(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Dargaud »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Dargaud »

Dargaud

La Famille.

S’il y a des livres — et pourquoi pas ? — qui se font tout seuls au fond des âmes, par une mystérieuse assimilation du sentiment et de la vie, celui que Dargaud a publié sous le simple titre de : La Famille, nous semble un de ces livres-là. L’Inspiration, à la bouche de feu, ne l’a pas vomi dans ses flammes. La Méditation — cette Muse réfléchie — ne l’a pas ingénieusement combiné, et ce n’est pas non plus une volonté laborieuse et tenace qui l’a arraché de l’esprit de l’écrivain comme on arrache l’enfant du sein de sa mère. Non ! il n’a fallu pour l’écrire ni tant de spontanéité, ni tant de réflexion, ni tant d’efforts. Il s’est fait presque de lui-même, avec les premières impressions de la vie, ces premières impressions qui n’ont pas besoin d’appuyer pour laisser en nous d’ineffaçables empreintes, et il n’a demandé d’autre travail à son auteur que de se souvenir. J’oserais presque dire qu’un tel livre est involontaire, et qu’il est tombé du cœur plus que du cerveau, comme un fruit mûr. Pour si peu que nous ayons vécu, nous avons tous plus ou moins dans notre âme un livre écrit par l’Expérience, avec du sang ou avec des larmes, mais le plus souvent il y reste. Il faut la main d’un poète ou d’un artiste pour l’en tirer. Dargaud l’a tiré de la sienne. C’est un bonheur pour lui et pour nous. Les littératures n’ont point trop de ces livres vrais qui disent la vie et nous montrent à nu la racine de cette plante amère, dont les fleurs ne nous paraissent jamais plus belles que quand une fois elles sont flétries et qu’il n’y a plus à en cueillir.

C’est donc une élégie que le livre de Dargaud, et ce qu’on appelait, il y a quelques années, « un livre intime ». L’auteur, qui a de l’âme, du reste, à défier tous les railleurs de la terre, n’a pas craint de revenir à un genre vieilli et condamné par une critique superficielle. Quand on a du talent, c’est comme quand on a du courage, qu’est-ce qu’on craint ?… D’ailleurs, Dargaud savait que malgré les abus de la vanité qui se plaint ou qui se raconte, le genre vieilli était éternel. Il existait depuis Job jusqu’à René. Il existerait après encore ! Qui pourrait dégoûter l’homme de lui-même ?… Est-ce que l’âme, ses joies et ses douleurs, ne sera pas toujours le plus haut intérêt de l’homme et de son orgueilleuse pensée ? Est-ce que la civilisation généralisera jamais assez son être pour que les grands coups de tonnerre de l’histoire retentissent plus en lui et réveillent plus d’écho que ces tout petits événements qui tiennent dans les dix pouces de sa poitrine et ne font pas de bruit, à ce qu’il semble, mais qui seuls ont la puissance de faire palpiter plus vite sa tempe et son cœur ?… Comme tous les esprits distingués d’une société assez avancée pour n’avoir plus peut-être à écrire que de l’histoire et à juger que des résultats, Dargaud, l’auteur connu de Marie Stuart, est entraîné vers les études historiques par la double tendance de son esprit et de son temps. Seulement, il n’a pas cru que ce fût une mauvaise interruption apportée à des travaux plus vastes et plus sévères, qu’un livre où il est question de l’âme de l’homme, quand même l’homme y dirait ce « Je » que haïssait Pascal. Pascal, l’homme au gouffre en toutes choses, cet épouvanté qui voyait partout l’abîme qu’il croyait à ses pieds ; Pascal, ce lycanthrope du jansénisme, devait haïr une forme de langage qui est dans le sentiment humain à une si grande profondeur. Mais Dargaud, qui n’a pas les mêmes raisons pour proscrire le moi sous sa forme la plus naïve, et j’ajoute la plus nécessaire, a écrit à la première personne un livre qui, restant tout ce qu’il est au fond, mais écrit autrement, aurait été froid et d’une réalité moins sentie. La critique, qui connaît son devoir et sa limite, n’a rien à opposer à la nature humaine et à l’individualité d’une œuvre. Elle ne doit examiner que deux choses : le talent dont l’œuvre est la preuve, et la justice de son succès.

