(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir a l’histoire de mon temps. Par M. Guizot »
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(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir a l’histoire de mon temps. Par M. Guizot »

Mémoires pour servir a l’histoire de mon temps
Par M. Guizot

Suite et fin.

III.

Nous en sommes au ministre avec M. Guizot, et à le déduire tel qu’il ressort à nos yeux de ses Mémoires mêmes. Une première distinction est à faire : il y eut en M. Guizot le ministre spécial qui se contenta assez longtemps de présider à l’Instruction publique, et le ministre politique qui prétendit à diriger l’intérieur et l’extérieur du pays, et qui remplit en dernier lieu (sauf accident final) sa fameuse période de sept années.

Le premier de ces deux ministres, celui de l’Instruction publique, ne mérite que des éloges. Quoiqu’avec un talent qui semblait excéder son cadre (ce qui n’est jamais un mal), M. Guizot était là véritablement à sa place, et en pensant au bien qu’il a fait, à celui qu’il aurait pu faire, on se prend à regretter qu’il ne s’y soit point tenu. Savant plein d’autorité et de lumières, le plus pratique des théoriciens, se rabattant volontiers en tout du côté de l’histoire, il était très propre à ne verser dans aucun sens. Il avait été, dès sa jeunesse, professeur de l’Université, sans avoir été élève et enfant de l’Université ; né et venu d’ailleurs, il n’avait pas de prédilection exclusive. Il apportait dans ce gouvernement intellectuel la connaissance des matières, l’ouverture des vues, une indifférence qui lui permettait mieux qu’à d’autres de maintenir l’équilibre entre les diverses études et facultés ; et si la balance dans ses mains avait penché quelque peu du côté de l’histoire, ce n’eût été que justice ; car l’histoire, ce goût et cette aptitude générale de notre temps, hérite en effet de toutes les autres branches de la culture humaine. À l’égard des personnes, M. Guizot était d’une facilité et d’une bienveillance qu’on n’a pas assez dites. C’était donc le chef le plus désigné et le plus qualifié pour conduire l’Université sans imprudence et sans faiblesse, pour manier les corps savants et traiter pertinemment avec eux, pour répandre dans le pays, à tous les degrés, le goût de l’instruction saine, des études et des recherches ; et c’est ce qu’il fit en partie pendant quelques bonnes et fécondes années. Que ne l’a-t-il voulu encore davantage ? que ne s’y est-il borné ? que n’a-t-il enfermé son ambition dans ce cercle qui pouvait s’étendre, si loin, et où il y avait surtout à creuser en y demeurant ? Puisque le désordre était surtout dans les esprits, pourquoi ne s’être pas proposé de l’y combattre, de le guérir à sa source, pour ainsi dire, au moment où il s’empare des âmes ardentes et vacantes de la jeunesse ? La jeunesse a besoin de mouvement avant tout, et elle n’est pas difficile sur les idées : pourquoi ne s’être pas donné pour tâche d’y veiller ? pourquoi, en présence des collègues ou des rivaux politiques tout occupés de l’intérêt ou du péril du moment, ne s’être pas dit : Je pense, moi, à l’avenir, au lendemain ; je le conjure, je le prépare ; je viens de temps en temps à la tribune donner mon coup de main à la politique générale, mais mon principal souci est ailleurs, et je serai content de ma part d’action si je puis être le grand maître perpétuel, non seulement de l’Université, mais des jeunes générations survenantes ? — Ce rôle sérieux, franchement conçu et embrassé tout d’abord, de la manutention des études et des esprits, méritait d’occuper tout un homme, un homme tel que lui, et on ne le lui aurait pas disputé.

Oui, un Fontanes libéral et rajeuni, au courant de tous les progrès, un Royer-Collard jeune, en permanence, et condescendant aux besoins nouveaux, voilà comment je me le définis.

