(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIIe entretien. Littérature cosmopolite. Les voyageurs »
/ 1939
(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIIe entretien. Littérature cosmopolite. Les voyageurs »

CXLIIe entretien.
Littérature cosmopolite.
Les voyageurs

Voyages en Perse et en Orient. Par le chevalier Chardin.

I

Les voyages sont, après l’histoire ou les mémoires, la plus intéressante partie de la littérature, parce qu’ils sont la littérature en entier. S’ils sont en outre bien écrits, ils réunissent tout ce qui charme l’homme. Ils participent de la science, de la curiosité, de l’histoire, des mémoires et enfin de l’intérêt qui s’attache à la vie privée du voyageur. C’est l’homme tout entier. Si l’on y ajoute la géographie et la description pittoresque de l’univers, c’est le monde peint par lui-même. J’avoue, pour moi, qu’un grand voyageur, parcourant le globe et rapportant à son pays, dans un style clair et précis, sans exagération comme sans déclamation, les spectacles dont il a été témoin, les mœurs dont il a compris la portée, les aventures dont il a été l’acteur, est le plus dramatique des hommes. Il n’y aurait de plus intéressant que lui que les héros ; mais les héros écrivent peu ou ils n’écrivent qu’avec du sang humain, et, de plus, ils mentent ou font mentir beaucoup pour eux ; on ne peut donc s’y fier. Demandez à César la vérité sur les massacres qui suivirent la bataille de Munda, demandez à Alexandre les causes du meurtre de Parménion, demandez à Napoléon le secret de l’empoisonnement des pestiférés de Jaffa, de l’intrigue de Bayonne et des guerres d’Espagne ; ils ne vous répondront pas: les voyageurs sont des témoins, les héros sont complices.

II

De tous les voyageurs français, le plus intéressant par le temps où il écrit, par les pays qu’il visite, par les récits de mœurs qu’il rapporte, c’est le chevalier Chardin. Son voyage de huit volumes en Perse, au temps de Louis XIV, vous jette en plein Orient ; il vous fait visiter tout un monde nouveau et merveilleux que vous ne connaissiez pas avant lui. La Perse, depuis le golfe Persique jusqu’au Pont-Euxin et à la Turquie, est le pays intermédiaire entre l’Europe et la terre des croisades. Les Persans sont les Italiens de l’Orient. L’Arioste seul pourrait décrire leur poétique histoire. C’est le peuple des merveilles, des poëtes, des héros, de la magnificence, des amours, des fêtes, de la philosophie, des fables. Un Européen, qui, dans ce temps-là, tombait d’Erzeroum à Tauris, à Comon, à Ispahan, en passant par les ruines de Persépolis, croyait voyager à travers l’espace inconnu sur l’aile des miracles.

III

Ce peuple compte, comme la France, environ quarante millions d’habitants ; originairement, il a été formé par la race des Tartares civilisés, des mahométans sous les califes. Son génie belliqueux et religieux vient de là ; il a été depuis et constamment recruté par les grandes et belles races caucasiennes des Géorgiens, des Abases, qui vivent sur les racines de ces montagnes, tantôt soumis et tributaires des Persans sur les bords de la mer Caspienne, et envoyant leurs plus belles femmes au harem d’Ispahan pour régénérer leurs générations. Deux cents ans de ce mélange du sang caucasien avec le sang tartare ont créé la plus belle et la plus élégante nation qui soit sur le globe.

IV

Le sang des Persans est naturellement grossier, dit Chardin, cela se voit aux Guèbres qui sont le reste des anciens Perses.

Ils sont laids, mal faits, pesants, ayant la peau rude et le teint coloré. Cela se voit aussi dans les provinces les plus proches de l’Inde, où les habitants ne sont guère moins mal faits que les Guèbres, parce qu’ils ne s’allient qu’entre eux ; mais dans le reste du royaume, le sang persan est présentement devenu fort beau, par le mélange du sang géorgien et circassien, qui est assurément le peuple du monde où la nature forme les plus belles personnes, et un peuple brave et vaillant, de même que vif, galant et amoureux. Il n’y a presque aucun homme de qualité en Perse qui ne soit né d’une mère géorgienne ou circassienne, à compter depuis le roi, qui d’ordinaire est Géorgien ou Circassien, du côté féminin ; et comme il y a plus de cent ans que ce mélange a commencé de se faire, le sexe féminin s’est embelli comme l’autre, et les Persanes sont devenues fort belles et fort bien faites, quoique ce ne soit pas au point des Géorgiennes. Pour les hommes, ils sont communément hauts, droits, vermeils, vigoureux, de bon air et de belle apparence. La bonne température de leur climat et la sobriété dans laquelle on les élève ne contribuent pas peu à leur beauté corporelle. Sans le mélange dont je viens de parler, les gens de qualité de Perse seraient les plus laids hommes du monde ; car ils sont originaires de ces pays, entre la mer Caspienne et la Chine, qu’on appelle la Tartarie, dont les habitants, qui sont les plus laids hommes de l’Asie, sont petits et gros, ont les yeux et le nez à la chinoise, les visages plats et larges, et le teint mêlé de jaune et de noir fort désagréable.

Pour l’esprit, les Persans l’ont aussi beau et aussi excellent que le corps. Leur imagination est vive, prompte et fertile. Leur mémoire est aisée et féconde. Ils ont beaucoup de dispositions aux sciences, aux arts libéraux et aux arts mécaniques. Ils en ont aussi beaucoup pour les armes. Ils aiment la gloire ou la vanité, qui en est la fausse image. Leur naturel est pliant et souple, leur esprit facile et intrigant. Ils sont galants, gentils, polis, bien élevés5. Leur pente est grande et naturelle à la volupté, au luxe, à la dépense, à la prodigalité, et c’est ce qui fait qu’ils n’entendent ni l’économie, ni le commerce ; en un mot, ils apportent au monde des talents naturels aussi bons qu’aucun autre peuple ; mais il n’y en a guère qui pervertissent ces talents autant qu’ils le font.

Ils sont fort philosophes sur les biens et les maux de la vie, sur l’espérance et sur la crainte de l’avenir ; peu entachés d’avarice, ne désirant d’acquérir que pour dépenser. Ils aiment à jouir du présent, et ils ne se refusent rien qu’ils puissent se donner, n’ayant nulle inquiétude de l’avenir, dont ils se reposent sur la Providence et sur leur destinée. Ils croient fortement qu’elle est certaine et inaltérable, et ils se conduisent là-dessus de bonne foi. Aussi, quand il leur arrive quelque disgrâce, ils n’en sont point accablés, comme la plupart des autres hommes. Ils disent tranquillement: Mek toub est. Cela est écrit6, pour dire: il était ordonné que cela arrivât.

C’était l’opinion de bien des gens en Europe, il y a vingt à vingt-cinq ans, et des personnes des plus considérables et des plus habiles, que les Persans embrasseraient la belle occasion de toutes ces grandes défaites des Turcs pour recouvrer Babylone (Baghdâd) sur le Turc, et qu’ils lui feraient la guerre, le voyant dans un si grand désordre, battu partout et toujours, et perdant de si grands pays. Mais j’ai toujours dit, au contraire, qu’assurément ils ne s’en remueraient pas davantage. C’est que les Persans veulent par-dessus tout vivre et jouir. L’humeur guerrière les a quittés. Ils sont uniquement pour la volupté, qu’ils ne croient pas qu’on trouve dans le grand mouvement, et dans les entreprises douteuses et pénibles.

Ces gens-là sont les plus grands dépensiers du monde, et qui songent le moins au lendemain, comme je viens de le dire. Ils ne sauraient garder de l’argent, et quelque fortune qui leur arrive, ils dépensent tout en très-peu de temps. Que le roi donne, par exemple, cinquante ou cent mille livres à quelqu’un, ou que quelque somme aussi bonne lui vienne d’autre part, il l’emploie en moins de quinze jours. Il achète des esclaves de l’un et de l’autre sexe ; il loue de belles femmes ; il fait un bel équipage ; il se meuble ou s’habille somptueusement, et consomme le tout si vite, sans aucun égard à la suite, ou combien cela durera, que, s’il ne vient pas de nouveaux secours, en deux ou trois mois, l’on voit sûrement qu’au bout de ce court terme notre cavalier se remettra à revendre tout ce bien pièce à pièce, commençant par se défaire de ses chevaux, renvoyant après ses domestiques les moins nécessaires, puis ses concubines et ses esclaves, et enfin vendant jusqu’à ses habits. J’ai vu mille exemples de cette conduite, et un qui est étonnant, entre les autres, en la personne d’un eunuque, qui avait été longtemps mehter ou grand chambellan 7, et durant deux ans le favori reconnu et tout-puissant, disposant et commandant, comme s’il eût été le roi de Perse, et qui par conséquent pouvait amasser des trésors immenses. Cet eunuque fut disgracié, sans néanmoins qu’on touchât à ses biens en aucune façon. Mais deux mois se furent à peine écoulés depuis sa disgrâce, qu’il se trouva réduit à emprunter sur gages, son crédit étant déjà fini et son argent. Ce n’est pas qu’il n’eût acquis une infinité de biens, mais c’est qu’il les avait dissipés à mesure qu’il les acquérait.

