(1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. PROSPER MÉRIMÉE (Essai sur la Guerre sociale. — Colomba.) » pp. 470-492
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(1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. PROSPER MÉRIMÉE (Essai sur la Guerre sociale. — Colomba.) » pp. 470-492

M. PROSPER MÉRIMÉE (Essai sur la Guerre sociale. — Colomba.)

Ces deux écrits, l’un d’histoire érudite et sévère, l’autre d’observation pittoresque et d’imagination, composés presque en même temps, montrent, chez l’auteur à qui on les doit, une alliance et comme un faisceau aussi brillant que serré de qualités diverses et rares. A titre de romancier, d’écrivain original de nouvelles et de petits drames, M. Mérimée a depuis longtemps fait ses preuves et marqué sa place. Venu dans les premiers moments de l’innovation romantique en France, il semble n’avoir voulu, pour son compte, en accepter et en aider que la part vigoureuse, énergique, toute réelle et observée : à d’autres la théorie ou le chant, la vapeur et le nuage ; lui, ennemi du convenu, se méfiant de la phrase, pratiquant à la fois le positif et le distingué, il s’attacha tout d’abord à circonscrire ses essais pour mieux les creuser et les asseoir. Soit qu’il fit choix d’époques encore neuves à l’étude, soit qu’il se jetât sur des pays à mœurs franches et sauvages, soit même qu’il se tînt à des cas singuliers du cœur, toujours, en tout sujet, il se retranchait, pour ainsi dire, au début ; il mettait une portion de sa vigueur à ne pas sortir du cercle tracé ; il faisait comme le soldat romain qui, à chaque halte, avant toute chose, traçait le fossé et posait le camp. C’est ainsi qu’au sein de chaque sujet, de chaque situation donnée, il a opéré avec une sorte de détermination certaine et suivie, qui ne perdait aucun de ses coups. Son audace inexorable poussait droit devant elle, et n’avait pas l’air de se douter d’elle-même. J’ai dit qu’il n’y avait nulle vapeur, rien de vague qui circulât ; pourtant, au fond et à travers la discrétion extrême de l’idée, le long de la ligne arrêtée du fait, je ne sais quoi d’une ironie un peu amère se glissait insensiblement et gravait comme à l’eau-forte le trait simple202.

On a tant abusé de nos jours du mot imagination, on l’a tellement transportée tout entière dans le détail, dans la trame du style, dans un éclat redoublé d’images et de métaphores, qu’on pourrait ne pas voir ce qu’il y a d’imagination véritable et d’invention dans cette suite de compositions de moyenne étendue, qui n’ont l’air de prétendre, la plupart, qu’à être d’exactes copies et des récits fidèles. Se figurer et nous représenter si au net les choses comme elles sont, comme elles ont pu être, c’est faire oublier qu’on les crée ou qu’on les combine. Pourtant, je ne crains pas de le dire, chez aucun peut-être des écrivains de ce temps-ci, la faculté impersonnelle, dramatique, narrative, cette qualité que nous avons appris à goûter et à révérer dans Shakspeare, dans Walter Scott, comme dans ses représentants suprêmes, et de laquelle, à l’origine du mouvement romantique, on se promettait ici tant de miracles encore à naître, — nulle part, je le crois, chez nous, cette qualité-là ne s’est produite par des échantillons plus complets et plus purs, plus exempts de faux mélange, que chez l’écrivain réputé si sobre. Le propre de cette faculté, d’ordinaire, en ceux qui la possèdent à quelque degré, est de ne pas se limiter, comme la faculté lyrique, aux années de la jeunesse, et de récidiver bien avant, moyennant les acquisitions variées de l’expérience. Colomba, certainement, a prouvé que M. Mérimée, bien qu’il se prodigue peu, n’a pas épuisé ses plus beaux contes, et qu’il est pour longtemps en fonds de fertilité à cet égard. Toutefois, un certain besoin de perfection et de beauté concentrée, une vérité et une justesse de plus en plus soigneusement recherchée, la difficulté croissante du goût à l’égard de soi-même, l’absence du théâtre aussi et d’un cadre qui incessamment sollicite, bien des causes peuvent faire, en avançant, que les produits de ce genre d’imagination ne remplissent pas toute une vie et y laissent vacantes bien des heures. C’est alors qu’il est bon de se partager, de se faire à temps un goût, une étude durable, ce que j’appellerai un cabinet de curiosités ou un cloître pour la seconde moitié de la vie, la partie de whist ou d’échecs des longues heures paisibles. A mesure que l’esprit juge mieux de l’étendue des choses, de la richesse du passé, de l’incomparable beauté des anciens et premiers modèles, il entre dans une sorte de sérénité un peu calme et refroidie, qui tempère la veine féconde. Cette jouissance de réflexion, si douce et légèrement attristée, élève davantage peut-être, mais n’a plus rien qui encourage. Par respect pour le beau même, mieux envisagé et pleinement senti, à quoi bon le tenter encore, l’aller offenser peut-être, à moins de quelques retours irrésistibles ? L’étude alors est là, l’érudition dans toutes ses branches et avec ses ingénieux travaux, plus longs, à coup sûr, que la vie : elles ont pour objet d’occuper, d’animer, s’il se peut, les saisons sur lesquelles d’abord on ne comptait guère, et qui ont déconcerté plus d’un.