Mais je m’aperçois que je rêve ; je demande aux hommes publics plus de patience et de sacrifices qu’ils n’en peuvent exiger eux-mêmes de leur nature. La tentation de la politique générale était trop présente et revenait trop souvent, les raisons d’utilité et de bien public étaient trop spécieuses, les engagements de parti étaient trop impérieux pour permettre à M. Guizot ce choix et cet arrangement de destinée. Ministre de l’intérieur dès les premiers jours d’août 1830, il avait eu à choisir entre les deux politiques rivales, et il avait pris parti aussitôt : « Par instinct comme par réflexion, dit-il, le désordre m’est antipathique ; la lutte m’attire plus qu’elle ne m’inquiète, et mon esprit ne se résigne pas à l’inconséquence. » Il avait donc planté intrépidement son drapeau sur la brèche qu’on réparait ; il avait professé rigoureusement sa doctrine, plus rigoureusement même qu’il n’était besoin en saine politique ; car, après tout, il s’agissait du salut social dans le sens de la bourgeoisie, et l’essentiel était d’y atteindre, encore plus que de le proclamer. Si, à force de le proclamer et de le présenter d’une certaine manière, on produisait plus d’irritation que d’encouragement, on passait le but, on le manquait. N’oublions pas qu’il s’agissait de la bourgeoisie à discipliner, à rallier et à grouper pour la défense commune : si, au lieu de la tenir unie, on la choquait par le ton trop absolu, par la hauteur et la rigueur de la forme, par un certain ensemble d’idées trop logiques pour elle et qu’on poussait à outrance, si on la désaffectionnait enfin, qu’avait-on gagné ? Le propre des doctrinaires est d’estimer assez peu le commun du monde et la moyenne des esprits ; leur inhabileté dans la pratique est de le laisser voir : leur inconséquence (je parle des doctrinaires de seconde venue, non pas de M. Royer-Collard) est d’avoir voulu, d’avoir espéré gouverner précisément par cette moyenne des esprits qu’on dédaignait et qui s’apercevaient du dédain. « On a dit que je prenais plaisir à braver l’impopularité, écrit quelque part M. Guizot ; on s’est trompé, je n’y pensais pas. » Mais il fallait y penser : dans un gouvernement constitutionnel ce n’est pas là un élément indifférent, et dont il convienne à un ministre qui aspire à être dirigeant de ne tenir aucun compte.

M. Guizot avait donc mis, du premier jour, sa raison et son talent au service du système de résistance. Son éloquence n’était pas, à beaucoup près, dans ces premiers temps, ce qu’on l’a vue depuis. Il le reconnaît et explique pourquoi, dans une page modeste dont j’aurai à reparler. Il eut besoin de quelque apprentissage pour devenir grand orateur ; il n’en eut pas besoin pour être le théoricien politique qui présenta aussitôt la Révolution accomplie de la façon la plus monarchique et la plus digne. Cette théorie de quasi-légitimité ne pouvait déplaire à Louis-Philippe dont elle ennoblissait l’établissement ; seulement il eût été embarrassé, à son début de royauté, d’avouer le programme devant tous ses amis ; car, dans le parti et dans l’idée du juste-milieu, il y avait bien de l’amalgame dont il profitait. Casimir Perier, homme pratique aussi, en même temps qu’il voyait l’inconvénient de ce trop de logique, appréciait toute l’utilité dont pouvait être M. Guizot dans la défense du système : « Je sais, disait-il, que les doctrinaires ont de grands défauts et qu’ils n’ont pas l’art de se faire aimer du gros public ; il n’y a qu’eux pourtant qui veuillent franchement ce que j’ai voulu. Je ne serai tranquille qu’avec Guizot. Nous avons gagné assez de terrain pour qu’il puisse entrer au pouvoir : ce sera ma condition. »

Si Casimir Perier avait vécu, on se figure bien M. Guizot à côté de lui, tel qu’il fut un peu plus tard, revêtant le système de toute la force et de la fierté de sa parole, et lui donnant tout son décorum.

