Madame de Krüdner et ce qu’en aurait dit Saint-Évremond.
Vie de madame de Krüdner, par M. Charles Eynard
Il y a déjà plus de douze ans que la Revue
               189 s’est occupée de Mme de Krüdner, et que nous avons classé à
          son rang l’auteur de Valérie parmi les aimables romanciers du siècle. Nous
          n’avions pas prétendu retracer toute l’histoire de cette femme brillante et diversement
          célèbre ; nous ne nous étions attaché qu’à bien saisir l’expression de sa physionomie en
          deux ou trois circonstances principales, et à la montrer sous son vrai jour. Ayant eu
          l’occasion depuis de faire réimprimer ce premier travail, nous en disions : « Comme
            biographie, ce simple pastel, dans lequel on s’est attaché à l’esprit et à la
            physionomie plus encore qu’aux faits, laisse sans doute à désirer ; un de nos amis, M.
            Charles Eynard, à qui l’on doit déjà une Vie du célèbre médecin Tissot, prépare depuis
            longtemps une biographie complète de Mme de Krüdner. Renseignements intimes, lettres
            originales, rien ne lui aura manqué, surtout pour la portion religieuse. Nous hâtons de
            tous nos vœux cette publication. »
            
C’est ce travail, fruit de plusieurs années d’une recherche suivie et d’un culte patient,
          qui paraît aujourd’hui et qui justifie amplement notre promesse. La mémoire de Mme de
          Krüdner est désormais assurée contre l’oubli, et, ce qui vaut mieux, contre le dénigrement
          facile qui naissait d’une demi-connaissance. On la suit dès le berceau, on assiste à ses
          jeux, à ses rêveries d’enfance, à son mariage, à sa première vie diplomatique, à ce
          premier débordement d’imagination qui cherchait un objet idéal, même dans son sage mari ;
          on la voit, à Venise (1784-1786), laissant s’exalter près d’elle la passion d’Alexandre de
          Stakieff, le jeune secrétaire d’ambassade, dont elle fera plus tard le Gustave de
            Valérie, ne favorisant pas ouvertement cette passion, ne la partageant
          pas au fond, mais en jouissant déjà et certainement reconnaissante. M. Eynard établit
          très-bien, d’ailleurs, que Mlle de Wietinghoff, mariée à dix-huit ans au baron de Krüdner,
          qui avait juste vingt ans plus qu’elle, qui était veuf ou plutôt qui avait divorcé deux
          fois, s’efforça sérieusement de l’aimer et de trouver en lui le héros de roman qu’elle
          s’était de bonne heure créé dans ses rêves. C’était dans les premiers temps un parti pris
          chez elle d’aimer, d’admirer son mari : « On ne sait d’abord, écrivait-elle, ce
            qu’on aime le plus en lui, ou de sa figure noble et élevée, ou de son esprit qui est
            toujours agréable et qui s’aide encore d’une imagination vaste et d’une extrême
            culture ; mais, en le connaissant davantage, on n’hésite pas : c’est ce qu’il tire de
            son cœur qu’on préfère ; c’est quand il s’abandonne et se livre entièrement qu’on le
            trouve si supérieur. Il sait tout, il connaît tout, et le savoir en lui n’a pas émoussé
            la sensibilité. Jouir de son cœur, aimer et faire du bonheur des autres le sien propre,
            voilà sa vie. »
 Quoique M. de Krüdner fût un homme de mérite, sa jeune femme lui
          prêtait assurément dans ce portrait flatté ; toute leur relation peut se résumer en deux
          mots : elle était romanesque, et il était positif. Ajoutons qu’il avait quarante ans quand
          elle en avait vingt. Durant ce séjour à Venise, « sans cesse occupée de lui, dit M.
            Eynard, elle passait sa vie à lui prouver sa tendresse par des attentions infructueuses
            à force de délicatesse. Elle entreprenait des courses lointaines et fatigantes pour lui
            procurer des fleurs et des fraises dans leur primeur. D’autres fois, la vue d’un danger,
            les caprices d’un cheval fougueux que son mari se plaisait à monter ; lui causaient de
            si vives terreurs qu’elle en perdait connaissance… »
 Toutes ces recherches et
          ces inventions de sensibilité étaient peine perdue. Un jour, le baron de Krüdner était
          allé faire une visite à la campagne ; vers le soir, un orage éclate. Mme de Krüdner
          s’inquiète ; les heures s’avancent, l’orage ne cesse pas ; sa tête se monte : elle se
          figure le sentier qui longe la Brenta envahi par les eaux, son mari luttant avec le
          péril ; elle veut l’en arracher. La voilà sortie au milieu de la nuit, allant à la
          découverte, interrogeant les rares passants, puis raccourant au logis pour faire lever sa
          femme de chambre, et se mettant en route à l’aventure. M. de Krüdner, qu’elle finit par
          rencontrer, s’étonne, la rassure, la gronde : « Mais quelle folie, ma chère amie !
            Pouviez-vous croire que je courusse le moindre danger ? Vous auriez dû vous coucher.
            Vous vous tuerez avec une pareille sensibilité. » M. Eynard, qui raconte très-bien cette
            petite scène, ajoute que ces mots pleins de raison plongeaient un poignard dans le cœur
            de Mme de Krüdner : « Hélas ! pensait-elle, à ma place il se serait couché, et il aurait
            dormi ! »
            
Elle cherchait évidemment l’amour ; elle cherchait à le ressentir, surtout à l’inspirer ;
          elle en aimait la montre et le jeu. Je suis très-frappé, en lisant M. Eynard et les pièces
          qu’il produit, de ce besoin et aussi de ce talent inné de Mme de Krüdner, et combien elle
          s’entend de bonne heure à la mise en scène du sentiment : j’en suis presque effrayé à
          certains endroits, quand je songe à combien de choses cet art secret a pu se mêler
          insensiblement depuis, sans qu’elle-même s’en rendît peut-être bien compte. Elle ne devait
          pourtant pas être tout à fait sans se rendre compte et sans jouir déjà de son premier
          succès dans cette vie de Venise ; et lorsque son biographe nous l’y représente entourée,
          encensée du monde, 
                  mais sans s’en apercevoir
               
, il la suppose un
          peu trop absorbée, je le crois, par son affection pour son mari. Elle ne se serait pas si
          bien souvenue après coup de tant de circonstances flatteuses dans Valérie,
          si elle n’y avait fait attention au moment même. Le cœur des personnes romanesques, de
          celles qui aiment le raffinement et l’amalgame, est capable de plus d’une attention à la
          fois.
