui l’avait précédé comme favori, était déjà
                    mis de côté, et le duc de Coigny, qui allait succéder, ne faisait que de
                    poindre. On a beaucoup parlé d’une certaine plume de héron blanche que la reine
                    avait remarquée au casque de Lauzun, qu’elle avait désiré avoir, et qu’il avait
                    donnée à Mme de Guémené pour la lui offrir. La reine avait
                    porté cette plume dès le jour suivant ; « et lorsque je parus à son
                        dîner, dit Lauzun, elle me demanda comment je la trouvais coiffée ? Je
                        répondis : Fort bien. — Jamais, reprit-elle avec infiniment de grâce, je ne
                        me suis trouvée si parée ; il me semble que je possède des trésors
                        inestimables »
. Tout cela avait été très remarqué, et était devenu
                    pour la reine une source de gronderies de la part de ses intimes, conjurés
                    contre Lauzun. Pauvre cour, qui s’amusait ou s’effrayait si fort d’une plume
                    blanche, quand déjà toute la monarchie était sapée et que le respect des peuples
                    se convertissait sourdement en haine et en mépris !
Dans toutes ces relations avec la reine, Lauzun avait
                    peut-être des intentions généreuses, mais certainement il avait des poses
                    chevaleresques : il se posait comme un homme prêt sans cesse à se sacrifier, à
                    faire bon marché de son avancement, il se présentait comme n’étant dévoué qu’à
                    elle : « Suis-je à moi ? N’êtes-vous pas tout pour moi ? C’est vous seule
                        que je veux servir, vous êtes mon unique souveraine… »
 À travers
                    mille échecs et mille traverses qu’il rencontrait à chaque pas, il continuait de
                    jouir, selon son expression de fat, « de la plus ridicule faveur dont on
                        puisse se former une idée »
. Un mot que la reine lui dit à une
                    course où elle avait parié dans un sens et lui dans un autre, et où elle avait
                    perdu : « Oh ! monstre, vous étiez sûr de
                        gagner ! »
 ce mot familier fut entendu et donna l’éveil. On
                    comprit que le goût qu’inspirait Lauzun n’avait pas cessé. Les ennemis nombreux
                    qu’il avait en cour, la petite coterie Polignac particulièrement, cette société
                    intime de la reine, résolut une bonne fois de le perdre ; et pour cela on n’eut
                    qu’à mettre en jeu avec un certain art, avec un certain concert, la foule de ses
                    créanciers, car cette vie de chevaux, de courses, de paris à l’anglaise, de
                    voyages et de train magnifique en tous pays, n’avait pu se mener sans de
                    ruineuses profusions. Il faut écouter à ce sujet Lauzun lui-même nous disant
                    avec une splendide insolence : « J’avais alors des dettes considérables,
                        et, quoi que l’on en ait dit, cela n’était pas fort extraordinaire. Mme de Lauzun ne m’avait apporté que 150 000 livres de
                        rente… »
 Il y a dans ces seuls mots : ne m’avait
                        apporté que 150 000 livres de rente, tout un Ancien
                    Régime évanoui, et toute une justification trop évidente d’une Révolution qui,
                    somme toute, et en face de pareilles énormités, a été légitime.
Puisse le travail, puisse l’aisance modérée, l’aisance toujours achetée et toujours surveillée qu’il procure, puisse la moralité qu’il introduit et qu’il entretient dans toutes les classes, devenir de plus en plus l’habitude et la loi de la société nouvelle ! Nous nous consolerons, à ce prix, de n’avoir plus les élégants Lauzun.
À la date où Lauzun faisait ce raisonnement de prodigue, Franklin arrivait comme ambassadeur de son pays à la cour de France, Franklin représentant le génie du bon sens, du travail et de l’économie, tout l’opposé d’un Lauzun.