Entre ces deux hommes, d’ailleurs, qui se fussent si bien complétés, il y avait des différences profondes d’origine, de tempérament et de nature ; elles sautent aux yeux. Dans sa courte année de gouvernement, Casimir Perier, luttant contre les périls publics et contre un mal intérieur qui le minait, « hardi avec doute et presque avec tristesse », selon l’expression de M. Guizot, « espérait peu en entreprenant beaucoup. » Ce sauveur de la société, comme on l’appelait dans le parti de l’ordre, était obsédé lui-même d’une idée sinistre et funèbre. M. Guizot, au contraire, a reçu du Ciel l’espoir, le contentement, la confiance ; il ne les a pas même perdus aujourd’hui. Je laisse la suite du parallèle à ceux qui les ont également connus tous deux.

Ce n’est point au sujet de Casimir Perier, c’est au sujet de M. de Talleyrand, que M. Guizot, prenant la mesure de cet homme d’État, une mesure très juste, et le qualifiant « homme de cour et de diplomatie, non de gouvernement, et moins encore de gouvernement libre que de tout autre », énumère plusieurs des qualités qu’il estime indispensables pour ce haut emploi, le plus haut en effet qui soit dans la société, puisqu’il l’embrasse et la comprend tout entière elle-même :

L’autorité du caractère ;

La fécondité de l’esprit ;

La promptitude de résolution ;

La puissance de la parole ;

L’intelligence sympathique des idées générales et des passions publiques.

Il est d’autres qualités encore qu’il omet et dont on peut chercher l’indication précise dans l’admirable Testament politique de Richelieu ; je m’en tiens à celles que M. Guizot propose, et je me demande hardiment, en me retournant vers lui, et à la clarté des événements, quelles de ces qualités il avait lui-même, et quelles lui ont manqué. Que voulez-vous ? quand on publie ses Mémoires de son vivant, on s’expose à un jugement complet de son vivant ; on le réclame ; car ne demander qu’un simple jugement littéraire en venant présenter au public toute sa personne, toute sa vie, ce serait par trop diminuer le droit du lecteur et rabaisser sa juridiction.

Eh bien ! de ces diverses qualités et conditions, réputées par lui essentielles dans un homme de gouvernement, la seconde, la fécondité de l’esprit, lui a manqué ; il n’a su que résister avec une obstination magnifique, sans varier les moyens, sans trouver les ressources ou les expédients. Il a possédé au suprême degré la quatrième des qualités, la puissance de la parole ; il n’a pas eu l’intelligence sympathique des idées générales et des passions publiques, ou du moins il l’a eue en partie, seulement pour ce qui est des idées, mais plutôt au rebours en ce qui est des passions et pour les combattre comme dans un duel à mort.

Il y a, pour parler son langage, trois éléments à considérer dans la société : les idées, les intérêts, les passions. M. Guizot (est-il besoin de le dire ?) entend à merveille les idées ; c’est son domaine. Orateur ou historien, il les possède, il les divise, il les classe, il les groupe avec supériorité et les fait manœuvrer avec puissance. Les intérêts, c’est-à-dire les finances, l’industrie, les branches diverses de la fortune publique, leurs rapports, leur jeu mobile, leurs crises, le mécanisme et le thermomètre du crédit, les signes et pronostics qui en résultent à chaque instant, il les sait peu, il ne les sait guère plus que M. Royer-Collard et que les doctrinaires en général ; il paraît peu s’en inquiéter. Or, cependant entre les idées et les intérêts de la société, s’il fallait absolument choisir pour la conduite politique, on courrait risque encore de se moins tromper en sachant et en consultant préférablement les intérêts.

Quant aux passions qui circulent au-dehors, et qui émeuvent la masse, il faut les connaître et jusqu’à un certain point les ressentir, non pour les partager, mais pour en tirer parti, pour les conjurer ou les diriger. — Il y reste, lui, trop étranger ; il les traite de haut en bas ou les ignore.

