Raphaël, pages de la vingtième année, par M. de Lamartine.
Sous ce titre de Raphaël, M. de Lamartine a détaché de ses Confidences l’événement le plus considérable de sa jeunesse, ce grand événement de cœur qu’on n’a qu’une fois, et qui, dans la sphère de la sensibilité et de la passion, domine toute une vie. L’épisode de Graziella quelque importance et quelque intérêt que le talent de l’auteur ait réussi à lui donner, sent la composition et l’art. La charmante corailleuse de Naples est en partie une création. Après tout, ôtez le ciel d’Italie et le costume de Procida, ce n’est qu’une aventure de grisette, embellie et idéalisée par l’artiste, élevée après coup aux proportions de la beauté, mais une de ces aventures qui ne laissent que trop peu de traces dans la vie, et qui ne se retrouvent que plus tard dans les lointains de la pensée, quand le poète ou le peintre sent le besoin d’y chercher des sujets d’élégie ou de tableau. Il en est autrement de la femme qui fut chantée sous le nom d’Elvire. Il y a de ce côté toute une destinée et presque une religion. On conçoit que l’auteur ait voulu traiter à part ce souvenir unique, et ne pas le confondre avec la foule de ses réminiscences.
Un récit exact et simple, circonstancié et fidèle, de cette passion mystérieuse que le poète des Méditations n’a célébrée qu’à demi en la dérobant, et qui semble avoir donné à son génie l’impulsion secrète, serait infiniment précieux comme étude et intéresserait assurément comme lecture. La mémoire d’Elvire y gagnerait-elle ? Cette vague figure, que l’on n’avait entrevue qu’à la clarté des étoiles, en devenant plus précise, resterait-elle aussi élevée et aussi pure ? Ne vaut-il pas mieux, lorsqu’une émotion universelle s’est produite autour d’un être idéal, ne pas trop en rapprocher l’objet, et se confier au rêve et à l’imagination de tous pour l’achever et le couronner mieux que nous ne saurions faire ? Je le crois, et pourtant, en ce qui est de la véritable Elvire, un récit fidèle et simple, où l’homme se souviendrait de tout et dirait tout, serait, je le répète, d’un grand prix et pourrait être encore d’un grand charme.
Ici, dans Raphaël, nous voyons tout d’abord que ce n’est point un tel récit que l’auteur prétend nous donner, et que nous devons attendre. Reculant devant une révélation directe et toute nue à une date encore si rapprochée, il a mis au-devant de son indiscrétion quelque précaution légère et quelque déguisement. Ce n’est plus lui, c’est un ami (le meilleur et le plus beau de ses amis, il est vrai), Raphaël, qui a laissé en mourant un manuscrit. Le voile, dira-t-on, est transparent ; il y a pourtant un voile. Ce récit s’intitule : Pages de la vingtième année. En réalité, l’homme qui aima, après 1810, la femme célébrée sous le nom d’Elvire, avait au moins vingt-cinq ans ; il était plus près de trente que de vingt. Je ne relève ces premiers détails que pour montrer que nous ne pouvons nous attendre, dans ce récit en prose, à trouver toute la vérité et la réalité sur un sujet qui, simplement exposé, nous intéresserait tant. Il y aura nécessairement une part de roman encore mêlée à des sentiments vifs et réels. On ne saurait donc s’étonner si, en lisant ces pages, à côté de touches charmantes et de pensées toutes faites pour émouvoir, on en rencontre beaucoup d’autres artificielles, et si l’on n’y sent pas tout l’homme. Nous avions dans les Méditations la poésie pure : aurons-nous ici la réalité vive ? Non ; nous aurons une demi-réalité, de la poésie encore, mais de la poésie de seconde veine, de la poésie mise en roman.