Ici, en 1777, à l’âge de trente ans, la destinée de Lauzun reçut un échec dont il ne se releva jamais. Il ne s’en tira avec ses créanciers que moyennant un arrangement qui changea les conditions de son existence. Cet homme ruiné resta encore avec des revenus qui eussent honorablement nourri bien des familles laborieuses ; mais le prestige du premier, du fabuleux, du libéral et inépuisable Lauzun, avait reçu une atteinte mortelle. Le héros de roman s’était heurté contre la réalité et s’y était brisé : il va essayer, dans la seconde partie de sa vie, d’être un héros d’histoire, mais la fortune lui en refusera l’occasion, et, en la lui refusant, elle ne sera que juste. N’est pas César ou même Alcibiade jusqu’au bout, qui veut. Je viens de relire dans Plutarque la Vie d’Alcibiade : il fut grand général à un certain moment, il rendit du milieu de l’exil des services signalés à sa patrie, releva l’honneur de ses armes sur terre et sur mer, et on put croire qu’Athènes n’aurait pas succombé sous Lysandre, si elle ne s’était pas privée une seconde fois d’Alcibiade. Lauzun ne fut rien de tel, et Besenval, un rival, il est vrai, mais qui n’en est pas moins clairvoyant, l’a très bien défini :
Homme romanesque, n’ayant pu être héroïque, comme lui disait une femme ; voyant mal, s’étant fait aventurier au lieu d’être un grand seigneur et d’avoir un jour les gardes-françaises, auxquels il avait préféré un petit régiment de hussards ; du reste, plein de bravoure, de grâce dans l’esprit, d’élégance dans la tournure. Sa mauvaise tête l’a entraîné dans un parti qui ne devait pas être le sien. Dieu veuille qu’il n’en soit pas puni par ceux mêmes qui l’ont égaré !
Cela fait allusion au parti du duc d’Orléans où se jeta Lauzun avec tous les mécontents de cour, les ambitieux évincés et les endettés.
Mais, auparavant, Lauzun servit avec honneur dans la guerre d’Amérique, et ses Mémoires se terminent précisément avec cette guerre (1783). Il est remarquable pourtant que cet homme qui, par bel air, ne paraît s’occuper que de femmes, et qui croirait déroger à son ◀personnage s’il ne prenait note du moindre minois qu’il rencontre, n’entre pas dans plus de développements quand il aborde les choses sérieuses et les hommes considérables. On entrevoit bien, en le lisant, le cas qu’il fait de Washington, mais sa plume ici est aussi empressée à courir qu’elle était complaisante sur les tableaux frivoles du début. C’est qu’à moins d’être un homme du premier ordre, un homme qui en réunit et en assemble plusieurs en lui, on ne saurait, eût-on trente ans et même cinquante, s’affranchir jamais du cachet qu’une pareille vie première imprime à l’âme, à la volonté, à toute l’existence. Il est fâcheux d’avoir été un roué et un fat si brillant : à moins d’être décidément un grand homme, on ne vient plus à bout d’être un homme simplement solide et estimable.
Lauzun, devenu duc de Biron, l’a prouvé. Je ne prendrai que deux faits qui
                    montrent sa faiblesse de caractère. Il s’était donc attaché au parti du duc
                    d’Orléans. Au commencement de 89, ce fut ce même brillant 
Lauzun, alors duc de Biron, que le duc d’Orléans dépêcha un
                    jour à Rivarol pour l’engager à publier une brochure sur ce qu’on appelait les
                    dilapidations de la Cour. Rivarol, à ce qu’on raconte et à ce qu’il racontait
                    lui-même, parcourut d’un air dédaigneux le canevas qu’on lui présentait. Après
                    un moment de silence, il dit au plénipotentiaire : « Monsieur le duc,
                        envoyez votre laquais chez Mirabeau ; joignez-y quelques centaines de louis,
                        votre commission est faite. »
 La réponse de Rivarol était
                    souverainement injuste à l’égard de Mirabeau, mais elle n’était que justement
                    insolente pour ce qui était du duc d’Orléans et de M. de Biron, son
                    négociateur.