Ce qu’il y a de plus louable dans les mœurs des Persans, c’est leur humanité envers les étrangers, l’accueil qu’ils leur font et la protection qu’ils leur donnent ; leur hospitalité envers tout le monde, et leur tolérance pour les religions qu’ils croient fausses, et qu’ils tiennent même pour abominables. Si vous en exceptez les ecclésiastiques du pays, qui sont, comme partout ailleurs et peut-être encore plus qu’ailleurs, pleins de haine et de fureur contre les gens qui ne professent pas leurs sentiments, vous trouverez les Persans fort humains et fort justes sur la religion, jusque-là qu’ils permettent aux gens qui ont embrassé la leur de la quitter et de reprendre celle qu’ils professaient auparavant ; de quoi le cèdre ou pontife leur donne un acte authentique pour leur sûreté, dans lequel ces sortes de convertis sont appelés molhoud 8, c’est-à-dire apostat, mot qui parmi eux est la plus grande injure. Ils croient que les prières de tous les hommes sont bonnes et efficaces ; et ils acceptent, et même ils recherchent dans leurs maladies et en d’autres besoins, la dévotion des gens de différentes religions, chose que j’ai vu pratiquer mille fois. Je n’attribue pas cela au principe de leur religion, quoiqu’elle permette toute sorte de culte religieux, mais je l’attribue aux mœurs douces de ce peuple, qui sont naturellement opposées à la contestation et à la cruauté.

Les Persans étant aussi luxurieux et aussi prodigues qu’ils le sont, on n’aura pas de peine à croire qu’ils sont aussi fort paresseux, car ce sont choses qui vont ensemble. Ils haïssent le travail, et c’est une des causes les plus ordinaires de leur pauvreté. On appelle en Perse, les paresseux et gens sans emploi, serguerdan, qui est le participe du verbe, qui signifie: tourner la tête de côté et d’autre. Leur langue a beaucoup de ces périphrases, comme, par exemple encore, pour dire: un homme réduit à la mendicité, ils disent: gouch negui micoret (khouchenéguy mykhoréd), il mange sa faim.

Les Persans ne se battent jamais. Tout leur courroux, qui n’est pas pétulant et emporté comme dans nos pays, s’évapore en injures. Mais ce qu’il y a de fort louable, c’est que, quelque emportement qui leur arrive et parmi quelques débauchés ou gens perdus que ce soit, le nom de Dieu est toujours sacré et réservé. On ne l’entend jamais outrager. Le blasphème est non-seulement inouï, mais encore inconcevable à ce peuple-là. Ils ne peuvent pas comprendre que, parmi les Européens, on renie Dieu quand on est en colère. Mais on ne saurait les louer de même de ne prendre pas son saint nom en vain, l’ayant à toute heure à la bouche, sans sujet et sans nécessité. Leurs serments ordinaires sont: par le nom de Dieu, par les esprits des prophètes, par les esprits ou le génie des morts, comme les Romains faisaient par le génie des vivants. Les gens d’épée et les gens de cour jurent communément par la tête sacrée du roi, et ce serment est d’ordinaire ce qu’ils ont de plus inviolable. Les affirmations accoutumées sont: sur ma tête, sur mes yeux.

Deux habitudes contraires se rencontrent communément dans les Persans: celle de louer Dieu sans cesse, et de parler de ses perfections ; et celle de proférer des malédictions et des ordures. Soit qu’on les voie chez eux, soit qu’on les rencontre dans les rues, allant à leurs affaires ou à la promenade, on leur entend toujours pousser haut quelque bénédiction et quelque invocation, comme: ô Dieu très-grand, ô Dieu très-louable, ô Dieu miséricordieux, ô Père nourricier des hommes, ô Dieu, pardonne ou aide-moi ! Les moindres choses à quoi ils mettent la main, ils les commencent en disant: Au nom de Dieu ; et jamais ils ne parlent de rien faire qu’ils n’ajoutent: S’il plaît à Dieu. Enfin, ce sont des plus pieux et des plus assidus adorateurs de la Divinité ; mais, en même temps, ces mêmes bouches sont aussi des sources d’où il sort mille ordures. Les gens de toute sorte de conditions sont infectés de ce sale vice. Leurs paroles sales sont toutes prises des parties du corps que la pudeur ne veut pas qu’on nomme ; et quand ils se veulent injurier, c’est en se disant des ordures de leurs femmes, quoiqu’ils ne les aient jamais ni vues ni entendu nommer, ou en leur souhaitant qu’elles commettent des infamies. Il en est de même parmi les femmes ; et quand ils ont épuisé cet impur amas d’injures, ils se mettent à s’entr’appeler athées, idolâtres, juifs, chrétiens ; c’est-à-dire: Les chiens des chrétiens valent mieux que toi ! Puisses-tu servir de victime aux chiens des Francs !

C’est parmi les gens de toute sorte de conditions, comme je l’ai observé, qu’on entend dire de telles saletés ; mais ce n’est pas aussi communément, et avec le même excès: car il faut avouer que le commun peuple en est comme infecté tout entier.

Ils parlent, ils jurent et ils déposent faux pour le moindre intérêt. Ils empruntent et ne rendent point, et s’ils peuvent tromper, ils en perdent rarement l’occasion ; étant sans sincérité dans le service et dans tous autres engagements ; sans bonne foi dans le commerce, où ils trompent si finement, qu’on y est toujours attrapé ; avides de bien et de vaine gloire, d’estime et de réputation, qu’ils recherchent par tous moyens. Destitués comme ils sont de la véritable vertu, ils s’attachent à se revêtir de son apparence, soit pour s’imposer à eux-mêmes, soit pour mieux parvenir aux fins de leur vaine gloire, de leur ambition et de leur volupté. L’hypocrisie est le déguisement ordinaire sous lequel ils marchent. Ils se détourneraient une lieue pour éviter une souillure corporelle, comme de frotter un homme d’une autre religion en passant ; d’en recevoir quelqu’un chez soi en temps de pluie, parce que la moiteur de ses habits rend impur ce qu’il touche, soit les personnes, soit les meubles. Ils marchent gravement. Ils font leurs prières et leurs purifications aux temps marqués, et dans la dévotion la plus apparente: ils tiennent les plus sages discours et les plus pieux qu’il se puisse, parlant continuellement de la gloire et de la grandeur de Dieu dans les plus excellents termes, et avec tout l’extérieur de la foi la plus ardente.

Tel est le caractère de ce peuple le plus civilisé de tout l’Orient.

V

Chardin, fils d’une famille protestante riche de Paris, et parent des plus opulents joailliers de la capitale, avait été envoyé très-jeune à Ispahan pour nouer de grandes relations de commerce avec l’Orient. Il vint pour la première fois en Perse par les Indes en 1665. Il passa agréablement son temps à la cour du roi Soleyman, fit de belles affaires pendant quelques mois de séjour à la cour du Louis XIV de la Perse, le grand roi Sha-Abbas ; puis, encouragé par ces succès et provoqué par le roi de Perse, il revint à Paris chercher de nouveaux objets de commerce, et rentra en Perse ; mais Sha-Abbas était mort.

Chardin avait passé cette fois par Constantinople et par la mer Noire ; il débarqua ses marchandises et ses bijoux au pied du Caucase, et les achemina par la Géorgie, la Mongolie, et tous ces petits royaumes, moitié chrétiens, moitié barbares, qui bordent la Perse du côté du Pont-Euxin. Protégé par quelques missionnaires qui y vivaient, il échappa avec peine à la rapacité des brigands qui se disputaient ces provinces, arriva en Géorgie, royaume tantôt moscovite, tantôt persan, et s’arrêta à Tiflis, auprès du gouverneur envoyé là d’Ispahan pour régir ce pays tributaire de la Perse. C’est à Tiflis qu’il jeta un coup d’œil sur l’ensemble du royaume qu’il venait de traverser avec tant de périls, et qu’il peignit les gouvernements anarchiques auxquels il échappait enfin. Cette peinture est aussi odieuse que véridique. En voici quelques traits. Ils font connaître cette civilisation soi-disant chrétienne, mais en réalité sans nom. Les femmes y jouent le principal rôle.

VI

Ces barbares tragédies arrivèrent l’an 1667. Depuis ce temps jusqu’à l’an 1672, il en est arrivé cent autres en ces mêmes pays, toutes pleines de turpitudes et d’inhumanité. Je les passe sous silence, parce que ce sont de trop horribles histoires ; je dirai seulement que le traître Cotzia fut tué aussi en trahison, et que peu après ses assassins le furent aussi à la bataille de Chicaris, qui est un gros village à la vue de Scander, forteresse d’Imirette, où l’armée de ce pays et celle du prince de Mingrélie se rencontrèrent ; et qu’il y a une Providence toute visible dans les histoires modernes de ces méchants peuples, en ce que Dieu y fait de rudes et brèves justices ; les assassins y sont presque toujours assassinés, et avec des circonstances qui font bien connaître que c’est Dieu qui s’en mêle, et qui emploie ainsi les uns pour punir les autres.