M. Mérimée s’y est pris à l’avance, en homme très-prudent ; voilà près de dix ans qu’il s’est fait antiquaire. J’oserai penser que ses fonctions d’inspecteur général des monuments n’ont été que le prétexte : la science elle-même l’attirait. De tout temps et jusque dans le premier entrain de l’imagination, on a pu remarquer sa vocation d’étudier de près les choses, de les bien savoir, de les savoir avec précision seulement. Ce qui ne peut être su de cette sorte, ce qui ne peut être saisi et déterminé d’après des caractères positifs et des particularités sensibles, volontiers il l’ignore, ou du moins il fait tout comme, et l’abandonne, sans paraître s’y mêler, aux controverses et aux échos d’alentour. Une fois entré dans l’érudition, il a dû redoubler ce soin rigoureux ; célèbre dans le roman et dans le conte, il fallait avant tout, qu’on ne pût jamais l’accuser de confondre les genres. Ceux qui s’attendaient d’abord à trouver dans ses Notes archéologiques une seule trace d’impressions de voyages, ont été bien surpris ; c’est qu’ils le connaissaient peu. Chose plus piquante, irritante même, cette méthode exclusive avait l’air de tomber d’un air de rapidité et d’aisance. Ils n’y comprenaient plus rien.

L’auteur put sourire tout bas : ce n’était pas, en effet, pour ce public ordinaire qu’il prétendait faire ses preuves dans le moment. Il avait les gens du métier à édifier, à convaincre ; et ils sont difficiles, ils sont en armes, on le sait, contre tout nouveau-venu, surtout quand celui-ci se présente avec des titres brillants, acquis ailleurs. Il doit au préalable les faire oublier. Et moi aussi, dira-t-il au besoin pour être admis parmi eux, anch’io… ; et moi aussi, je ne suis pas peintre. Au fait, chaque genre, chaque branche de l’érudition particulièrement est gardée par des dogues tant soit peu hargneux ; on les apaise, non pas en leur jetant des gâteaux de miel (gardez-vous du miel !) mais en leur offrant d’abord quelques petites pierres sèches. Quand ils ont digéré quelques-unes de ces pierres, ils disent que c’est bien, et vous laissent passer, même avec vos idées, avec votre trésor. Une fois passé, on n’a plus à s’occuper d’eux, et l’on va rejoindre les gens d’esprit d’au delà.

Aujourd’hui donc que les preuves sont fournies, M. Mérimée n’a rien à dissimuler ; son esprit des mieux faits et sa plume des plus sûres restent libres ; il lui suffit d’observer, dans ses travaux d’érudit, la ligne sévère qui est de son goût et du bon goût propre au genre même. Les nouveaux sujets qui l’occupent désormais promettent, non pas un mélange, mais bien un emploi uni et concerté de ses facultés les plus belles. Il prépare une histoire de Jules César. L’Essai sur la Guerre sociale, dont nous avons à donner idée ici, n’est qu’une espèce d’introduction par laquelle il a cru nécessaire de préluder.