Quoi qu’il en soit, il paraît bien que ce ne fut qu’à Copenhague, où elle alla en
          quittant Venise, que la jeune ambassadrice fut entièrement éclairée sur le genre de
          sentiment qu’elle avait inspiré à M. de Stakieff. Celui-ci, en sincère et véritable amant,
          avait pu se contenir tant qu’il avait vu l’objet de son adoration rester dans une sphère
          de pureté et d’innocence ; mais lorsqu’en arrivant à Copenhague la jeune femme, a bout de
          son essai de roman conjugal et comme en désespoir de cause, se fut lancée dans les
          dissipations du monde et le tourbillon de la vanité, l’humble adorateur n’y tint pas, et,
          en prenant la résolution de s’éloigner, il fit sa déclaration, non pas à madame, mais à M.
          de Krüdner lui-même. « Ce qui est inexplicable, ce qui est vrai pourtant, lui
            écrivit-il, c’est que je l’adore parce qu’elle vous aime. Dès l’instant où vous lui
            seriez moins cher, elle ne serait plus pour moi qu’une femme ordinaire, et je cesserais
            de l’aimer. »
 M. de Krüdner, touché de cette lettre comme un galant homme
          pouvait l’être, fit avec gravité une chose imprudente : il montra cette déclaration à sa
          femme ; et, en croyant stimuler sa vertu, il ne fit qu’irriter sa coquetterie. Dès ce
          jour, Mme de Krüdner se mit sur le pied de ne pouvoir rien ignorer de ce qu’on éprouvait
          pour elle.
Au milieu de cette vie d’excitation et d’élourdissement, se voyant atteinte de crises
          nerveuses et menacée d’une maladie de poitrine, Mme de Krüdner part pour Paris au mois de
          mai 1789 ; elle n’y était venue que tout enfant, à l’âge de treize ans : c’est donc pour
          la première fois qu’elle va juger de cette ville, qui était bien véritablement alors la
          capitale du monde. M. Eynard a très-bien résumé ces premières phases du développement de
          Mme de Krüdner, quand il dit : « Encore enfant, à Millau, elle ne cherchait que
            l’amusement ; à Venise, son cœur parle ; à Copenhague, sa vanité s’éveille ; mais c’est
            à Paris que son intelligence semble réclamer ses droits. »
 A peine y est-elle
          arrivée en effet, que Mme de Krüdner recherche les savants et les gens de lettres en
          renom, l’abbé Barthélémy, Bernardin de Saint-Pierre. M. Eynard s’étonne trop, selon nous,
          du goût de la curieuse étrangère pour les Voyages du jeune Anacharsis et
          pour leur aimable auteur. Il ne paraît pas soupçonner combien ce jeune Anacharsis, qu’il
          appelle 
                  un Scythe glacé
               
, dut paraître agréable à son début ; et
          quand il fait de celui qui conçut cet ingénieux ouvrage 
                  un vieil abbé,
              membre de l’Académie des Inscriptions,
 il méconnaît l’hôte spirituel de
          Chanteloup, le savant supérieur qui, entre autres choses, savait vivre, savait écrire et
          causer. Quant à Bernardin de Saint-Pierre, on s’explique aisément l’enthousiasme avec
          lequel Mme de Krüdner le chercha d’abord et l’espèce de culte qu’elle lui garda toujours.
          Il avait beaucoup connu autrefois en Russie le maréchal de Münnich, dont elle était la
          petite-fille ; mais surtout il résumait en soi, comme écrivain, les qualités et les
          défauts, la forme de sentimentalité naturelle dont elle était alors idolâtre. Avec lui,
          elle se disait et se croyait de plus en plus voisine de la nature, et, dans le même temps,
          elle trouvait moyen de faire un compte de 20, 000 francs chez la marchande de modes de la
          Reine, Mme Bertin.
Durant ces années et toutes celles qui suivent, M. Eynard, très-différent en cela du vulgaire des biographes, n’a nullement flatté son héroïne ; il ne craint pas de nous la montrer dans la contradiction et le désordre des sentiments qui l’agitent et qui, plus d’une fois, l’égarent. Il est si sûr de nous la présenter ensuite parfaitement convertie, qu’il s’inquiète peu de nous la voiler avec grâce comme pécheresse. L’avouerai-je ? en le lisant, j’ai senti la Mme de Krüdner que j’aimais perdre quelque chose de son attrait et de son mystère. M. Eynard a sans doute ajouté à l’idée qu’on peut prendre d’elle sous sa dernière forme et à son importance comme prêcheuse, mais il a ôté à son premier charme.
Dussé-je me juger moi-même et trahir mon faible, ce n’est pas précisément la sainte que je m’étais accoutumé à aimer dans Mme de Krüdner : la sainte, chez elle, je ne voudrais ni la railler ni la serrer de trop près, mais je ne puis non plus la prendre tout à fait au sérieux ; la part d’illusion y est trop manifeste. Sa charité me touche, sa facilité et parfois sa puissance de parole mystique m’étonne et me séduit ; mais, tout en me prêtant à la circonstance et en ayant l’air de suivre le torrent, je me réserve le sourire. Ce que décidément j’aimais dans Mme de Krüdner, c’est l’auteur et le personnage de Valérie, la femme du monde qui souffre, qui cherche quelque chose de meilleur, qui aura un jour sa conversion, sa pénitence, sa folie mystique ; qui ne l’a pas encore, ou qui n’en a que des lueurs ; qui n’a renoncé ni au désir de plaire ; ni aux élégances, ni à la grâce, dernière magie de la beauté ; qui se contredit peut-être, qui essaie de concilier l’inconciliable, mais qui trouve dans cette impossibilité même une nuance rapide et charmante dont son talent se décore. La prophétesse, la sainte dans le lointain ne nuisait pas, mais dans le lointain seulement. La figure de Valérie, encore belle, se détachait sur ce fond de vapeur.
