(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Montaigne en voyage »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Montaigne en voyage »

Montaigne en voyage

Il est un petit nombre d’écrivains qui ont un privilège : ils ont peint l’homme dans leurs œuvres, ou plutôt ils sont l’homme, l’humanité même, et comme elle ils deviennent un sujet inépuisable, éternel, d’observations et d’études. Tels sont et seront toujours Molière, La Fontaine, Montaigne. Sur ce dernier, on n’a plus à attendre de découvertes proprement dites ; on en est depuis longtemps aux infiniment petits détails : il n’en est aucun pourtant qui soit indifférent, aucun qui n’ait son intérêt, s’il ajoute un seul trait à la physionomie et à l’exacte ressemblance de celui qui a voulu se montrer à nous dans la familiarité la plus intime. « Ce serait plaisir d’avoir un voisin comme lui », disait Mme de La Fayette. Montaigne est notre voisin à tous : on n’en sait jamais trop sur son voisin.

Une double discussion s’est engagée récemment au sujet des inscriptions de la chambre de Montaigne et des épitaphes de son tombeau. Voici de quoi il s’agit. Montaigne, retiré vers l’âge de trente-huit ans dans son château et dans sa tour seigneuriale, s’était amusé à tracer ou à faire tracer sur les poutres et chevrons supérieurs de la pièce qu’il appelait sa librairie ou bibliothèque quelques inscriptions morales et philosophiques, reproduisant les maximes ordinaires de sagesse qu’il tenait à avoir constamment devant les yeux. « Tout est vanité. Ne soyez pas plus sage qu’il ne faut. Peut-être oui, peut-être non. — Ni comme ceci, ni comme cela, ni même autrement », etc. Toutes ces inscriptions latines ou grecques, au nombre de trente-trois22, sont loin d’être intactes, et il a fallu les déchiffrer, les restituer ni plus ni moins que des inscriptions antiques. Le dernier biographe de Montaigne (ce qui ne veut pas dire le biographe définitif), M. Bigorie de Laschamps, en a traduit quelques-unes dans son livre23 ; or, un savant professeur de l’Université, M. Lapaume, a trouvé à redire à quelques-unes de ces traductions, et il a publié à ce sujet un bon article critique intitulé : Un mot de plus sur Montaigne 24.

Mais M. Lapaume ne s’en est pas tenu à si peu. On lit à Bordeaux, sur le tombeau de Montaigne, qui est dans la chapelle du lycée, deux épitaphes, l’une latine, l’autre grecque : M. Lapaume les a étudiées, commentées, et en a recherché l’auteur probable ou possible. Cela fait la matière d’une brochure25. Il a conclu en faveur d’un conseiller au Parlement de Bordeaux, collègue de Montaigne, Emmanuel Du Mirail. Mais un jeune érudit bordelais qui porte un nom connu et cher aux amis de la science, M. Reinhold Dezeimeris, fils de l’ancien bibliothécaire de l’École de médecine de Paris, a trouvé la conjecture de M. Lapaume hasardée et toute gratuite, et dans une suite de lettres adressées au docteur Payen, à qui revient de droit toute information nouvelle sur Montaigne26, il a ruiné la conjecture de M. Lapaume et a très ingénieusement montré que l’auteur très probable des Épitaphes est Jean de Saint-Martin, avocat en parlement, auteur de plusieurs autres épitaphes du même temps et du même style. C’est dans cette étude comparée du style des diverses épitaphes grecques et latines composées par ce Saint-Martin, qu’est le piquant de l’ouvrage de M. Dezeimeris. Il a saisi et défini en philologue des plus exercés la manière archaïque de ce Saint-Martin, qui, dans ses épitaphes latines, affecte l’imitation de Plaute, de Catulle et d’Apulée, et qui, dans ses épigrammes grecques, se plaît à coudre ensemble et à rassortir les réminiscences de l’Anthologie. Il fallait, pour distinguer ces atomes de poussière philologique, y appliquer mieux que les besicles, il y fallait la loupe. Celle de M. Dezeimeris est des plus nettes et des plus précises. Je ne sais pas de plus curieuse, de plus coquette dissertation à la Boissonade. S’il m’est permis d’émettre un avis et de proposer un jugement, je dirai que M. Lapaume, qui me semble avoir eu raison contre M. Bigorie de Laschamps, a été moins heureux avec M. Dezeimeris. Vainqueur le premier jour, M. Lapaume a été vaincu, le second, en changeant d’adversaire. Les armes sont journalières, même à ce métier et à ce jeu d’érudit. Mais de telles discussions, quelles qu’en soient les chances, honorent les esprits ornés et les âmes innocentes qui s’y complaisent et s’y renferment.