Il est impossible, en effet, de se rendre compte du rôle et des desseins de César sans retracer à fond l’état de la république, telle que l’avaient faite les dernières luttes de Marius et de Sylla. Or, ces grands ambitieux avaient rencontré sur leur chemin des auxiliaires ou des adversaires dans les alliés latins et italiotes ; la lutte que ceux-ci avaient entreprise contre Rome, la guerre sociale, comme on l’appelle, était venue traverser et compliquer le duel flagrant des deux précurseurs de Pompée et de César. On a bientôt fait de dire que Marius représentait le principe populaire, et Sylla l’élément patricien ; que le plébéianisme, depuis les Gracques, était généralement favorable à l’émancipation de l’Italie tout entière et à une égalité de droits à laquelle s’opposait le sénat ; que les Italiens s’armèrent pour conquérir par la force ce qu’on leur déniait avec iniquité ; que la guerre fut atroce et Rome plus d’une fois en danger ; que le patriciat, en triomphant même, en se relevant un moment par l’épée de Sylla, ne put guère faire autre chose que ce qu’aurait fait également l’autre parti s’il eût été victorieux, c’est-à-dire proclamer les concessions devenues inévitables et qui ne s’arrêtèrent pas là. Voilà le gros de l’événement ; mais toute l’originalité, toute la vérité gît dans le détail. En se servant de ces termes abstraits sous lesquels se glissent si aisément des idées toutes modernes, on n’arrive à rien de véritablement satisfaisant pour les esprits investigateurs ; on ne fait qu’irriter leur curiosité, comme en leur posant le problème. M. Mérimée s’y est attaché et nous semble l’avoir résolu autant qu’il pouvait l’être. Bien des pièces de conviction manquent, en effet : les livres de Tite-Live offrent une lacune à cet endroit, les commentaires de Sylla ont péri. Et puis Rome rougissait-de cette plaie au sein qui lui fut faite au plus fort de sa puissance, et ses historiens ont l’air de s’être entendus pour l’embrouiller et pour la couvrir. S’emparant de tous les témoignages qui leur sont échappés, les contrôlant réciproquement, les complétant, lorsqu’il le faut, par des inductions brèves, M. Mérimée, sans phrases, sans système, avec ce sentiment continu de la réalité et ce besoin qu’il a en tout de s’expliquer les choses comme elles se sont passées, nous a donné un récit instructif, enchaîné, attachant, et qui jette, chemin faisant, la plus grande clarté sur l’ensemble de l’organisation romaine.

Quand je dis qu’il nous l’a donné, je vais un peu loin pourtant : l’ouvrage (lit-on dans un avis qui précède), tiré à un petit nombre d’exemplaires, n’est pas destiné au public. L’auteur n’aurait voulu véritablement que faire épreuve de son application historique, et la soumettre aux personnes compétentes. Je conçois cela pour le mémoire sur les médailles italiotes qui forme appendice ; il y a là matière toute spéciale et demi-grimoire ; mais pour le récit, pour le corps même du volume, dussé-je parler par anticipation d’une seconde édition, je persiste à en juger d’après l’effet éprouvé, c’est à tout le public que l’excellent Essai s’adresse, c’est à travers tout ce public qu’il ira çà et là découvrir son juge entre cent lecteurs203.

Nous n’en pouvons parler qu’à titre de lecteur que ces questions, et la façon dont elles sont ici traitées, intéressent. Dès le début, l’historien analyse et expose la condition diverse des divers peuples d’Italie soumis à la domination romaine, les Latins les plus favorisés, les Italiotes ; quelque différence de régime qui parût d’abord entre ces peuples de la péninsule et les étrangers proprement dits ou barbares, leur liberté se réduisait au fond à une satisfaction d’amour-propre accordée à des vaincus, tandis que la toute-puissance restait en réalité au peuple conquérant. Les causes complexes, qui, après les grandes guerres d’Annibal, rendaient la situation de l’Italiote de plus en plus précaire et pénible, à mesure qu’au contraire celle du citoyen romain s’élevait et visait au roi, sont très-bien démêlées et viennent se traduire en un tableau général d’oppression et de dépopulation tout à fait effrayant. C’est alors, vers l’an de Rome 617, qu’un jeune homme d’une famille plébéienne, mais illustre, un élève formé de la main des philosophes grecs, Tibérius Sempronius Gracchus, « dont le caractère bon et humain n’avait pu être corrompu par l’orgueil exclusif de sa nation, » comme il traversait l’Étrurie pour aller servir en qualité de questeur dans l’armée qui s’assemblait contre Numance, fut frappé de l’aspect désolé de ce pays, célèbre autrefois par sa richesse ; il s’en demanda les causes, il songea aux grands remèdes : de là plus tard ses tentatives de tribun et sa catastrophe. Mais, sans m’engager ici dans les obscurités, même éclaircies, de la loi Sempronia ou de la loi Licinia, je n’ai voulu que faire remarquer en passant le ton naturel et humain avec lequel l’historien caractérise le premier mouvement de Tibérius Gracchus. Au rebours en effet de tant d’écrivains de nos jours qui, dès qu’ils abordent l’histoire, se font tout farouches, fatalistes et terroristes à froid, M. Mérimée ne recule pas devant les bons sentiments quand il les rencontre, et ne rougit pas de les exprimer simplement. Il observe le sens moral dans ses récits. Les Samnites révoltés, sous le commandement de Marius Egnatius, ont-ils taillé en pièces, dans la Campanie, une armée nombreuse de Lucius Cæsar, forcé de chercher abri sous les murs de Téanum ? « L’histoire se tait, dit-il sur l’origine du vainqueur de Cæsar ; mais, d’après la conformité des noms, j’éprouve quelque plaisir à supposer que ce Marius Egnatius était un fils du préteur de Téanum, battu de verges trente ans auparavant sous les yeux de ses concitoyens. La Providence permet quelquefois ces tardives et terribles réparations. »