Environ deux ans après, au mois d’avril 1791, le duc de Biron tenta auprès de M. de Bouillé, qui commandait à Metz, une démarche d’un tout autre genre, et fut porteur de propositions toutes royalistes, de la part encore du duc d’Orléans ou de son parti :
Le duc de Biron, dit M. de Bouillé, vint me voir à Metz, dans les premiers jours d’avril : membre de l’Assemblée constituante, ami du duc d’Orléans, constamment attaché à son parti, il ne fut jamais, à ce que je pense, le complice ni même le confident de ses crimes. Il avait été employé sous mes ordres, et j’avais conçu beaucoup d’amitié pour lui, non seulement à cause de ses qualités aimables, mais pour sa loyauté, sa franchise et son esprit de chevalerie. Dans les conversations que nous eûmes ensemble, il me parla avec beaucoup de vérité sur la situation de la France, avec intérêt sur celle du roi, avec mépris sur l’Assemblée et sur les partis qui la divisent ; il me témoigna un désir extrême qu’on rendît au roi sa dignité, sa liberté, son autorité ; à la monarchie son ancienne constitution, ou du moins à quelques changements près, que les circonstances rendaient inévitables.
Je lui témoignai mon étonnement que l’ami du duc d’Orléans… me parlât ainsi. Je lui dis que je ne le croyais pas associé à sa conduite criminelle, mais que, constamment attaché à ce prince, son parti, il aurait dû l’abandonner, puisqu’il pensait ainsi.
« Il excusa le duc d’Orléans ; … il m’ajouta qu’il ne l’approuvait pas, mais qu’étant l’ami de ce prince et engagé dans son parti, il n’avait pas cru de son honneur de l’abandonner.
M. de Bouillé s’étonne avec raison de voir l’honneur ainsi déplacé. La vie de Lauzun est remplie de cette chevalerie appliquée à faux.
Je lui répondis, continue M. de Bouillé : Mais comment, vous qui êtes un honnête homme et qui avez de l’esprit, n’avez-vous pas pris l’ascendant sur votre ami, et n’avez-vous pas dirigé sa conduite vers un but utile et honnête ? Il me dit : « Si le duc d’Orléans est faible, je le suis encore plus que lui. »
Nous saisissons l’aveu, c’est la seule moralité que je veuille tirer ici. Quelle qu’ait été la part de volonté et de caractère que Lauzun avait primitivement reçue de la nature, l’usage qu’il en avait fait dans sa première vie avait certes contribué à la diminuer en lui et à l’énerver. Sa première carrière l’avait bien préparé aux faiblesses de la seconde.
Quel assujettissement de caractère, au fond, et quel esclavage sous le faste de ces rois de la mode, qui en sont les premiers courtisans, et qui ont l’air de diriger les caprices de leur temps, quand ils en dépendent !