Je suis obligé d’en sortir, et le public, dès qu’on lui a nommé Montaigne, nous appelle sur un terrain plus étendu. Je prendrai donc aujourd’hui Montaigne par un tout autre côté, non pas dans sa librairie et dans sa chambré, mais hors de sa chambre et en voyage. J’aurai peut-être, même après tant d’excellents auteurs qui nous ont précédés, après M. Grün, le plus considérable et le plus complet entre les plus récents, à faire quelques remarques encore sur cette nature multiforme et infinie du plus curieux et du plus amusé des philosophes.

I

En l’année 1580, Montaigne qui, depuis neuf ans déjà, s’était affranchi des devoirs d’une bien grave profession et s’était retiré dans son manoir champêtre pour s’y vouer tout entier au culte des doctes Sœurs, se voyant plus libre que jamais par la publication de la première édition de ses Essais, qui est de cette année même, entreprit un long voyage et voulut faire son tour d’Allemagne, de Suisse et d’Italie. Le voyage dura dix-sept mois et huit jours en tout, depuis le jour où il quitta son château de Montaigne jusqu’à celui où il y revint coucher (22 juin 1580, — 30 novembre 1581). Au moment de son départ, il était âgé de quarante-sept ans, malade déjà de la gravelle et se proposant bien d’user en chemin des diverses eaux minérales qui lui seraient indiquées. Ce fut le motif ou le prétexte ; mais surtout il aimait le changement, la nouveauté, et, par conséquent, voyager pour voyager. Il n’était pas de ceux qui « s’agréent en eux-mêmes », qui « estiment ce qu’ils tiennent au-dessus du reste », et « ne reconnaissent aucune forme plus belle que celle qu’ils voient. » Il laissait aux esprits routiniers ce parfait contentement de soi, des siens et de la coutume. Et cependant, avec « cette humeur avide de choses nouvelles et inconnues », il ne poussait pas son désir jusqu’à la passion et jusqu’à y sacrifier le repos. Aussi avait-il longtemps différé avant de se mettre aux champs. « Les voyages, disait-il, ne me blessent que par la dépense. » Il aimait mieux les faire plus courts et moins fréquents, mais plus à son aise, sinon en grand seigneur et avec un grand train, du moins avec un train fort honnête.

Le Journal de son voyage, publié très tard pour la première fois, en 1774, n’a rien de curieux littérairement ; mais moralement, et pour la connaissance de l’homme, il est plein d’intérêt, C’est un simple récit, en partie dicté, et de l’écriture d’un secrétaire, en partie de la main de Montaigne, et dont une portion considérable, plus d’un tiers, est même écrite par lui en italien, pour s’y exercer et s’y entretenir.

Il s’y trouve pêle-mêle des notes de voyage, des particularités sur les villes et pays qu’il traverse, avec des détails sur sa santé et des prises fréquentes d’eaux ou de médecines.

Montaigne, en voyage, était tout appliqué avoir, à regarder ; à peine s’il se permet une réflexion ; il les réserve pour plus tard. Il était très attentif à se conformer aux mœurs et usages des différents pays, à ne les choquer en rien ; il s’y pliait entièrement pour les mieux comprendre et embrasser. Il n’arrivait avec rien de préconçu ; il se laissait faire, il laissait arriver à lui les choses elles-mêmes. Il ne ressemblait pas à ceux qui portent partout avec eux les lunettes de leur village ; il prenait celles de chaque endroit où il passait, sauf à n’en croire en définitive que ses propres yeux.

Il regrette de ne pas s’être assez préparé à l’avance par des lectures au voyage d’Allemagne et de Suisse ; mais, pour celui d’Italie et de Rome, il y était préparé de longue main par le culte et par le commerce intime des auteurs de l’Antiquité.

Il voyage en compagnie de trois ou quatre gentilshommes de ses amis. Il traverse la France et remonte par Beaumont-sur-Oise, Meaux, Épernay, Châlons, Vitry, Bar, la lisière de la Lorraine, Neufchâteau, Mirecourt, les Vosges et Plombières, où il séjourne. Il y but, pendant onze matinées, d’abord neuf verres par jour, puis sept verres, et s’y baigna cinq fois, ayant son régime à lui et se traitant à sa guise. Il y rendit deux petites pierres et du sable. On ne sent jamais mieux qu’en lisant ce Journal de voyage et de santé combien Montaigne était né heureux. Il avait naturellement la joie de l’esprit et celle de l’humeur ; il fallait qu’il eût bien fort la gravelle pour être triste, tout comme Horace qui est heureux partout, à moins que la pituite ne s’en mêle : Nisi cum pituita molesta est. Lui, plus vaillant qu’Horace, il va semant ses pierres et graviers sur les routes, et il trouve moyen encore d’être gai par là-dessus et content.