Maintenant voici le récit du préteur battu de verges : la condition des Italiens, c’est-à-dire des plus favorisés des sujets de Rome, de ceux qu’on appelait alliés, en va cruellement ressortir.

« Un consul romain passait à Téanum, ville de la Campanie, dans le pays des Sidicins. Il voyageait avec sa femme, ses officiers, ses affranchis, ses esclaves, en un mot ce que l’on appelait sa cohorte. Dans de semblables occasions, il devait être défrayé par la république ; mais, comme la plupart des magistrats romains, il vivait partout aux dépens de ses hôtes. Un consul à Téanum ! voilà toute la ville émue. Les magistrats s’empressent autour de lui. On le loge dans la meilleure maison, on l’héberge magnifiquement, lui et son monde. Maint affranchi reçoit des présents ; peut-être le consul lui-même daigne-t-il en accepter, soit pour épargner à Téanum le fardeau des logements militaires, soit pour se souvenir des Sidicins dans le sénat, où les pauvres alliés ont tant besoin de protecteurs. La femme du consul veut se baigner. Le bain des femmes est mal orné, il ne lui convient pas. — « Je veux le bain des hommes, » dit-elle. Aussitôt M. Marius, principal magistrat de Téanum, envoie son questeur pour que la foule des baigneurs cède la place à l’illustre voyageuse. Mais il leur faut du temps pour se rhabiller, et la femme du consul attend un instant à la porte des thermes. Elle se plaint ; grande colère de son mari. Par son ordre ses licteurs saisissent M. Marius, et le battent de verges dans le forum. Cela se passait vers 630, » c’est-à-dire un peu plus de trente ans avant les représailles à main armée d’un autre Marius sous ces murs de Téanum. Mais on voit que M. Mérimée, dans ce nouveau cadre de l’histoire critique, ne s’est pas interdit son parfait talent de raconter204.

Les vexations croissantes, tous les genres de griefs sourdement accumulés, les tâtonnements législatifs impuissants, et les tentatives tribunitiennes coupées de tragique, remplissent quarante années préliminaires, durant lesquelles les guerres contre les Cimbres viennent jeter une puissante diversion, mais aussi de nouveaux ferments pour l’avenir. Les Gracques, Saturninus, Drusus, périssent tour à tour à la tâche, laissant des renommées plus ou moins équivoques après des destinées inaccomplies. Caïus Gracchus, je l’avoue, ne m’est pas suffisamment expliqué encore par les alternatives perpétuelles de témérité et d’indécision que dénonce en lui l’historien. C’est un caractère dont la clef ne me paraît pas retrouvée : elle est comme tombée à jamais dans ce gouffre du Forum rouvert sous ses pas. En terminant cette esquisse de la période qui précède la prise d’armes, et durant laquelle l’explosion put sembler à chaque instant imminente, M. Mérimée s’étonne à la fois et de la patience prolongée de l’Italie et de l’aveuglement de Rome ; il en retrouve plusieurs causes dans l’organisation politique, bien différente des deux côtés. Les gouvernements d’Italie, tous plus ou moins aristocratiques, avaient peu changé de forme sous la domination romaine, et s’étaient comme pétrifiés au point où la conquête les avait saisis. La noblesse italiote, devenue cliente de Rome, ne fit longtemps de ses réclamations qu’une question personnelle, une affaire de faveur qui se menait par la corruption et l’intrigue. Avant qu’elle songeât à généraliser les griefs, et à y intéresser la plèbe domestique qu’elle continuait d’opprimer, il fallut qu’elle se fût bien assurée du peu de succès de son moyen ; il fallut du temps aussi pour que cette plèbe italiote comprît et s’émût. A Rome, enfin, le parti démocratique n’était pas un allié très-fidèle et très-chaud de la cause italienne, bien que des tribuns essayassent parfois de donner le change et de confondre. Entre la plèbe romaine et les nations italiotes, il y avait, dit M. Mérimée, une barrière aussi haute qu’entre le maître et l’esclave. Céder aux alliés une partie de ses droits, c’eût été aux yeux du dernier plébéien de Rome s’avouer vaincu par des ennemis dont on lui redisait chaque jour la défaite ; c’eût été comme renoncer à une propriété qui, pour n’être qu’une satisfaction d’amour-propre, ne lui en était pas moins précieuse. De telles considérations, si judicieuses et lumineuses, appartiennent à cette véritable et, j’ose dire, unique philosophie de l’histoire, comme Machiavel et Montesquieu l’entendaient, qui ne procède qu’appuyée sur l’observation humaine et sur les faits.

