(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine. »

Histoire de la littérature anglaise par M. Taine.13

Je me suis laissé traîner à la remorque pour parler de ce livre important : c’est que, malgré le désir que j’avais de lui rendre toute justice, je sentais mon insuffisance pour en juger pertinemment et en pleine connaissance de cause, pour l’explorer et l’embrasser, comme il le faudrait, dans ses différentes parties. J’en dirai pourtant, après bien des sondes fréquentes et réitérées, ce que j’en ai rapporté de plus certain ou de plus probable. C’est, tout compte fait, un grand livre, et qui, ne dut-il atteindre qu’un quart de son objet, avance la question et ne laissera pas les choses, après, ce qu’elles étaient auparavant. La tentative est la plus hardie qu’on ait encore faite dans cet ordre d’histoire littéraire, et l’on ne saurait s’étonner qu’elle ait soulevé tant d’objections et de résistances chez des esprits prévenus et accoutumés à des manières de voir antérieures. On ne déloge pas en un jour les vieux procédés ni les routines. L’auteur eût diminué peut-être le nombre des contradicteurs s’il avait donné au livre son vrai titre : Histoire de la race et de la civilisation anglaises par la littérature. Les lecteurs de bonne foi n’auraient eu alors qu’à approuver le plus souvent et à admirer la force et l’ingénieux de la démonstration. La littérature, en effet, n’est pour M. Taine qu’un appareil plus délicat et plus sensible qu’un autre pour mesurer tous les degrés et toutes les variations d’une même civilisation, pour saisir tous les caractères, toutes les qualités et les nuances de l’âme d’un peuple. Mais, en abordant directement et de front l’histoire des œuvres littéraires et des auteurs, sa méthode scientifique non ménagée a effarouché les timides et les a fait trembler. Les rhétoriciens en désarroi se sont réfugiés derrière les philosophes ou soi-disant tels, eux-mêmes ralliés pour plus de sûreté sous le canon de l’orthodoxie ; ils ont tous vu dans la méthode de l’auteur je ne sais quelle menace apportée à la morale, au libre arbitre, à la responsabilité humaine, et ils ont poussé les hauts cris.

Il n’est pas douteux pourtant que, quoi que l’homme veuille faire, penser ou écrire (puisqu’il s’agit ici de littérature), il dépend d’une manière plus ou moins prochaine de la race dont il est issu et qui lui a donné son fonds de nature ; qu’il ne dépend pas moins du milieu de société et de civilisation où il s’est nourri et formé, et aussi du moment ou des circonstances et des événements fortuits qui surviennent journellement dans le cours de la vie. Cela est si vrai que l’aveu nous en échappe à nous tous involontairement en nos heures de philosophie et de raison, ou par l’effet du simple bon sens. Lamennais, le fougueux, le personnel, l’obstiné, celui qui croyait que la volonté de l’individu suffît à tout, ne pouvait s’empêcher à certain jour d’écrire :

« Plus je vais, plus je m’émerveille de voir à quel point les opinions qui ont en nous les plus profondes racines dépendent du temps où nous avons vécu, de la société où nous sommes nés, et de mille circonstances également passagères. Songez seulement à ce que seraient les nôtres si nous étions venus au monde dix siècles plus tôt, ou, dans le même siècle, à Téhéran, à Bénarès, à Taïti. »