Il a peu gardé de son calvinisme primitif dans tout ce qui tient au dogme ou à l’histoire ; on s’en aperçoit assez évidemment aujourd’hui ; la singulière brochure qu’il vient de lancer en ce moment même, sans aucune nécessité, pour sa propre satisfaction, et qui n’est autre qu’un manifeste de fusion protestante avec Rome, le dit assez haut, et ses coreligionnaires ont tout droit de lui en vouloir14. Il a gardé pourtant de sa secte originelle (je parle du temps où il était au pouvoir et avant la mode des fusions) quelque chose de très marqué : c’est la faculté ou la disposition que j’appellerai exclusive. Il a le goût des cités politiques choisies, des sociétés fermées et retranchées ; il n’aime pas à faire entrer dans le cercle, une fois défini, des citoyens, les gens du dehors, fussent-ils des natifs. Lui régnant et dominant, n’est pas aisément qui veut du nombre des élus ici-bas ou des électeurs. Il classe volontiers le monde en honnêtes gens et en ceux qui ne le sont pas ; sa morale sociale admet essentiellement le bien et le mal, dont les noms reviennent sans cesse à sa bouche d’une manière qui, à la fin, devient provocante : les instincts conservateurs, à ses yeux, sont les seuls bons ; les autres instincts plus actifs et plus remuants sont vite déclarés pervers. L’ancien pli calviniste se retrouve là pour moi. Il avait parmi ses amis politiques des hommes de grand sens et d’expérience, qui voyaient plus loin, et M. Bertin de Vaux, notamment, ce sage épicurien, témoignait alors, dans l’intimité, qu’il ne croyait guère à la stabilité et à la durée de l’édifice qui portait sur une base sociale aussi restreinte, sur un corps électoral aussi trié que le voulait M. Guizot.

J’ai dit, ou plutôt c’est lui-même qui nous en avertit, qu’une de ses dispositions habituelles est la confiance : « Je cédai, dit-il en un endroit (lorsqu’il consentit à être ministre avec M. Molé sans garanties suffisantes), à mes impressions personnelles, à l’insistance du roi, à l’urgence de la situation, et aussi à une disposition de ma nature qui est d’avoir trop de facilite à accepter ce qui coupe court aux difficultés du moment, trop peu d’exigence quant aux moyens et trop de confiance dans le succès. » Il est curieux, en le lisant, de remarquer comme ces formes de phrases se reproduisent involontairement sous sa plume : « J’ai la confiance de croire, etc. Je ne me trompai pas quand, etc. Je le fis sans hésiterJe me sens à l’aise et satisfait pour mon propre compte en témoignant, etc. » ; et enfin ce mot qu’on a fort relevé : « Je ne connais guère l’embarras, et je ne crains pas la responsabilité. » C’est le signe d’une disposition chez lui fondamentale ; c’est le geste de son esprit, de son caractère qui se trahit et qui tranche, qui repousse et chasse, pour ainsi dire, les difficultés et leur interdit de reparaître. — Une remarque matérielle et qui n’est pas vaine vient à l’appui, le caractère de son écriture : pas une hésitation, pas une fatigue ; jamais un jambage qui bronche. Il l’a aussi ferme et aussi distincte que Lamennais, à qui l’on disait : « Vous écrivez comme vous concevez, nettement. »