Cette figure de Valérie, qui nous était surtout chère, se trouve sacrifiée chez M.
          Eynard, qui se soucie moins que nous de l’intérêt poétique, et qui croit que l’aimable
          romancier a fini par guérir radicalement de sa chimère, par obtenir en don l’entière
          vérité. Il raconte d’une manière intéressante, mais intéressante à regret, en s’attachant
          à marquer son dégoût et à exciter le nôtre, la grande aventure de cœur de Mme de Krüdner,
          durant son séjour à Montpellier (1790), sa première faute éclatante, sa passion pour M. de
          Frégeville, alors officier brillant de hussards, et que plus tard il rencontra
          lieutenant-général cassé de vieillesse. J’ai vu en tête d’une édition des Lettres
            portugaises un portrait de M. de Chamilly, devenu maréchal de France, qui
          représentait bien ce grand et gros homme dont parle Saint-Simon : M. de
          Chamilly était certes, à cette époque, aussi peu romanesque d’apparence, aussi peu
          ressemblant au jeune lui-même d’autrefois que dut le paraître le général de Frégeville à
          M. Eynard, quand celui-ci le rencontra à l’improviste dans un salon de Paris. « Je
            fus présenté au général, dit M. Eynard ; je le vis plusieurs fois et toujours
            s’attendrissant au souvenir de Mme de Krüdner. Je m’étais imposé une entière réserve sur
            des faits qui pouvaient humilier un vieillard… »
 Que l’excellent biographe me
          permette▶ de l’arrêter ici pour un simple mot : 
                  humilier un
            vieillard !
 et pourquoi donc ? Je conçois le sentiment de discrétion et de
          délicatesse qui fait qu’on hésite à toucher à de vieilles blessures et à remuer les
          cicatrices d’un cœur ; mais ce mot 
                  humilier
               
 en pareil cas n’est
          pas français : tant que la dernière source, la dernière goutte du vieux sang de nos pères
          n’aura pas tari dans nos veines, tant que notre triste pays n’aura pas été totalement
              
                  régénéré
               
 comme l’entendent les constituants et les sectaires,
          il ne sera jamais humiliant pour un homme, même vieux, d’avoir aimé, d’avoir été aimé,
          fût-ce dans un moment d’erreur. On pouvait hésiter à prononcer le nom de Mme de
          Longueville devant M. de La Rochefoucauld, mais au pis cela ne l’humiliait pas. M. Eynard
          me dira que c’est dans le sens chrétien qu’il parle ; je le sais ; mais je ne voudrais pas
          que, dans une vie comme celle qu’il nous expose si bien, l’expression même la plus
          rigoureuse parût choquer une nuance sociale, une nuance féminine. Je vais continuer de lui
          paraître bien léger en telle matière ; mais je suis persuadé que Mme de Krüdner, déjà
          convertie, eût été choquée elle-même, au milieu de tous ses repentirs, qu’on vînt dire que
          l’homme qu’elle avait un jour aimé pût être humilié à ce souvenir.
Et puisque j’en suis sur cet ordre de critiques, je me ◀permettrai▶ de trouver encore que
          M. Eynard traite bien durement le spirituel comte Alexandre de Tilly, « un homme
            que ses ridicules Mémoires, dit-il, ont livré au mépris des uns et à la pitié des
            autres. »
 On a assez le droit d’être sévère pour le comte de Tilly, sans qu’il
          soit besoin d’en venir à ces extrémités de dédain qui passent la justice ; d’autres
          diraient, qui blessent la charité. J’ai rencontré des gens de goût moins sévères. Les
          jolis Mémoires qu’a laissés Tilly peuvent bien ne pas être très-édifiants, ils ne sont
          certainement pas ridicules. Mais c’est au sujet du prince de Ligne surtout que M. Eynard
          me paraît sortir du vrai. On a dit de cet aimable vieillard qu’il n’avait jamais eu que
          vingt ans ; il avait quatre-vingt-un ans qu’il se croyait jeune encore. Un jour, une nuit
          de décembre, à Vienne, après quelques heures passées dans l’attente de je ne sais quel
          rendez-vous, il rentra chez lui avec la fièvre, et l’idée de la mort se présenta
          brusquement à lui. Il essaya d’abord de chasser l’apparition funèbre, de l’exorciser
          gaiement ; il rappela en plaisantant les vers badins que l’empereur Adrien mourant
          adressait à sa petite âme. Mais vers le milieu de la nuit sa tête se prit ; il eut un
          accès de délire, durant lequel il proféra quelques mots sans suite, qui semblaient se
          rapporter aux propos de la veille : « Fermez la porte ! va-t’en !… La voilà qui entre !
            mettez-la dehors, la camarde… la hideuse !… »
 Puis il mourut une heure après. M.
          Eynard n’a pas de termes assez forts pour flétrir ce qu’il appelle cette 
                  épouvantable
               
 mort, et il y voit un tableau 
                  aussi lugubre que
              saisissant
               
. C’est ainsi que parlerait Nicole ; c’est ainsi que Bossuet parle
          de l’horrible fin de Molière. Je conviendrai sans peine qu’il est de plus belles morts que
          celle du prince de Ligne ; mais, à moins de se placer au point de vue de l’éternité (chose
          toujours rare), on devra convenir aussi qu’il est peu de morts plus aisées et plus douces.
          Évitons les exagérations. Il est deux points qui m’ont toujours choqué chez mes meilleurs
          amis jansénistes, c’est quand ils insistent sur la damnation des enfants morts sans
          baptême, et sur celle des vieillards morts sans confession. M. Eynard, qui est peut-être
          choqué de ces deux duretés autant que nous, n’a pas besoin à son tour, pour nous toucher,
          de recourir aux couleurs outrées ni aux contrastes. Pour nous convier à bien mourir, qu’il
          nous peigne une belle mort, et qu’il ne nous présente pas surtout comme affreuse une fin
          que beaucoup d’honnêtes gens non croyants seraient plutôt tentés d’envier.