Enfin la guerre éclate ; le meurtre de Drusus, patron des Italiotes à Rome, donne le signal, et le complot, depuis quelque temps tramé, se déchire à nu. Bien des lieutenants et des soldats de Marius ressaisissent l’épée, mais cette fois contre Rome. C’est le glaive romain, c’est le pilum, ces terribles armes des légions, qui vont faire de part et d’autre les blessures. Rome recule aux années de son berceau où l’ennemi n’était jamais qu’à quelques journées, et où la fumée des camps montait aux collines de l’horizon. Il lui faut compter comme aux-premiers jours avec ces noms redoutés, les Marses, les Samnites. Il faut, après que ses aigles victorieuses ont rempli le monde, se retrancher au-devant du gîte et redevenir louve.

Nous n’avons pas à suivre M. Mérimée à travers les détails de cette stratégie savante, difficile, à tout moment coupée ; il la rend pour la première fois claire, vraisemblable, et se complaît dès lors, on le conçoit, à la faire saisir. Mais ce dont nous ne lui savons pas moins de gré, c’est d’avoir, avec quelques traits simples, authentiques, et sans rien prêter à l’histoire, retrouvé et comme restauré les caractères de ces chefs vaillants, un Vettius Scaton, un Pompædius Silon, un Papius Mutilus, un Pontius Télésinus. Souvent dans les débris de statues tronquées, quand elles sont de grande façon, un seul reste du torse ou du masque donne à juger de l’ensemble : de même pour quelques-uns des hommes dont il s’agit. Le profil lui-même apparaît, l’attitude grandiose se dessine du moins : l’injure des temps et de la fortune est en quelque sorte réparée. Dirai-je qu’on reconnaît ici, sous la marche couverte et le procédé rigoureux de l’historien, un indice de cette sympathie qui l’a porté, en ses œuvres d’imagination, à suivre de près, à reproduire tour à tour le Corse, l’Illyrien, l’Espagnol en Fionie, les résistances héroïques et sauvages ?

La mort surtout de chacun de ces chefs indomptables a de quoi se graver dans la mémoire, par la manière dont l’historien nous l’a fixée. Le Marse Vettius Scaton est fait prisonnier dans une retraite : déjà on le conduit au consul. Un de ses esclaves, auquel personne ne faisait attention, marchait à ses côtés. Tout à coup cet homme, arrachant l’épée à l’un des soldats de l’escorte, en frappe Scaton et le tue sur la place : « J’ai affranchi mon maître ! s’écrie-t-il avec triomphe ; à mon tour maintenant ! » Et il se passe l’épée à travers le corps. — Un autre chef, Judacilius, s’étant jeté dans Asculum aux abois, voit d’abord qu’il ne peut s’y défendre, et que les habitants sont à bout. Il n’hésite pas ; il fait massacrer tous ceux de la faction favorable aux Romains, et à la suite d’un grand festin donné sous le vestibule du temple, lui-même s’étendant sur le lit funèbre, il boit le poison ; ses soldats allument le bûcher tout préparé, qui dévore en un instant, dit l’historien, le plus brave des Asculans et les dieux de sa patrie. Le vainqueur frustré n’aura rien des trophées du triomphe.

