(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « VII »
/ 1939
(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « VII »

VII

Homère et M. de Gourmont — Homère « intraduisible » — L’imitation d’Homère, — Homère et la Chanson de Roland. — Les erreurs de M. de Gourmont. — Invente-t-on les descriptions ? — Reproches ridicules.‌

On nous dispensera d’examiner en détail les objections narquoises qu’on nous fait à propos d’Homère. Nous maintenons purement et simplement nos affirmations. On ne les a pas détruites, et on ne pourra pas les détruire.

Ne parlez pas d’Homère à M. de Gourmont, Il ne connaît pas Homère. « Quel Homère ? répond-il spirituellement. Celui de Dacier, celui de Bitaubé, celui de Leconte de Lisle ? C’est ce dernier qu’utilise M. Albalat. Il semble lui reconnaître une valeur absolue ; il identifie le poète et le traducteur. » Remettons les choses au point. Il est exact que la traduction Leconte de Lisle soit notre traduction préférée. Nous avons dit pourquoi et, textes en mains, nous gardons cette opinion. Malgré ses contresens, ses archaïsmes et sa forme biblique, cette traduction nous semble excellente, parce que c’est la première qui donne la sensation de la vie descriptive, qui est le fond du génie homérique. Qu’il y ait des traductions plus fidèles, c’est très possible ; ce qui est sûr, c’est qu’elles sont à peu près toutes incolores,

« Mais, nous dit-on, ce que vous admirez dans l’Homère de Leconte de Lisle, n’est pas dans Homère. C’est Leconte de Lisle qui l’y a mis. » Très bien. La question est alors très simple et le contrôle facile. J’en ai fait l’expérience. J’ai comparé de nombreux passages chez différents traducteurs, et presque toujours j’ai constaté que le souci de la littéralité rend le texte de Leconte de Lisle beaucoup plus vivant25. Quant à identifier Homère avec le traducteur, c’est un ridicule où nous ne sommes pas tombés, quoi qu’on dise ; nous avons même fait soigneusement cette distinction. Mais laissons ces vétilles. Où est, en définitive, « le véritable Homère » ? On ne veut pas s’en occuper ; on le laisse, dans son mystère », et il faut renoncer à le connaître, par la raison que nous ne sommes pas des Grecs. Oui, c’est l’avis formel de nos adversaires : on ne peut étudier ni traduire Homère, tout simplement parce que le vrai Homère nous échappe et que chacun nous présente un Homère différent. Autant dire qu’on ne peut étudier un auteur que si tout le monde le comprend de même façon et adopte, par conséquent, une traduction unique.

Donc, c’est entendu : toutes les traductions d’Homère sont suspectes, parce qu’il ne saurait y avoir de bonne traduction. S’il vous en faut une à tout prix, il vous reste la ressource de le traduire vous-même ; mais cela ne vous avancera pas beaucoup, car, même en sachant le grec, qui vous dit que vous comprendrez bien Homère ? D’excellents hellénistes l’ont médiocrement traduit. Aurez-vous plus d’autorité ? Le problème est donc insoluble, et la conclusion, c’est que, pour nous, Homère n’existe pas, ne peut pas exister, il n’y a pas d’Homère.

Voilà qui simplifie les choses, et je ne vois plus ce qu’il reste à dire. Mais puisqu’on ignore, puisqu’on ne peut savoir ce que c’est qu’Homère, comment M. de Gourmont sait-il que « Leconte de Lisle a mis dans sa traduction ce qui n’est pas dans Homère » ? Comment peut-il même juger une traduction ? Il est vrai qu’il les récuse toutes : « Homère, dit-il, est un poète. Lui ôter le rythme et l’harmonie, c’est lire et épeler une à une, comme épèle un enfant, les notes de la symphonie héroïque. » Voilà, du coup, toute la poésie ancienne supprimée. Ce reproche pouvant s’appliquer à tous les poètes antiques, il est clair, en effet, que nous sommes également réduits à épeler Virgile, Horace, Ovide, Sophocle, Théocrite, Eschyle et tous les auteurs étrangers dont nous lisons les traductions. C’est aller vite en besogne, et il faudrait pourtant prendre haleine. Que le meilleur de leur style soit perdu pour nous, il est très possible, et nous l’avons dit ; mais que leur émotion, leurs images, leur vie descriptive, leurs fortes qualités intérieures ne se puissent plus sentir, c’est, je crois, ce que personne ne soutiendra. Loin de prouver qu’Homère nous est inaccessible, le nombre même des traductions montre, au contraire, qu’il est compris, jusqu’au point où il peut l’être, par beaucoup d’admirateurs sincères.