Je sens combien j’ai à demander pardon pour ma témérité à plusieurs de nos jeunes
                    lecteurs et surtout de nos lectrices3. Ces pages de Raphaël renferment, en effet,
                    plus de jolies choses qu’il n’en faut pour séduire, à une première lecture, des
                    esprits et des cœurs qui portent en eux la facilité de l’admiration, et qui ne
                    cherchent qu’un prétexte pour être charmés. Raphaël est un
                    livre d’amour écrit avec de prodigieux défauts, mais aussi avec des qualités
                    rares, par la plume de ce temps-ci la plus riche, la plus abondante et la plus
                    flexible. Les défauts qui y circulent, et qui souvent y débordent, sont
                    précisément les défauts de notre temps, c’est-à-dire ceux auxquels les lecteurs
                    ordinaires sont le moins sensibles, tellement que quelques-uns vont peut-être
                    jusqu’à y être sensibles dans un sens inverse et à y voir des beautés. En tout
                    cas, quand on est jeune, fût-on la distinction même, on glisse vite sur ces
                    défauts à une première lecture ; on s’attache à ce qui plaît, à ce qui nous
                    offre l’expression idéalisée la plus moderne de nos sentiments, de notre
                    situation ou de notre désir. Ces pages, qui n’ont servi encore à 
aucune autre génération précédente, et qui semblent avoir été
                    faites chaque matin tout exprès pour nous, nous deviennent aussitôt comme
                    propres et intimes. Elles nous flattent en plus d’une fibre secrète. Ce sont
                    celles avec lesquelles on achève la pensée de la veille et l’on commence le rêve
                    d’aujourd’hui, celles dont on s’entretient d’abord en se revoyant, dont on se
                    conseille la lecture, qu’on marque légèrement du doigt dans le volume qu’un
                    autre lira tout à l’heurec. Ces sortes d’ouvrages qu’une
                    génération accueille à leur naissance, qu’on peut lire à deux, et avec lesquels,
                    pour ainsi dire, on aime, sont très délicats à analyser ; il semble que le
                    critique, en venant y relever ce qui le choque et ce qui détonne, s’immisce plus
                    ou moins dans des sentiments particuliers et chers, et qu’il fasse le rôle d’un
                    trouble-fête. M. de Lamartine le sait bien, et il y a longtemps qu’on m’assure
                    avoir entendu de lui ce mot : « Qu’importe ! qu’on dise tout ce qu’on
                        voudra : j’ai pour moi les femmes et les jeunes gens. »
 Charmant et
                    bien désirable auditoire sans doute, mais qui n’est pas définitif ; car les
                    jeunes gens eux-mêmes cessent de l’être, et un certain jour, quand ils s’avisent
                    de relire, ils sont étonnés. Puis d’autres générations surviennent vite, qui ne
                    se laissent plus prendre aux mêmes défauts, qui en veulent d’autres, qui veulent
                    surtout qu’on renouvelle le costume et les modes de leurs sentiments. Alors le
                    livre déchu n’est plus jugé qu’au poids du talent et du mérite. C’est à ce
                    lendemain sévère que tout artiste sérieux doit songer. Il est vrai que
                    M. de Lamartine, dans son ivresse de succès, a pu croire qu’un tel lendemain
                    n’arriverait jamais pour lui. Il y a déjà trente ans qu’en publiant ses Méditations, il passionna l’élite de la jeunesse d’alors.
                    Trente ans après, avec cette même Elvire changée en Julie, voilà qu’il peut
                    croire qu’il enlève 
encore une fois toute la jeunesse.
                    Il se tromperait fort, nous en sommes certain, s’il se figurait cela ; la
                    séduction n’est plus à beaucoup près la même ni sans mélange. Pourtant elle
                    n’est pas épuisée encore, et il y a dans cette destinée du poète, séducteur à la
                    fois des pères et des fils, sur un même thème d’amour, quelque chose qui
                    rappelle véritablement la destinée de Ninon. Quoi qu’il en soit, tôt ou tard, le
                    fatal lendemain arrive. Pour moi qui, en qualité de critique, suis de ce
                    lendemain plus que je ne veux, je me demande, après avoir lu Raphaël non pas s’il y a assez de beautés pour nous toucher çà et là
                    et pour ravir les jeunes cœurs avides et qui dévorent tout ; mais je me demande
                    si les esprits devenus avec l’âge plus délicats et plus difficiles, ceux qui
                    portent en eux le sentiment de la perfection, ou qui seulement ont le besoin du
                    naturel jusque dans l’idéal, ne sont pas arrêtés à tout moment et ne trouvent
                    pas, à cette lecture, plus de souffrance de goût que de jouissance de cœur et
                    d’émotion véritable.