A Plombières, il contracta amitié et familiarité avec le seigneur d’Andelot de Franche-Comté, qui offrait cette singularité frappante d’avoir un côté de la barbe et des sourcils tout blanc, l’autre noir. Ce seigneur raconta à Montaigne que ce changement lui était venu en un instant, un jour qu’il était chez lui plein d’ennui pour la mort d’un sien frère que le duc d’Albe avait fait mourir comme complice des comtes d’Egmont et de Homes : il tenait sa tête appuyée sur la main à cet endroit ; de façon que les assistants pensèrent, quand il eut retiré sa main, que c’était de la farine qui lui était tombée là par hasard. Il était demeuré tel depuis.

Montaigne, en quittant les Vosges, passe par Mulhouse, Bâle, Bade. A Mulhouse, alors ville suisse dépendant du canton de Bâle, il prend un plaisir infini à voir « la liberté et bonne police de cette nation. » Il en goûte l’esprit d’égalité. Son hôte de l’auberge du Raisin, en rentrant du Conseil de la ville et d’un palais magnifique et tout doré, vient servir les voyageurs à table, et l’homme qui sert à boire a autrefois mené quatre enseignes de gens de pied contre le roi, sous le comte Casimir, dans les guerres de religion. Montaigne fait causer son monde, et il tire de chacun les particularités les plus marquées : ainsi cet homme qui le sert, cette espèce de sommelier, et qui est, sous son air de domestique, une manière de seigneur, lui dit entre autres choses qu’ils ne se font nulle difficulté ni scrupule de religion de servir le roi contre les huguenots mêmes, tout huguenots qu’ils sont. Ces gens de Mulhouse paraissent tenir assez peu au symbole, et la paye arrange tout.

A Bâle, où nos voyageurs sont reçus avec distinction et traités par la seigneurie de la ville avec des marques d’honneur et de cérémonie, Montaigne voit François Hotman, le célèbre jurisconsulte, rival de Cujas, échappé au massacre de la Saint-Barthélemy ; à souper où il l’invite, il le met, lui et un savant médecin de la ville, sur le chapitre de la religion, et il devine que, tout en protestant contre la romaine, ils sont peu d’accord entre eux. A Bade, ville catholique, il est frappé de la pratique sévère du plus grand nombre, qui va jusqu’à faire maigre le mercredi, et il y vérifie cette observation, qu’il n’est rien de tel, pour se tendre et se resserrer dans sa dévotion, que d’être en regard et en contradiction permanente de l’opinion contraire. Les eaux de Bade paraissent à Montaigne plus actives que les autres, dont il avait essayé jusque-là ; il en boit avec grand effet et rend du sable. On le voit ensuite à Schaffhouse, à Constance (ayant laissé à droite Zurich où on lui dit qu’est la peste), à Lindaw sur le lac même de Constance. Là Montaigne regretta d’avoir omis trois choses en son voyage : 1° de n’avoir point emmené avec lui un cuisinier pour s’instruire des recettes allemandes et en pouvoir faire un jour l’épreuve chez lui (car il s’inquiète des mets et de la chère partout où il passe, il ne vit pas seulement de l’esprit) ; 2° de n’avoir pas amené avec lui un valet allemand ou de ne s’être pas donné pour compagnon de route quelque gentilhomme du pays, afin de ne pas se trouver tout à fait à la merci d’un bélître de guide ; 3° enfin, de n’avoir pas lu d’avance ou emporté dans ses coffres les livres et guides du voyageur (comme nous dirions) qui le pussent avertir des choses rares et remarquables à visiter en chaque lieu. Il s’était prémuni pour l’Italie, non pour l’Allemagne ; et cette Allemagne lui plaisait fort, bien plus qu’il ne l’aurait cru. Il allait jusqu’à préférer bien des usages de ce pays et à les trouver plus commodes que les nôtres. « Ils ont cela de bon, disait-il des aubergistes allemands, qu’ils demandent quasi du premier mot ce qu’il leur faut, et ne gagne-t-on guère à marchander. Ils sont glorieux, colères et ivrognes, mais ils ne sont du moins ni traîtres ni voleurs. » Il a l’esprit bien fait et prend les gens par ce qu’ils ont de bon.