Or, ici, le talent est réel, et il est grand. Il est ému, coloré et pur. C’est de la lumière qui tremble sur des larmes, des larmes qui tremblent sur des fleurs, et des arcs-en-ciel qui tremblent à leur tour sur ces fleurs, sur ces larmes et sur cette lumière, Dargaud est une nature poétique. C’est un poète, sans ces cruelles et étincelantes agrafes qui pincent et retiennent la pensée dans leurs mordantes lèvres d’or, et par cette magnifique compression en font la poésie rythmique. Des bégueules littéraires, des vierges sages, nous savons pourquoi, ont pu reprocher à Dargaud la vivacité de ses couleurs quand il a écrit l’histoire. Il est d’usage et de tradition de donner à Clio une plume de fer, comme si l’histoire ne devait pas avoir toutes les variétés de la vie ! Mais, dans ce livre nouveau, dans ce livre tout de sentiment, de rêverie et de ressouvenir, nous ne pensons pas qu’on puisse reprocher à l’auteur les qualités de sa manière, si appropriées et si seyantes à son sujet. Ne sont-elles pas là à leur véritable place ? Si l’auteur ne les avait pas, on les désirerait ! Quand on veut ressusciter le passé, le secret du miracle est dans les couleurs qu’on emploie, et quand on peint les premières impressions de la vie, a-t-on sur sa palette des teintes d’un trop tendre éclat pour cette blanche aube qui doit rougir et va devenir une aurore ?…

Car voilà le sujet du livre de Dargaud : les premières impressions de la vie, l’enfance, la jeunesse, le passé ! Tout le drame d’un cœur vierge qu’il nous retrace a pour théâtre l’étroit espace que nous avons mesuré tous, entre notre berceau, couronné des visages aimés qui s’y penchèrent, et la disparition de ces chers visages, les astres et les étoiles de notre vie, descendus derrière l’horizon quand il nous faut achever si longtemps de vivre sans les avoir là pour nous orienter ! Un berceau dans lequel et autour duquel il n’y a plus personne, et, comme dit Dargaud, des foyers éteints, ces foyers auxquels nous nous sommes assis dans les plis traînants de la robe de notre mère et que voilà noirs, solitaires et froids à jamais, pendant qu’en nous la vie dure toujours, comme si c’était une ironie, tel est, dans sa simplicité féconde, le sujet de ce livre touchant. Rien de plus, mais n’est-ce pas là tout ? « Qu’y a-t-il de plus que des commencements ? » disait une femme qui, les pieds dans la gloire, en foulait tristement la misère. Troncs d’arbres coupés par la foudre, troncs de statues mutilées par le temps, troncs de bonheurs interrompus par le train ordinaire de la vie, n’êtes-vous pas ce qui convient le mieux à nos yeux, chargés d’une éternelle tristesse ? Et d’ailleurs l’homme, comme l’eau des fleuves, n’est-il pas tout entier dans le premier flot de sa source ? Plus que personne, Dargaud a senti ce charme du passé qui est une saveur et un poison tout ensemble, et quoique nous n’en eussions pas, hélas ! perdu le goût, il nous l’a fait sentir dans son livre avec une force nouvelle d’empoisonnement et de douce saveur. Il a compris, lui qui est poète, que la plus profonde, la plus remuante poésie, c’est la poésie du passé ! Il a compris que le front de l’humanité allait à ce bandeau de veuve, et que pour cette reine de deux jours, qui soupire entre un peu d’argile et un peu de cendre, c’était bien la véritable couronne ! Il a compris enfin que, de tous les passés de l’homme, la première partie de l’existence, écoulée au sein d’une famille si vite dévorée par la mort, était le passé le plus touchant et le plus beau, et il nous a raconté le sien. Il nous l’a dit dans tous ses détails, tous ses accidents, toutes ses nuances, avec la fidélité de la mémoire du cœur et cette mélancolie des biens perdus qui rend l’aveugle si éloquent lorsqu’il parle de la lumière. Magique perspective de la distance qui veloute les lointains dans nos âmes comme dans les horizons, impossibilité de ressaisir ce passé qui, pour l’homme, créature de contradiction, s’embellit à mesure qu’il s’éloigne, talent naturel de coloriste grandi et avivé par l’émotion et par le souvenir, poésie de la famille qui s’ajoute encore à la poésie du passé, sentiments créés et développés par l’intimité domestique, voilà, en quelques mots, ce qui fait la valeur et ce qui fera le succès du livre de Dargaud. Je m’empresse de le constater, — car il n’y a pas que de la vérité dans ce livre. Si le sentiment y est perpétuellement profond et juste, le raisonnement ne l’est pas toujours. On y sent l’erreur de l’esprit sous le talent qu’y déploie une imagination charmante et puissante à la fois, et cette erreur qu’on y sent, qu’on y entrevoit, qui s’y glisse partout et y respire, c’est la grande erreur de notre temps, cette erreur tranquille et souriante, aux yeux purs, au front pur, au cœur presque pur ; par-là d’autant plus dangereuse ! Ce n’est pas l’erreur du quiétisme, — nous n’en sommes plus là, dans ce siècle, — mais c’est peut-être le quiétisme de l’erreur.