Mais c’est quand on est à la seconde ou plutôt troisième guerre sociale, à celle qui complique le retour de Sylla, et dans laquelle les seuls Samnites et Lucaniens indomptés tiennent tête jusqu’à la fin avec l’énergie du désespoir, c’est alors que l’intérêt grandit, et que le sujet, comme dans une dernière scène, se fait égal vraiment au cadre de l’empire. La pointe hardie de Télésinus sur Rome, sa victoire tout d’un coup arrachée, Sylla qui se croit perdu et qui est vainqueur par l’aile opposée, ces jeux sanglants, bizarres, du courage et du destin, fournissent un chapitre d’une haute beauté. Cinquante mille morts des deux partis étaient étendus sur le champ de bataille. « Longtemps, dit l’historien, on chercha Télésinus. On le trouva enfin percé de coups, mais respirant encore, entouré de cadavres ennemis. L’orgueil du triomphe se lisait dans ses yeux éteints, qu’il tournait encore menaçants vers Rome. Heureux si la mort le surprit tandis qu’il se croyait vainqueur ! »

Le frère de Télésinus et Marius, fils du grand, étaient enfermés dans Préneste. Ils tentèrent de s’échapper par un souterrain ; mais, ne l’ayant pu, ils ne voulurent pas laisser à leurs ennemis la joie de les voir mourir. « A cette époque, dit l’historien, la fureur des combats de gladiateurs avait fait inventer une espèce de suicide à deux. Déterminés à périr, deux amis se battaient l’un contre l’autre ; acteurs et spectateurs à la fois, c’était un dernier plaisir qu’ils se donnaient. Tel fut le genre de mort que choisirent Marius et Télésinus. Le Romain, plus adroit escrimeur, tua le Samnite, et, blessé lui-même, se fit achever par un esclave. Eux morts, la ville ouvrit ses portes. »

Et après avoir exposé les conséquences de cette bataille de Rome, où la nationalité italienne périt, et où Rome en même temps épuisa son reste de vigueur et de défense, comme patrie distincte, l’historien résume le tout en cette forte image : « Le duel de Marius et de Télésinus fut comme un présage des destinées de l’Italie. Le Romain tua le Samnite, puis tomba expirant sur le cadavre du guerrier qu’il venait d’abattre. Ainsi l’Italie est morte ; mais Rome, frappée au cœur, ne devait pas lui survivre longtemps. »

Parmi les figures qu’il rencontrait au premier plan, il en est deux que M. Mérimée n’a pu négliger : Marius et Sylla, en effet, ressortent de maint passage dans tout leur relief et toute leur empreinte. Énergie, grandeur, grossièreté, vices et bassesses, ces traits en eux de la nature romaine corrompue sont envisagés d’un coup-d’œil ferme et recueillis dans une parole en quelque sorte latine elle-même, sobre, positive, et qui n’ajoute rien de moderne aux choses. Je ne répondrais pas pourtant que, dans la dernière vue sur Sylla abdiquant et mourant, il n’y ait un coin de perspective à travers lord Byron. Quoi qu’il en soit, cette fin éloquente, et majestueuse de ton, aspire dignement à rejoindre le dialogue de Montesquieu205.

Elle est immédiatement précédée d’une digression approfondie sur la réforme politique du dictateur, et sur l’état probable où il trouva les comices ou assemblées du peuple. Dans un récit destiné au public, on pourrait désirer que quelques-unes de ces pages fussent détachées du texte qu’elles ralentissent, et allassent former une note ou supplément. Nul doute que les érudits n’y trouvent plus d’un point à discuter. Mais notre objet n’a pu être ici que de donner un extrait, humble expression très en usage dans l’ancienne critique, dans celle qui se borne à rendre compte et à exposer.

Nous n’avons rien de tel à faire à propos de Colomba, si récente ou plutôt si présente, et que tout le monde a lue. Un jugement même semblera bien superflu après le succès universel. Prétendre expliquer à chacun pourquoi il y a pris plaisir, c’est trancher du docteur en agrément. Colomba, dans sa nouveauté, a tenu tête au fameux traité du 15 juillet ; elle y a fait une diversion charmante, et, si on a tant parlé du traité, ce n’est pas assurément sa faute à elle, car on ne parlait que d’elle en même temps. Le monde, si léger et si indifférent qu’il soit, ne se trompe guère à ce qui est très-bien. Lorsqu’une œuvre puissante, marquée de beautés fortes, poétiques, chargée aussi de bizarrerie et d’excès, se pose devant lui, il peut la méconnaître ; mais dès qu’une production parfaite se présente, il dit du premier coup : C’est cela ! Très-peu de gens sont allés en Corse ; les mœurs de ce pays diffèrent des nôtres autant qu’il se peut ; elles sont souvent atroces, sanglantes, et le monde n’aime guère en soi l’atroce et le sanglant. Quand on lui en sert au théâtre ou en roman d’un air d’ogre, il hausse les épaules et tourne la tête de dégoût. Mais ici on ne s’y est pas mépris, on a senti au début que c’était vrai, que c’était amusant, que ces singularités énergiques jouaient dans leur cadre, qu’un guide aisé et sûr, et pas dupe le moins du monde, tenait la main. C’est alors qu’il y a plaisir à se laisser aller et à tenter l’aventure. Plus ce qu’on lit sort du cercle des habitudes, et plus on est charmé. L’audace vous gagne, le goût s’aguerrit. Le matin on a suivi Rob-Roy en son Écosse ; on se fait Klepte tout un soir, et l’on se jette dans le mâquis du fond de son fauteuil.