M. de Bouillé ajoute que, le lendemain, le duc de Biron vint chez lui, et lui
                    remit par écrit sa conversation de la veille, afin de lui prouver que c’était
                    sincère et qu’il y pouvait compter. Personnellement, ceux qui ont connu
                    M. de Biron ont toujours mêlé à leur jugement sur lui un sentiment de regret et
                    un hommage pour ses qualités brillantes, faciles ou généreuses. Compromis à
                    tort, à la suite du duc d’Orléans, dans le torrent d’accusations que soulevèrent
                    les journées des 5 et 6 octobre, on voulait le faire partir comme ce prince pour
                    l’Angleterre : « M. de Biron sort de chez moi, écrivait Mirabeau 
au comte de La Marck ; il ne part point : il l’a
                        refusé, parce qu’il a de l’honneur. »
            
Devenu général de la République française37, tour à tour employé à
                    l’armée du Nord, puis en chef à celle d’Italie, puis en Vendée, Biron désirait
                    et appelait une occasion de se signaler qui recula toujours, et dont peut-être
                    il n’était pas homme à profiter. La Fayette, qui l’avait vu de près et qui le
                    juge sans rancune, dit, à propos d’un premier échec que Biron essuya près de
                    Valenciennes, qu’avec toutes ses qualités brillantes il était « dépourvu
                        du tact militaire si indispensable à la guerre »
, et que son esprit
                    lui en faisant plus vivement sentir le défaut, il était sujet à tomber dans
                        l’irrésolution38. Il ne fut jamais donné à Biron de
                    réparer ses torts par une action d’éclat avant l’échafaud. Il y monta le
                    31 décembre 93, accusé d’avoir, par son inaction et son peu de secours,
                        « favorisé les succès des brigands de la Vendée sur le territoire
                        français »
. Il n’avait que quarante-sept ans. On raconte que
                    l’exécuteur se présentant le matin, pendant qu’il déjeunait dans sa prison, pour
                    l’avertir qu’il était l’heure de partir : « Vous me permettrez bien
                        encore une douzaine d’huîtres »
, lui dit gaiement Biron, et il lui
                    offrit un verre. On ajoute que, dans un sentiment plus élevé, il s’écria à 
l’instant de la mort : « J’ai été infidèle à
                        mon Dieu, à mon Ordre et à mon Roi : je meurs plein de foi et de
                            repentir39. »
            
On aime à penser qu’en ce moment de suprême équité, un autre nom, une autre
                    infidélité lui serait revenue encore en mémoire, et qu’il se serait dit quelque
                    chose de plus à lui-même s’il avait pu prévoir que, quelques mois après, sa
                    femme, cette modeste, charmante et vertueuse femme dont il a si indignement
                    parlé, et dont tous, excepté lui, ont loué l’inaltérable douceur, la raison
                    calme et soumise, et les manières toutes pleines de timidité et de pudeur,
                    monterait à son tour sur l’échafaud. Sortie de France pour la seconde fois
                    depuis le commencement de la Révolution, elle eut l’imprudence de revenir
                    d’Angleterre à Paris au printemps de 1794, dans l’espoir de sauver quelque
                    partie de sa fortune qu’elle employait surtout en bienfaits, et elle périt avec
                    tant d’innocentes victimes, mais la plus pure, la plus angélique de toutes. Mme Necker avait tracé de Mme de Lauzun
                    dans sa première jeunesse un portrait délicat et senti qu’elle terminait en
                    disant : « Les portraits d’imagination sont les seuls qui lui
                        ressemblent »
, et dans lequel elle la recommandait vivement comme
                    une vierge orpheline à son bon ange gardien :
Ô vous ! ange protecteur à qui le ciel a confié les jours et les vertus de sa chère Émilie, ange qui vous attachez à ses pas au milieu des dangers dont elle est environnée, faites qu’elle acquière encore de nouvelles vertus et de nouveaux charmes ; secondez ses touchants efforts, et hâtez ses progrès vers la perfection !… — Ôtez une comparaison recherchée et un peu d’emphase, ce portrait est délicieux, a dit un contemporain. Il y a des traits fort spirituels ; il fait surtout plaisir à ceux qui ont connu, non Émilie, comme écrit Mme Necker, mais Amélie, et il fait mal quand on pense que cette excellente femme, recommandée à un Ange pour ses derniers moments, a été livrée au bourreau.
De toutes les images, celle du bourreau est assurément la plus révoltante, la plus impossible à rapprocher de la figure de l’être aimable qui, jusqu’à la fin, avait gardé quelque chose de ce joli oiseau effarouché auquel la comparait Mme Du Deffand, et de cette timide jeune fille de onze ans qu’un baiser de Jean-Jacques laissait toute confuse et interdite.
C’est ainsi que ceux qui avaient fait le scandale dans l’ancienne société, et qui avaient le plus abusé, périssaient en entraînant dans leur chute les innocents mêmes qui en avaient souffert. Pour rendre les Mémoires de Lauzun un ouvrage presque moral, pour infliger son châtiment à celui qui les a écrits, il n’y aurait qu’à ajouter à la fin du volume tous les éloges et les témoignages unanimes sur sa vertueuse femme, avec la date des deux supplices40.