En effet, depuis que le symbole de nos pères a cessé d’être pour la majorité d’entre nous le vrai et l’unique symbole, et que la Foi, comme un flambeau renversé, s’est éteinte dans la poussière des traditions abandonnées, il s’est élevé une nombreuse race d’hommes qui se disent religieux pourtant, et qui ont remplacé les formes nettes et les dogmes arrêtés du catholicisme par les aspirations maladives d’une vague religiosité. Esprits sans hardiesse, moitiés d’athées qui s’arrêtent, d’horreur ou de lâcheté, dans le déisme, comme déjà Bossuet le leur reprochait dans son temps, ils s’imaginent que la lettre d’une loi religieuse, cette lettre qui prescrit et qui fonde, est un voile destiné à tomber devant l’esprit, et pour cette raison ils la rejettent. Supérieurs — quelques-uns, du moins, — par le sentiment aux tristes et secs théoriciens du rationalisme, ils ne valent pas mieux quant aux idées et lorsqu’on les force à descendre dans le fond des choses. Leur histoire n’est pas longue et peut s’écrire en quelques mots. Ce sont les Sociniens du xixe  siècle. Au xviiie , ils apparurent avec Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, et depuis cette époque, il faut bien le dire, leur nombre n’a pas diminué. Ce furent eux (se le rappellent-ils ?) qui, pendant la Révolution française, firent à Dieu, par l’organe de Robespierre, cette politesse de « la fête de l’Être suprême », et plus tard ce furent eux encore qui offrirent, sur l’autel idyllique de la Réveillère-Lépeaux, des fleurs au Dieu de la nature. Lorsque les bêtises de la Révolution allèrent rejoindre ses horreurs dans le même océan de mépris, ils soutinrent, avec Benjamin Constant, en un livre maintenant oublié, mais alors fameux, la thèse invariable et qui leur est si chère du sentiment religieux contre toutes les religions positives. Enfin, dans les dernières années de la Restauration, ils écrivirent, avec la main tremblante et sceptique de Jouffroy, « comment les dogmes finissent », et si, à partir de Jouffroy, ils n’ont plus eu d’illustre interprète, ils n’en vivent pas moins parmi nous et il est aisé de les reconnaître à certaines formes surannées de langage.

Ainsi, pour n’en donner qu’un seul exemple, s’ils ont à parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son divin sacrifice, ils s’obstineront à rappeler Christ avec la simplicité d’une irrévérence naïve, et ils oseront comparer, avec une familiarité sacrilège, le philosophe Socrate au fils de Dieu. Trop faibles de tête et de science pour relever de Spinosa ou de Hegel, dont les erreurs du moins sont compliquées, grandioses et terribles, ils aberrent dans des notions mesquines et confuses. Ils échouent sur de petits écueils. À côté de la niaiserie du bon sens pipé et de l’invention d’une bourgeoise sagesse, à côté de cette religion naturelle qui est, au fond, si on creuse bien, toute leur doctrine, ils dressent de grands mots qui font rêver les imaginations sans guide et ils pataugent dans l’Infini… Nous ne savons personne plus digne de pitié que ces espèces de philosophes qui n’ont pas même une philosophie complète pour remplacer une religion qu’ils n’ont plus, — qui prennent les ondoyantes et capricieuses lueurs de leur propre sentimentalité pour la ferme lumière de la conscience et vivent en paix avec eux-mêmes. Optimistes qui jettent sur l’homme et le monde un regard innocent comme l’illusion et tranquille comme l’impénitence finale, et qui le lèveraient avec la même placidité sur Dieu lui-même, si ce Dieu, travesti par eux en monstre d’indulgence, venait tout à coup les juger.