Du moment qu’on récuse les traductions, est-il besoin d’ajouter que l’on condamne toute imitation homérique ? Imiter Homère, cela n’a pas de sens, paraît-il, parce que « tout cela repose sur un Homère hypothétique putatif et chimérique… M. Albalat ne connaît qu’Homère. D’après lui, tous les bons écrivains ont imité Homère. Quel Homère ? Car ils sont fort rares, par bonheur, les écrivains français qui ont su le grec. »

Que beaucoup de grands écrivains français aient imité Homère, c’est un fait que toutes les négations du monde ne détruiront pas ; et si, de plus, ils ignoraient le grec, cela prouve qu’il n’est pas nécessaire de le savoir pour faire des chefs-d’œuvre et fructueusement imiter Homère, Nous ne disons pas autre chose. L’influence d’Homère est, d’ailleurs, si visible, si importante, que Sainte-Beuve déclare qu’elle peut servir à classer les auteurs français.

« Quand M. Albalat pose Homère en modèle absolu : Tu imiteras Homère, il donne un mauvais conseil, parce qu’il ne faut imiter personne. » Certes, oui, il ne faut imiter personne, au sens étroit qu’on nous prête (Voir plus haut) ; mais l’imitation est une chose excellente dans le sens que nous lui donnons raisonnablement. Aussi bien n’est-ce plus nous que l’on contredit ici. On condamne d’un mot et en bloc l’opinion de tous les maîtres de notre langue, de tous les juges de notre littérature, de tous les grands poètes et grands écrivains, depuis Ronsard jusqu’à Chénier, Chateaubriand, Sainte-Beuve et Flaubert, sans oublier Boileau, Racine et Gœthe, qui tous ont admis et conseillé hautement l’imitation d’Homère. L’indépendance des idées ne nous déplaît pas ; mais, à la place de notre contradicteur, nous n’aimerions pas sentir peser sur nous le démenti de tous ces grands hommes. « Mais, dira-t-il, la critique littéraire n’est pas affaire d’autorité, et que prouve l’opinion de tous ces gens réunis ? » Je veux bien qu’elle ne prouve rien ; mais que prouve l’opinion de M. de Gourmont tout seul ? Il est douteux qu’on ait raison quand, pour avoir raison, il faut donner tort à tant de grands écrivains. La partie n’est plus égale.

Au surplus et à parler franc, les motifs mêmes qui empêchent nos adversaires d’admettre l’imitation d’Homère sont précisément ceux qui nous décideraient à la conseiller, « Le style homérique, dit-on, représentatif d’une manière de voir la vie, est en contradiction absolue avec nos tendances synesthésiques. » Mais c’est justement pour cela, c’est précisément parce qu’Homère a « une manière primitive de voir la vie » et d’écrire en sensations et non en métaphores ; c’est essentiellement parce que ses procédés semblent contredire nos habitudes et nos tendances, qu’il faut conseiller aux écrivains descriptifs d’aller se retremper à cette inépuisable source. Nul danger pour eux de tomber dans l’imitation servile, parce qu’en effet « il est aussi impossible de revenir au style d Homère que de reprendre l’arc et le bouclier ». Aussi bien, n’est-ce point cela qu’on recherche. Le but qu’on se propose, c’est de garder de cette étude, de cette assimilation d’Homère tout ce qui peut s’adapter à notre façon actuelle de penser et de sentir. Voilà le profit, voilà le point important ; c’est cela que nous voulons, c’est cela que nous conseillons, d’accord avec tous les grands écrivains qui, de Ronsard à Chénier, ne se sont point mal trouvés d’avoir étudié et aimé le divin poète « depuis trois mille ans jeune encore de gloire et d’immortalité » !

Si l’on désapprouve l’imitation d’Homère, en revanche on veut bien nous permettre d’imiter les auteurs du onzième siècle, qu’on nous accuse naturellement de n’avoir pas lus » « Quelles belles leçons de simplicité et de force M. Albalat en eût tirées ! » N’en déplaise à mon imperturbable contradicteur, j’ai lu quelques-unes de ces oeuvres. J’y ai noté de belles pages, des tableaux réussis, un ton de naïveté incomparable, Ce qu’elles contiennent de meilleur ne m’a pourtant point paru surpasser Homère, qui seul incarne la continuité de la perfection et le don suprême de la vie. Le trait du Roman de la Rose qu’on nous cite est, en effet, remarquable ; mais il est précisément dans le goût d’Homère, et les traits de ce genre fourmillent dans l’Iliade et l’Odyssée.‌