Je me laisse aller à dire la vérité comme moi-même au fond je la sens. M. Eynard me le
          pardonnera, il m’y a presque obligé en se plaçant sur ce terrain d’exacte vérité et en m’y
          appelant avec lui. Je ne demande pas mieux, en général, quand je fais un portrait de
          femme, et, en particulier, un portrait comme celui de Mme de Krüdner, de ne pas pousser à
          bout les choses, de respecter le nuage et de me prêter à certaines illusions ; je crois,
          en cela, être fidèle encore à mon modèle. Cette discrétion devient aujourd’hui hors de
          propos ; M. Eynard a chassé le nuage où la figure de Mme de Krüdner se dessinait : s’il y
          a lieu de discuter sur quelques points avec l’excellent et complet biographe, je ne
          craindrai donc pas de le faire. J’ai dit qu’à l’aide de ses très-curieux documents il m’a
          gâté un peu mon idéal de Valérie. Je ne le lui reproche pas ; je l’en loue, tout en le
          regrettant. Grâce à lui, on sait maintenant à point nommé le dessous de cartes, car il y
          en avait un, et chacun va en juger. Mme de Krüdner, après l’éclat de son épisode avec M.
          de Frégeville, après avoir franchement déclaré à son mari que 
                  le lien
              conjugal était rompu
               
, et s’être vue l’objet de sa clémence, habite le Nord
          pendant quelques années, et ne revient en Suisse, puis à Paris, que vers 1801, à cette
          époque d’une renaissance sociale universelle. Elle n’a pas alors moins de trente-sept
          ans ; elle les déguise avec art sous une grâce divine que les femmes mêmes sont forcées
          d’admirer ; mais elle sent que le moment est venu d’appeler à son aide les succès de
          l’esprit et de prolonger la jeunesse par la renommée. C’est un parti pris chez elle ; elle
          était forte pour les partis pris, et son imagination ensuite, sa faculté d’exaltation et
          de sensibilité tenaient la gageure. La tête commençait, le cœur après entrait en jeu. Elle
          se dit donc qu’il est temps pour elle d’ajouter, de substituer insensiblement un attrait à
          un autre ; elle veut devenir célèbre par le talent, et elle ne ménage pour cette fin aucun
          moyen. Liée avec Mme de Staël, avec Chateaubriand, qui venait de donner
            Atala, no négligeant point pour cela son vieil ami Saint-Pierre,
          accueillant les poëtes et n’oubliant pas les journalistes, elle dresse ses batteries pour
          atteindre du premier coup à un grand succès. Le roman de Valérie était à
          peu près achevé ; elle en confiait sous main le manuscrit, elle en faisait à demi-voix des
          lectures ; elle demandait des conseils et essayait les admirateurs. Tout était près pour
          la publication désirée, quand M. de Krüdner dérangea des mesures si bien prises en mourant
          brusquement d’apoplexie le 14 juin 1802.
Après deux mois de deuil et de retraite à Genève, Mme de Krüdner se rendit à Lyon pour y
          passer l’automne et l’hiver de cette même année. Elle était déjà très-consolée ; elle
          revoyait peu à peu le monde, recommençait à danser cette danse du schall
          qu’elle dansait si bien, et ressongeait à Paris, son vrai théâtre. Mais elle ne voulait
          pas y revenir comme une simple mortelle, et puisqu’elle avait été forcée de le quitter au
          moment d’obtenir son succès littéraire, elle voulait que le retard servît du moins à
          rendre le retour plus éclatant. M. Eynard, sur ce point, ne nous laisse rien ignorer, et
          ce chapitre de son ouvrage est un des plus piquants que nous offre l’histoire secrète de
          la littérature. Mme de Krüdner se trouvait très-liée avec le docteur Gay, médecin homme
            d’esprit190, et très-propre au manège qu’elle désirait. Il s’agissait
          pour elle de revenir à Paris le plus tôt possible, sans plus tenir compte de son deuil, et
          en y paraissant comme forcée par ses nombreux amis et par ses admirateurs. Pour monter à
          souhait celle rentrée en scène, elle imagina de faire faire à Paris, par les soins du
          docteur Gay, des vers à sa louange dont elle envoyait de Lyon le canevas : ces vers
          adressés à Sidonie (Sidonie, c’était, comme Valérie, l’héroïne d’un de
          ses romans, c’était elle-même), ces vers devaient se trouver insérés comme par hasard dans
          quelque journal de Lyon ou de Paris. Voici, au reste, la lettre qu’elle adressait à
          l’habile docteur ; j’en rougis pour mon héroïne, mais M. Eynard a déchiré le voile, et il
          est désormais inutile de dissimuler : « J’ai une autre prière à vous adresser, lui
            écrivait-elle ; faites faire par un bon faiseur des vers pour noire amie Sidonie. Dans
            ces vers que je n’ai pas besoin de vous recommander, et qui doivent être du meilleur
            goût, il n’y aura que cet envoi : A Sidonie. On lui dira : Pourquoi habites-tu la
            province ? Pourquoi la retraite nous enlève-t-elle tes grâces, ton esprit ? Tes succès
            ne t’appellent-ils pas à Paris ? Tes grâces, tes talents y seront admirés comme ils
            doivent l’être. On a peint ta grâce enchanteresse191,
            mais qui peut peindre ce qui te fait remarquer ? — Mon ami, c’est à l’amitié que je
            confie cela : je suis honteuse pour Sidonie, car je connais sa modestie ; vous savez
            qu’elle n’est pas vaine : j’ai donc des raisons plus essentielles pour elle qu’une
            misérable vanité pour vous prier de faire faire ces vers, et bientôt : dites surtout
            qu’elle est dans la retraite, et qu’à Paris seulement on est apprécié. Tâchez qu’on ne
            vous devine pas. Faites imprimer ces vers dans le journal du soir… Envoyez-moi bien vite
            le journal où cela sera imprimé… Si le journal ne voulait pas s’en charger ou qu’il
            tardât trop, envoyez-moi-les écrits à la main, et on les insérera ici dans un
            journal… »
 Puis vient le prêté-rendu, la récompense offerte au bon docteur, la
          promesse de contribuer à lui faire acquérir en retour cette
            réputation que méritent ses talents et ses vertus : « Oui, digne et
            excellent homme, j’espère bien y travailler ; j’attends avec impatience le moment où,
            rendue à Paris, mon temps, mes soins et mon zèle vous seront consacrés : vous me ferez
            connaître La Harpe, auprès duquel est déjà un de vos amis. Je travaillerai auprès de
            Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, d’une foule d’étrangers de ma connaissance,
            et nous réussirons, car les intentions pures réussissent toujours. »
            
Là est surtout ce qui me choque, le jargon de pureté et de piété qui se mêle à de tels
          manèges. C’est, je le répète, ce qui m’effraie un peu pour l’avenir de Mme de Krüdner :
          lorsqu’on s’est livré une fois à de pareilles combinaisons et qu’on y excelle, est-on bien
          sûr, même en changeant de matière, de se guérir jamais ? M. Eynard est de ceux qui croient
          qu’il y a un remède efficace et souverain par qui l’homme vraiment se régénère et parvient
          à se transformer du tout au tout. Des physiologistes et des moralistes plus positifs
          pensent seulement que celui qui a l’air de se convertir se retourne, et qu’à la bien
          suivre, la même nature, aux divers âges et dans les divers emplois, se retrouverait au
          fond jusque sous le déguisement. — Dans toutes ses lettres au docteur Gay, Mme de Krüdner
          continue de commander instamment les vers désirés et de varier l’inépuisable thème cher à
          son amour-propre ; elle continue de faire l’article, comme on dit :
            « Je vous ai prié d’envoyer des vers à Sidonie, nous les ferons insérer ici.