C’est si évident, qu’il semblerait vraiment ridicule de dire le contraire. Hippocrate, le premier, dans son immortel Traité des Airs, des Eaux et des Lieux, a touché à grands traits cette influence du milieu et du climat sur les caractères des hommes et des nations. Montesquieu l’a imité et suivi, mais de trop haut et comme un philosophe qui n’est pas assez médecin de son métier ni assez naturaliste. Or, M. Taine n’a fait autre chose qu’essayer d’étudier méthodiquement ces différences profondes qu’apportent les races, les milieux, les moments, dans la composition des esprits, dans la forme et la direction des talents. — Mais il n’y réussit pas suffisamment, dira-t-on ; il a beau décrire à merveille la race dans ses traits généraux et ses lignes fondamentales, il a beau caractériser et mettre en relief dans ses peintures puissantes les révolutions des temps et l’atmosphère morale qui règne à de certaines saisons historiques, il a beau démêler avec adresse la complication d’événements et d’aventures particulières dans lesquelles la vie d’un individu est engagée et comme engrenée, il lui échappe encore quelque chose, il lui échappe le plus vif de l’homme, ce qui fait que de vingt hommes ou de cent, ou de mille, soumis en apparence presque aux mêmes conditions intrinsèques ou extérieures, pas un ne se ressemble14, et qu’il en est un seul entre tous qui excelle avec originalité. Enfin l’étincelle même du génie en ce qu’elle a d’essentiel, il ne l’a pas atteinte, et il ne nous la montre pas dans son analyse ; il n’a fait que nous étaler et nous déduire brin à brin, fibre à fibre, cellule par cellule, l’étoffe, l’organisme, le parenchyme (comme vous voudrez l’appeler) dans lequel cette âme, cette vie, cette étincelle, une fois qu’elle y est entrée, se joue, se diversifie librement (ou comme librement) et triomphe. — N’ai-je pas bien rendu l’objection, et reconnaissez-vous là l’argument des plus sages adversaires ? Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? C’est que le problème est difficile, qu’il est insoluble peut-être dans sa précision dernière. Mais n’est-ce donc rien, demanderai-je à mon tour, que de poser le problème comme le fait l’auteur, de le serrer de si près, de le cerner de toutes parts, de le réduire à sa seule expression finale la plus simple, de permettre d’en mieux peser et calculer toutes les données ? Tout compte fait, toute part faite aux éléments généraux ou particuliers et aux circonstances, il reste encore assez de place et d’espace autour des hommes de talent pour qu’ils aient toute liberté de se mouvoir et de se retourner. Et d’ailleurs, le cercle tracé autour de chacun fût-il très-étroit, chaque talent, chaque génie, par cela même qu’il est à quelque degré un magicien et un enchanteur, a un secret qui n’est qu’à lui pour opérer des prodiges dans ce cercle et y faire éclore des merveilles. Je ne vois pas que M. Taine, s’il a trop l’air de la négliger, conteste et nie absolument cette puissance : il la limite, et, en la limitant, il nous permet en maint cas de la mieux définir qu’on ne faisait. Certes, quoi qu’en disent ceux qui se contenteraient volontiers de l’état vague antérieur, M. Taine aura fait avancer grandement l’analyse littéraire, et celui qui après lui étudiera un grand écrivain étranger, ne s’y prendra plus désormais de la même manière ni aussi à son aise qu’il l’aurait fait à la veille de son livre.

I.

J’aimerais à pouvoir lui appliquer sa propre méthode à lui-même, pour le présenter et l’expliquer de mon mieux à nos lecteurs.

Taine est né à Vouziers, dans les Ardennes, en 1828. — Et tout d’abord je voudrais être peintre et paysagiste comme lui pour savoir décrire les Ardennes et ce qu’il a pu devoir de sensations d’enfance, continues et profondes, à ce grand paysage des forêts. Ces Ardennes, en effet, puissantes et vastes, ce grand lambeau subsistant des antiques forêts primitives, ces collines et ces vallées boisées qui recommencent sans cesse et où l’on ne redescend que pour remonter ensuite comme perdu dans l’uniformité de leurs plis, ces grands aspects mornes, tristes, pleins d’une vigueur majestueuse, ont-ils contribué en effet à remplir, à meubler de bonne heure l’imagination du jeune et grave enfant ? Ce qui est certain, c’est qu’il y a dans son talent des masses un peu fortes, des suites un peu compactes et continues, et où l’éclat et la magnificence même n’épargnent pas la fatigue. On admire cette drue végétation, cette sève verdoyante, inépuisable, moelle d’une terre généreuse ; mais on lui voudrait parfois plus d’ouvertures et plus d’éclaircies dans ses riches Ardennes.

Son milieu de famille fut simple, moral, affectueux, d’une culture modeste et saine. Son grand-père était sous-préfet à Rocroi, en 1814-1815, sous la première Restauration ; son père, avoué de profession, aimait par goût les études ; il fut le premier maître de son fils et lui apprit le latin : un oncle revenu d’Amérique lui apprenait l’anglais en le tenant tout enfant sur ses genoux. Il perdit son père âgé de quarante et un ans et quand lui-même n’en avait que douze. Sa mère, cousine de son père, est une personne d’une grande bonté, et elle est tout l’amour de son fils ; il a deux sœurs mariées. Cet esprit si fort de pensée, si ferme et si rigoureux de doctrine, se trouve être l’âme la plus douce et la plus tendre dans le cercle du foyer.