Nous n’avons pas encore M. Guizot dans l’exposé et l’apologie de son grand ministère (1840-1848) ; mais nous le tenons sur le fait de la Coalition. On l’attendait à cet endroit critique de sa vie parlementaire, où la ligne de conduite qu’il suivit lui fut si fort reprochée. On se rappelle la situation exacte, et lui-même l’expose avec autant d’impartialité qu’on peut lui en demander. Après la chute du grand ministère du 11 octobre, et après deux autres courts ministères d’essais infructueux, M. Molé était chargé de diriger les affaires et d’inaugurer un système un peu différent (1837-1839). Il y réussit d’abord au-delà de toute espérance : il maria le duc d’Orléans ; il fit l’amnistie ; il rendit l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois au culte ; cependant on prenait d’assaut Constantine, on enlevait le fort de Saint-Jean d’Ulloa. Il est vrai que, vers le même temps, on évacuait Ancône et qu’on adhérait au traité des vingt-quatre articles pour les limites territoriales de la Belgique. C’était donc, en admettant des fautes sur quelques points, bien de l’habileté, en somme, et du bonheur. Pourquoi si tôt s’en irriter ? pourquoi sonner si tôt et si haut l’alarme ? M. Guizot fait de M. Molé un portrait des plus délicats, où les qualités du noble personnage sont reconnues et où ses faibles ne sont pas oubliés : une qualité toutefois n’y est pas suffisamment marquée, c’est que M. Molé, avec infiniment moins de talent et de science que messieurs les doctrinaires, était par l’esprit plus homme d’État qu’eux, et avait des parties supérieures pour le gouvernement, l’art de concilier et de gagner, le ménagement des hommes, le sentiment et le tact des situations. Que si cela ne suffisait pas sous le régime parlementaire, et si M. Molé devait tôt ou tard laisser voir sa faiblesse au sein des Chambres, pourquoi devancer l’heure, brusquer l’opinion et former contre lui cette entreprise générale où l’on apporta pour l’abattre le feu et la hache, comme s’il s’agissait d’un grand chêne, et comme si la nouvelle monarchie elle-même, tout à côté, était assez enracinée déjà pour n’en pas ressentir le contrecoup ? M. Guizot, à un moment, confesse son tort, ou du moins il est bien près de le confesser :

« La personnalité est habile à se glisser, dit-il, au sein du patriotisme le plus sincère ; et je n’affirmerai pas que le souvenir de ma rupture avec M. Molé en 1837 et le secret désir de prendre une revanche personnelle, tout en soutenant une bonne cause générale, aient été sans influence sur mon adhésion à la Coalition de 1839 et sur l’ardeur que j’y ai portée. Même pour les plus honnêtes gens, la politique n’est pas une œuvre de saints ; elle a des nécessités, des obscurités que, bon gré, mal gré, on accepte en les subissant ; elle suscite des passions, elle amène des occasions de complaisance pour soi-même auxquelles nul, je crois, s’il sonde bien son âme après l’épreuve, n’est sûr d’avoir complètement échappé ; et quiconque n’est pas décidé à porter sans trouble le poids de ces complications et de ces imperfections inhérentes à la vie publique la plus droite fera bien de se renfermer dans la via privée et dans la spéculation pure. »

Quoi qu’il en soit, on vit là un de ces beaux duels où l’appétit des ambitions et la passion du jeu firent taire la prudence. Ce fut, à s’en tenir à l’intérieur de la lice et à ne pas regarder aux conséquences du dehors, un tournoi des plus satisfaisants, un assaut brillant et des mieux conduits : d’un côté, tous les princes de la parole, tous les chefs de file des nuances de l’opposition et des couleurs même les plus contraires, avec un major-général plus actif, plus infatigable que ne le fut jamais le prince Berthier, et qui allait donnant le mot d’ordre dans tous les rangs15 : ce mot d’ordre, c’est qu’on n’avait pas le gouvernement parlementaire dans sa force et dans sa vérité ; car remarquez que, tant qu’on a eu en France ce gouvernement, ceux mêmes qui le regrettent le plus hautement aujourd’hui niaient qu’on le possédât tel qu’il devait être et allaient criant partout : « Nous ne l’avons pas ! » — D’un côté donc tous ces chefs, et de l’autre M. Molé, seul ou presque seul, tenant tête à tous avec bon sens, noblesse, vivacité et même vigueur ; — montant et remontant coup sur coup à la tribune, où il trouvait des éclairs à lancer, sinon des tonnerres ; — et non loin de lui, M. de Lamartine, un volontaire brillant et magnifique, un chevalier auxiliaire, venu tout exprès d’Asie, qui eût dit volontiers en brisant une lance pour la défense du plus faible et en le couvrant de sa protection : « Je suis, moi ministériel et anti-dynastique : gloire aux courtois et aux généreux ! »