Eh bien, nous le disons avec le regret d’une affectueuse tristesse, Dargaud tient à ce groupe d’esprits ! Il n’y tient, certes ! point par le fond de son être, par la substance de sa pensée, par l’étoffe de ses facultés. Exquis d’organisation primitive, Dargaud doit s’arracher dans un temps donné à tout ce qui est vulgaire, et quoi de plus vulgaire que l’erreur que nous venons de signaler ? Mais il y tient surtout par des attaches que la critique, forcée d’être juste, ne peut pas s’empêcher de voir. Vingt pages du livre ouvert sous nos yeux l’attristent, vingt pages que nous aurions voulu effacer. On peut condenser en un mot la philosophie de ces vingt pages : « Toutes les religions — dit quelque part Dargaud avec une imagination qui l’égare — ressemblent à des nuées obscures à leur base et lumineuses à leur sommet. » Après une pareille conclusion, tout n’est-il pas dit, pour qui sait comprendre ? Oubli déplorable de la meilleure portion de son génie, l’auteur de la Famille dogmatise ainsi quand il s’agit de nous refaire, avec une puissance de poésie nouvelle, ce poème de la maison de Gray dont il parle dans son épigraphe. Qui l’aurait cru ? Il laisse les choses du sentiment dans lesquelles il excelle, pour exprimer des idées générales de cette force et de cette largeur. Ah ! la critique a le droit d’ajouter ici une seconde condamnation à la première. Car après le jugement sur la philosophie de l’écrivain il y a le jugement sur son œuvre, et c’est une loi de l’esprit humain que les chefs-d’œuvre littéraires diminuent d’autant de beautés qu’il s’y trouve de vérités méconnues.

C’est à cette diminution de sa pensée, de son talent et de son œuvre, que s’est exposé Dargaud, et quoiqu’il nous reste, dans son livre, beaucoup à admirer encore, cette diminution, en plus d’un endroit, il l’a subie. Pouvait-il en être autrement ? La tyrannie de l’erreur à laquelle on a livré sa pensée ne doit-elle pas nuire au talent le plus indépendant et le plus vrai, et le détourner de ses pentes les plus naturelles ? Nous l’avons dit déjà, ce qui entraîne le plus naturellement Dargaud, c’est la poésie des sentiments ressouvenus et exprimés, c’est la peinture des plus douces images. Lorsque nous trouvons dans son livre et cette poésie et cette peinture, en des proportions qui nous émeuvent et qui nous charment, nous pouvons aisément deviner ce que l’auteur y aurait versé d’émotions et de splendeurs absentes, si une maigre et chétive philosophie n’y avait pas resserré la source des plus merveilleux sentiments qui ne demandaient qu’à y jaillir. Contradiction plus commune qu’on ne croit entre la pensée d’un homme et la nature de son génie !

Dargaud nous offre le spectacle d’une de ces anomalies vivantes, partagées entre ce qu’elles croient la vérité dans les choses et la sincérité de leurs facultés. Par ses convictions, en effet, par son éducation, par ses idées, c’est un philosophe qui a parfaitement conscience de lui-même, tandis que, par ses facultés, c’est un catholique qui s’ignore. Que n’ai-je pas cité plus haut pour prouver sa philosophie ? Je pourrais bien citer encore tous les dialogues, sans exception, rapportés par lui, entre son père et son vieil oncle le curé, toutes ces conversations dans lesquelles la science et la foi du prêtre finissent toujours par un peu trop se taire devant les raisons du libre penseur. En regard et en contraste, d’un autre côté, je pourrais citer, avant tout, pour prouver ce que j’ose appeler le catholicisme inné des facultés de Dargaud, cette sereine figure du curé et celle plus divine encore de la vieille tante Berthe, deux anges captifs dans des corps de vieillards, deux adorables têtes de saints comme le catholicisme seul en peut produire et le sentiment deviné du catholicisme en peut seul exprimer ! Dargaud, le peintre des premiers rayons et des premières nuées qui passent dans l’outremer du ciel de la vie, a des touches d’une suavité qui rappelle Greuze ; mais c’est Greuze avec un sentiment de plus : la tristesse chrétienne, qui jette à, tout cette ombre étrange et pénétrante, plus faite peut-être pour les yeux de l’homme que la lumière ! Or, supposez pour un moment qu’à ces facultés et ces qualités de talent qui tiennent à une âme où le sentiment surabonde et pourrait devenir si aisément de la foi, l’auteur de la Famille eût réuni le catholicisme d’idées, de préoccupation, d’admiration, le catholicisme doctrinal qui maîtrise si bien la vie et l’esprit de ceux qui y croient et qui l’aiment, ce livre éloquent serait devenu un chef-d’œuvre. Les influences d’une enfance catholique, et qui eût développé l’âme comme le catholicisme sait la développer, auraient donné à ce livre de la Famille une profondeur qu’il n’a pas partout. Auprès de ce chaste et mortel épisode du premier amour, raconté par Dargaud de manière à faire trouver une dernière larme aux yeux qui en ont le plus versé, nous aurions eu des scènes d’un autre caractère, moins troublantes peut-être, mais aussi touchantes, à coup sûr. La première communion, dans la vie d’un enfant catholique, n’est-ce pas le premier amour… pour Dieu ? Dargaud, qui a tant d’infini dans le cœur, et qui nous peint si bien (qu’on me passe le mot !) les premiers mouvements d’ailes de notre âme, était digne de nous peindre cela. Il l’a oublié. Nous le regrettons pour la gloire de son livre et l’émotion de son lecteur. La critique écrit le mot du poète : les plaisirs perdus sont les mieux sentis. Elle récrit avec plus de regret encore : car les plaisirs manqués sont les plus tristes d’entre tous les plaisirs perdus.