Je ne ferai que courir sur la préface dans laquelle Raphaël, ce meilleur ami de
                    l’auteur, nous est représenté et décrit dans les moindres détails de sa beauté
                    avec plus de coquetterie et d’application, mais avec moins d’agrément, selon
                    moi, que nous n’en avons vu l’autre jour à cette jolie Mme de Courcelles s’asseyant devant son miroir. Je ne sais rien de moins
                    intéressant qu’un homme qui se mire et qui s’adonise. Au physique comme au
                    moral, Raphaël réunit toutes les perfections, tous les dons de l’ange, son
                    patron, et du grand peintre, son homonyme. Je laisse de côté le physique ; et,
                    sur ce point, je ne me permettrai▶ qu’une remarque. L’auteur, en essayant
                    d’appliquer à son héros le type de beauté du grand peintre d’Urbin, a oublié une
                    seule chose ; c’est que la première, la souveraine impression 
que fait sur nous la vue d’une figure de Raphaël, est une
                    impression de pureté virginale et de chasteté. Or, je ne saurais recevoir cette
                    impression-là, quand l’auteur, dans la traduction qu’il nous donne du portrait
                    du peintre, s’épuise à nous décrire ces yeux, « qui sont, dit-il, imbibés de lumière jusqu’au fond, mais un peu humides des rayons délayés dans la rosée ou dans
                        les larmes. »
 Je sens là une intention voluptueuse qui ne ressort
                    pour moi d’aucune figure peinte par Raphaël, pas même de la sienne. Raphaël a pu
                    avoir du voluptueux dans sa vie, mais M. de Lamartine en a prêté gratuitement à
                    son pinceau. — Je reviens au Raphaël d’aujourd’hui, à celui de
                    M. de Lamartine :
S’il eût tenu un pinceau, dit notre auteur, il aurait peint la Vierge de Foligno ; s’il eût manié le ciseau, il aurait sculpté la Psyché de Canova ; s’il eût connu la langue dans laquelle on écrit les sons, il aurait noté les plaintes aériennes du vent de mer dans les fibres des pins d’Italie… S’il eût été poète, il aurait écrit les apostrophes de Job à Jéhovah, les stances d’Herminie du Tasse, la conversation de Roméo et Juliette au clair de lune, de Shakespeare, le portrait d’Haydé de lord Byron… S’il eût vécu dans ces républiques antiques où l’homme se développait tout entier dans la liberté, comme le corps se développe sans ligature dans l’air libre et en plein soleil, il aurait aspiré à tous les sommets comme César, il aurait parlé comme Démosthène, il serait mort comme Caton.
Caton, César, Démosthène, Tasse, Shakespeare, Job et tutti quanti, tout cela en un seul homme, à la bonne heure ! Quand on
                    se met une fois en frais d’idéal, il est plus simple de ne pas s’arrêter à
                    mi-chemin dans ses souhaits d’ambition. Mais, après avoir parlé ainsi de
                    Raphaël, M. de Lamartine n’a plus qu’une réponse à faire à ceux qui lui
                    demanderaient si Raphaël ce n’est pas lui-même ; il devra 
répondre comme faisait Rousseau à ceux qui lui demandaient
                    s’il avait voulu se peindre dans Saint-Preux : « Non, disait-il,
                        Saint-Preux n’est pas ce que j’ai été, mais ce que j’aurais voulu
                        être. »
            
Le roman commence par une description des lieux, du lac et des montagnes qui vont être comme la décoration de cet amour :
On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu… Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues imbibées de soleil et les mornes suants de chaleur à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Goethe.
Tout cela est juste, sauf pourtant ces mornes suants de chaleur qui sont une invention pittoresque, et qui jurent désagréablement avec l’idée calme et reposée de Paul et Virginie, de même que tout à l’heure la traduction trop amollie de M. de Lamartine jurait avec l’idée pure d’une figure de Raphaël. Bernardin de Saint-Pierre est le Raphaël des îles de l’Inde ; il est céleste de pinceau et chaste comme l’autre peintre des divines enfances. M. de Lamartine les sent l’un et l’autre profondément ; comment se fait-il qu’il déroge si à la légère, et sans paraître s’en douter, à l’impression principale que tous deux laissent dans l’âme ? On a peine à s’expliquer de telles absences de goût.