L’an 1672, le pacha d’Acalziké, voyant que la guerre ne finissait point entre ces deux petits souverains de Mingrélie et d’Imirette, ni par ses accommodements, ni par ses remontrances, ni par ses ordres, résolut de les exterminer et de donner à d’autres leurs pays. Il avait entre ses mains le véritable et légitime héritier de Mingrélie ; car, lorsque Vomeki-Dadian fut établi prince en ce pays-là, la femme d’Alexandre, fils de Levan, ayant peur que l’ambitieuse Chilaké, mère de Vomeki, ne fît mourir le fils d’Alexandre, elle s’enfuit et l’emporta avec elle. Cette princesse était sœur du prince de Guriel, qui, appréhendant aussi que cette furie de Chilaké ne lui fît la guerre s’il retirait ce petit enfant, conseilla à sa sœur de le porter au pacha d’Acalziké. Elle le fit, et ce jeune enfant a été élevé en cette ville d’Acalziké, auprès des pachas. On ne l’a point fait changer de religion. On s’est contenté de lui donner une éducation qui lui laissât une forte teinture des coutumes et des mœurs des Turcs. Le pacha d’Acalziké résolut donc de mettre ce jeune prince en Mingrélie, parce que le pays lui appartenait de droit, comme on a dit, et parce qu’on pouvait espérer qu’il le gouvernerait bien et qu’il le purgerait des habitudes abominables dont il est tout couvert. Voilà le sujet de la venue des Turcs en Mingrélie. Le prince de Guriel joignit son armée à celle du pacha. Il était ravi qu’on allât faire son neveu prince. Cette entreprise offrait mille biens à son espérance. Le pacha vint d’abord en Imirette, se rendit maître du pays et de la personne du roi Bacrat. La reine son épouse ne fut point prise ; son évêque Janatelle donna quinze mille écus au pacha pour avoir la liberté de se retirer avec elle où il voudrait, et afin qu’on ne brûlât rien sur ses terres. Quand le pacha fut à Cotatis, il envoya dire au dadian (j’ai dit que c’est le titre qu’on donne au prince de Mingrélie) de lui venir rendre obéissance. Le dadian, sachant le changement de maître qu’on voulait faire en Mingrélie, refusa d’obéir, et s’enferma dans la forteresse de Ruchs. Carzia, son vizir, s’enfuit à Lexicom (Letchkom), qui est une principauté dans les montagnes habitées des Soüanes, et manda de là aux Abcas de venir au secours du dadian. Ils vinrent en Mingrélie ; mais au lieu de secours, ils pillèrent les lieux où ils passèrent, et se retirèrent après, comme j’ai dit. Le pacha, ayant attendu vainement pendant un mois que le dadian vînt se rendre et recevoir ses ordres, envoya son armée en Mingrélie. Ce fut le bruit de la marche de cette armée qui m’obligea à fuir.

Le 27, avant le jour, le préfet des théatins nous laissa pour aller à sa maison tâcher d’emporter un peu de vaisselle et de provisions qui y étaient restées. J’avais fait dessein de l’accompagner pour un semblable sujet ; mais il partit deux heures avant le jour. En entrant dans son logis, il le trouva plein de coureurs du pacha et du prince de Guriel, qui le maltraitèrent fort à coups de bâton et de masse d’armes. Ces coureurs voulaient qu’il leur ouvrît l’église, disant qu’il y avait caché les biens du logis. Le préfet en avait adroitement jeté la clef dans les broussailles lorsqu’il avait aperçu ces troupes ; et quelque violence qu’on lui fît, il nia toujours qu’il l’eût, et ne la voulut jamais donner. Enfin, les Turcs ayant quelque considération pour son caractère, ils ne lui ôtèrent qu’une partie de ses habits, et n’emportèrent que les choses légères et de quelque valeur qu’ils trouvèrent dans la maison, sans toucher ni à mes livres, ni à mes papiers.

Le 29, un gentilhomme de Mingrélie y vint de nuit avec une trentaine de gens et y mit tout en pièces. Il découvrit presque toute ma chambre, dans la pensée que j’y avais caché beaucoup de choses. Il emporta ce qui me restait de vaisselle, mes coffres et mes gros meubles, et enfin tout ce que les Turcs et moi y avions laissé pour être de trop peu de prix et trop pesant ; il vint de nuit, comme j’ai dit. Ce tigre, n’ayant point de lumière, fait du feu de mes papiers et de mes livres, après en avoir arraché les couvertures, parce qu’elles étaient dorées et armoriées ; car j’avais fait relier fort curieusement mes meilleurs livres en partant de Paris ; il n’en resta pas un.

Le 30 au matin, j’appris ce saccagement avec une douleur que je ne puis exprimer. Le soir, un chiaoux (tchâoùch) turc vint à la forteresse où j’étais, et fit savoir qu’il venait de la part du pacha. Sabatar (j’ai dit que c’était le nom du gentilhomme à qui elle appartenait) sortit dehors pour recevoir son message. Il portait que le lieutenant du pacha qui était devant la forteresse de Ruchs s’étonnait de ce qu’il ne venait point se soumettre à lui et lui rendre l’hommage, puisque la Mingrélie appartenait au Grand Seigneur ; que le pacha avait ordonné d’en bien user avec ceux qui se joindraient aux Turcs, mais de traiter en ennemis ceux qui refuseraient de le faire ; que s’il voulait sauver ses biens, sa vie, son château et tout ce qui était dedans, il eût à aller recevoir promptement les ordres du pacha. Sabatar fit la réponse qu’il reconnaissait le pacha pour son seigneur, et que de cœur il était Turc et non Mingrélien ; qu’il avait résolu d’aller trouver le pacha dès qu’il avait appris qu’il devait venir ; qu’à présent qu’il entendait que son lieutenant était à Ruchs, il irait le lendemain matin recevoir ses ordres.

Le 31, ce gentilhomme, avec trente hommes armés, alla trouver le lieutenant du pacha ; il lui porta un présent de quatre esclaves, d’une tasse d’argent, de quantité de soie, de cire et de rafraîchissements. Il arriva le soir au camp ; il y trouva plusieurs seigneurs de Mingrélie, qui, comme lui, s’étaient venus rendre, de peur d’être assiégés et de voir le saccagement, tant de leurs châteaux que de leurs terres. Le lieutenant du pacha lui dit que l’ordre que son maître avait reçu du Grand Seigneur portait de détruire tous les lieux forts de Mingrélie ; mais que toutefois il voulait bien conserver ceux des seigneurs qui se montreraient obéissants ; que le Grand Seigneur ôtait la principauté à Levan, qui était à Ruchs, et la donnait au jeune prince qui avait été élevé à Acalziké ; qu’il fallait qu’il lui fît serment de fidélité ; qu’il donnât un de ses enfants pour otage de sa foi et fit un présent au pacha. Le présent que Sabatar convint de faire fut de dix jeunes esclaves d’un et d’autre sexe, et de trois cents écus, ou en argent ou en soie.

Le 1er octobre, Sabatar revint, amenant une sauvegarde du Turc pour son château et pour toutes ses terres. Il fut sur pied toute la nuit, à amasser le présent qu’il devait porter. Il fit savoir à tous ceux qui s’étaient réfugiés en sa forteresse que les Turcs y avaient donné sauvegarde, moyennant vingt-cinq esclaves et huit cents écus ; il leva cela sur tous les gens qui s’y étaient retirés. De chaque famille où il y avait quatre enfants, il en prenait un ; c’était le plus pitoyable spectacle du monde, de voir arracher les pauvres enfants des bras de leurs mères, les lier deux à deux et les mener au Turc. Je fus taxé à vingt écus.

Sabatar ne porta de tout cela au lieutenant du pacha que ce qui avait été accordé entre eux ; il s’appropria le reste. Ses femmes, ses enfants et tout le château jetèrent bien des cris, lorsqu’ils le virent partir et emmener son plus jeune fils. Les enfants que l’on donne en otage au Turc ne sont pas moins ses esclaves ; ils ne sortent jamais de ses mains ; on les envoie d’ordinaire à Constantinople grossir la multitude des jeunes garçons bien faits, qu’on élève dans le sérail. Le lieutenant du pacha reçut le présent et l’otage, et retint Sabatar avec lui. Il somma trois fois le dadian de se rendre ; ce prince n’en fit rien. Sa forteresse était bien gardée par des Soüanes, que son vizir y avait envoyés, et qui en étaient plus maîtres que lui-même. Le vizir lui mandait tous les jours de tenir bon, et qu’il était prêt à aller fondre sur l’ennemi. Enfin les Turcs, après avoir demeuré quatre jours devant Ruchs, et après avoir fait plus de deux mille esclaves et beaucoup de butin, se retirèrent. Ils n’avaient point d’artillerie: c’est ce qui les empêcha d’attaquer la place. Ils emmenèrent tous les seigneurs de Mingrélie qui étaient venus se rendre et qui avaient prêté serment au nouveau prince. Le catholicos était de ceux qui avaient prêté serment ; le pacha manda qu’on le fit vizir du nouveau prince, et qu’on l’envoyât en son nom au prince des Abcas demander en mariage la princesse sa fille.