            Mais, tout en disant qu’on avait peint son talent pour la danse, il ne faut pas dire
            simplement on, mais dire : Un pinceau savant peignit ta danse, tes succès sont connus,
            tes grâces sont chantées comme ton esprit, et tu les dérobes sans cesse au monde : la
            retraite, la solitude, sont ce que tu préfères. Là, avec la piété, la nature et l’étude,
            heureuse, etc., etc… Voilà, mon cher ami, ce que je vous demande pour elle, et je vous
            expliquerai pourquoi. »
 Cependant les vers arrivent ; elle en est enchantée,
          mais non satisfaite encore ; elle veut plus et mieux. « Je vous remercie de vos
            vers, ils sont charmants. Si vous pouviez, par vos relations, en avoir encore du grand
            faiseur Delille ? N’importe ce qu’ils diraient, ce serait utile à Sidonie. Vous savez
            comme je l’aime ! »
 Et elle ajoute, avec une crudité dont je ne l’aurais jamais
          crue capable : « Le monde est si bête ! C’est ce charlatanisme qui met en évidence
            et qui fait aussi qu’on peut servir ses amis. Je brûle de savoir votre projet et de
            travailler, comme je l’espère, de toutes mes forces à vous être utile. »
 Le
          docteur doit se tenir pour bien averti : le prix de ses services lui est à chaque instant
          offert comme à bout portant ; qu’il soit utile avec zèle, et on le lui sera en retour. On
          sent le trafic. Tout cela n’est ni délicat ni beau. Dans ce même temps, Mme de Krüdner
          écrivait à une amie plus simple, à Mme Armand, restée en Suisse, et elle lui parlait sur
          le ton de l’humilité, de la vertu, en faisant déjà intervenir la Providence :
            « Quel bonheur, mon amie ! Je ne finirais pas si je vous disais combien je suis
            fêtée. Il pleut des vers ; la considération et les hommages luttent à qui mieux mieux.
            On s’arrache un mot de moi comme une faveur ; on ne parle que de ma réputation d’esprit,
            de bonté, de mœurs. C’est mille fois plus que je ne mérite ; mais la Providence se plaît
            à accabler ses enfants, même des bienfaits qu’ils ne méritent pas… »
 Le malin
          fabuliste avait dit précisément la même chose :
……….. Dieu prodigue ses biensA ceux qui font vœu d’être siens.
Ce voyage à Paris, qu’elle désire de toute son âme et qu’elle vient de provoquer, elle le
          présente comme une obligation sérieuse et plutôt pénible ; peu s’en faut qu’elle n’en
          parle presque déjà comme d’une mission sacrée : « Je regarderais comme une lâcheté,
            écrit-elle à Mme Armand, de ne pas produire un ouvrage qui peut âtre utile (son roman),
            et voilà comme mon voyage à Paris devient un devoir, tandis que mon cœur, mon
            imagination, tout m’entraîne au bord de votre lac où je brûle d’aller, dégoûtée du
            séjour de Paris, blasée sur ses succès, n’aimant que le repos et les affections
            douces. »
 En produisant de telles lettres, M. Eynard (qu’il y prenne garde)
          ouvre, sur l’intérieur de Mme de Krüdner, tout un jour profond qu’il suffit de prolonger
          désormais pour donner raison à plus d’un sceptique. M. Eynard croit qu’à une certaine
          heure Mme de Krüdner s’est soudainement convertie et corrigée ; pour moi, j’aurais encore
          plus de confiance dans la sainte, s’il ne m’avait appris si bien à connaître la mondaine.
          Comment ne me resterait-il pas dans l’esprit un léger nuage sur le rôle que remplira près
          d’elle le pasteur Empeytaz, depuis qu’on me l’a fait voir prenant si résolument le docteur
          Gay pour compère ?
Dès cette époque, elle avait l’habitude de mêler Dieu à toutes choses, à celles même
          auxquelles sans doute il aime le moins à être mêlé. Parcourant dernièrement les papiers de
          Chênedollé, j’y trouvais quelques passages relatifs à Mme de Krüdner, et je remarquais
          qu’à cette date de 1802, dans le monde de Mme de Beaumont et de M. Lonbert, on la traitait
          un peu légèremen192. Mais voici une parole plus grave, que
          je n’ai plus aucune raison pour dérober ; elle est de M. de Lézay, de celui même qui est
          une des autorités qu’on invoque le plus volontiers quand il s’agit de sa fervente amie.
            « Lézay prétend (dit Chênedollé) que Mme de Krüdner, dans les moments les plus
            décisifs avec son amant, fait une prière à Dieu en disant : Mon Dieu, que je suis
            heureuse ! Je vous demande pardon de l’excès de mon bonheur ! Elle reçoit ce sacrifice
            comme une personne qui va recevoir sa communion. »
 Le mot est vif, il est
          sanglant, venant d’un ami intime ; mais il marque quelle était alors la disposition
          mystico-mondaine de la sainte future, ce que j’appelle l’amalgame, et le trait s’accorde
          bien avec les révélations que nous devons à M. Eynard sur cette époque de transition.