Il coupe par la Bavière, visite Friessen, Lanspergs, Augsbourg où ils sont traités par le corps de ville non-seulement en gentilshommes, mais en personnages de haute condition, ni plus ni moins que barons ou chevaliers. Montaigne s’y prête fort bien et défend à ses gens de détromper les officiers de la ville. Il s’amuse ce jour-là, on ne sait pourquoi, à jouer le grand seigneur. Il a le regret, dans cette ville d’Augsbourg, de se rendre remarquable par quelque façon opposée au goût du pays : c’était en passant par une église ; comme il faisait très froid et qu’il était indisposé, il garda son mouchoir sous son nez, ce qui parut étrange : il en fut mortifié, quand ensuite on le lui dit. Partout où il allait, le premier soin de Montaigne était d’observer la mode du pays, quelque difficulté et gêne qu’il y trouvât ; c’était sa religion à lui. Après avoir traversé Munich, la petite caravane arrive aux montagnes et s’enfonce dans les Alpes pour aller par le Tyrol et Inspruck en Italie : « Nous nous engouffrâmes tout à fait dans le ventre des Alpes par un chemin aisé, commode et amusement entretenu. » C’est le secrétaire de Montaigne qui écrit, mais qui visiblement s’inspire de ses impressions et se teint de son langage. Arrivés à une certaine abbaye, on y apprend toutes sortes de miracles, et l’un même tout récent ; Montaigne se garde bien d’y contredire. A peu de distance de là, il admire fort le paysage :

« Ce vallon semblait à M. de Montaigne représenter le plus agréable paysage qu’il eût jamais vu ; tantôt se resserrant, les montagnes venant à se presser, et puis s’élargissant à cette heure de notre côté, qui étions à main gauche de la rivière, et gagnant du pays à cultiver et à labourer dans la pente même des monts qui n’étaient pas Ri droits, tantôt de l’autre part ; et puis découvrant des plaines à deux ou trois étages l’une sur l’autre, et tout plein de belles maisons de gentilshommes et des églises. Et tout cela enfermé et emmuré de tous côtés de monts d’une hauteur infinie. »

Dans une de ses traites, son mal de reins le reprend, et sans s’effrayer, toujours courageux et de bonne composition, il estime qu’il est plus soulagé à cheval qu’en une autre posture : il en est quitte pour faire la traite plus longue ce jour-là, et le lendemain (ou le surlendemain) matin, après une nuit douloureuse, à son lever, il rend une pierre : ce qui ne l’arrête nullement. C’est dans cette traversée du Tyrol, à l’arrivée à Brixen, que se trouve dans le Journal une première page tout à fait agréable, et qui nous montre au vrai le Montaigne habituel que nous connaissons, mais avec ce redoublement de belle humeur et de sérénité que lui donne le voyage :

« Brixen, — très belle petite ville, au travers de laquelle passe cette rivière (d’Eisock) sous un pont de bois : c’est un évêché. Nous y vîmes deux très belles églises, et fûmes logés à l’Aigle, beau logis. Sa plaine n’est guère large, mais les montagnes d’autour, même sur notre main gauche, s’étendent si mollement qu’elles se laissent tes tonner et peigner jusques aux oreilles. (N’est-il pas vrai que Montaigne communique de sa gaieté d’expression à son secrétaire ?) Tout se voit rempli de clochers et de villages bien haut dans la montagne ; et près de la ville, plusieurs belles maisons très plaisamment bâties et assises. — M. de Montaigne disait :

« Qu’il s’était toute sa vie méfié du jugement d’autrui sur le discours des commodités des pays étrangers, chacun ne sachant goûter que selon l’ordonnance de sa coutume et de l’usage de son village, et avoir fait fort peu d’état des avertissements que les voyageurs lui donnaient : mais en ce lieu, il s’émerveillait encore plus de leur bêtise, ayant, et notamment en ce voyagé, ouï dire que l’entre-deux des Alpes en cet endroit était plein de difficultés, les mœurs des hommes étranges, chemins inaccessibles, logis sauvages, l’air insupportable. Quant à l’air, il remerciait Dieu de l’avoir trouvé si doux, car il inclinait plutôt sur trop de chaud que de froid, et en tout ce voyage, jusques lors, n’avions eu que trois jours de froid et de pluie environ une heure ; mais que du demeurant, s’il avait à promener sa fille, qui n’a que huit ans, il l’aimerait autant en ce chemin qu’en une allée de son jardin ; et quant aux logis, il ne vit jamais contrée où ils fussent si dru semés et si beaux, ayant toujours logé dans belles villes bien fournies de vivres, devin, et à meilleure raison qu’ailleurs. »