M. Guizot, dans son récit animé ; ne dissimule rien de tout cela, et il nous aide vivement à nous en ressouvenir ; il réitère même, à un endroit (tome IV, page 292), un mea culpa qui ne laisserait rien à désirer, si, par un singulier retour, il ne le rétractait formellement dans les toutes dernières lignes du chapitre ; car, faisant remarquer que c’était en vue d’obtenir un gouvernement pleinement d’accord avec la majorité de la Chambre des députés qu’il s’était mis si fort en avant, dans une ligne d’opposition inaccoutumée, au risque de déplaire à plusieurs de ses amis conservateurs, il ajoute : « Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique, et de ne consulter que mon propre sentiment et l’ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation (que de ma et que de mon !) : faute assez rare de nos jours, et que, pour dire vrai, je me pardonne en la reconnaissant. » Ainsi il conclut en disant comme le poète :

Pour en blâmer l’effet, la cause en est trop belle ;

et il se console.

L’effet pourtant, l’effet immédiat, fut d’ébranler profondément cette monarchie qu’on voulait fonder. Béranger, que je ne prends ici que pour ce qu’il était réellement, pour un spectateur très avisé et très malin, écrivait de son coin à l’occasion de ces brillantes joutes parlementaires contre M. Molé : « La Coalition vient de porter un terrible coup au trône, et ce qu’il y a de curieux, ce sont des monarchiens qui l’ont réduite a ce piteux état… Ah ! s’il y avait un journal républicain qui eût un peu de bon sens et d’esprit, quelle occasion de triomphe !… J’avais prédit à nos jeunes gens que la bourgeoisie finirait par se quereller avec la royauté : ma prédiction commence à s’accomplir. Il n’en sortira, certes, pas grand bien encore ; mais c’est déjà beaucoup que cette émeute parlementaire, dont les chefs ne me paraissent pas avoir pressenti toutes les conséquences. » Le bonhomme se frotte les mains ; et prévoyant que la nouvelle monarchie pourrait bien, comme l’autre, prendre un jour la route de Cherbourg : « La Coalition, répète-t-il, vient de lui porter un coup qui laissera des cicatrices, et je vous avoue que je n’aurais rien conçu à ces attaques dirigées par des hommes qui se prétendent monarchiques, si les ambitions personnelles n’expliquaient bien des choses. Il n’y a que les gens qui pensent comme Garnier-Pagès qui aient pu vouloir et soutenir cette Coalition si compromettante pour la couronne… » Je ne sais si M. Guizot, même aujourd’hui et après l’événement, se rend bien compte de cet effet général d’alors, moralement désastreux.