          Ai-je donc eu raison de dire que le trop de connaissance du dedans me gâtait désormais le
          personnage de Valérie, et que l’idéal y périssait ?
Il y a lieu pourtant de trouver que c’est bien dommage, car le talent de Mme de Krüdner,
          à l’heure dont nous parlons, s’était dégagé des vagues déclamations de sa première
          jeunesse, et devenait un composé original d’élévation et de grâce. Sa plume, comme sa
          personne, avait de la magie. Pendant cet automne de 1802, entre autres manières de se
          rappeler au public de Paris, elle eut soin de faire insérer (peut-être par l’entremise de
          M. Michaud, alors très-monté pour elle) quelques pensées détachées dans
            le Mercure ; le rédacteur disait en les annonçant : « Les pensées
            suivantes sont extraites des manuscrits d’une dame étrangère, qui a bien voulu nous
            ◀permettre de les publier dans notre journal. Quand on pense avec tant de délicatesse, on
            a raison de choisir pour s’exprimer la langue de Sévigné et de La Fayette. »
          Voici quelques-unes de ces pensées, qui sont en effet délicates et fines ; l’esprit du
          monde s’y combine avec un souffle de rêve et de Poésie.
« Les gens médiocres craignent l’exaltation, parce qu’on leur a dit qu’elle pouvait avoir des suites nuisibles ; cependant c’est une maladie qu’on ne peut pas leur donner.
« Il y a des gens qui ont eu presque de l’amour, presque de la gloire, et presque du bonheur.
« On cherche tout hors de soi dans la première jeunesse ; nous faisons alors des appels de bonheur à tout ce qui existe autour de nous, et tout nous renvoie au dedans de nous-même peu à peu.
« Les âmes froides n’ont que de la mémoire ; les âmes tendres ont des souvenirs, et le passé pour elles n’est point mort, il n’est qu’absent.
« Le meilleur ami à avoir, c’est le passé.
« Dire aux hommes ne suffit pas, il faut redire, et puis redire encore ; l’enfance n’écoute pas, la jeunesse ne veut pas écouter, et si la vérité est enfin accueillie, c’est que de sa nature elle est infatigable, et qu’après avoir été tant rebutée, elle trouve enfin accès par sa persévérance.
« Les âmes fortes aiment, les âmes faibles désirent.
« La vie ressemble à la mer, qui doit ses plus beaux effets aux orages.
« C’est un bel éloge à faire de quelqu’un, au milieu de la corruption du monde, que de le croire digne d’être appelé romanesque. Ce sont des titres de chevalerie où chacun ne ferait pas facilement ses preuves.
« Il y a des femmes qui traversent la vie comme ces souffles du printemps qui vivifient tout sur leur passage. »
Elle était elle-même une de ces femmes : dans le monde comme dans la pénitence, toute son ambition fut qu’on la prît pour une de ces brises vivifiantes du printemps ; et quand il n’y eut plus moyen de se faire illusion sur le printemps terrestre, elle aspira, elle avisa à paraître dès ici-bas un souffle et un soupir du printemps éternel.
Ces quelques pages du Mercure se terminaient par cette pensée, qui
          exprimait à ravir son rêve et sa prétention du moment : « La mélancolie des âmes
            tendres et vertueuses est la station entre deux mondes. On sent encore ce que cette
            terre a d’attachant, mais on est plus près d’une félicité plus durable. »
 Cette
          sorte de station intermédiaire est précisément l’état dans lequel elle
          se plaisait à se dessiner alors, et dans lequel nous nous plaisions nous-même à la
          considérer, en nous prêtant à sa coquetterie à demi angélique. Il n’y a plus moyen, après
          les révélations récentes, de s’en tenir à ce demi-jour douteux entre le boudoir et le
          sanctuaire. Nous savons trop bien de quoi il retournait dans la coulisse, et on nous a
          fait toucher du doigt les ficelles.
               Valérie parut en décembre 1803. « Toutes les batteries de Mme de
            Krüdner, dit M. Eynard, étaient montées pour saluer son apparition. Aucune ne manqua son
            effet. Amis dévoués, journalistes, littérateurs indépendants, adversaires, envieux,
            chacun à sa manière s’occupa de Mme de Krüdner et de son livre. Elle-même ne se fit pas
            défaut, et pendant plusieurs jours, se dévouant avec la plus persévérante ardeur à
            assurer son triomphe, elle courut les magasins de modes les plus en vogue pour demander
            incognito tantôt des écharpes, tantôt des chapeaux, des plumes, des guirlandes, des
            rubans à la Valérie. En voyant cette étrangère, belle encore et fort élégante, descendre
            de voiture, d’un air si sûr de son fait, pour demander les objets de fantaisie qu’elle
            inventait, les marchands se sentaient saisis d’une bienveillance inexprimable et d’un
            désir si vif de la contenter qu’il fallait bien qu’on parvînt à s’entendre… Grâce à ce
            manège, elle parvint à exciter dans le commerce une émulation si furieuse en l’honneur
            de Valérie, que pour huit jours au moins tout fut à la Valérie. » On est aux regrets
            d’apprendre de telles choses, si piquantes qu’elles soient. En les apprenant hier, une
            admiratrice de Valérie, qui avait pleuré en la lisant autrefois, disait
            spirituellement : « Ah ! que je voudrais reprendre mes larmes ! »
            
Par cette page si agréablement écrite, M. Eynard nous montre que s’il avait voulu
          appliquer dans tout son ouvrage le même esprit de critique, il s’en fût acquitté
          très-finement ; mais dès qu’il aborde la vie religieuse de Mme de Krüdner, lui qui a été
          si adroit à pénétrer la personne mondaine, il croit tout d’abord à la sainte : il s’arrête
          saisi de respect, n’examinant plus, et ne voulant pas admettre que, même sur un fond
          incontestable de croyance et d’illusion, c’est-à-dire de sincérité, il a dû se glisser
          bien des réminiscences plus ou moins involontaires de ce premier jeu, bien des retours de
          cet ancien savoir-faire. Quand on a été une fois excellente comédienne, cela ne se perd
          jamais. Remarquez que dès lors elle entrait dans sa seconde veine ; elle commençait à voir
          partout le doigt de Dieu ; et, même après avoir monté de la sorte ce-succès de
            Valérie, elle est toute disposée après coup à s’en émerveiller et à y
          dénoncer un miracle : « Le succès de Valérie, écrivait-elle à Mme Armand, est
            complet et inouï, et l’on me disait encore l’autre jour : Il y a quelque chose de
            surnaturel dans ce succès. Oui, mon amie, le Ciel a voulu que ces idées, que cette
            morale plus pure se répandissent en France, où ces idées sont moins connues… »
          En écrivant ainsi, elle avait déjà oublié ses propres ressorts humains, et elle rendait
          grâce de tout à Dieu. Mais cette facilité d’oubli et de confusion me rend méfiant pour
          l’avenir. Qui me répond qu’elle n’ait pas fait plus d’une fois de ces confusions, qu’elle
          n’ait pas eu plus tard de ces oublis-là ?