Le cadre du lac et des monts serait bien posé, si bientôt il ne devenait trop
                    large et débordant pour les personnages. Le poète descriptif intervient
                    indiscrètement, avec ses artifices et ses jeux de pinceau, au milieu des
                    sentiments bien autrement personnels et égoïstes d’un amour naissant. Les amants
                    heureux s’accommodent volontiers de tous les cadres ; ils portent en eux de quoi
                    embellir les déserts. Une riche nature sans doute les sert 
mieux et
                    les enchante ; la grande nature admirée ensemble est le plus bel accompagnement
                    d’un noble amour. Mais il ne convient point que le poète y insiste beaucoup plus
                    que les amants n’y insisteraient eux-mêmes. Ainsi, lorsqu’au sortir d’une scène
                    d’orage, où il a secouru et longtemps veillé Julie évanouie, Raphaël nous
                    décrit, au matin, l’abbaye de Hautecombe, avec son architecture
                        vivante de ronces, de lierres flottants, de giroflées suspendues, de plantes
                        grimpantes, avec son luxe de soleil, de parfums, de
                        murmures, de saintes psalmodies des vents, des eaux, des oiseaux, des échos
                        sonores…, quand il s’écrie : « La Nature est le grand prêtre, le
                        grand décorateur, le grand poète sacré et le grand musicien de
                        Dieu »
 ; il se sent obligé presque aussitôt de nous avertir qu’il
                    n’a songé à tout cela que depuis : « Je n’étais pas, en ce moment, assez
                        maître de mes pensées, dit-il, pour me rendre compte à moi-même de ces
                        vagues réflexions. »
 Pourquoi donc alors venir nous en rendre compte
                    avec ce double faste de métaphysique et de couleurs ? Montrez-nous l’abbaye en
                    deux grands traits, et passez outre comme vous fîtes alors. Car, enfin, de qui
                    êtes-vous épris ? est-ce de votre maîtresse, ou bien est-ce de la nature ?
                    Laquelle des deux est pour vous sur le premier plan ? Il faut choisir, et dans
                        Raphaël l’écrivain ne choisit plus : il prétend confondre
                    et identifier l’une et l’autre ; c’est là son rêve. Il fut un temps où il
                    choisissait. Dans cette admirable élégie du Lac, qui vaut
                    mieux, à mon sens, que tout Raphaël, le poète ne prenait
                    encore les objets que pour ce qu’ils étaient un peu indistinctement à ses yeux,
                    pour les témoins confus, pour les confidents et les dépositaires de son
                    bonheur :
Ô lac, rochers muets, grottes, forêt obscure,Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,Gardez de cette nuit, gardez, belle Nature,Au moins le souvenir !
Qu’on relise la pièce, ou plutôt qu’on se la redise par cœur un moment, et qu’on se demande si ce simple cri, ce vague et profond appel ne rend pas mieux la sincérité du sentiment que de venir nous dire :
Nous visitâmes ainsi successivement ensemble toutes les anses, toutes les vagues, tous les sables du lac, toutes les cimes, toutes les croupes, toutes les gorges, toutes les vallées secrètes, toutes les grottes, toutes les cascades encaissées dans les fissures des rochers de la Savoie.
S’adressant au lac chéri qu’il revenait seul revoir après une année, le poète, encore ému, s’écriait :
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondesSur ses pieds adorés !
Le sentiment n’était-il pas mieux observé dans cette simple écume
                    jetée au hasard, que lorsque nous lisons aujourd’hui : « Une terrasse
                        couverte de quelques mûriers sépare le château de la plage de sable fin où
                        viennent continuellement mourir, écumer, lécher et balbutier les petites langues bleues des vagues. »
                    Remarquez, même aux meilleurs endroits, que ce qu’on nous donne ici comme le
                    dernier mot, n’est pas plus vrai ni plus réel : c’est moins contenu, et dès lors
                    moins poétique. Car la poésie est l’essence des choses, et il faut bien se
                    garder d’étendre la goutte d’essence dans une masse d’eau ou dans des flots de
                    couleur. La poésie ne consiste pas à tout dire, mais à tout faire rêver.
Le personnage d’Elvire transformé en celui de Julie est-il devenu plus vivant ? Oui, en partie ; il y a des instants où l’on croit voir et entendre cette charmante et délicate créature. Mais, à d’autres instants et par d’autres endroits, le personnage est devenu en partie systématique. On peut être assuré que la véritable Elvire n’était point tout à fait telle qu’on nous peint cette nouvelle Julie. Et puisqu’on a tant fait que de lui changer son nom, j’avouerai que je n’aime guère ce nom de Julie. Il rappelle le nom de l’héroïne de Jean-Jacques, mais il rappelle aussi un vers de Voltaire :
Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie.