Sans doute aurais-je pu choisir d’excellents exemples parmi les Chansons de geste dont Victor Hugo a si merveilleusement tiré parti. Je les connais et je les aime depuis le collège, où l’on nous donnait pour prix les trois gros volumes de Léon Gautier, pour nous familiariser avec ces pures beautés nationales. D’autres critiques nous ont également reproché de ne point mentionner la Bible. D’autres nous ont fait un crime d’avoir trop sacrifié Voltaire. Don Quichotte m’eût encore fourni de très vivantes démonstrations. Mais quoi ! Utiliser toutes les œuvres qui pouvaient m’être profitables, c’eût été m’obliger à écrire un in-folio, et mes adversaires eussent été contraints de doubler leurs volumes de réfutation. Il a fallu me borner ? Homère résume tout et suffit à tout, Il n’est ni un auteur classique ni un auteur ancien, il est le poète de tous les temps ; c’est un moderne.‌

Admirer éperdument la Chanson de Roland, l’estimer égale, sinon supérieure, à l’Iliade, c’est une opinion très patriotique, mais qui, littérairement, n’a pas beaucoup d’avenir. On va jusqu’à trouver la Chanson de Roland « plus réaliste qu’Homère »… « C’est, dit-on, de la réalité toute crue », La Chanson de Roland est, certes, un beau poème, pour l’élan, le souffle, l’accent héroïque, le ton de vérité émouvante et de grandeur continue. Mais qu’elle vaille l’Iliade, c’est une simple plaisanterie. On a essayé, depuis Léon Gautier, d’acclimater ce jugement flatteur pour notre amour-propre national ; tout compte fait, il a fallu en rabattre et, à l’heure qu’il est, peu de gens oseraient soutenir ce parallèle. Il y a certainement d’excellents morceaux dans la Chanson de Roland, et la mort de Roland est tout à fait saisissante. Mais on trouve d’aussi beaux passages à peu près dans toutes les chansons de geste. La Chanson de Roland est à son rang et reste à son rang. Les dithyrambes des hypercritiques ne la surélèveront pas.‌

Au surplus, si l’on veut connaître tout mon sentiment sur la Chanson de Roland, le voici tout net, pour clore la discussion : La Chanson de Roland est un poème sans vraisemblance, puéril, expéditif, mais remarquable comme progression et rapidité dramatiques. Rien n’est plus éloigné du génie d’Homère. Epopée pour le peuple, guerrière avant tout, conte féerique, espèce de roman de chevalerie, cette œuvre a le rare mérite d’avoir identifié la France avec la patrie. Un immense souffle de patriotisme la traverse. Mais le procédé descriptif, sauf dans deux ou trois passages, y est élémentaire. Ce n’est pas peint, c’est indiqué. L’Iliade, au contraire, est une œuvre vivante où chaque détail est vu, noté, appuyé, particularisé. L’Iliade est humaine, pondérée, réfléchie : les exploits des héros ne dépassent pas ceux des hommes. Dans la Chanson, tout est gigantesque. L’archevêque Turpin tue 700 hommes ; Roland en tue 800, en met en fuite 40.000 ; ses 20.000 soldats en tuent 100.000 et Charlemagne arrête le soleil ! Le sens de la nature, si intense dans Homère, est absent de la Chanson de Roland. Au résumé, il y a dans la Chanson de Roland pas plus de talent que dans bien des chansons de geste.‌

Mais voici un point où nos contradicteurs passent vraiment les bornes. Je prie le lecteur de vouloir bien réfléchir. La question est d’importance.‌

Pour écrire une scène, un paysage, un caractère, une description, il faut, avons-nous dit, peindre d’après nature, c’est-à-dire, autant qu’on le peut, copier sur place, s’inspirer d’un modèle ; en d’autres termes, il faut faire de l’observation directe. Personne, je pense, ne blâmera ce conseil. Je le crois bon, je le crois excellent, et cela va de soi, quand on connaît personnellement ce qu’on veut décrire. Mais que faire, lorsqu’on veut peindre ce que l’on n’a pas vu, lorsqu’on crée, ou qu’on imagine, ou qu’on invente ? Les « semeurs de doute » n’admettent pas l’hypothèse : « On ne devrait jamais raconter que ce qu’on a vu, de ses propres yeux, bien lucidement. Tout le reste est peut-être absurde… S’il est parfois utile de rédiger une description historique, on ne voit pas, loin des romans-feuilletons, la place d’un faux naufrage et d’un faux déraillement… »‌