La destinée de ces Mémoires fut, au reste, singulière, et nous suggérera encore plus d’une réflexion. Écrits, à ce qu’il paraît, par Lauzun pour amuser quelques femmes de ses amies, il s’en était fait des copies qui peu à peu se répandirent et circulèrent. Dans les premières années de la Restauration, la haute société fut avertie de l’existence de ces Mémoires et en ressentit une véritable épouvante. En effet, quelques-unes des femmes qui y étaient nommées pour leur conduite, légère et leurs aventures de jeunesse, vivaient encore et avaient passé depuis à la défense solennelle des bons principes, au culte de l’autel autant que du trône. M. de Talleyrand, qui avait connu Lauzun, vint au secours de ces dames et de ces familles effrayées. Dans une lettre signée de lui, qui fut insérée au Moniteur du 27 mars 1818, il disait :
Le duc de Lauzun, dont j’étais l’ami, avait écrit ses Mémoires ; il me les avait lus. J’ignore en quelles mains il en a pu tomber quelques copies ; ce que je sais avec certitude, c’est qu’ils ont été horriblement falsifiés.
Tous ceux qui ont connu le duc de Lauzun savent que, pour donner du charme à ses récits, il n’avait besoin que des agréments naturels de son esprit ; qu’il était éminemment un homme de bon ton et de bon goût, et que jamais personne ne fut plus incapable que lui de nuire volontairement à qui que ce fût. C’est cependant à cet homme-là qu’on ose attribuer les satires les plus odieuses contre des femmes françaises et étrangères, et les calomnies les plus grossières contre une personne auguste (Marie-Antoinette), qui, dans le rang suprême, avait montré autant de bonté qu’elle fit éclater de grandeur d’âme dans l’excès de l’infortune. Voilà ce qu’offrent de plus saillant les prétendus Mémoires du duc de Lauzun, qui depuis quelque temps circulent manuscrits, et dont j’ai une copie entre les mains.
Je garderais le silence sur cette œuvre de ténèbres, si je n’avais des raisons de croire que cette espèce de manuscrit dût être incessamment livré à l’impression.
Les suppositions et falsifications d’ouvrages ne sont point une chose nouvelle. De tout temps, des âmes passionnées ou mercenaires ont abusé des facilités que leur offraient des mémoires particuliers, inédits, pour répandre, sous le nom d’autrui, le venin dont elles étaient remplies. Mais ce genre de crime semble devenir plus commun, au lieu de diminuer ; et il s’accroîtra sans doute, si l’on se borne toujours à s’en plaindre sans y remédier.
Et après avoir proposé un projet de loi assez vague et assez peu intelligible contre la diffamation et contre toute espèce d’imputation ayant un caractère personnel, M. de Talleyrand continuait :
Mais, ces lois n’existant point encore, je crois devoir à la mémoire d’un homme dont je fus l’ami, de déclarer qu’il n’a point fait, qu’il était incapable de faire et qu’il aurait eu horreur d’écrire les Mémoires qu’on a osé mettre sous son nom. Si je n’attends point qu’ils soient publics, c’est que, selon toute probabilité, ils paraîtront tandis que je serai à la campagne et sans que j’en sois instruit41.
Je n’ai point voulu que ma réclamation, étant différée, arrivât trop tard.
Le prince de Talleyrand.
En écrivant ceci, M. de Talleyrand croyait faire une bonne œuvre ; il faisait une œuvre agréable du moins aux personnes de sa société, mais il mentait, et il mentait sciemment, ce qui est toujours fâcheux quand on veut faire un acte public au nom de la morale.