Est-il bien que Colomba, pour exciter son frère, aille couper de nuit l’oreille au cheval qu’il doit monter le lendemain, lui laissant croire que ce coup vient des Barricini ? Je me rappelle toute une discussion très-vive et en fort bon lieu là-dessus. Quelqu’un avait dit que c’était inutile, que l’effet sur Orso était manqué : on se récria. Quoi, inutile ! Mais c’est le trait de caractère, la singularité la plus naïve, la plus empreinte de vraie couleur. Dans sa superstition de vengeance, Colomba n’imagine rien de plus odieux, de plus ulcérant, que cette oreille fendue à la pauvre bête. Et puis, pour accomplir son stratagème, qu’elle est belle et féroce, se glissant sans bruit dans l’ombre le long de l’enclos ! telle la Simétha de Théocrite opérant sous la lune ses enchantements.

Les voyages sont très-beaux à faire, mais on ne les fait pas toujours, et il en est qu’on n’exécute bien que dans la jeunesse. Irez-vous jamais en Corse et dans le cœur du pays ? C’est douteux ; il y a mieux, aujourd’hui c’est presque inutile. Quelques heures d’aimable lecture vous en dispensent : vous avez Colomba. Lisez, et avec la fatigue de moins, avec les coups de fusil en idée, vous êtes revenu.

Le début est tout gracieux et légèrement ironique, une causerie spirituelle, assaisonnée de plaisant. On n’approche du sujet que par degrés, à travers un prélude ménagé ; on s’y apprivoise. Avec Colomba, le génie corse en personne apparaît et ne quitte plus. Au moment où cette belle jeune femme au regard sombre emmène avec elle son frère à cheval, fusil sur l’épaule, et sourit d’une joie maligne, on est comme miss Nevil, et un frisson vous prend : il semble qu’Orso soit ressaisi par la voix fanatique du sang, et qu’il entré sous l’influence barbare. On sent qu’à moins de quelque intervention qui rompe le charme, le voilà enlacé, tôt ou tard perdu ; il a le pied dans le cercle de l’enchanteur. Il eût été plus logique, plus hardi peut-être, de l’engager encore davantage, de le faire céder plus directement qu’il ne fait. Nul doute qu’un narrateur vraiment primitif ne l’eût pris de la sorte et ne fût allé au bout ; mais, pour nous, lecteurs modernes, qui, après tout, ne sommes pas Corses, qui nous intéressons à Orso et qui tenons fort à ce qu’il ne finisse ni par le mâquis ni par les galères, nous sommes heureux de la dextérité du romancier qui nous l’a montré cédant tout autant qu’il faut et s’en tirant toutefois, ne commençant pas le premier, mais, du moment qu’il s’en mêle, faisant coup double. L’action du roman, l’honneur d’Orso, et l’agrément du lecteur qui pense en ceci comme miss Nevil, sont parfaitement conciliés.

Cette miss Nevil, avec sa grâce de jeune fille pourtant audacieuse, adoucit à point la couleur sans l’amollir ; un air de décence et de pureté virginale circule. C’est un beau moment que celui de l’aveu, quand elle soigne Orso blessé dans le mâquis, et lorsqu’au retour, à la simple question de son père, « Vous êtes donc engagée avec Della Rebbia ? » elle répond par un oui simple en rougissant. « Puis elle leva les yeux, et, n’apercevant sur la physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et l’embrassa comme les demoiselles bien élevées font en pareille occasion. » Toujours un peu d’ironie, on le voit, mais qui ne fait que mieux valoir les sentiments choisis et naturels.