Montaigne, à la veille de quitter l’Allemagne et le Tyrol autrichien, écrit une lettre à François Hotman, ce célèbre jurisconsulte qu’il avait rencontré à Bâle, pour lui exprimer sa satisfaction de tout ce qu’il a vu dans le pays et le regret qu’il avait d’en partir si tôt, quoique ce fût en Italie qu’il allât ; ajoutant qu’excepté quelques exactions à peu près inévitables des hôteliers guides et truchements, « tout le demeurant lui semblait plein de commodité et de courtoisie, et surtout de justice et de sûreté. »

Cette première partie de son voyage, dont il se montrait si enchanté, n’avait fait que le mettre en goût et en appétit de découverte. Toute fatigue d’esprit et de corps était loin de lui. A Trente, à Rovère, au moment d’entrer décidément en Italie, quand tous, les autres de sa troupe sont las et recrus, lui, plus en train et plus allègre que jamais, il serait presque tenté, s’il était seul, de tourner vers des pays moins connus et plus neufs, et débouchant sur cet autre versant des Alpes Juliennes ou Nordiques, d’aller jusque par-delà les plaines que le Danube arrose, courir au loin mainte aventure. Voici, de tout le Journal, la page, selon moi, la plus caractéristique et la plus propre à nous faire juger de l’humeur excitée et charmante du voyageur excellent :

« Je crois à la vérité, nous dit son secrétaire, que, s’il eût été seul avec les siens, il fût allé plutôt à Cracovie ou vers la Grèce par terre, que de prendre le tour vers l’Italie ; mais le plaisir qu’il prenait à visiter les pays inconnus, lequel il trouvait si doux que d’en oublier la faiblesse de son âge et de sa santé, il ne le pouvait imprimer à nul de la troupe, chacun ne demandant que la retraite, tandis que lui, il avait accoutumé de dire qu’après avoir passé une nuit inquiète, quand au matin il venait à se souvenir qu’il avait à voir ou une ville ou une nouvelle contrée, il se levait avec désir et allégresse. Je ne le vis jamais moins las ni moins se plaignant de ses douleurs, ayant l’esprit, et par chemin et en logis, si tendu à ce qu’il rencontrait, et recherchant toutes occasions d’entretenir les étrangers, que je crois que cela amusait son mal. Quand on se plaignait à lui de ce qu’il conduisait souvent la troupe par chemins divers et contrées, revenant souvent bien près d’où il était parti (ce qu’il faisait, ou recevant l’avertissement de quelque chose digne de voir, ou changeant d’avis selon les occasions), il répondait qu’il n’allait quant à lui en nul lieu que là où il se trouvait, et qu’il ne pouvait faillir ni tordre sa voie, n’ayant nul projet que de se promener par des lieux inconnus ; et, pourvu qu’on ne le vît pas retomber sur même voie et revoir deux fois même lieu, qu’il ne faisait nulle faute à son dessein. Et quant à Rome où les autres visaient, il la désirait d’autant moins voir que les autres lieux, qu’elle était connue d’un chacun, et qu’il n’y avait laquais qui ne leur pût dire nouvelles de Florence et de Ferrare. Il disait aussi qu’il lui semblait être comme ceux qui lisent quelque fort plaisant conte, d’où il leur prend crainte qu’il vienne bientôt à finir, ou un beau livre : lui de même prenait si grand plaisir à voyager qu’il haïssait le voisinage du lieu où il se dût reposer… ».

Le voyage pour Montaigne était comme un conte des Mille et une Nuits. Il n’était pas de l’avis de ceux qui disent :

Les voyages sont beaux, surtout quand ils sont faits.

Il aimait le voyage pour le voyage même, — aller pour voir et voir encore. Loin d’être esclave d’un itinéraire tracé à l’avance et qu’on abrège même si l’on peut, il était toujours prêt à modifier le sien et à l’allonger selon son caprice et son plaisir. Pour lui qui, en toute chose, préférait le chemin des écoliers, ce lui semblait alors le cas, ou jamais, de faire l’école buissonnière.