Parmi les témoignages d’admiration en l’honneur de Valérie, M. Eynard cite le passage d’une lettre d’Ymbert Galloix, jeune homme de Genève, mort à Paris en 1828, et il le proclame un jeune poète plein de génie. Puisque j’en suis aux sévérités et à montrer que M. Eynard, sur quelques points, n’a pas eu toute la critique qu’on aurait pu exiger, je noterai (et le biographe du médecin Tissot me comprendra) qu’Ymbert Galloix, que nous avons beaucoup connu et vu mourir, n’avait réellement pas de génie, mais une sensibilité exaltée, maladive, surexcitée, et qu’il est mort s’énervant lui-même. Il suffirait que sur quelques autres articles le biographe eût apporté la même complaisance et facilité de jugement, pour que nous eussions le droit de modifier certaines de ses conclusions.
Malgré tout, c’est chez lui désormais, et nulle part ailleurs, qu’il faut apprendre à connaître la vie religieuse de Mme de Krüdner ; journaux manuscrits, correspondance intime, entretiens de vive voix avec les principaux personnages survivants, il a tout recherché et rassemblé avec zèle, et, dans la riche matière qu’il déroule à nos yeux, on ne pourrait se plaindre, par endroits, que du trop d’abondance. Les événements de 1815 surtout, et le rôle qu’y prit Mme de Krüdner par son influence sur l’empereur Alexandre, sont présentés sous un jour intéressant, dans un détail positif et neuf, emprunté aux meilleures sources. M. Eynard a été guidé, pour le fil de cette relation délicate, par une personne d’un haut mérite, initiée dès l’origine à la confidence de Mme de Krüdner et de l’empereur, Mme de Stourdza, depuis comtesse Edling. Sur quelques points chemin faisant, M. Eynard, qui veut bien tenir compte avec indulgence de notre ancienne esquisse de Mme de Krüdner, a pris soin d’en rectifier les traits qu’il trouve inexacts, et de réfuter aussi l’esprit un peu léger où se jouait notre crayon. Il a raison assez souvent, je le lui accorde ; en deux ou trois cas seulement ; je lui demanderai la permission de ne pas me rendre à ses autorités. Par exemple, j’ai raconté une visite de Mme de Krüdner à Saint-Lazare, l’effet que la prêcheuse éloquente produisit sur ces pauvres pécheresses, la promesse qu’elle leur fit de les revoir, et aussi son oubli d’y revenir. M. Eynard s’autorise, à cet endroit, du témoignage de M. de Gérando, qui avait conduit Mme de Krüdner à Saint-Lazare, et il me réprimande doucement du sourire que j’ai mêlé à mon éloge ; mais cette critique, qu’il le sache bien, ce n’est pas moi qui l’ai faite : c’est M. de Gérando lui-même, qui, interrogé par moi, me répondit en ce sens. Il y a différentes manières d’interroger les témoins, même les plus véridiques. Quand j’interrogeai M. de Gérando sur Mme de Krüdner, cet homme de bien me répondit comme à une personne qui ne désirait à l’avance aucune réponse plus ou moins favorable, et qui se bornait à écouter avec curiosité. Quand M. Eynard l’interrogea, M. de Gérando vit en sa présence une personne qui désirait avant tout savoir tout le bien, et lui-même (qui d’ailleurs par nature souriait peu) il supprima son sourire. C’est ainsi que M. Eynard range parmi ses autorités bien des témoins qui faisaient leurs réserves, et qui même n’épargnaient pas la raillerie quand il leur arrivait de causer en liberté. La duchesse de Duras, qu’il a l’air de ranger parmi les adhérents, était de ce nombre. — Dans le récit que j’ai fait du voyage de Mme de Krüdner en Champagne, pour la grande revue de la plaine de Vertus, M. Eynard me suppose plus d’imagination que je n’en ai en réalité ; il se croit trop sûr de m’avoir réfuté à l’aide du Journal de Mme Armand. J’ai pour garant de mon récit un témoin oculaire, très-spirituel, appartenant à la famille chez qui Mme de Krüdner avait logé pendant le peu d’heures qu’elle passa en ces lieux. Ce peu d’heures avait tout à fait suffi pour que la prédication commençât auprès des hôtes. Les personnes enthousiastes qu’un beau zèle anime n’y mettent pas tant de façons. A peine arrivée le soir au château où elle devait coucher, Mme de Krüdner et son monde se mirent donc à prêcher et le maître et les gens ; et, comme il y avait menace d’orage ce soir-là, le bon gentilhomme de campagne, qui craignait que le vent n’enlevât sa toiture, et qui avait hâte d’aller fermer les fenêtres de son grenier, se voyant arrêté sur l’escalier par une prédication, trouvait que c’était mal prendre son heure. J’aurais, de la sorte, bien des petites réponses à faire à M. Eynard ; mais c’est assez d’en indiquer l’esprit essentiel et le principe.