On croyait que la venue du Turc en Mingrélie rétablirait l’ordre et ramènerait la paix, en faisant mettre bas les armes. Cela n’arriva point ; ils vinrent, ils pillèrent et ils mirent le pays en plus de troubles qu’il n’était auparavant: car ils le divisèrent en deux partis, dont l’un s’était engagé par serment et par otages à un nouveau prince, et l’autre demeurait attaché à l’obéissance de l’ancien. Cette partialité mettait à chacun les armes à la main. Voyant les choses en ce misérable état, si éloignées d’accommodement, je pris la résolution de passer en Géorgie, de quelque manière et à quelque risque que ce pût être. J’en courais tant tous les jours en Mingrélie, que je ne doutais point que je n’en fusse bientôt accablé. Levan menaçait d’engloutir les châteaux, les biens et les terres des seigneurs qui avaient été rendre obéissance aux Turcs. Sabatar était encore avec eux ; ses fils, qui commandaient dans son château, étaient les plus grands assassins du monde et des fripons achevés. Je périssais tous les jours d’angoisse et de disette. C’était une affaire que d’acheter une poignée de grain et une livre de viande ; j’essuyais dans mon four toutes les injures du temps, comme en rase campagne. Le désespoir de mes valets m’accablait ; enfin, je me sentais mourir. Cela me porta à tout hasarder pour me tirer de Mingrélie, tandis que j’avais encore assez de force pour le faire. Je fis chercher partout des guides ; je promis, je conjurai, je donnai, rien ne me servit ; personne ne me voulut conduire. Des armées occupaient, disait-on, tous les passages d’Imirette, pays entre la Mingrélie et la Géorgie, par où il fallait de nécessité passer ; que c’était être fou que de s’y présenter, et qu’il était assuré qu’on y serait fait esclave. Voilà toutes les réponses qu’on me donnait. Je proposai de faire le tour, ou par le mont Caucase, ou par le bord de la mer ; aucun ne me voulait conduire.

C’est une chose incroyable combien les Mingréliens ont peur de mourir ou de se perdre ; il n’y a point de récompense qui les puisse porter à courir un danger connu, quelque petit qu’il soit. Enfin, je fus réduit à prendre la voie de la mer et de la Turquie, c’est-à-dire à faire un tour de soixante-dix lieues. Je vins à Anarghie, village et petit port dont j’ai parlé. J’y trouvai une felouque de Turcs, je la frétai pour Gonié. Dès que j’eus donné les arrhes, je retournai à la maison des théatins et au château de Sabatar pour me préparer au voyage.

Le 10 novembre, assez matin, je partis de ce château, étant convenu avec mon camarade des voies que je tiendrais pour le tirer de Mingrélie, s’il plaisait à Dieu de me donner un heureux voyage. J’emportai avec moi cent mille livres en pierreries et huit cents pistoles en or, avec le peu de hardes qui m’étaient restées. Les pierreries étaient enfermées dans une selle faite exprès pour cacher des bijoux, et dans un oreiller. Je pris un valet pour m’accompagner, celui-là même que j’avais racheté de l’esclavage. C’était un fripon caché, un traître dont la méchanceté ne m’était pas bien connue. On ne me conseillait pas de l’emmener, crainte d’avanie et de quelque méchant tour qu’il avait tout l’air de me jouer. Je n’étais pas moi-même bien résolu à m’en charger ; mais la fortune voulait que je le prisse, et je ne pus l’empêcher. Les raisons qui me portèrent à l’emmener plutôt qu’un autre, c’est qu’il souffrait son mal en désespéré et en furieux, et que je craignais que le désespoir et l’ivrognerie, à quoi il était sujet, ne nous fît découvrir en Mingrélie. Le P. Zampi, préfet des théatins, m’accompagna, comme il avait toujours fait. Le frère laïque me voulut conduire à Anarghie. Nous marchâmes à pied, le préfet et moi, parce qu’on ne put trouver qu’un cheval de louage, quelque argent qu’on offrît pour en avoir, sur lequel je mis mes hardes et mon valet. Le frère laïque était à cheval ; il pleuvait à verse depuis deux jours ; le frère pensa se noyer à une lieue du château, dans un fossé large et débordé, où son cheval tomba, et dont nous le retirâmes à grand’peine et à demi mort. Je ne dirai point les fatigues que j’eus ce jour-là et les suivants ; je fus obligé d’aller en divers lieux à pied, en une saison de pluie, dans des bois pleins d’eau et de fange, où j’en avais d’ordinaire par-dessus les genoux ; je dirai seulement qu’on ne peut au monde avoir plus de peines que j’en eus. J’étais épuisé, en vérité ; il ne me restait que le courage et la résolution de tout faire et de tout souffrir pour sauver le bien qu’on m’avait confié. Le soir, nous arrivâmes à Anarghie, percés de pluie jusqu’aux entrailles. Anarghie est à six lieues du château de Sabatar.

Le 12, je devais m’embarquer ; mais j’en fus empêché par une nouvelle qu’on eut que des barques de Circassiens et d’Abcas croisaient sur les côtes de Mingrélie. Cela était vrai ; elles avaient enlevé des barques du pays, et une, entre autres, où j’avais intérêt. L’indicible ennui que ces retardements me causaient ne venait pas tant de ce qu’ils me tenaient en des dangers et en des maux continuels, que de ce qu’ils semblaient me menacer de n’en sortir jamais.

Le 19, on vint donner avis au P. Zampi que le jour précédent, de nuit, on avait enfoncé la porte de son église, pris ce qui y était, ouvert le sépulcre qui était dedans et emporté tout ce qu’un père théatin, demeuré au logis pour le garder, comme on a dit, avait enfermé dans ce tombeau ; qu’on avait fouillé partout, et qu’il ne restait rien d’entier que la muraille. On peut croire l’épouvante que je pris à cette nouvelle, ayant laissé plus de sept mille pistoles enterrées en cette église. Je dépêchai aussitôt à mon camarade. On ne le trouva point au château ; il était déjà allé à la maison des théatins pour savoir quelle part nous devions prendre à la mauvaise aventure, laquelle il avait apprise aussitôt que moi. Il m’écrivit que, grâce à Dieu, l’on n’avait point touché à notre argent, et qu’il l’avait trouvé au même état où nous l’avions mis en terre. Cette nouvelle me releva merveilleusement le courage, je la regardai comme une nouvelle marque de l’assistance dont le Seigneur me favorisait, et j’allai encourager les Turcs, qui m’avaient loué leur felouque, à partir incessamment.

Le 27, je partis d’Anarghie. Ma felouque était grande. Il y avait près de vingt personnes, la moitié esclaves et le reste Turcs. Je n’y avais laissé embarquer tant de gens qu’afin de me pouvoir défendre des corsaires qui couraient la côte. Après une heure de navigation, nous arrivâmes à la mer. Le Langur (Engouri), que nous descendîmes, est rapide. On le descend très-vite ; mais il faut l’avoir bien pratiqué, quand on descend sur ce fleuve avec des barques chargées, parce qu’il y a quantité de bas-fonds où elles s’ensablent. Je demeurai tout le jour sur le bord de la mer: le patron de la chaloupe m’en pria ; il attendait encore deux esclaves qui devaient arriver sur le soir…..

VII

L’évêque Lanatelle, amoureux de la reine de Mingrélie, princesse d’une incomparable beauté, et aimé d’elle, quoique le roi son mari eût été aveuglé et exilé par les complices de l’évêque, vivait avec elle, est l’homme principal de ces machinations, Chardin le visite, et le raconte ; il n’y a pas de roman en Europe comparable à ce récit. Les Turcs s’y mêlent par le pacha d’Acalziké, qui intervient et change par ses forces les dynasties et les bornes de ces royaumes. Voici un exemple de ces aventures:

Le fils de la reine d’Imirette vivait retiré, sous la protection du pacha turc, mais ce jeune homme se souvenait de la beauté merveilleuse de la princesse caucasienne, fille de la reine, qu’il avait vue dans son enfance.

Dès que Rustan-Kan fut mort, la princesse Marie, sa femme, apprit que, sur des relations trop avantageuses de sa beauté qu’on avait faites au roi de Perse, Sa Majesté avait commandé qu’on la lui envoyât. On lui conseillait de s’enfuir en Mingrélie ou de se cacher. Elle prit une voie contraire: car, étant bien assurée qu’il n’y avait point de lieu dans l’empire de Perse où le roi ne la découvrît, elle alla s’enfermer trois jours durant dans la forteresse de Tiflis: ce qui était proprement se livrer à la merci de celui qui la voulait avoir ; elle se fit voir tout ce temps-là aux femmes du commandant ; et, l’ayant mandé ensuite à son appartement, elle lui fit dire que, sur la foi de ses femmes qui l’avaient vue, il pouvait écrire au roi qu’elle n’était pas d’une beauté à se faire désirer ; qu’elle était âgée, et même un peu contrefaite ; qu’elle conjurait Sa Majesté de lui laisser achever ses jours dans son pays. En même temps, elle envoya au roi un présent de beaucoup d’or et d’argent, et de quatre jeunes demoiselles d’une extraordinaire beauté. Dès que le présent fut envoyé, cette princesse ne voulut plus voir personne ; elle se jeta dans la dévotion, faisant de grandes aumônes aux pauvres, afin qu’ils priassent Dieu pour elle. Au bout de trois mois, il vint un ordre du roi, à Chanavas-Kan, de l’épouser. Ce prince reçut l’ordre avec joie, parce que Marie est fort riche ; et il l’épousa, quoiqu’il eût déjà une autre femme. Il a toujours une extrême considération pour elle, à cause de ses grands biens. Son premier mari, prince de Guriel, vit encore, mais il est fort vieux et fort cassé. Il est en Géorgie. La princesse lui a donné une de ses demoiselles pour le consoler de l’avoir perdue, et le fait entretenir, à la vérité assez misérablement ; elle témoigne pourtant d’avoir encore de la tendresse pour lui ; car il y a quelques années qu’étant sur les frontières d’Imirette, elle le manda, et le retint huit jours. Chanavas-Kan en témoignant de la jalousie, la princesse se mit à l’en railler: elle lui dit qu’il avait bonne grâce d’être jaloux d’un pauvre vieillard, aveugle, dénué, misérable et tout aussi impuissant qu’il l’était lui-même.