Venu à Paris vers 1842 avec sa mère, il fit ses études depuis la troisième au collège Bourbon, c’est-à-dire en externe. Il eut au concours le prix d’honneur en rhétorique, et les deux seconds prix en philosophie. Il entra à l’École normale en 1848, le premier de sa promotion ; M. Edmond About était de cette même année. M. Prevost-Paradol fut de la promotion suivante, comme M. Weiss avait été de la précédente. Tous ces noms se pressaient et se rencontrèrent un moment dans le cercle des trois années d’études que comprend l’École. M. Taine pourrait seul raconter tout ce que lui et ses amis trouvèrent moyen de faire tenir en ces trois ans. On jouissait alors, à l’École, d’une grande liberté pour l’ordre et le détail des exercices, à tel point qu’avec son extrême facilité M. Taine faisait le travail de cinq ou six semaines en une seule, et les quatre ou cinq semaines restantes pouvaient être ainsi consacrées à des travaux personnels, à des lectures. Il y lut tout ce qu’on pouvait lire en philosophie depuis Thalès jusqu’à Schelling ; en théologie et en patrologie, depuis Hermas jusqu’à saint Augustin. Un pareil régime absorbant, dévorant, produisait son effet naturel sur de jeunes et vigoureux cerveaux ; on vivait dans une excitation perpétuelle et dans une discussion ardente. Pour que rien ne manquât au contraste et à l’antagonisme, il y avait quelques élèves catholiques fervents qui sont entrés depuis à l’Oratoire ; c’était donc une lutte de chaque jour, une dispute acharnée, le pêle-mêle politique, esthétique, philosophique, le plus violent. Les maîtres très-larges d’esprit, ou très-indulgents, laissaient volontiers courir devant eux bride abattue toutes ces intelligences émules ou rivales, et n’apportaient aucun obstacle, aucun veto aux questions controversées. On avait là, à côté de M. Dubois (de la Loire-Inférieure), directeur en chef et administrateur de l’École, M. Va-cherot, directeur plus spécial des études ; on avait M. Havet, M. Jules Simon, M. Géruzez, M. Berger, maîtres de conférences. Ces messieurs, fidèles à leur titre, faisaient assez peu de leçons proprement dites, mais ils en faisaient faire aux élèves et les corrigeaient ensuite : on conférait véritablement. Le maître assistait à la leçon de l’élève en manière d’arbitre et déjugé du camp. Tel professeur de nos amis, à l’œil mi-clos et au fin sourire, un demi-Gaulois homme de goût15, trouvait moyen de la sorte d’être à la fois légèrement paresseux et avec cela excitateur. Ce que nous connaissons de plus d’un de ces élèves, depuis lors célèbres, peut donner idée du piquant et de l’animation qu’offraient ces joutes véritables. Figurez-vous M. Edmond About faisant une leçon sur la politique de Bossuet devant des catholiques sincères qui s’en irritaient, mais qui prenaient leur revanche en parlant à leur tour dans la conférence suivante. M. Taine eut à faire une leçon, entre autres, sur le mysticisme de Bossuet. Le professeur en était quitte, toutes plaidoiries entendues, pour donner un résumé des débats, comme fait au Palais le président.

Ce résumé, on peut le croire, ne terminait rien : la cohue d’opinions subsistait ; il y avait en ces jeunes têtes si doctes, si enivrées de leurs idées et si armées de la parole, excès d’intolérance, d’outrecuidance, c’était inévitable ; on s’injuriait, mais on ne se détestait pas ; les récréations, avec leur besoin de mouvement et d’exubérance physique, raccommodaient tout, et quelquefois le soir on dansait tous ensemble tandis que l’un d’eux jouait du violoncelle et un autre de la flûte.