Il me rappelle un vers d’André Chénier :
Et nous aurons Julie au rire étincelant…
Il y a des nuances morales attachées aux noms. Julie semblerait plutôt un nom brillant de plaisird ; c’est un nom de femme romaine, ou tout au moins de femme bien portante. La Julie de Raphaël est un être frêle, maladif, nerveux, une nature toute d’exception. Raphaël n’a entendu d’abord que sa voix :
Elle résonnait, dit-il, entre les dents à demi fermées, comme ces petites lyres de métal que les enfants des îles de l’Archipel font résonner sur leurs lèvres, le soir, au bord de la mer. C’était un tintement plutôt qu’une voix. Je l’avais observé sans penser que cette voix tinterait si profond et à jamais dans ma vie.
Dans la première conversation suivie qu’elle a avec Raphaël, Julie
                    lui explique très franchement sa situation et lui raconte son histoire. Elle est
                    créole de Saint-Domingue ; orpheline, élevée avec les filles de la Légion
                    d’honneur, mariée à dix-sept ans de son plein gré à un vieillard, savant
                    illustre, qui n’est pour elle et ne veut être qu’un père (elle insiste très 
nettement sur ce point), Julie est atteinte d’un mal
                    singulier qui la consume, et qui lui interdit, même au prix d’une faiblesse, de
                    donner ni de recevoir le bonheur. La jeune femme a puisé dans son éducation et
                    dans la société de son mari les pures doctrines du xviiie
                siècle ; elle est incrédule, matérialiste, athée même ;
                    cela ne l’empêche pas d’être très liée avec M. de Bonald, et c’est un jour, pour
                    lui complaire, que le poète des Méditations aurait commis
                    innocemment, sans trop savoir ce qu’il faisait, cette ode au Génie, dédiée au grand adversaire de la liberté. Cette petite
                    apologie, glissée en passant, de la part du tribun futur, devra paraître
                    heureusement trouvée. Avec un mari qui n’est pour elle qu’un père, et qui, dans
                    sa philosophie indulgente, lui ◀permettrait beaucoup, avec des opinions et des
                    doctrines positives comme celles qu’elle s’est formées, on est réduit à
                    reconnaître que Julie ne peut être protégée dans ses longs tête-à-tête avec son
                    jeune ami (et elle en convient) que par son mal même et par la singularité de sa
                    nature. Du moment que la pensée est obligée de s’arrêter sur des circonstances
                    particulières aussi désagréables, on a droit de s’étonner lorsqu’on entend tout
                    à coup cette femme matérialiste déclamer contre l’abjecte nature
                        des sensations, et faire appel à une pureté
                        surnaturelle : « … Vous trouveriez ce que vous appelez un
                        bonheur, dit-elle à son amant ; mais ce bonheur serait une faute pour vous !
                        Et pour moi… je descendrais de l’élévation où vous m’avez
                        placée !… »
 L’incrédule Julie a tort de vouloir chercher des raisons
                    là où il n’y en a point pour elle ; elle parle en ces moments comme aurait pu le
                    faire une platonicienne.
Allons au fond de notre critique et dégageons toute notre pensée : l’auteur de
                        Raphaël, dans cette partie délicate de son récit, a voulu
                    tout nous dire, et il n’a 
pas osé. Il a essayé de faire
                    une confession entière, et il s’est arrêté à mi-chemin, en songeant que c’était
                    aussi la confession d’une autre. Il a essayé de combiner ce qu’il croyait devoir
                    à la mémoire d’Elvire, et ce qu’il devait à l’intérêt actuel du roman. Il a
                    inventé, à cette fin, des obstacles, des impossibilités, pour rendre
                    vraisemblable ce qui ne l’est pas, impossibilités qui deviennent elles-mêmes
                    d’énormes invraisemblances. Faut-il, après cela, s’étonner qu’on le surprenne
                    par endroits dans quelques contradictions ? On a beaucoup dit de mal de Rousseau
                    et de ses Confessions, tout en les goûtant. Je crois que du
                    moment qu’on se décide à faire des Confessions, il n’y a pas à marchander : il
                    faut les faire vraies, fidèles, supprimer le moins possible, ne rien inventer,