C’est assez parler de l’homme d’État, lequel d’ailleurs n’est pas au bout de ses récits : l’orateur politique nous appelle. Ç’a été la supériorité de M. Guizot. J’aimerais qu’il nous en parlât davantage et avec détail, sans fausse modestie, et comme l’a fait à sa manière Cicéron. J’ai noté cependant une belle et bonne page (tome II, p. 105), dans laquelle il caractérise ses premiers débuts à la tribune et nous fait part de ses hésitations, de sa prudence sur ce terrain tout nouveau ; car il était d’abord professeur plutôt qu’orateur politique, ce qui est fort différent. Nous qui l’avions écouté et suivi comme professeur, nous assistions non sans intérêt à cette transformation. J’en ai les principaux moments très présents et, en le voulant bien, je crois que je retrouverais, notées par moi avec curiosité et sur le temps même, ces diverses phases de sa parole publique. Mais c’est de lui qu’on aimerait à les tenir avec précision. Quand devint-il décidément orateur ? Ce fut vers 1833 ou 1834, ce me semble ; mais quel jour ? à quelle occasion ? Quand le professeur disparut-il en lui à la tribune pour ne faire place qu’au lutteur et au combattant ? Par quels degrés de maturité et de perfectionnement, par quels âges successifs son éloquence passa-t-elle durant quinze années ? J’insiste ; j’aimerais qu’il nous parlât lui-même de ces choses, des secrets de son art, de ce en quoi il a véritablement excellé. Il nous doit là-dessus un beau chapitre de rhétorique française, un chapitre tout neuf et qu’aucun orateur politique n’a encore effleuré. Jeune homme la première fois qu’il visita Mme de Staël, à Ouchy près de Lausanne, elle lui dit brusquement, en voyant son émotion et frappée de son accent : « Je suis sûre que vous joueriez très bien la tragédie ; restez avec nous et prenez un rôle dans Andromaque.  » Un jour, au temps de sa pleine gloire de tribune, Mlle Rachel, qui assistait à une séance de la Chambre, dit, après l’avoir entendu : « J’aimerais à jouer la tragédie avec cet homme-là. » Il a, en effet, le port, le geste, le regard, ce que les Anciens appelaient l’action. Ses rivaux même, ces amis un peu malicieux (comme on en a), et qui ne louent qu’en restreignant, ne peuvent s’empêcher de dire : « C’est un grand metteur en œuvre que Guizot ! » Vers la fin, il n’avait plus comme orateur que des triomphes, et c’est ce qui l’a perdu. Il est, parmi nous, l’exemple le plus éclatant de ce genre d’illusion que crée le talent de la parole porté à ce degré. Pascal avait bien raison d’appeler l’éloquence une puissance trompeuse : comment croire qu’on n’a pas affaire au plus capable, quand on a affaire à ce point au mieux disant ? Je me souviens qu’un jour, au sortir d’une de ces innombrables séances, où M. Guizot, comme on le répétait chaque fois, s’était surpassé, un des fidèles de sa majorité me disait avec transport : « Et quand je pense, mon cher ami, que tout cela c’est de l’histoire ! » — Non, mon cher Auguste Le Prevost (car c’était lui), non, l’histoire en personne sous les traits de M. Sauzet ne présidait point à ces luttes sonores ; le salut ou l’honneur de l’État n’en sortirent à aucun jour, armés du glaive ou du bouclier ; aucun acte mémorable ne suivait ces discours si transportants : vous n’aviez assisté qu’à un admirable spectacle de talent oratoire !

Jamais, quoi qu’il en soit, jamais, vers la fin, M. Guizot ne monta à la tribune sans avoir raison de ses rivaux et sans vaincre ; mais c’était chaque fois à recommencer. Quelqu’un d’habile me le fait remarquer : sur ces champs de bataille de l’éloquence, ce n’est pas comme à la guerre où l’on détruit l’ennemi en le vainquant : ici on l’écarte seulement, on le déconcerte, on l’intimide ; il revient le lendemain à la charge, comme si de rien n’était. C’est une magnifique guerre de guérillas où l’on ne tue personne. On cite une grande bataille en Espagne (au temps des guerres civiles), et qui même illustra l’un des généraux de ce pays, dans laquelle il n’y eut qu’un homme tué : dans les victoires de tribune, il n’y a pas même cet homme tué. D’ailleurs, l’effet fût-il souverain au-dedans, il expire aux portes de la Chambre ; il ne se transmet pas dans le public. Il ne s’affaiblit pas seulement en passant la porte, il peut même se dénaturer le lendemain et se retourner, si les organes de la presse ne sont pas fidèles et bienveillants. Et à qui le disons-nous ? à qui parlons-nous de l’insuffisance des discours en politique ? et croyez-vous que M. Guizot ne s’en soit pas aperçu plus d’une fois lui-même, quoiqu’ensuite il l’ait trop oublié ? « Pour celui qui parle et même pour ceux qui écoutent, dit-il quelque part, les impressions de la tribune sont si vives qu’on est tenté de les croire décisives. Les faits ne tardent pas à dissiper cette illusion. En présence des grandes questions de gouvernement, la parole est à la fois puissante et très insuffisante ; elle prépare et n’achève pas ; il faut s’en servir sans s’y confier. » Et pourtant il est clair aujourd’hui pour tous, que lui et ses amis s’y sont trop confiés.