C’étaient, somme toute, de bonnes et inappréciables années, et l’on conçoit que tous ceux qui y ont passé en aient gardé, avec la marque à l’esprit, la reconnaissance au cœur. Les avantages d’une telle palestre savante, d’un tel séminaire intellectuel, sont au-delà de ce qu’on peut dire, et c’est ainsi qu’en doivent juger surtout ceux qui ont été privés de cette haute culture privilégiée, de cette gymnastique incomparable, ceux qui, guerriers ordinaires, sont entrés dans la mêlée sans avoir été nourris de la moelle des lions et trempés dans le Styx. A côté du bien et de l’excellent, quelques inconvénients sautent aux yeux et se font aussitôt sentir : on n’est pas impunément élevé dans les cris de l’École ; on y prend le goût de l’hyperbole, comme disait Boileau. On contractait nécessairement, dans cette vie que j’ai décrite, un peu de violence ou de superbe intellectuelle, trop de confiance aux livres, à ce qui est écrit, trop d’assurance en la plume et en ce qui en sort. Si l’on connaissait bien les Anciens, on accordait trop aussi à certains auteurs modernes, à ceux dont on s’exagérait de loin le prestige à travers les grilles ; on prenait trop au sérieux et au pied de la lettre des ouvrages qui mêlaient à l’esprit et au talent bien des prétentions et de petits charlatanismes ; on leur prêtait de sa bonne foi, de son sérieux, de sa profondeur ; il en reste encore quelque chose aujourd’hui après des années, même dans les jugements plus mûrs.

Légers inconvénients ! les avantages l’emportaient de beaucoup, et l’on sait quelle forte et brillante élite est sortie de cette éducation féconde, orageuse, toute française. Nul, en s’émancipant, n’y est resté plus fidèle que M. Taine et ne fait plus d’honneur à la sévérité de ses origines. Lorsqu’il sortit de l’École, en 1851, de grands changements pourtant, et qui étaient devenus nécessaires, s’accomplissaient ; mais on était passé, selon l’usage, d’un excès à l’autre ; on entrait en pleine réaction. Un honorable directeur de l’École, M. Michelle, était occupé à apaiser, à éteindre de tout son froid ce que le foyer des intelligences et des âmes mis en contact avec le souffle du dehors avait allumé au dedans d’ardeurs et d’incendies. Après avoir trop poussé et trop laissé faire, voilà qu’on se mettait à tout mortifier à plaisir16. Il y eut dispersion, tout aussitôt, de la jeune génération brillante. Edmond About, plus avisé, s’en alla en Grèce et prolongea un stage animé, élargi et d’une variété amusante autant qu’instructive. Plusieurs allèrent en province ; d’autres donnèrent leur démission. M. Taine, pour toute faveur et après des interventions sans nombre, obtint d’être envoyé à Nevers d’abord, comme suppléant de philosophie, — il y resta quatre mois, — et ensuite à Poitiers, comme suppléant de rhétorique ; il y resta quatre autres mois. Les ennuis, les misères, les petites tracasseries, on les supprime. Revenu à Paris et comptant sur une classe de troisième en province (ce qui n’était certes pas une ambition bien excessive), il se vit nommé chargé de cours de sixième à Besançon. Il n’y alla pas et demanda à être mis en disponibilité. Est-ce la peine, pourrait-on dire, de fabriquer et de nourrir à grands frais de jeunes géants, pour les occuper ensuite, non pas à fendre des chênes, mais à faire des fagots ? M. Taine aima donc mieux rester à Paris étudiant ; mais quel étudiant ! Il se mit aux mathématiques, aux sciences, surtout à la physiologie. Il avait conçu, pendant son séjour à Nevers, toute une psychologie nouvelle, une description exacte et approfondie des facultés de l’homme et des formes de l’esprit. Il comprit bientôt qu’on ne saurait être un vrai philosophe psychologue sans savoir d’une part la langue des mathématiques, cette logique la plus déliée, la plus pénétrante de toutes, et de l’autre l’histoire naturelle, cette base commune de la vie ; une double source de connaissances qui a manqué à tous les demi-savants, si distingués d’ailleurs, de l’école éclectique. Il se mit donc, durant trois années, à pousser l’analyse mathématique (moins pourtant qu’il n’aurait voulu), et à suivre assidûment les cours de l’École de médecine, en y joignant ceux du Muséum17. A ce rude métier, il devint ce qu’il est surtout et au fond, un savant, l’homme d’une conception générale, d’un système exact, catégorique, enchaîné, qu’il applique à tout et qui le dirige jusque dans ses plus lointaines excursions littéraires. Tout y relève d’une idée première et s’y rattache ; rien n’est donné au hasard, à la fantaisie, ni, comme chez nous autres frivoles, à l’aménité pure.