La plupart des seigneurs géorgiens sont extérieurement dans la religion mahométane. Les uns ont embrassé cette créance pour obtenir des emplois à la cour, et des pensions de l’État ; les autres, pour avoir l’honneur de marier leurs filles au roi, ou seulement de les faire entrer au service de ses femmes. Il y a de cette lâche noblesse qui mène elle-même ses plus belles filles au roi. La récompense qu’on leur donne est une pension ou un emploi. La religion mahométane est toujours préalablement embrassée. La pension est selon la qualité des personnes, mais, d’ordinaire, ce n’est pas plus de deux mille écus. Il venait d’arriver à ce sujet, lorsque j’étais à Tiflis, une aventure fort pitoyable. Un seigneur géorgien avait fait savoir au roi qu’il avait une nièce d’une extraordinaire beauté. Sa Majesté commanda aussitôt qu’on la lui amenât. Ce méchant homme se chargea lui-même d’intimer l’ordre et de l’exécuter. Il vint chez sa sœur, qui était veuve, et lui dit que le roi de Perse voulait épouser sa fille, et qu’il fallait qu’elle la disposât à cela. La mère ayant fait savoir cette violence à sa pauvre demoiselle, elle pensa se désespérer ; elle aimait un jeune seigneur qui demeurait en son voisinage, et en était extrêmement aimée. La mère le savait bien ; elles prirent résolution de lui faire part de leur malheur. On le lui envoya dire par un domestique. Le cavalier arriva à minuit ; il trouva la mère et la fille enfermées, qui déploraient à larmes communes et avec une vive douleur la dureté de leur sort. Il se jeta à leurs pieds, et leur dit que pour lui il ne craignait rien tant que de perdre sa maîtresse, et que tout le courroux du roi de Perse ne lui était rien au prix de cet accablement ; qu’au reste, il n’y avait qu’une voie de se tirer d’affaire, qui était de se marier ensemble à l’heure même, et que le lendemain on déclarerait au perfide parent que la dame qu’on demandait n’était plus fille. Le parti fut accepté ; et, la mère s’étant retirée, l’amant essuya les yeux de sa maîtresse et fit le mariage en un instant. L’oncle découvrit l’intrigue. On la fit savoir au roi. Sa Majesté en fut courroucée et donna des ordres exprès d’envoyer à la cour la mère, la fille et le mari. Ces personnes s’étaient cachées ; elles fuirent çà et là durant quelques mois. Enfin, voyant qu’on les serrait de près et qu’elles ne pouvaient plus échapper, elles se sauvèrent à Acalziké, dont le pacha les prit sous sa protection.

La crainte qu’on a en Géorgie de semblables accidents oblige ceux qui ont de belles filles à les marier le plus tôt qu’ils peuvent, et en leur enfance même. Les pauvres gens surtout marient les leurs de bonne heure, et quelquefois dès le berceau. C’est afin que les seigneurs dont ils sont sujets ne les enlèvent pas pour les vendre, ou pour en faire des concubines. Il est certain qu’ils ont grande retenue pour les personnes mariées, encore que ce ne soit que des enfants, et qu’ils ne se portent pas aisément à les arracher de leurs maisons.

Sistan-Darejan était demeurée prisonnière à Acalziké. Les pachas l’y traitaient avec beaucoup de respect. Archyle avait toujours pensé à elle, depuis qu’il l’avait perdue de vue. Son père opéra tant, par ses présents et par ses intrigues auprès du pacha, qu’il la relâcha l’an 1660. Elle fut amenée en triomphe à Tiflis. Archyle l’épousa aussitôt, et acquit, par ce mariage, le droit au royaume de Caket, dont il était déjà vice-roi de fait ; car cette princesse est fille de Taimuras-Kan et sœur d’Heracle, le seul fils que ce prince infortuné a laissé capable de lui succéder, tous les autres ayant été rendus aveugles. Cet Heracle s’est retiré en Moscovie, avec sa mère. On dit que le grand-duc leur entretient un train sortable à leur qualité.

Il y a une autre aventure de cet Archyle, vice-roi de Caket, digne de curiosité. Il avait été fiancé durant sa jeunesse à une fille des premières maisons de Géorgie. La demoiselle s’attendait fort d’être sa femme, étant une chose inouïe en ce pays-là de rompre un contrat de mariage. Lorsqu’elle sut qu’il épousait Sistan-Darejan, elle lui envoya demander satisfaction du meurtre qu’il commettait sur son honneur: c’est ainsi qu’on appelle en Géorgie l’affront qu’on fait à une accordée, de la laisser pour se marier à une autre. Elle prétendit en tirer raison par la justice ; mais cette voie n’ayant pu réussir, à cause de l’autorité et du rang de sa partie, elle vint, à la tête de quatre cents hommes, présenter le combat à son infidèle. Il le refusa, et lui fit dire qu’il ne se voulait point battre contre une fille ; qu’au reste, elle ne fît pas de bruit davantage, autrement qu’il publierait les faveurs que Sizi (c’est un jeune seigneur de la cour) s’était vanté d’avoir reçues d’elle. La demoiselle, outrée davantage qu’on ajoutât au mépris la calomnie, tourna ses ressentiments contre Sizi ; elle l’appela en duel, et n’ayant pu l’y attirer, elle lui dressa une embuscade, où elle le mit en fuite, le poursuivit et lui tua plus de vingt hommes. Elle avait un frère, il prit sa querelle contre Sizi. Le prince et toute la cour firent mille efforts pour les ajuster ; mais cela ne s’étant pu faire, on leur permit de vider leur différend par les armes. C’est une coutume en Géorgie que, quand la justice ne saurait éclaircir une querelle entre des gentilshommes, ni l’ajuster, on leur permet de se battre en champ clos. Les adversaires se confessent et communient, et, ainsi préparés à la mort, ils entrent dans la lice. On appelle cela: aller au tribunal de Dieu, et les Géorgiens soutiennent que cette voie de remettre directement à Dieu la punition d’un crime est très-bonne et très-équitable, quand la justice humaine ne peut connaître si l’accusé est coupable, ou si l’accusateur le charge faussement, Sizi et sa partie arrivés au rendez-vous, une troupe de soldats les séparèrent comme ils mettaient les armes à la main ; et la demoiselle étant morte peu après de honte et de douleur, l’autorité du prince obligea son frère à s’ajuster avec Archyle et avec Sizi.

Chardin, au sortir de Tiflis, traverse L’Arménie en longeant le pied de l’Ararat et arrive en Perse. Com est la première ville sainte qu’il y rencontre, il en décrit ainsi les merveilles:

Com est une grande ville située en une plaine, le long d’un fleuve, et à demi-lieue d’une haute montagne. Sa figure est un carré long, sa longueur prend de l’orient à l’occident. Elle a quinze mille maisons, au dire des gens, car je ne les ai pas comptées. Elle est ceinte d’un fossé et d’un mur flanqué de tours à demi ruinées. Elle est entourée de jardins. Il y en a de grands de l’autre côté de l’eau. On voit, en un des plus beaux qu’il y ait, le mausolée de Rustan-Kan, prince de la race des derniers rois de Géorgie, qui embrassa la religion mahométane pour avoir le gouvernement de ce royaume-là. Ce jardin est une des plus ordinaires promenades de la populace de Com. Il y a deux beaux quais le long du fleuve, aussi longs que la ville, et au bout, à l’orient, un fort beau pont. Il y a aussi de beaux et de grands bazars, où se tiennent les marchés en gros et en détail. Com n’est pourtant pas un lieu de grand commerce. On en transporte des fruits frais et secs, principalement des grenades, beaucoup de savon, des lames d’épées et de la poterie blanche et vernissée. Il ne se fait point en toute la Perse de meilleur savon, ni de plus excellentes lames d’épées qu’en cette ville. Ce que la poterie blanche qu’on en transporte a de particulier est qu’en été, l’eau s’y rafraîchit merveilleusement bien et fort vite par le moyen de la transpiration continuelle. Des gens qui veulent boire frais et délicieusement ne se servent d’un même pot que cinq ou six jours, tout au plus. On l’humecte d’eau rose la première fois, pour ôter la senteur de la terre, et puis on le pend à l’air, plein d’eau et un linge mouillé autour. Un quart de l’eau transpire en six heures de temps la première fois, puis moins de jour en jour, tant qu’à la fin les pores se bouchent par la matière crasse et épaisse qui est dans l’eau, et qui s’arrête dans ses pores. Dès que la transpiration est empêchée dans ces pots, l’eau s’y empuantit, et il en faut prendre de neufs. Il y a en cette ville quantité de profondes caves, où le peuple va puiser l’eau à boire. La plupart de ces caves ont quarante à cinquante marches de descente, et fort hautes. L’eau en est aussi fraîche quand on la tire que celle qui est à la glace. Elle sort par des fontaines qui se ferment au robinet. C’est un grand régal que cette eau durant l’été, qui est furieusement chaud à Com et aux environs. Cette ville a quantité de beaux caravansérails et de belles mosquées. La plus belle est celle où sont enterrés les deux rois de Perse, derniers morts.