Là, en effet, est entre nous la dissidence, et il faut oser l’articuler. Il croit à une transfiguration et à une régénération complète, là où je ne vois guère qu’une métamorphose. Un spirituel et sage moraliste, Saint-Évremond, qui avait vu en son temps bien des conversions de femmes du grand monde, a écrit d’agréables pages pour expliquer et démêler les secrets motifs et les ressorts qu’il continuait de suivre sous ces changements193. Une vie comme celle de Mme de Krüdner, et de la façon dont vient de l’écrire M. Eynard, serait la pièce à l’appui la plus commode dans laquelle un moraliste de l’école de Saint-Évremond et de Fontenelle trouverait à justifier son point de vue. Voici, j’imagine, à peu près comme il raisonnerait, et j’emprunterai le plus que je pourrai les paroles mêmes des maîtres :
« Les dames galantes qui se donnent à Dieu lui donnent ordinairement une âme inutile qui cherche de l’occupation, et leur dévotion se peut nommer une passion nouvelle, où un cœur tendre, qui croit être repentant, ne fait que changer d’objet à son amour194.
« A qui voyons-nous quitter le vice dans le temps qu’il flatte son imagination, dans le temps qu’il se montre avec des agréments et qu’il fait goûter des délices ? On le quitte lorsque ses charmes sont usés, et qu’une habitude ennuyeuse nous a fait tomber insensiblement dans la langueur. Ce n’est donc point ce qui plaisait qu’on quitte en changeant de vie, c’est ce qu’on ne pouvait plus souffrir ; et alors le sacrifice qu’on fait à Dieu, c’est de lui offrir des dégoûts dont on cherche, à quelque prix que ce soit, à se défaire195.
« La patience, a-t-on dit196, est l’art d’espérer. L’art du bonheur dans la dévotion est de se donner une dernière illusion plus longue que la vie, et dont on ne puisse se détromper avant la mort.
« La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints : ils recherchent tous leur satisfaction, et ne diffèrent qu’en l’objet où ils la placent197. — Le cœur humain se retrouve partout avec les mêmes mobiles ; partout c’est le désir du bien-être, soit en espoir, soit en jouissance actuelle, et le parti qui le détermine est toujours celui où il y a le plus à gagner198.
« La dévotion, a dit Montesquieu, est une croyance qu’on vaut mieux qu’un autre ; — ou du moins qu’on possède ce qui vaut mieux, qu’on est plus heureux, qu’on peut indiquer aux autres le chemin du plus gras pâturage. Si humble qu’on soit, l’amour-propre est flatté de cette idée de connaissance singulière et de privilège. — Une séduction secrète nous fait voir de la charité pour le prochain là où il n’y a rien qu’un excès de complaisance pour notre opinion199.
« Mme de Krüdner flottait entre quarante et cinquante ans, âge ingrat pour les femmes, quand elle se convertit décidément : avec ses goûts tendres, avec sa complexion sentimentale et mystique, qu’avait-elle de mieux à faire ? Du moment surtout qu’elle eut découvert en elle cette faculté merveilleuse de prédication qui pouvait lui rendre l’action et l’influence, tout fut dit, elle eut un débouché pour son âme et pour son talent ; sa vocation nouvelle fut trouvée. Elle n’avait jamais été une nature bien sensuelle : elle n’avait que l’ambition du cœur et l’orgueil de l’esprit. Elle avait un immense besoin que le monde s’occupât d’elle : sous une forme inattendue, ce besoin allait être satisfait. Elle aimait à parler d’amour ; ce mot chéri allait déborder plus que jamais de ses lèvres, et des foules entières affluaient déjà à ses pieds.
« Où est dans tout cela le secret mobile ? C’est l’amour-propre, toujours l’amour-propre, dont le ressort se rêvât, se retourne, et a l’air de jouer en sens inverse contre lui-même. Mais tout dépend en définitive du même cordon de sonnette que tire le moi.
« En doutez-vous ? Elle va nous l’avouer elle-même et laisser échapper son orgueil, son ivresse de sainte, sous les semblants de l’humilité : « On ne peut méconnaître, écrivait-elle « d’Aaran (en avril 1816), les grandes voies de miséricorde du Dieu qui veut, avant les grands châtiments, faire avertir son peuple et sauver ce qui peut être sauvé. Il donne à tout ce monde un tel attrait pour moi, un tel besoin de m’ouvrir leur cœur, de me demander conseil, de me confier toutes leurs peines, enfin un tel amour, qu’il n’est pas étonnant que les gouvernements qui ne connaissent pas l’immense puissance que le Seigneur accorde aux plus misérables créatures qui ne veulent que sa gloire et le bonheur de leurs frères, n’y comprennent rien. Plus la terre s’enfuit sous nos pas, plus je méprise, plus je hais ce que les hommes ambitionnent, et plus j’ai de pouvoir sur leur cœur. » La voilà telle qu’elle était dès l’origine : régner sur les cœurs, en se déclarant une misérable créature ; voir à sa porte servantes et duchesses, comme elle dit, et empereur ; se croire en toute humilité l’organe divin, l’instrument choisi, à la fois vil et préféré, que lui faut-il de plus ? et n’est-ce pas la gloire d’amour dans son plus délicieux raffinement ? »
C’est à peu près ainsi, j’imagine, que raisonnerait, en lisant les volumes de M. Eynard,
          un moraliste qui saurait les tours et les retours, les façons bizarres de la nature
          humaine ; mais je ne puis qu’indiquer le sens et l’intention de l’analyse, aimant peu pour
          mon compte à pousser à bout ces sortes de procès. Seulement, à voir les excès de
          dévouement et de charité auxquels s’épuisait de plus en plus en vieillissant cette femme
          fragile, il faudrait, pour être juste, conclure avec Montesquieu : « J’appelle la
            dévotion une maladie du cœur qui donne à l’âme une folie dont le caractère est le plus
            aimable de tous. »
            
Le livre de M. Eynard est dédié 
                  A mes amis Alfred de Falloux et
              Albert de Rességuier
               
, avec une épigraphe tout onctueuse tirée de saint
          Paul, ce qui semblerait indiquer que la jeune Rome et la jeune Genève ne sont pas si
          brouillées qu’autrefois ; mais ces exceptions entre natures affables et bienveillantes,
          ces avances où il entre autant de courtoisie que de christianisme, ne prouvent rien au
          fond. Je me plais du moins à noter ce procédé-ci à titre de bon goût et de bonne
          grâce.