Sa thèse sur La Fontaine, en 1853, fut très remarquée : la forme, le fond, tout y était original et jusqu’à paraître singulier ; il l’a retouchée depuis, et fort perfectionnée, montrant par là combien il est docile aux critiques, à celles du moins qui concernent la forme et qui n’atteignent pas trop le fond et l’essence de la pensée. Vers le même temps, il préparait pour l’Académie française son travail sur Tite-Live qui fut couronné en 1855. Souffrant d’excès de travail, il dut faire une promenade aux Pyrénées, et ce fut l’occasion de ce Voyage écrit par lui, illustré par Doré, et où il se montrait lui-même un paysagiste du premier ordre. Il a, depuis lors, tout entier récrit et refondu ce Voyage  ; comme il avait fait pour sa thèse de La Fontaine. Cet homme qu’on croirait si absolu quand on le lit est le plus doux, le plus aimable et le plus tolérant dans les rapports de la vie, même de la vie littéraire, celui de tous les auteurs qui accepte le mieux la contradiction directe et à bout portant, je parle de celle qui est loyale et non hypocrite.

Il écrivait dès lors dans les revues et dans les journaux : à la Revue des Deux Mondes, un article sur la philosophie de Jean Reynaud, Ciel et Terre, signala son début ; à la Revue de l’Instruction publique, il débutait par un article sur La Bruyère ; au Journal des Débats, par trois articles sur Saint-Simon.

Sa place partout était faite. Il ne modifie nullement sa manière selon les lieux et les milieux ; il lui est presque indifférent d’écrire ici ou là : c’est la même philosophie, ce sont les applications diverses, les divers aspects d’une même pensée, ce sont les fragments d’un même tout qu’il distribue toujours.

Il se juge lui-même admirablement et avec une modestie charmante, et je résumerai presque ses pensées autant que les miennes, en disant :

D’une génération formée par la solitude, par les livres, par les sciences, il n’a pas reçu (comme nous autres plus faibles, mais plus croisés, plus mélangés), la tradition successive. Eux, ils ont dû tout retrouver, tout recommencer pour leur compte à nouveau. Cette habitude insensible des comparaisons, des combinaisons conciliantes, des accroissements par rencontre et par relation de société, leur a manqué ; les nuances, les correctifs ne sont pas entrés dans leur première manière : ils sont tranchés et crus. La pensée est sortie un jour de leur cerveau tout armée comme Minerve, et d’un coup de hache comme elle. Par M. Guizot pourtant, qu’il a eu l’avantage de voir d’assez bonne heure, par M. Dubois aussi, M. Taine a reçu quelque chose de ces informations contemporaines qui redressent ou qui abrègent ; mais cela n’a pas été fréquent ni assez habituel. Il est d’une génération qui n’a pas perdu assez de temps à aller dans le monde, à vaguer çà et là et à écouter. S’il a interrogé (et il aime à le faire), ç’a été d’une manière pressée, avec suite et dans un but, pour répondre à la pensée qu’il avait déjà. Il a causé, disserté, avec des amis de son âge, avec des artistes, des médecins ; il a échangé, dans de longues conversations à deux, des vues infinies sur le fond des choses, sur les problèmes qui saisissent et occupent de jeunes et hautes intelligences : il n’a pas assez vu les hommes eux-mêmes des diverses générations, des diverses écoles et des régimes contraires, et ne s’est pas rendu compte, avant tout, du rapport et de la distance des livres ou des idées aux personnes vivantes et aux auteurs tout les premiers. Cela ne se fait pas en un jour, ni en quelques séances, mais au fur et à mesure, et comme au hasard : souvent le mot décisif qui éclaire pour nous une nature d’homme, qui la juge et la définit, n’échappe qu’à la dixième ou à la vingtième rencontre. La science, la campagne et la nature solitaire ont, en revanche, agi puissamment sur lui, et il leur a dû ses sensations les plus contrastées, les plus vives. Lorsqu’au sortir de cette fournaise intellectuelle de l’École normale il retournait dans ses Ardennes en automne, quelle brusque, profonde et renouvelante impression il en recevait ! quel bain d’air libre et de salubrité sauvage ! Il a souvent exprimé l’âme et le génie de tels paysages naturels avec des couleurs et une saveur d’une âpreté vivifiante. Au point de vue moral complet et de l’expérience, ce qui peut sembler surtout avoir fait défaut à ces existences si méritantes, si austères, et ce qui, par son absence, a nui un peu à l’équilibre, ç’a été de toutes les sociétés la plus douce, celle qui fait perdre le plus de temps et le plus agréablement du monde, la société des femmes, cette sorte d’idéal plus ou moins romanesque qu’on caresse avec lenteur et qui nous le rend en mille grâces insensibles : ces laborieux, ces éloquents et ces empressés dévoreurs de livres n’ont pas été à même de cultiver de bonne heure cet art de plaire et de s’insinuer qui apprend aussi plus d’un secret utile pour la pratique et la philosophie de la vie.