Il y a bien des manières d’être voyageur, et je ne voudrais en exclure aucune ; mais je ne puis m’empêcher d’opposer cette façon d’aller de Montaigne à celle d’un grand écrivain moderne, voyageur par ennui plus encore que par curiosité, et qui, dès qu’il avait saisi les grands horizons, les vastes contours, les ciels et les sommets dominants d’un pays, ne daignait y rien, regarder de plus. Montaigne se montre ici le contraire de Chateaubriand qui, même en voyageant aux lieux où il se plaît et qu’il a le plus désirés, a l’impatience d’en finir. C’est que c’est d’abord l’homme ennuyé et qui se fuit lui-même, puis c’est l’artiste surtout qui voyage en la personne de Chateaubriand : chez Montaigne, c’est le curieux amusé de la vie, et qui dépense la sienne sans compter. Chateaubriand voyage pour en rapporter des tableaux, pour écrire et décrire au retour ; quand il a son image, il en a assez. Montaigne voyage pour apprendre du nouveau et pour regarder sans cesse ; et il regarde en effet, il retient tout, depuis les beaux et riants aspects et les jolis fonds de paysage jusqu’à la manière de tourner la broche. Il n’y a danger qu’on n’oublie rien avec lui. Comparez les témoignages de leurs fidèles domestiques, à tous deux ! nous venons d’entendre le secrétaire de Montaigne ; que dit de son maître, au contraire, le Joseph de Chateaubriand, celui même dont il est parlé dans l’Itinéraire : « Dès qu’il est arrivé dans un lieu, il n’a rien de plus pressé que d’en repartir ? » Et il en repartait moins encore pour voir d’autres lieux que pour en finir de celui qu’il avait, du premier coup d’œil, dévoré. Montaigne, en un mot, voyageait pour amuser et régaler sa curiosité toujours éveillée et toujours fraîche ; Chateaubriand, pour occuper et remplir son imagination ardente et en tirer gloire.

Ajoutez que pour Montaigne philosophe le voyage n’était qu’une réfutation perpétuelle, en action et en tableau, des préjugés de clocher dont il avait le mépris et le secret dégoût. Dans cette succession rapide de vues et de mœurs si diverses et si contraires, un préjugé réfute et chasse l’autre, et ne lui laisse pas le temps de faire le fier ; et le philosophe libre, sans aucun effort de lutte ni de contradiction, y trouve son compte, en même temps que le curieux son plaisir.

II

Quoi qu’il en soit de ses désirs de Cracovie, de Valachie et de Grèce, Montaigne a une grande envie de voir Rome, et c’est là (laissant de côté son passage par Vérone, Padoue, Venise, Ferrare, Bologne, Florence, Sienne, Montefiascone), — c’est là qu’il le faut suivre, entrant par la porte del Popolo.

Il y avait alors trop de Français à Rome, ce qui le fâche. Il commence par comparer Rome, la neuve, celle du beau monde, avec Paris qu’il aimait beaucoup ; mais il n’insiste pas sur cette comparaison, et il remet et laisse bientôt Rome à son rang unique. Il juge très bien, à première vue, du changement de configuration du sol, et de l’ensevelissement de l’ancienne Rome : la forme des montagnes et des pentes n’est plus du tout la même, et il tenait pour certain « qu’en plusieurs endroits nous marchions sur la tête des vieux murs et sur le faîte des maisons tout entières. » La liberté de vie à Rome lui paraît bien différente de celle de Venise : la sûreté y manque. La police de Rome était de tout temps mauvaise. Les chicanes des douaniers y sont excessives, et pires qu’en la plupart des autres villes d’Italie ; on lui avait pris en entrant tous ses livres pour les visiter, entre autres un exemplaire des Essais qui avaient récemment paru : on ne les lui rendra qu’après examen et censure. Quelques jours après son arrivée, il se trouve mal et prend médecine : la médecine, dans cette Relation, vient à travers toutes choses.