Oui, sans aucun doute, il serait préférable de ne jamais « raconter que ce qu’on a vu de ses propres yeux », et voilà pourquoi nous ne cachons pas notre prédilection pour la méthode d’observation directe. Mais il n’y a pas que cela, et il faut en prendre son parti : les choses imaginées, quoi qu’on dise, existent en littérature. Tous les jours et de toutes pièces, même en dehors du roman-feuilleton, romanciers et poètes inventent des sujets, des descriptions, des scènes, des aventures, de faux déraillements, de faux naufrages. Le naufrage final de Paul et Virginie est un faux naufrage, La mort des deux amants culbutés sous une hutte a été inventée par Maupassant dans Une vie. La lutte d’Habibrab au bord de l’abîme, dans Bug Jorgal, la mort de Mme Bovary, la chute de Claude Frollo dans Notre-Dame de Paris, le saut final de Julia de Trécœur, le suicide de Werther, etc., etc., sont des scènes également imaginées. Et les descriptions de Salammbô ! Flaubert n’a connu ni son héroïne, ni la vie carthaginoise, ni le détail des batailles, ni le Festin des mercenaires, ni le Conseil des anciens, ni surtout son immortel Défilé de la Hache. Ces sortes d’exemples seraient innombrables. Ce sont là choses fictives, voulues, artificielles, et qui n’ont pourtant rien de commun avec le roman-feuilleton. Les persiflages ne changeront pas les faits.‌

Qu’on le veuille ou non, on invente, on crée, c’est le fond de la littérature ; et je tiens que l’on se moque, lorsqu’on prétend qu’on ne doit peindre ni faux déraillement, ni faux naufrage.

Ce point acquis, comment donc s’y prendre pour donner à la fiction l’air de la vérité, pour rendre vivante une description dont on n’a pas le modèle ? Nous l’avons dit, il n’y a et il ne peut y avoir qu’une méthode : transposer ce que l’on observe, mettre à profit les choses vues ; étudier surtout par quels procédés les grands auteurs ont réalisé cet effort ; s’assimiler enfin autant que possible leurs procédés de description vraie, pour les appliquer à vos peintures de convention.‌

Cette théorie excite les colères. On la tient pour la pire des rhétoriques, on déclare « le paysan qui herse supérieur à l’écrivain qui suivrait un pareil conseil ».‌

On a beau crier, pourtant, — les exemples de notre dernier livre le prouvent — les meilleurs écrivains n’ont pas eu d’autre méthode, qu’ils imitent Homère ou qu’ils transposent directement la réalité, comme Virgile, Chateaubriand ou Flaubert.‌

Qu’a fait Flaubert dans Salammbô, pour ne citer que celui-là ? Il a fait, comme nous le voulons, de l’observation évoquée ; il a, comme nous le conseillons, « spécialisé, individualisé, particularisé » sa description ; il l’a traitée d’après nature et, lui aussi, il a « appliqué à une chose artificielle des procédés de facture vraie ». C’est ainsi qu’il a évité la description banale, incolore, la description générale, qui est haïssable, contre laquelle nous protestons à notre tour et que nous appelons « un genre faux », parce qu’elle constitue précisément alors ce faux naufrage » et ce « faux déraillement », que nous répudions aussi énergiquement que certains critiques, mais dans un tout autre sens. Qu’y a-t-il là de si déraisonnable, et en quoi ces conseils méritent-ils tant d’ironie ?‌

Ce qu’on ne nous pardonne pas, surtout, c’est d’avoir voulu donner quelques exemples de ce travail et d’avoir essayé de décrire la morgue du mont Saint-Bernard, d’après les procédés d’imitation homérique.‌

Il faut voir avec quel dédain on nous reproche d’avoir peint les cadavres de cette célèbre morgue sans y être jamais allé ! « Voilà ce que c’est, dit-on, que de vouloir peindre des morgues artificielles… Privé de la réalité, M. Albalat a coloré avec soin et en vain une petite image d’Epinal à compartiments étanches. »‌

Le malheur, c’est que ma description a été faite — mes amis le savent — sous la dictée et d’après les détails exacts d’un bon observateur qui arrivait du mont Saint-Bernard, bouleversé par ce spectacle. De sorte que, si je n’y suis pas « allé » moi-même, quelqu’un y est « allé » pour moi et que je n’ai pas été le moins du monde « privé de la réalité », comme le prétend M. de Gourmont, qui, entre parenthèses, ne trouve ma description si mauvaise que parce qu’il la croit imaginée. Il m’a supposé capable d’offrir pour modèle à ceux qui veulent faire de la vie une peinture inventée par moi de toutes pièces ! Ce sceptique a parfois de ces naïvetés. Mais, cette fois, la leçon qu’il veut me donner se retourne contre lui.‌