Ils ont gagné du moins à cette abstinence de ne point s’amollir et se briser, comme d’autres, en leurs plus vertes années. Une grande et solide partie des jours ne s’est point passée pour eux, comme pour ceux des générations antérieures, dans les regrets stériles, dans les vagues désirs de l’attente, dans les mélancolies et les langueurs qui suivent le plaisir. Leur force active cérébrale est restée intègre. Ils avaient tout d’abord un grand poids à soulever ; ils s’y sont mis tout entiers et y ont réussi ; le poids soulevé, ils ont pu se croire vieux de cœur et se sentir lassés ; le duvet de la jeunesse s’était envolé déjà ; le pli était pris ; c’est le pli de la force et de l’austère virilité ; on l’a payé de quelques sacrifices. M. Taine, quand on a le plaisir de le connaître personnellement après l’avoir lu, a un charme à lui, particulier, qui le distingue entre ces jeunes stoïciens de l’étude et de la pensée : à toutes ses maturités précoces, il a su joindre une vraie candeur de cœur, une certaine innocence morale conservée. Il m’offre en lui l’image toute contraire à celle du poëte qui parle « d’un fruit déjà mûr sur une tige toute jeune et tendre » ; ici, c’est une fleur tendre et délicate sur une branche un peu rude.

II.

Il me faut pourtant dire un mot de sa méthode et y revenir ; je ne vise en ce moment qu’à le faire mieux connaître dans son ensemble et à discourir sur lui dans tous les sens. Une fois il lui est arrivé (car le talent prend tous les tons) de tracer un portrait d’une délicatesse infinie, un portrait de femme, celui de Mme de La Fayette ou plutôt celui de la princesse de Clèves, l’héroïne du roman le plus poli du xviie  siècle : il s’y est surpassé ; il a allégé sa méthode, tout en continuant de l’appliquer. Sa pensée générale, qui est fort juste, est qu’un tel roman ne pouvait éclore et fleurir qu’au xviie  siècle, au sein de cette société choisie, la seule capable de goûter toutes les noblesses, les finesses et les pudeurs des sentiments et du style, et que rien de tel ne saurait plus se refaire désormais.

Je l’accorde volontiers et, en général, quand je lis M. Taine, je suis si entièrement d’accord avec lui sur le fond et le principal, que je me sens vraiment embarassé à marquer l’endroit précis où commence mon doute et ma dissidence. Je demande donc qu’il me soit permis de le faire dans ce cas particulier, qui est un des plus agréables de sa manière, et à poser avec précision ma limite, puisque je me trouve y avoir dès longtemps pensé à part moi et pour mon seul plaisir. Nous en viendrons ensuite à l’ouvrage considérable qui doit nous occuper ; mais si, sur un point, je parviens à faire sentir ce que je concède pleinement à M. Taine et aussi ce que je désire de lui en plus et ce que je lui demande de nous accorder, j’aurai abrégé le jugement à tirer, qui ne serait guère partout que le même, à varier plus ou moins selon les exemples.

Après avoir montré avec beaucoup d’art et de finesse en quoi le langage employé dans la Princesse de Clèves est parfaitement délicat et comment il ressemble fort peu à ce qui, chez des poëtes ou des romanciers spirituels de nos jours, a été salué de la même louange ; après avoir reconnu l’accord et l’harmonie des sentiments et des émotions avec la manière de les exprimer, et avoir donné plus d’un exemple des scrupules et des exquises générosités de l’héroïne jusque dans la passion, M. Taine ajoute en concluant :