L’écrivain, chez M. Guizot, tient de près à l’orateur en ce sens qu’il lui a dû de se perfectionner. M. Guizot n’était pas essentiellement écrivain au début ; prenez ce qu’il a publié dans les premières années de la Restauration : il écrivait toujours avec pensée et doctrine, mais très inégalement, selon les jours. Les romantiques, s’il m’en souvient, lui trouvaient le style un peu pâteux ; c’était leur mot. Il en a bien appelé depuis de ce jugement. Le vernis est venu à sa pâte (si pâte il y a) à force de chaleur. Son style d’abord n’avait pas tout le fil, j’en conviens ; c’est sur le marbre de la tribune qu’il l’a aiguisé, et maintenant sa langue écrite diffère peu, pour le tranchant et pour l’incisif, de sa langue parlée. À force de bien dire, il est arrivé à écrire presque aussi bien. Je ne saurais donc adhérer au mot sévère d’un éminent et ingénieux critique, M. Edmond Scherer, qui a dit : « M. Guizot n’a jamais été un écrivain, ou, si l’on aime mieux, il n’a jamais été que le premier des écrivains qui ne savent pas la langue. » Comment ! ce ne serait pas un écrivain aujourd’hui, et, qui plus est, ce ne serait pas un peintre que celui à qui nous devons, sans sortir de ces Mémoires, tant d’ingénieux portraits, tant de fines esquisses, ces figures de Casimir Berier, de Laffitte, de M. Thiers, du maréchal Soult, ce Gascon sérieux doué « d’une indifférence et, pour ainsi dire, d’une aptitude volontaire à une sorte de polygamie politique » ; du maréchal Lobau, soldat franc, à la parole brusque et brève « comme s’il eût été pressé de ne plus parler ? » Le portrait de Lamartine que le peintre se figure « comme un bel arbre couvert de fleurs, sans fruits qui mûrissent et sans racines qui tiennent », est de toute beauté et de toute vérité dans son indulgence. Ce talent, ce goût des portraits, est même tellement venu à M. Guizot, qu’il en cherche évidemment l’emploi et les occasions, et qu’à propos des morts de chaque année qu’il passe en revue, il trouve moyen de jeter le filet sur des noms qu’il ne rencontrerait pas directement dans son chemin : on ne se plaint pas du hors-d’œuvre. Il est quelques portraits de femmes heureusement touchés et qui témoignent d’une souplesse inaccoutumée de ton, le portrait de la comtesse de Castellane, par exemple. Celui de madame de Boigne me semble moins bien traité et trop peu étudié : cette personne rare, d’un esprit si ferme et si juste avec tant de tour et de délicatesse, méritait mieux.

Je m’aperçois que j’omets de noter une singularité littéraire mémorable : l’homme éminent que nous critiquons et qui s’offre si délibérément coup sur coup au jugement du public, n’avait pas tout à fait les vingt-cinq ans exigés par le règlement, lorsqu’en 1812 il fut nommé par M. de Fontanes à une chaire de la Faculté des Lettres ; il lui fallut une dispense d’âge. Il n’a donc pas tout à fait soixante-quinze ans aujourd’hui. Que dites-vous de cette vigueur, qui semble plus près de s’assouplir que de se casser avec les années ? Le fait est qu’on ne songe même pas à l’âge de M. Guizot en le lisant.