Il assiste le jour de Noël (1580) à la messe du Pape à Saint-Pierre et n’y perd rien des cérémonies. Il y a un certain instrument à boire le calice pour se précautionner contre le poison. Il remarque un air de dissipation pendant l’office : « Il lui sembla nouveau, et en cette messe et autres, que le Pape et cardinaux et autres prélats y sont assis, et quasi tout le long de la messe couverts, devisant et parlant ensemble. Ces cérémonies semblent être plus magnifiques que dévotieuses. » — Les courtisanes ont leur part de son attention. — L’ambassadeur de France (M. d’Elbène) l’engage cependant à aller baiser les pieds du Pape : Montaigne et son compagnon de route, M. d’Estissac, sont donc présentés un jour à Sa Sainteté par l’ambassadeur. Montaigne entre dans les plus menus détails d’étiquette au sujet de cette présentation, et décrit les trois agenouillements et les trois bénédictions consécutives à mesure qu’on avance dans la chambre. Quand ils furent avancés jusqu’à être devant Sa Sainteté, l’ambassadeur, mettant lui-même un genou en terre, « retroussa la robe du Pape sur son pied droit, où il y a une pantoufle rouge avec une croix blanche au-dessus. » Montaigne ne perd pas une occasion de regarder et de bien voir. Il note la politesse du Pape « qui avait haussé un peu le bout de son pied », comme pour épargner à son adoration le reste du chemin. Averti par l’ambassadeur, le Pape loua Montaigne d’être bon catholique et l’engagea à continuer. Nous avons là, d’après lui, un portrait physique et moral très exact de ce beau et doux vieillard, Grégoire XIII. Quelques jours après, le Pape passe à cheval sous les fenêtres du logis de Montaigne : nouveau portrait et description exacte du costume, des mouvements et du cortège. Montaigne a les sens excellents ; il voit les choses telles qu’elles sont, ni plus ni moins, et ne les complique en rien d’abord, ni par l’imagination ni par la réflexion. — Ce même jour où il a vu passer le Pape, il prend de la térébenthine : sa santé va de front avec sa curiosité. — On exécute un bandit ; il assiste à ce spectacle, en relève toutes les circonstances, et l’ancien conseiller au Parlement de Bordeaux ne manque pas de faire la comparaison avec ce qui se pratique en France.

Mais c’est sur les antiquités de Rome particulièrement qu’il a des vues justes, tout à fait grandes et dignes de leur objet. Ici l’on aurait à faire tout un chapitre, Montaigne antiquaire, si M. Ampère ne l’avait déjà fait. A visiter, à étudier ainsi Rome, Montaigne se pique d’honneur ; il apprend bientôt à se passer de guide, et il est de force à en remontrer aux plus habiles ciceroni eux-mêmes. Voici le beau passage de cette seconde partie du Journal, et qui mérite de faire pendant à celui que nous avons déjà vu au sortir du Tyrol. Ce n’est plus l’humeur voyageuse qui s’égaye et qui se joue en mille désirs de courses errantes et vagabondes, ce n’est plus la curiosité jeune et dans sa légère ivresse, c’est le sentiment historique profond, qui se prononce et se déclare, c’est une admiration pleine de deuil pour la plus grande cité qu’ait portée la terre et qu’elle a presque tout engloutie. Montaigne disait donc (et à travers le secrétaire on sent de plus en plus le langage et l’accent magistral, comme sous de certaines pages de l’abbé Ledieu on sent la parole de Bossuet), — il disait :

« Qu’on ne voyait rien de Rome que le ciel sous lequel elle avait été assise et le plan de son gîte ; que cette science qu’il en avait était une science abstraite et contemplative, de laquelle il n’y avait rien qui tombât sous les sens ; que ceux qui disaient qu’on y voyait au moins les ruines de Rome en disaient trop, car les ruines d’une si épouvantable machine rapporteraient plus d’honneur et de révérence à sa mémoire : ce n’était rien que son sépulcre. Le monde, ennemi de sa longue domination, avait premièrement brisé et fracassé toutes les pièces de ce corps admirable, et parce qu’encore tout mort, renversé et défiguré, il lui faisait horreur, il en avait enseveli la ruine même. Que ces petites montres de sa ruine qui paraissent encore au-dessus de la bière, c’était la Fortune qui les avait conservées pour le témoignage de cette grandeur infinie que tant de siècles, tant de feux, la conjuration du monde réitérée à tant de fois à sa ruine, n’avaient pu universellement éteindre. Mais était vraisemblable que ces membres dévisagés qui en restaient, c’étaient les moins dignes, et que la furie des ennemis de cette gloire immortelle les avait portés premièrement à ruiner ce qu’il y avait de plus beau et de plus digne ; que les bâtiments de cette Rome bâtarde qu’on allait à cette heure attachant a ces masures, quoiqu’ils eussent de quoi ravir en admiration nos siècles présents, lui taisaient ressouvenir proprement des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûtes et parois des églises que les Huguenots viennent d’y démolir… ».

Rome inspire Montaigne et l’élève jusqu’à elle. Quel langage auguste, et magnifique ! quelle haute idée ! On ne voit pas même les ruines de Rome ; ces ruines sont ensevelies : à peine si quelques-unes surnagent et dépassent le niveau de ce vaste cimetière qui est la Rome d’aujourd’hui. Tout cela, c’est du Sénèque, du bon Lucain ; c’est de l’Horace dans les grandes odes. Parce que ces hommes, comme Horace et Montaigne, sont aimables, on les croit, incapables de générosité et de sentir la grandeur. Mais le goût et une mâle pensée embrassent tout.