« Ce style et ces sentiments sont si éloignés des nôtres, que nous avons peine à les comprendre. Ils sont comme des parfums trop fins : nous ne les sentons plus ; tant de délicatesse nous semble de la froideur ou de la fadeur. La société transformée a transformé l’âme. L’homme, comme toute chose vivante, change avec l’air qui le nourrit. Il en est ainsi d’un bout à l’autre de l’histoire ; chaque siècle, avec des circonstances qui lui sont propres, produit des sentiments et des beautés qui lui sont propres ; et à mesure que la race humaine avance, elle laisse derrière elle des formes de société et des sortes de perfection qu’elle ne rencontre plus. Aucun âge n’a le droit d’imposer sa beauté aux âges qui succèdent ; aucun âge n’a le devoir d’emprunter sa beauté aux âges qui précèdent. Il ne faut ni dénigrer ni imiter, mais inventer et comprendre. Il faut que l’histoire soit respectueuse et que l’art soit original. Il faut admirer ce que nous avons et ce qui nous manque ; il faut faire autrement que nos ancêtres et louer ce que nos ancêtres ont fait. »

Et après quelques exemples saillants empruntés à l’art du Moyen-Age et à celui de la Renaissance, si originaux chacun dans son genre et si caractérisés, passant à l’art tout littéraire et spirituel du xviie  siècle, il continue en ces termes :

« Ouvrez maintenant un volume de Racine ou cette Princesse de Clèves, et vous y verrez la noblesse, la mesure, la délicatesse charmante, la simplicité et la perfection du style qu’une littérature naissante pouvait seule avoir, et que la vie de salon, les mœurs de Cour et les sentiments aristocratiques pouvaient seuls donner. Ni l’extase du Moyen-Age, ni le paganisme ardent du xvie  siècle, ni la délicatesse et la langue de la Cour de Louis XIV ne peuvent renaître. L’esprit humain coule avec les événements comme un fleuve. De cent lieues en cent lieues le terrain change : ici, des montagnes brisées et toute la poésie de la nature sauvage ; plus loin, de longues colonnades d’arbres puissants qui enfoncent leur pied dans l’eau violente ; là-bas, de grandes plaines régulières et de nobles horizons disposés comme pour le plaisir des yeux ; ici la fourmilière bruyante des villes pressées, avec la beauté du travail fructueux et des arts utiles. Le voyageur qui glisse sur cette eau changeante a tort de regretter ou de mépriser les spectacles qu’il quitte, et doit s’attendre à voir disparaître en quelques heures ceux qui passent en ce moment sous ses yeux. »

Admirable et agréable page ! mais il y manque quelque chose. Pardon, dirai-je à l’auteur, votre conclusion est excessive, ou du moins elle ne dit pas tout ; critique, vous avez raison dans ces éloges si bien déduits et motivés, tirés des circonstances générales de la société à ses divers moments ; mais vous avez tort, selon moi, de ne voir absolument, dans les délicatesses que vous admirez et que vous semblez si bien goûter, qu’un résultat et un produit de ces circonstances. Il y a eu, il y aura toujours, espérons-le, des âmes délicates ; et, favorisées ou non par ce qui les entoure, ces âmes sauront chercher leur monde idéal, leur expression choisie. Et si elles ont reçu le don en naissant, si elles sont douées de quelque talent d’imagination, elles sauront créer des êtres à leur image.

Je parle, bien entendu, dans la supposition, qui est la vraie, que le cadre de la civilisation ne sera pas entièrement changé, que la tradition ne sera pas brisée tout entière, et qu’il y aura lieu, même dans des sociétés assez différentes, aux mêmes formes essentielles des esprits.

Si vous nous transportez en idée dans des régimes entièrement différents, je ne sais plus que dire, bien que je croie toujours à la permanence d’une certaine délicatesse, une fois acquise, dans l’âme humaine, dans l’esprit des hommes ou des femmes.

Critique, il ne faut pas, pour un simple passage d’un siècle à l’autre, prendre si vite son parti de la perte de la délicatesse.

Ainsi vous nommez, à propos de la Princesse de Clèves, un roman de Balzac, le Lys dans la vallée, et vous convenez qu’on le trouve « grossier et médical » auprès de l’autre. Mais laissez-moi vous dire que vous supposez trop aisément que ces romans tout modernes, ces passages de dialogue cités par vous, sont acceptés ou l’ont été à leur naissance comme des types de délicatesse actuelle. Pour moi, j’avoue n’avoir vécu dans ma jeunesse qu’avec des gens que cela choquait, quoiqu’ils rendissent justice d’ailleurs aux auteurs en d’autres parties de leur talent. Je puis vous assurer que ces endroits, qui ne vous semblent indélicats que par comparaison avec la Princesse de Clèves, paraissaient, de mon temps, à la plupart des lecteurs, tout à fait indélicats en eux-mêmes. Nos balances, même en ce xixe  siècle si différent des autres, étaient moins grossières que vous ne le supposez. Il est vrai que la bonne critique sincère et véridique ne se faisait et ne se fait peut-être encore qu’en causant : on n’écrit que les éloges. Cela prouverait seulement qu’il faut beaucoup rabattre des écrits, et que lorsqu’on dit et qu’on répète que la littérature est l’expression de la société, il convient de ne l’entendre qu’avec bien des précautions et des réserves.