                    et surtout ne sophistiquer jamais. Or, on sent à tout moment dans Raphaël l’altération, le renchérissement subtil et sophistique de ce
                    qui a dû exister à l’état de passion plus simple ; on sent la
                        fable qui s’insinue. C’est surtout dans les conversations des deux
                    amants sur le lac, dans ces dissertations à perte de vue sur Dieu, sur l’infini,
                    que je crois sentir l’invasion de ce que j’appelle la fable et le système. Ici,
                    l’anachronisme moral devient évident. Jamais une jeune femme, vers 1817 ou 1818,
                    fût-elle à la hauteur philosophique de Mme de Condorcet, n’a
                    causé ainsi ; c’est le panthéisme (le mot n’était pas inventé alors), le
                    panthéisme, disons-nous, de quelque femme, esprit fort et bel esprit de 1848,
                    que l’auteur de Raphaël aura mis après coup dans la bouche de
                    la pauvre Elvire, qui n’en peut mais. Jamais Elvire, en montrant le soleil
                    couchant à son ami, a-t-elle pu lui dire : « Vois-tu le disque à moitié
                        plongé derrière ces sapins qui ressemblent à des cils de la
                            paupière du ciel ? »
 Et, si épris, si enivré que fût son
                    amant, il ne s’exprimait point encore alors comme il 
fait aujourd’hui :
J’ouvrais les bras à l’air, au lac, à la lumière, comme si j’eusse voulu étreindre la nature et la remercier de s’être incarnée et animée pour moi dans un être qui rassemblait, à mes yeux, tous ses mystères, toute sa bonté, toute sa vie, tout son enivrement !… Je n’étais plus un homme, j’étais un hymne vivant, criant, chantant, priant, invoquant, remerciant, adorant, débordant, etc., etc.
J’abrège la litanie. Et encore :
Il y avait dans nos âmes assez de vie et assez d’amour pour animer toute cette nature, eaux, ciel, terre, rochers, arbres, cèdre et hysope, et pour leur faire rendre des soupirs, des ardeurs, des étreintes, des voix, des cris, des parfums, des flammes, etc., etc.
Et plus loin, parlant de Julie, après avoir épuisé, ce semble, les termes passionnés :
Je lui cherchais des noms, dit-il, je n’en trouvais pas. À défaut de nom, je l’appelais en moi-même mystère : je lui rendais sous ce nom un culte qui tenait de la terre par la tendresse, de l’extase par l’enthousiasme, de la réalité par la présence, et du ciel par l’adoration.
On voudrait bien, à l’aide de ces grands mots délirants, simuler l’enthousiasme qu’on n’a plus, et l’on ne réussit à surprendre un moment que quelques âmes ouvertes et faciles qui croient encore à toutes les paroles.
Je n’insisterai pas sur les grandes scènes du roman, pas même sur celle du suicide, qui est encadrée magnifiquement, comme toujours, mais qui, telle qu’elle nous est racontée, manque son effet, et qui finit d’ailleurs assez ridiculement. Je m’attache au seul personnage de Julie, qui fait l’âme du livre, et je lui applique ce que M. de Lamartine lui-même, dans l’un des beaux passages du volume, dans sa visite aux Charmettes, nous a dit de Mme de Warens :
Je défie un homme raisonnable, affirme-t-il, de recomposer avec vraisemblance le caractère que Rousseau donne à son amante, des éléments contradictoires qu’il associe dans cette nature de femme. L’un de ces éléments exclut l’autre.
Je dirai donc, en raisonnant exactement comme M. de Lamartine, et en opposant les éléments contradictoires dont il compose l’amante de Raphaël : Si Julie est incrédule, elle ne doit point parler de Dieu à chaque instant. Si elle est matérialiste, elle ne doit point avoir tant de mépris pour la matière et pour les sensations. Si elle a épousé les doctrines de l’école de Cabanis, elle ne saurait tant admirer M. de Bonald. Si, à un certain moment, elle s’est convertie à Dieu, ce dut être au Dieu des chrétiens, au Dieu du crucifix, au seul Dieu enfin que confessât alors son amant. Dans aucun cas, elle ne saurait s’exprimer comme personne n’avait l’idée de s’exprimer à cette date. Elle ne saurait être coupable de l’espèce de galimatias double (on va en juger) que Raphaël lui prête dans ce moment solennel de la conversion :
Dieu ! Dieu ! Dieu ! s’écria-t-elle encore, comme si elle eût voulu s’apprendre à elle-même une langue nouvelle ; Dieu, c’est vous ! Dieu, c’est moi pour vous ! Dieu, c’est nous ! Raphaël, me comprenez-vous ? Non, vous ne serez plus Raphaël, vous êtes mon culte de Dieu !