Cependant la Rome ancienne ne l’absorbe pas tellement qu’il n’aille voir jusqu’au dernier jour tout ce qui se peut voir. Il assiste à la circoncision d’un Juif ; il assiste aux fêtes du carnaval, etc. Nous l’abandonnons dans le reste de ses courses et visites où il se romanise de plus en plus. L’air de Rome lui allait ; il le trouvait « très plaisant et sain. » Surtout il ne s’y ennuyait pas un seul instant : « Je n’ai rien, disait-il, si ennemi à ma santé que l’ennui et oisiveté : là j’avais toujours quelque occupation, sinon si plaisante que j’eusse pu désirer, au moins suffisante à me désennuyer », Et il les énumère : à défaut d’antiquités, aller voir les Vignes « qui sont des jardins et lieux de plaisir de beauté singulière, où j’ai appris, ajoute-t-il, combien l’art se pouvait servir bien à point d’un lieu bossu, montueux et inégal » à d’autres jours, à défaut de promenades, aller entendre des sermons, des thèses, ou faire la conversation chez les dames : il mêle tout cela. « Tous ces amusements m’embesognaient assez ; de mélancolie qui est ma mort, et de chagrin, je n’en avais nulle occasion, ni dedans ni hors la maison. » En un mot, il était là comme chez soi, avec une certaine nouveauté de plus.

J’allais oublier son grave enfantillage d’ambitionner d’être citoyen romain ; il y parvint, non sans peine. Il respecte tant l’ancienne Rome qu’il se complaît à la parodie même qu’on en fait, pourvu qu’elle soit sérieuse et sans rire ; il reçoit ses lettres de citoyen au nom du Sénat et du Peuple : « C’est un titre vain, dit-il ; tant y a que j’ai reçu beaucoup de plaisir de l’avoir obtenu. » Voilà un aimable philosophe qui paye ouvertement son tribut à l’illusion et à la vanité humaine.

On lui rendit avant son départ le volume des Essais qu’on lui avait saisi à l’arrivée. Le maître du Sacré-Palais et l’un de ses collègues, en le lui rendant, firent bon marché de la censure qu’on y avait jointe et qui était du fait d’un frater français assez ignorant. Ledit maestro lui dit de n’en tenir compte dans une édition suivante qu’autant qu’il le jugerait à propos ; ces Romains sont accommodants pour leurs amis. Il ajouta que bien des livres de cardinaux et religieux avaient été censurés de même pour telles imperfections de détail qui ne touchaient en rien la réputation de l’auteur ni de l’œuvre en gros. Ils l’engagèrent à aider à l’Église par son éloquence, et à demeurer paisible chez eux tant qu’il le voudrait. Et ceux qui parlaient ainsi, Montaigne nous le fait remarquer, étaient « personnes de grande autorité et cardinalables » c’est-à-dire du bois dont on fait les cardinaux.

Montaigne, à ce premier séjour, avait passé à Rome près de cinq mois ; il se rendit de là aux bains de Lucques et revint encore à Rome avant de repartir pour la France. Il était aux bains della Villa, près de Lucques, lorsqu’il apprit que MM. de Bordeaux l’avaient choisi absent pour maire de leur ville. Après quelque hésitation et tergiversation, il se décida à accepter. Le maire de Bordeaux ne nous regarde plus ; il appartient à M. Grün, qui en a traité à fond.

C’est bien assez pour nous et pour un jour. Mais je me suis senti provoqué par ces doctes brochures qui venaient nous entretenir de minces détails, de questions philologiques concernant la bibliothèque et le tombeau du philosophe, et je ne me le suis pas laissé dire deux fois. Vous me parlez de Montaigne ; eh bien ! j’en prends occasion pour revenir parler de lui à mon tour, pour l’écouter et le suivre là où il est le plus à l’abandon et où il va le plus à l’aventure. On ne perd jamais son temps à l’accoster. Aussi avons-nous vu quel charmant, quel commode et quel joli voyageur c’était que cet homme de cabinet qui avait en lui l’étoffe de plusieurs hommes ; quel naturel heureux, curieux,-ouvert à tout, détaché de soi et du chez-soi, déniaisé, guéri de toute sottise, purgé de toute prévention. Et quelle sérénité, quelle allégresse même, jusque dans la souffrance et dans les maux ! que d’accortise à tout venant ! que de bon sens partout ! que de vigueur de pensée ! quel sentiment de la grandeur, quand il y a lieu ! que de hardiesse et aussi d’adresse en lui ! J’appelle Montaigne « le Français le plus sage qui ait jamais existé. »