Voici le dessin de cette célèbre mosquée, dont l’on parle par tout l’Orient. Elle a quatre cours. La première est plantée d’arbres et de fleurs comme un jardin. C’est un carré long. L’allée du milieu est pavée et séparée des parterres par une balustrade. Il y a deux terrasses carrelées aux deux côtés ; elles sont de la longueur de la cour et hautes de trois pieds. Sur chacune, il y a vingt chambres voûtées de neuf pieds en carré, une cheminée et un portique. À l’entrée de cette cour, il y a à gauche une de ces profondes caves dont l’on a parlé, et à droite une volière. Le lieu est tout à fait récréatif. Un canal d’eau claire, qui en fait le tour, sort d’un bassin d’eau qui est à l’entrée, et se rend dans un autre qui est au bout. Dix distiques en lettres d’or, sur le haut du portail, font l’inscription de ce mausolée ; en voici la traduction:

La date du portail du tombeau de la très-vénérable et pure vierge de Com, sur qui soit le salut.

Au temps de l’heureux règne du roi Abas II, soutien du monde, de qui les jours soient augmentés.

Cette porte de miséricorde a été ouverte à la face des peuples. Quiconque jette les yeux dessus perd l’idée du paradis.

Quiconque a traversé ses cours, dont l’aspect réjouit les cœurs, ne les a point passées vite comme le vent.

Massoum, vicaire du grand pontife, des sages avis duquel le soleil apprend à régler son mouvement, a fait faire par Aga Mourad9, l’un de ses substituts, ce portail, dont la hauteur et l’excellence surpassent le trône céleste.

C’est l’entrée du palais royal de la très-vénérable vierge pure, qui tire son extraction de la maison du Prophète.

Heureux et glorieux le fidèle qui, par révérence, prosternera sa tête sur le seuil de cette porte, à l’imitation du soleil et de la lune.

Tout ce qu’il demandera avec foi, de dessus cette porte, sera comme la flèche qui atteint le but, c’est-à-dire il sera exaucé.

Certes, jamais la fortune n’embarrassera les entreprises de celui qui, pour l’amour de Dieu, a élevé ce portail à la face du peuple.

Ô fidèle ! si tu demandes en quelle année a été construit ce portail, je te réponds: « De dessus le portail de Désir, demande tes désirs. »

Pour entendre ce dernier distique, il faut savoir qu’au lieu que, dans notre alphabet, il n’y a que sept lettres numérales, ou qui servent de chiffres, comme le V qui vaut cinq, l’X dix, l’L cinquante: l’alphabet, chez tous les Orientaux, a l’usage des nombres arithmétiques ; ainsi, par un jeu d’esprit à quoi il faut beaucoup d’imagination, ils marquent l’année d’une chose par des mots qui y ont du rapport, et qui sont composés des lettres qui fassent juste, en leur valeur d’arithmétique, le nombre des années de leur époque. Celles-ci font mille soixante et un ans. Je vais en produire un autre exemple:

Le feu roi de Perse fit faire une tente, qui coûta deux millions. On l’appelle la Maison d’or, parce que l’or y reluit partout. J’en donnerai ailleurs la description. On peut juger quelle riche pièce c’est, tant par le prix qu’elle coûte que par le nombre des chameaux qu’il faut pour la porter, qui est de deux cent quatre-vingts. L’antichambre est faite d’un velours à fond d’or, dont la corniche est ornée de vers qui finissent ainsi: « Si tu demandes en quel temps a été fait le trône de ce second Salomon, je te dirai: Regarde le trône du second Salomon. » Les lettres de ces derniers mots, prises pour chiffres, font mille cinquante-sept ans. Cela tient du galimatias en notre langue ; mais dans les langues orientales, cela a sa beauté et ses grâces.

La seconde cour n’est pas si belle que la première ; mais la troisième ne l’est pas moins. Elle est entourée d’appartements, chacun à deux étages, d’une terrasse, d’un portique et d’un canal, tout de même que la première. Au milieu, il y a un grand bassin. Quatre gros arbres en marquent les coins et le couvrent de leurs feuillages. On entre de cette troisième cour dans la quatrième, par un escalier de marbre de douze marches. Le portail qui est au haut est tout à fait magnifique. Il est revêtu en bas de marbre blanc transparent, semblable à du porphyre et à de l’agate. Le haut, qui est un grand demi-dôme, est peint de moresques d’or et d’azur appliquées fort épais. Cette quatrième cour a des chambres en bas et aux côtés, avec des terrasses et des portiques comme les trois autres. Ce sont les logements des gens d’Église, des régents et des étudiants qui vivent des rentes de ce lieu sacré.

En face est le corps de l’édifice. Il consiste en trois grandes chapelles sur une ligne. Celle du milieu a une entrée de dix-huit pieds de profondeur, tout à fait magnifique. C’est un portail de ce beau marbre blanc dont on a parlé. Le haut, qui est aussi un grand demi-dôme, est incrusté par dehors de grands carreaux de faïence peints de moresques, et, par-dedans, tout doré et azuré. La porte, qui a douze pieds de hauteur et six de largeur, est de marbre transparent. Les valves ou battants sont tout revêtus d’argent, avec des appliques rapportées, de vermeil doré, de ciselé et de lisse, qui font une mosaïque tout à fait riche et curieuse. La chapelle est octogone, couverte d’un haut dôme. Le bas, à la hauteur de six pieds, est revêtu de grandes tables de porphyre ondé, et peint de fleurs tirées avec de l’or et des couleurs, dont la vivacité et l’éclat sautent aux yeux. Le haut est de moresques d’or et d’azur, admirablement vives et éclatantes, et inscrites de sentences et d’aspirations mystiques sur l’amour divin. Le fond du dôme est fait tout de même. Ce dôme est fort gros et admirablement beau, incrusté en dehors comme le portail. Au-dessus, s’élève une grande aiguille ou colophon, surmonté d’un croissant, dont les pointes sont allongées et renversées. Ce colophon, qui est d’une notable grosseur, est composé de boules de diverses grosseurs, posées l’une sur l’autre, et paraît d’en bas avoir plus de vingt pieds de haut, avec le croissant. Le tout est d’or fin. Les Persans disent que tout est massif. S’il est véritable, cela vaut des millions. Quoi qu’il en soit, cet ornement ne peut être que de très-grand prix. Voici quelques-unes des inscriptions dont j’ai fait mention:

Tout ce qui n’est pas Dieu, n’est rien.

Dieu, et c’est assez.

Toute louange non rapportée à Dieu est vaine ; et tout le bien qui ne vient pas de lui n’est qu’une ombre de bien.

Le dévot ne doit pas aimer Dieu en vue de la récompense. L’amant qui se plaint d’être séparé de son objet, et voudrait vivre toujours dans l’union et la jouissance, n’est pas véritable amant, puisqu’il ne se résigne pas au bon plaisir de ce qu’il aime.

Le comble du plaisir est d’être uni à l’objet qu’on aime. Je ne travaille, pour moi, à autre chose qu’à me jeter à corps perdu dans cet abîme.

Au milieu de cette chapelle est le tombeau de Fathmé, fille de Mousa-Cazem (Mouça-Qâcem), un de ces douze califes que les Persans croient avoir été les légitimes successeurs de Mahomed ; après la mort d’Aly, son gendre, Mousa-Cazem était le septième en ordre. Ce tombeau est long de huit pieds, large de cinq et haut de six, revêtu de carreaux de faïence, peints de moresques et couvert d’un drap d’or qui tombe jusqu’en bas. Il est fermé d’une grille d’argent haute de dix pieds et massive, distante de demi-pied du tombeau, et couronnée aux coins de quatre grosses pommes de fin or. C’est afin que le peuple ne souille pas le tombeau par ses baisers et ses attouchements, car on tient le tombeau même une chose sainte. Des les de velours vert, tendus sur la grille en dedans, en interdisent la vue au peuple, et ce n’est que par faveur, ou pour de l’argent, qu’on le voit. Le plancher est couvert de tapis de laine fort fins. On en étend par-dessus de soie et d’or, aux grandes fêtes. Au-dessus du tombeau, à dix pieds de hauteur, pendent plusieurs vases d’argent, qu’on appelle candil (qandyl). C’est une espèce de lampe. Il y en a du poids de soixante marcs. Ils sont autrement faits que les lampes des églises. On n’y allume jamais de feu, et même il n’y en peut tenir, ni aucune liqueur, parce qu’ils n’ont point de fond. Je ne saurais dire la signification du mot de candil ; mais je crois que c’est de ce terme qu’est venu celui de candil laphti (kandil-aphti)10, duquel les chrétiens grecs appellent ceux qui entretiennent le luminaire dans les églises, et qu’est aussi venu le mot chandelle, lequel se trouve en presque toutes les langues de l’Europe, dans une même signification. Les mahométans appellent candilgi (qandyldjy), ces mêmes officiers que je viens de dire, que les Grecs appellent candilaphty.

À la grille, il y a des inscriptions suspendues. Elles sont en lettres d’or.

VIII

Chardin arrive à Tauris, ville la plus commerçante de l’empire ; il y passe quelques jours, au couvent des capucins. Le gouverneur, fils d’un des premiers seigneurs de la cour, le reçoit à sa maison de campagne. La ville compte un million d’habitants. Enfin il continue son voyage et arrive à Ispahan.

Le roi Abbas II étant mort en son absence, toutes ses espérances de fortune étaient mortes avec lui, la cour avait changé de goût. Le roi actuel méprisait les parures et les bijoux.