J’ai sous les yeux une lettre de remerciement et d’action de grâces qui lui fut adressée à la date du 28 mars, le lendemain de l’article, par une noble dame d’alors, Mme la duchesse d’Es… On y lit42 :
Je désire qu’on sente ici, mon prince, l’importance du service que vous rendez. Personne ne lit l’histoire, et c’est dans les mémoires que se forme l’instruction des salons. Vous me prouviez, l’autre jour, que leur opinion avait un grand poids. Une lettre de vous, ôtant à ces Mémoires leur authenticité, les anéantit, et les étrangers, que nos malheurs ont rendus si importants, n’y verront plus qu’un roman. Tout ce qui attaque les mœurs de la reine ôte quelque chose du respect dû à Madame (la duchesse d’Angoulême). Vous avez donc rendu un service très important. Avant-hier, ils étaient dangereux ; aujourd’hui, ils ne sont plus.
Mais ici on a droit d’interrompre la personne du monde qui juge de la sorte si à la légère, et de lui dire :
« Non, madame, il n’est au pouvoir d’aucun homme, si élevé qu’il soit par son nom et son influence, de récuser ainsi et de mettre à néant d’un trait de plume des indiscrétions, fussent-elles scandaleuses et préjudiciables à tout un ordre de la société. Un Caton lui-même, à défaut de M. de Talleyrand, ne le pourrait pas. L’ancienne société a jugé à propos de vivre d’une certaine manière, d’user et d’abuser de tous les biens qui lui ont été accordés. Ce n’est pas les hommes qu’on accuse ; d’autres, à leur place, eussent fait de même : des plébéiens parvenus eussent fait comme les Lauzun, et seulement avec moins d’élégance. Mais enfin l’ancienne société, ayant vécu de la sorte, ne pouvait avoir droit à tous les bénéfices, ni ajouter, à l’excès des prodigalités et des jouissances passées, la considération finale qu’elle ne devrait qu’à la parfaite discrétion et au silence. L’ancienne société a abusé ; elle a été punie et détruite, et cette punition, cette ruine se justifie aujourd’hui même avec éclat par les aveux successifs qui sortent de son propre sein. Les Mémoires de Lauzun existaient avant le démenti de M. de Talleyrand ; ils existent et comptent deux fois plus après, car on en sent mieux l’importance. Ils ne semblent que frivoles au premier abord ; ils ont un côté sérieux, bien plus durable, et l’histoire les enregistre au nombre des pièces à charge dans le grand procès du xviiie siècle. Je n’ai voulu ici que faire entrevoir cette façon de les considérer ; il est, en toutes choses, une conclusion élevée et raisonnable, qu’il ne faut jamais perdre de vue.
[Note.]
Depuis que cet article est écrit, les Mémoires de Lauzun ont eu une suite d’aventures et ont causé maint désagrément à ceux qui s’en sont occupés. Publiés en mai 1858 d’une manière trop conforme au manuscrit par M. Louis Lacour, chez MM. Poulet-Malassis et de Broise, ils ont suscité des réclamations, des plaintes, un procès. La vertu des grandes dames de cette fin du xviiie siècle a trouvé, d’une part, de zélés chevaliers dans la Société des bibliophiles, et surtout dans le président de cette Société (M. Jérôme Pichon), antiquaire distingué et très vif dans son culte du passé : d’autre part, le petit-fils d’une des plus compromises parmi ces anciennes beautés, laquelle avait déjà été nommée en toutes lettres dans l’édition de 1822, n’a pas estimé qu’il y avait lieu à prescription et n’a pas cru devoir être de l’avis de Boileau :
Mais qui m’assurera qu’en ce long cercle d’ansÀ leurs fameux époux vos aïeules fidèlesAux douceurs des galants furent toujours rebelles ?
Il y a eu plainte portée devant la justice comme pour un fait qui n’est pas encore entré dans le vaste domaine de l’histoire, et, en conséquence, jugement et condamnation (26 janvier 1859). L’Ancien Régime était plus coulant sur ces choses de mœurs, une fois divulguées, et, après un premier éclat de colère, il était convenu qu’on fermerait les yeux ; les éditeurs de Bussy-Rabutin et d’Hamilton auraient eu, sans cela, trop de comptes à rendre.