Tel est le défaut ou plutôt le malheur d’un livre que nous aurions voulu plus complet. Pour ceux qui prennent l’existence au sérieux et qui croient qu’elle a l’importance d’un but immortel, tout est enseignement de mal ou de bien dans la vie. Il n’y a pas que des doctrines mises debout et taillées comme des monuments. L’homme enseigne avec tout. Il enseigne avec les arabesques au fusain d’un livre d’imagination et de fantaisie ; il enseigne en racontant des sentiments ou des sensations. Il est donc tenu d’être dans la vérité, même avant d’être artiste, avant d’être poète, avant d’avoir le talent qu’il a et de le manifester. Seulement, cela dit, nous n’entendons ne parler que d’effets d’art et de résultats littéraires quand nous reprochons à Dargaud de n’être pas, dans la réflexion de son esprit, le catholique qu’il est dans la spontanéité de ses sentiments. Il faut que les artistes comme lui l’apprennent et le sachent. Nous sommes arrivés à un point si avancé de l’histoire, qu’il n’y a plus rien de profond nulle part en dehors du catholicisme. Les différentes civilisations successives ont si bien secoué l’âme humaine, que tout ce qui n’était qu’à la fleur de sa surface est tombé. Après Shakespeare, dont la religion est inconnue, — qui adorait peut-être Saturne, — on ne sait, — indifférent à tout comme Goethe ; après Shakespeare et Goethe, ces aruspices qui ont fouillé les entrailles de la victime humaine aussi loin que le couteau pouvait aller, il n’y a plus réellement que le catholicisme qui puisse nous apprendre quelque chose sur le cœur de l’homme. En dehors du catholicisme, il n’y a ni philosophie, ni poésie. Il n’y a que des jouteurs contre le style, des lutteurs plus ou moins heureux contre la langue, des artistes à doigté et non pas à inspiration. Que n’aurait pas été Leopardi s’il avait eu la foi du Dante, ce Leopardi dont la gloire se raconte à l’oreille de quelques artistes curieux ?

Pour en revenir à notre auteur, que n’eût pas été Dargaud dans son livre de la Famille, s’il avait été catholique ! Que n’eût pas alors été ce talent qui vibre avec toutes les mélodies du cristal, et qui, comme le cristal, renvoie toutes les couleurs du prisme !… Pourquoi faut-il qu’un écrivain d’autant de cœur que l’auteur de la Famille ne soit pas de la vraie religion des grands artistes, de cette religion de Byron-le-mauvais, mais perfectionné par la vie, quand il voulut qu’Allegra fût catholique et quand il écrivit sur son tombeau : « C’est moi qui retournerai vers elle, mais elle ne reviendra jamais vers moi. » En poésie, en moralité sensible, en cœur humain, il n’y a plus rien à attendre en dehors du catholicisme, pas plus qu’en politique, en gouvernement, en science sociale. Avant lui, il n’y a que les balbuties et les mouvements rudimentaires et déjà corrompus de la nature humaine. Derrière lui, je ne vois que la Barbarie, et la Barbarie facilement victorieuse d’une Civilisation qui ne vaudrait pas même assez pour se défendre.