J’employai le jour de mon arrivée à Ispahan, et le jour suivant, à recevoir les visites de tous les Européens du lieu, de plusieurs Persans et Arméniens avec qui j’avais fait amitié à mon premier voyage, et à prendre connaissance sur mes affaires. La cour était fort changée de ce que je l’avais vue à mon premier voyage, et dans une grande confusion. Presque tous les grands du temps du feu roi étaient ou morts ou disgraciés. La faveur se trouvait dans les mains de certains jeunes seigneurs, sans générosité et sans mérite. Le premier ministre, nommé Cheik-Ali-Kan, était depuis quatorze mois dans la disgrâce. Trois des premiers officiers de la couronne faisaient sa charge. Le pis pour moi était qu’on parlait de la lui rendre et de le rétablir, parce qu’étant, d’un côté, fort ennemi des chrétiens et des Européens, et qu’étant, d’un autre, inaccessible aux recommandations et aux présents, ayant toujours fait paraître durant son emploi qu’il n’avait rien plus à cœur que de grossir le trésor de son maître, je devais craindre qu’il ne l’empêchât d’acheter les pierreries que j’avais apportées par l’ordre exprès du feu roi son père, et sur les dessins qu’il m’en avait donnés de sa propre main. Cette considération me fit résoudre à faire incessamment savoir au roi mon retour. Ma peine était au choix d’un introducteur auprès du nazir, qui est le grand et suprême intendant de la maison du roi, de son bien, de ses affaires et de tous ceux qui y sont employés: je veux dire, qui je prendrais pour me donner les premières entrées. On me conseilla le Zerguer-Bachy, ou chef des joailliers et des orfèvres de Perse. D’autres me proposaient Mirza-Thaer, contrôleur général de la maison du roi. J’eusse mieux fait de me fier à la conduite du premier ; je le reconnus ainsi dans la suite ; mais, parce que je connaissais de longue main ce contrôleur général, ce fut à lui à qui je résolus de me remettre.

Le 26, le supérieur des capucins prit la peine de l’aller voir de ma part. Je le suppliai de lui dire qu’une indisposition m’empêchait de l’aller saluer ; mais que les bontés qu’il avait eues pour moi, il y avait six ans, me faisaient prendre la liberté de m’adresser à lui pour me produire au nazir ou surintendant, sûr que j’étais de n’y pouvoir aller par un meilleur canal ; que je le suppliais très-humblement de représenter à ce ministre l’ordre que j’avais eu du feu roi, d’aller en mon pays faire faire de riches ouvrages de pierreries et de les apporter moi-même, ce que j’avais fait d’une manière à oser me persuader qu’il n’était pas possible de faire mieux. J’ajoutai à cela de grandes promesses de récompense, comme je savais qu’il fallait faire. La réponse que j’eus de ce seigneur fut que « j’étais le bienvenu ; que je pouvais compter sur lui, et qu’il remplirait tout de son mieux l’attente que j’avais en ses bons offices ; mais que je devais faire compte que le roi avait peu d’amour pour la pierrerie ; que la cour était extrêmement dénuée d’argent, et que, pour mon malheur, le premier ministre, homme si contraire à ces sortes de dépenses et si dégagé de tout intérêt, rentrait en grâce ; qu’il me faisait dire cela non pour me décourager, mais afin de me disposer à donner à bon marché, à faire bien des présents, à prendre bien de la peine et à avoir beaucoup de patience ; qu’au reste, il ferait savoir ma venue au nazir de la meilleure manière qu’il pourrait, et que j’espérasse en la clémence de Dieu. » Les Persans finissent toujours leurs délibérations par ces mots, comme pour dire que Dieu donnera les ouvertures aux affaires qu’on est en peine de faire réussir.

En même temps, j’appris une nouvelle qui confirmait ces avis. C’est que le jour précédent, le roi s’étant enivré, comme il avait de coutume de faire presque tous les jours depuis plusieurs années, il se mit en fureur contre un joueur de luth, qui, à son gré, n’en jouait pas bien, et commanda à Nesr-Ali-Bec, son favori, fils du gouverneur d’Irivan, de lui couper les mains. Le prince, en prononçant cette sentence, se jeta sur une pile de carreaux pour dormir. Le favori, qui n’était pas si ivre, ne reconnaissant nul crime dans le condamné, crut que le roi n’y en avait point trouvé non plus, et que ce cruel ordre était une pure fougue d’ivresse. Ainsi, il se contenta de réprimander sévèrement le joueur de luth de ce qu’il ne s’étudiait pas mieux à plaire à son maître. Le roi s’éveilla au bout d’une heure, et voyant ce musicien toucher du luth comme auparavant, il se souvint de l’ordre qu’il avait donné à son favori contre lui, et s’étant fort emporté contre ce jeune seigneur, il commanda au grand maître de leur couper à tous deux les mains et les pieds. Le grand maître se jeta aux pieds du roi pour avoir la grâce du favori. Le roi, extrêmement indigné et tout furieux, cria aux eunuques et aux gardes d’exécuter sa sentence sur tous les trois. Cheik-Ali-Kan, ce grand vizir hors de charge, se trouva là pour le bonheur de ces malheureux. Il se jeta aux pieds du roi, en les embrassant, et le supplia de leur faire grâce. Le roi, s’arrêtant un peu, lui dit: « Tu es bien téméraire d’espérer que je t’accorde ce que tu me demandes, moi qui ne saurais obtenir de toi que tu reprennes la charge de premier ministre. — Sire, répondit le suppliant, je suis votre esclave ; je ferai toujours ce que Votre Majesté me commandera. » Le roi s’apaisa là-dessus, fit grâce à tous ces condamnés, et le lendemain matin envoya à Cheik-Ali-Kan un calaat (khala’at). On appelle ainsi les habits que le roi donne par honneur. Il lui envoya, outre l’habit, un cheval avec la selle et le harnais d’or, chargé de pierreries, une épée et un poignard de même, avec l’écritoire, les patentes et les autres marques de la charge de premier ministre.

Ce seigneur avait été, comme je l’ai dit, quatorze mois dans la disgrâce, et, durant ce temps-là, il n’y avait point eu de premier ministre, chose dont on n’avait point d’exemple en Perse. Trois des principaux officiers de la couronne faisaient sa charge. Il allait de temps en temps à la cour, le roi ne l’ayant ni exilé, ni chassé de sa présence. La cause de sa disgrâce était qu’il ne voulait point boire de vin, s’en excusant toujours sur sa vieillesse, sur la dignité de premier ministre, sur le nom de Cheik qu’il porte, lequel revient à celui de Kéat, et marque un homme consacré à une étroite observance de la religion, et enfin sur le pèlerinage qu’il avait fait à la Mecque, qui l’engageait à vivre plus purement. Le roi, le voyant seul ferme à ne vouloir point boire de vin, le maltraitait souvent de paroles ; il lui donna même une fois quelques coups pour cela. Il lui faisait jeter des pleines tasses de vin au visage, sur la tête et sur les habits, et lui faisait dans l’ivresse mille indignités de cette nature. Mais, hors de là, il le considérait infiniment pour le parfait dévouement qu’il avait aux intérêts de l’État, pour sa vertu et ses grandes qualités. En effet, c’est un ministre fort sage, tout plein d’esprit et fort intègre. Sa religion est coupable, plus que son naturel, des duretés qu’il a pour les chrétiens. C’est elle qu’il faut accuser des rigueurs avec lesquelles on les maltraite ; sans les emportements de zèle aveugle qu’elle lui inspire, les chrétiens auraient sujet, comme les mahométans, de bénir son ministère. Il est vrai que ceux-ci même ne le bénissent pas, car il empêche le roi de faire des prodigalités et de dissiper ses trésors comme ses devanciers ; ce qui ne plaît guère à la cour, qui est pauvre d’ordinaire quand le roi n’est pas libéral. Ce ministre était âgé de cinquante-cinq ans. Sa taille était bien prise et fort belle, et son visage aussi. Il avait la physionomie la plus avantageuse du monde. Un calme perpétuel et une douceur engageante régnaient dans ses yeux et sur son visage ; et, bien loin d’y apercevoir aucune de ces marques d’un esprit occupé, qui couvrent celui de la plupart des grands ministres, on y voyait briller toutes celles d’un esprit débarrassé, tranquille et qui se possède parfaitement, de manière qu’à le regarder sans le connaître, on ne se serait douté ni de son rang ni de ses occupations.

Le 16, sur les huit heures du matin, on vit la place Royale arrosée de bout en bout et ornée comme je vais le dire. À côté de la grande entrée du palais royal, à vingt pas de distance, il y avait douze chevaux des plus beaux de l’écurie du roi, six de chaque côté, couverts de harnais les plus superbes et magnifiques qu’on puisse voir au monde. Quatre harnais étaient d’émeraudes, deux de rubis, deux de pierres de couleurs mêlées avec des diamants, deux autres étaient d’or émaillé et deux autres de fin or lisse. Outre le harnais qui était de cette richesse, la selle, c’est-à-dire le devant et le derrière, le pommeau et les étriers, étaient couverts de pierreries assorties au harnais. Ces chevaux avaient de grandes housses pendant fort bas, les unes en broderies d’or et de perles relevées, les autres de brocart d’or très-fin et très-épais, entourées de houppes et de pommettes d’or parsemées de perles. Les chevaux étaient attachés aux pieds et à la tête avec de grosses tresses de soie et d’or à des clous d’or fin. Ces clous sont longs de quinze pouces environ et gros à proportion, ayant un gros anneau à la tête, par où l’on passe le licou ou les entraves. On ne peut, en vérité, rien voir de plus superbe ni de plus royal que cet équipage, à quoi il faut joindre douze couvertures de velours d’or frisé, qui servent à couvrir les chevaux de haut en bas, lesquelles étaient en parade sur le balustre qui règne le long de la face du palais royal. On n’en peut voir de plus belle, soit qu’on considère la richesse de l’étoffe, soit qu’on regarde l’artifice et la finesse du travail.