J’en conclus que la véritable Elvire aurait peine à se reconnaître dans les pages alambiquées du roman panthéiste de M. de Lamartine, et je la restitue dans mon imagination telle qu’elle apparut la première fois au bord de ce lac, bien différente, au jeune poète lui-même si différent !
À travers le factice et le faux que je crois avoir assez indiqués, on noterait
                    (gardons-nous de l’oublier), dans presque tous les chapitres ou couplets dont se
                    compose le récit, des accents vrais, des touches heureuses et fines,
                    inexplicable mélange qui déconcerte, et qui est 
plus
                    fait pour attrister le lecteur déjà mûr que pour le consoler. Dans un dernier
                    pèlerinage d’adieu, qu’avant de quitter leur séjour de bonheur, les deux amants
                    vont faire à tous les sites préférés, montrant de loin du doigt à son ami la
                    petite maison de pêcheur dans laquelle ils se sont rencontrés pour la première
                    fois, et qui est à peine visible à l’horizon, Julie lui dit avec sentiment :
                        « C’est là ! Y aura-t-il un lieu et un jour, ajouta-t-elle
                        tristement, où la mémoire de ce qui s’est passé en nous, là, dans des heures
                        immortelles, ne vous apparaîtra plus, dans le lointain de votre avenir, que
                        comme cette petite tache sur le fond ténébreux de cette côte ? »
                    Accent vrai, parole naturelle et sentie, comme j’en aurais voulu toujours
                    entendre ! Mais ne pourrait-on pas lui répondre : Il y aura quelque chose de
                    plus triste pour vous, pour la mémoire de ces heures immortelles, que d’être
                    reléguée comme un point à peine visible dans le lointain du passé : ce sera de
                    n’être prise un jour, de n’être étalée et exposée aux yeux de tous que comme un
                    prétexte à des rêves nouveaux, comme un canevas à des broderies et à des pensées
                    nouvelles.
Trois endroits m’ont particulièrement frappé en bien dans le volume, et ils ne se rapportent point au roman : c’est d’abord la visite aux Charmettes, où M. de Lamartine a parlé de Rousseau avec éloquence et vérité. C’est ensuite cette autre visite que fait le jeune poète, son manuscrit des Méditations en main, chez l’imprimeur Didot : la physionomie de l’estimable libraire classique, son refus, ses motifs, tout cela est raconté avec esprit et malice ; le poète en a tiré une charmante vengeance. Enfin, le plus émouvant passage est certainement l’histoire du bouquet d’arbre coupée dans l’enclos de Milly ; on y retrouve, mais trop tard, la corde réelle et vibrante qu’il n’aurait jamais fallu quitter. On en retrouvait pourtant aussi quelque note heureuse dans les souvenirs du pont des Arts et du quai Conti. Quant aux grandes scènes finales de l’arbre de Saint-Cloud, autrement dit l’arbre de l’Adoration, et aux promenades dans le parc de Mousseaux, j’y suis peu sensible ; elles rentrent dans ce nouveau système d’amour, qui consiste à identifier Julie avec la nature et avec Dieu, à faire de tous les trois un mélange qui semble tenir à la présente religion de l’auteur, et qui appartient peut-être à la future religion du monde. Je n’en suis pas là encore. Pour ne parler que littérature, dans toutes ces pages et dans cent autres, l’auteur abuse démesurément des harmonies, des images champêtres, de la verdure, des murmures et des eaux. Un critique éminent, M. Joubert, parlant de ces défauts, bien moins développés, mais déjà sensibles, chez Bernardin de Saint-Pierre, disait :
Il y a dans le style de Bernardin de Saint-Pierre un prisme qui lasse les yeux. Quand on l’a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés dans la campagne qu’ils ne le sont dans ses écrits. Ses harmonies nous font aimer les dissonances qu’il bannissait du monde, et qu’on y trouve à chaque pas. La nature a bien sa musique, mais elle est rare heureusement. Si la réalité offrait les mélodies que ces messieurs trouvent partout, on vivrait dans une langueur extatique, et l’on mourrait d’assoupissement.
Je finis sur cette remarque d’un critique qu’on n’accusera certes pas de sécheresse ni d’insensibilité pour la poésie : c’est aux lecteurs avertis de voir si elle ne s’applique pas, à plus forte raison, à la manière de plus en plus immodérée de M. de Lamartine.