« L’esprit humain, dites-vous, coule avec les événements comme un fleuve. » Je répondrai oui et non. Mais je dirai hardiment non en ce sens qu’à la différence d’un fleuve l’esprit humain n’est point composé d’une quantité de gouttes semblables. Il y a distinction de qualité dans bien des gouttes. En un mot, il n’y avait qu’une âme au xviie  siècle pour faire la Princesse de Clèves : autrement il en serait sorti des quantités.

Et en général, il n’est qu’une âme, une forme particulière d’esprit pour faire tel ou tel chef-d’œuvre. Quand il s’agit de témoins historiques, je conçois des équivalents : je n’en connais pas en matière de goût. Supposez un grand talent de moins, supposez le moule ou mieux le miroir magique d’un seul vrai poëte brisé dans le berceau à sa naissance, il ne s’en rencontrera plus jamais un autre qui soit exactement le même ni qui en tienne lieu. Il n’y a de chaque vrai poëte qu’un exemplaire.

Je prends un autre exemple de cette spécialité unique du talent. Paul et Virginie porte certainement des traces de son époque ; mais, si Paul et Virginie n’avait pas été fait, on pourrait soutenir par toutes sortes de raisonnements spécieux et plausibles qu’il était impossible à un livre de cette qualité virginale de naître dans la corruption du xviiie  siècle : Bernardin de Saint-Pierre seul l’a pu faire. C’est qu’il n’y a rien, je le répète, de plus imprévu que le talent, et il ne serait pas le talent s’il n’était imprévu, s’il n’était un seul entre plusieurs, un seul entre tous.

Je ne sais si je m’explique bien : c’est là le point vif que la méthode et le procédé de M. Taine n’atteint pas, quelle que soit son habileté à s’en servir. Il reste toujours en dehors, jusqu’ici, échappant à toutes les mailles du filet, si bien tissé qu’il soit, cette chose qui s’appelle l’individualité du talent, du génie. Le savant critique l’attaque et l’investit, comme ferait un ingénieur ; il la cerne, la presse et la resserre, sous prétexte de l’environner de toutes les conditions extérieures indispensables : ces conditions servent, en effet, l’individualité et l’originalité personnelle, la provoquent, la sollicitent, la mettent plus ou moins à même d’agir ou de réagir, mais sans la créer. Cette parcelle qu’Horace appelle divine (divinæ particulam auræ), et qui l’est du moins dans le sens primitif et naturel, ne s’est pas encore rendue à la science, et elle reste inexpliquée. Ce n’est pas une raison pour que la science désarme et renonce à son entreprise courageuse. Le siège de Troie a duré dix ans ; il est des problèmes qui dureront peut-être autant que la vie de l’humanité même.

Nous tous, partisans de la méthode naturelle en littérature et qui l’appliquons chacun selon notre mesure à des degrés différents18, nous tous, artisans et serviteurs d’une même science que nous cherchons à rendre aussi exacte que possible, sans nous payer de notions vagues et de vains mots, continuons donc d’observer sans relâche, d’étudier et de pénétrer les conditions des œuvres diversement remarquables et l’infinie variété des formes de talent ; forçons-les de nous rendre raison et de nous dire comment et pourquoi elles sont de telle ou telle façon et qualité plutôt que d’une autre, dussions-nous ne jamais tout expliquer et dût-il rester, après tout notre effort, un dernier point et comme une dernière citadelle irréductible.

Nous arriverons la prochaine fois à parler du grand ouvrage (l’Histoire de la Littérature anglaise) qui partage en ce moment les esprits, qui a tenté d’abord et puis qui a fait reculer l’Académie française. M. Taine avait quelque chose de plus simple à faire, c’était de ne pas le lui soumettre. Les hommes de sa force ne sont pas des lauréats, ce sont des juges.