Le dernier chapitre, dans lequel Colomba rencontre à Pise le vieux Barricini mourant, et lui verse à l’oreille un dernier mot de vengeance, a paru à quelques-uns exagéré et tomber clans le roman. Mais il fallait finir ; le but était atteint, la Corse était peinte ; l’auteur n’a pas craint de se trahir dans le dernier trait et de laisser voir le jeu. C’est comme au théâtre dans la scène finale ; tous les acteurs font la ronde, et le poëte ne se cache plus.

M. Mérimée, même en préparant son histoire de Jules César, ne saurait demeurer sourd à ce cri universel du public : « Donnez-nous encore des Colomba ! » Il voyage dans ce moment en Grèce, et visite ce pays des souvenirs redevenu nouveau. Je ne sais trop ce qu’il en rapportera, mais j’ai confiance. En attendant, il me semble à la réflexion que, dans ce fond de l’antiquité immortelle, rien ne représente mieux Colomba qu’Électre ; oui, l’Électre de Sophocle pleurant tout le jour son père et attendant Oreste. Oreste, il est vrai, a moins de peine à se décider qu’Orso, et arrive tout enflammé, ne respirant que meurtre. Le chœur aussi, cet excellent chœur débonnaire, est plutôt disposé à apaiser Électre, et il ne joue pas le rôle de provocateur, il ne donne pas le rimbecco à la manière corse. Voilà des différences206. Pourtant, dans la pièce grecque également, tout parle de vengeance, d’immolation : l’oracle d’Apollon, consulté par Oreste, l’a ordonnée. Némésis ou vendetta, qu’importent les noms ? c’est la même inspiration fatale et comme la même muse. Électre, sous le vestibule du palais de Micènes, erre depuis des années, criant et hurlant sa douleur ; c’est un voceratrice sublime d’attente et d’attitude. Elle se compare dans sa plainte au rossignol qui a perdu ses petits ; elle s’écrie à qui la veut consoler : « Insensé qui peut oublier ses parents morts de la male mort ! Ce qui convient à mon cœur, c’est l’oiseau gémissant qui pleure Itys, toujours Itys. Hélas ! hélas ! ô Niobé, qui as tant souffert, tu es pour moi comme un dieu, ô toi qui, dans ton sépulcre de pierre, toujours pleures ! » Eh bien ! qu’est-ce là autre chose que l’inspiration constante et même les images familières de l’orpheline Colomba, plus calme d’ailleurs dans sa triste sérénité ? Écoutons-la : « — Un jour, un jour de printemps, — une palombe se posa sur un arbre voisin, — et entendit le chant de la jeune fille : — Jeune fille, dit-elle, tu ne pleures pas seule : — un cruel épervier m’a ravi ma compagne… » Qu’on relise le reste de la ballata ; on a précisément l’histoire du rossignol d’Électre. Et cet autre refrain, qu’à l’oreille d’Orso tous les échos murmurent, ne le cède à rien en opiniâtre et fixe clameur : « A mon fils, mon fils en lointain pays, — gardez ma croix et ma chemise sanglante… — Il me faut la main qui a tiré, — l’œil qui a visé, — le cœur qui a pensé… » La scène avec les Barricini autour de la bière du pauvre Pietri ne ferait pas un indigne pendant, pour le tragique, à ce qui se passe là-bas au pied du tombeau d’Agamemnon.

On se rappelle la joie fière, le rayonnement orgueilleux de Colomba emmenant et comme reconquérant son frère ; on le comparerait au délire, aux transports éperdus d’Électre reconnaissant le sien : « O chère lumière !… ô voix, est-ce bien toi qui arrives à mon oreille ?… » Mais, encore une fois, Oreste ne résiste pas, il n’y a pas lutte ; le sérieux antique va jusqu’au bout ; au lieu des nuances, on a le sublime et le sacré. Cela ne finit pas, pour tout dire, par un coup double et par un mariage.

Une réflexion consolante ressort toutefois : c’est donc ainsi que le talent vrai peut encore, par les retours imprévus, atteindre à quelques accents des Anciens. Au moment où, par le sujet et par la manière, il a l’air de se ressouvenir le moins des modèles enseignés, tout d’un coup il les rejoint et les touche au vif sur un point, parce que, ainsi qu’eux, il a visé droit à la nature. Toutes les Électres de théâtre, les Orestes à la suite, les Clytemnestres de seconde et de troisième main (et combien n’y en a-t-il pas !) sont à mes yeux plus loin mille et mille fois de l’Électre première que cette fille des montagnes, cette petite sauvagesse qui ne sait que son Pater. — Colomba est plus classique au vrai sens du mot : voilà ma conclusion.

fin du tome troisième.