Entre les chevaux et le balustre, on voyait quatre fontaines hautes de trois pieds et grosses à proportion, tout comme celles dont on se sert à Paris à garder l’eau dans les maisons. Deux étaient d’or, posées sur des trépieds, aussi d’or massif ; deux autres étaient d’argent, posées sur des trépieds de même métal. Tout contre, il y avait deux grands seaux et deux gros maillets, des plus gros qu’on puisse voir, tout cela aussi d’or massif jusqu’au manche. On abreuve les chevaux dans ces seaux, et les maillets sont pour ficher en terre les clous auxquels on les attache. À trente pas des chevaux, il y avait des bêtes farouches dressées à combattre contre de jeunes taureaux: deux lions, un tigre et un léopard, attachés, et chacun étendu sur un grand tapis d’écarlate, la tête tournée vers le palais. Sur les bords des tapis, il y avait deux maillets d’or et deux bassins, aussi d’or, du diamètre des plus grandes cuvettes rondes. C’est pour donner à manger à ces belles bêtes lorsqu’on les fait paraître en public. Il faut remarquer que toute la vaisselle d’or qui est chez le roi est de ducat, comme je l’ai éprouvé. Vis-à-vis du grand portail, il y avait deux carrosses à l’indienne, fort jolis, attelés de bœufs, à la façon de ce pays-là, dont les cochers, aussi Indiens, étaient vêtus à la mode de leur pays. Au côté droit, il y avait deux gazelles (c’est une espèce de biches, de poil tout blanc, avec des cornes droites comme une flèche et fort longues) ; et, au côté gauche, étaient deux grands éléphants couverts de housses de brocart d’or, et chargés d’anneaux aux dents et de chaînes et d’anneaux d’argent aux pieds, et un rhinocéros. Ces animaux étaient l’un près de l’autre, sans aversion et sans peine, quoique les naturalistes disent, au contraire, que l’éléphant et le rhinocéros ont une invincible antipathie qui les tient perpétuellement en guerre. Aux deux bouts de la place, on promenait en laisse les taureaux et les béliers dressés au combat ; et il y avait là aussi des troupes de gladiateurs, de lutteurs et d’escrimeurs, tout prêts à en venir aux mains au premier signal qui leur en serait donné. Enfin, il y avait, en huit ou dix endroits de la place, des brigades des gardes du roi rangés sous les armes.

La salle préparée pour donner l’audience était ce beau et spacieux salon bâti sur le grand portail du palais, qui est le plus beau salon de cette sorte que j’aie vu au monde. Il est si haut élevé, qu’en regardant en bas dans la place, les hommes ne paraissent pas hauts de deux pieds, et regardant, au contraire, de la place dans le salon, on ne saurait reconnaître les gens. Le roi y étant entré sur les neuf heures, et toute la cour, au nombre de plus de trois cents personnes, on vit entrer dans la place, par le coin oriental, l’ambassadeur des Lesqui: c’est une nation tributaire de la Perse, qui habite un pays de montagnes, aux confins du royaume, vers la Moscovie, proche de la mer Caspienne. L’ambassadeur était un jeune seigneur fort beau et fort bien couvert. Il n’avait que deux cavaliers à sa suite et quatre valets de pied qui marchaient autour de lui. Un aide des cérémonies le conduisait. Il le fit descendre de cheval à cent pas environ du grand portail et le mena fort vite au salon où était le roi. Le capitaine de la porte, qu’on appelle Ichic-Agasi-Bachi, le prit là, et le conduisit au baiser des pieds du roi. On appelle ainsi le salut que lui font ses sujets et les étrangers qui ont l’honneur de l’approcher, de quelque qualité qu’ils soient. Pabous est le terme persan qui signifie baiser les pieds. On l’appelle aussi zemin bous, c’est-à-dire baiser la terre, où ravi zemin, c’est-à-dire le visage en terre. Ce salut se fait en cette sorte. On mène l’ambassadeur à quatre pas du roi, vis-à-vis de lui, où on l’arrête ; on le met à genoux, et on lui fait faire trois fois un prosternement du corps et de la tête en terre, si bas que le front y touche. L’ambassadeur se relève après, et délivre la lettre qu’il a pour le roi au capitaine de la porte, qui la met dans les mains du premier ministre, lequel la donne au roi, et le roi la met à son côté droit sans la regarder. On mène ensuite l’ambassadeur à la place qui lui est destinée.

Celui de Moscovie parut un quart d’heure après. Il entra du même côté, amené sur les chevaux du roi par l’introducteur des ambassadeurs ; car cet ambassadeur moscovite était un si grand misérable, qu’il n’entretenait pas un cheval. L’introducteur mit pied à terre à cent cinquante pas du palais, et dit à l’ambassadeur de descendre aussi de cheval. Je ne sais si le Moscovite avait été informé que l’ambassadeur des Lesqui n’était descendu de cheval que beaucoup plus proche de l’entrée, ou que, par grandeur et pour l’honneur de son maître, il voulût passer et aller plus avant, tant il y a qu’il fit résistance, et, donnant des talons à son cheval, il le fit avancer trois ou quatre pas, malgré l’opposition des valets de pied de l’introducteur, qui avaient mis la main à la bride de son cheval pour le retenir. On l’arrêta alors tout à fait ; et, comme il faisait encore résistance et voulait avancer, les valets de pied donnèrent de leurs bâtons sur le nez du cheval pour le faire reculer, et l’ambassadeur fut forcé de descendre. Il mit donc pied à terre avec deux de ses gens, qui le suivaient à cheval, savoir: son interprète et son intendant. Les autres domestiques, au nombre de neuf ou dix, allaient à pied, en assez pauvre équipage pour une telle décoration. L’ambassadeur était vêtu d’une robe de satin jaune et, par-dessus, d’une grande veste de velours rouge fourrée de martre qui pendait jusqu’à terre. Il avait un bonnet aussi de martre, couvert de velours cramoisi, fort haut, brodé de petites perles sur le devant, avec deux tresses de perles qui tombaient du derrière sur le dos, jusqu’à la ceinture. C’était un vieillard tout blanc, de bonne mine et fort vénérable. Son interprète marchait à sa gauche, portant la lettre du grand-duc dans un sac de velours cacheté. On le conduisit au baiser des pieds du roi, comme on avait fait à l’ambassadeur des Lesqui, et on le plaça vis-à-vis de lui, à la gauche.

L’envoyé de Basra vint ensuite. On le fit descendre à l’entrée de la place Royale, et on le mena dans le même ordre à l’audience du roi. Basra (Bassorah), que les Européens appellent aussi Balsura, est cette ville célèbre au fond du golfe de Perse, à l’endroit où le Tigre et l’Euphrate se rendent dans la mer.

Les présents de ces ambassadeurs étaient cependant au bout de la place, près de la mosquée royale. C’est toujours là qu’en est l’entrepôt, et d’où on les fait marcher, lorsque le roi donne audience dans ce salon sur la place Royale. Les dévots disent qu’en faisant venir les présents du côté de l’orient et de devant la mosquée, on veut témoigner que Dieu est la source et le donateur de tous les biens temporels, tellement que tout ce que les hommes reçoivent de bien est un présent de Dieu. On fit passer ces présents un quart d’heure après que les ambassadeurs eurent pris séance.

Ceux de l’ambassadeur de Moscovie passèrent les premiers, portés par soixante-quatorze hommes, consistant en ce qui suit: une grande lanterne de cristal, peinte ; neuf petits miroirs de cristal, peints sur les bords ; cinquante martres zibelines ; vingt-six aunes de drap rouge et vert ; vingt bouteilles d’eau-de-vie de Moscovie.

Le présent de l’ambassadeur des Lesqui consistait en cinq beaux jeunes garçons, vêtus de brocart, en une chemise de maille et en une armure de cavalier complète.

Celui de l’envoyé de Basra était une autruche, un jeune lion et trois beaux chevaux arabes.

Il pensa arriver alors une plaisante bévue: c’est que les gens qui avaient été chargés le jour précédent du présent de l’envoyé de la Compagnie française, comme on a dit, n’ayant pas su que l’audience de cet envoyé avait été remise à une autre fois, l’avaient apporté dans la place et s’étaient mis à la suite des autres. Le receveur des présents, s’apercevant de cette lourde méprise, fit charger ces porteurs de coups de bâton, en leur commandant de reporter le tout jusqu’à la huitaine.

Dès que les présents eurent passé, les tambours, les trompettes et plusieurs autres instruments commencèrent à jouer. C’était le signal pour les jeux et pour les combats, et, au même instant, les lutteurs, les gladiateurs et les escrimeurs se prirent ensemble. Les geôliers des bêtes féroces les lâchèrent sur de jeunes taureaux qu’on tenait assez proche, et les gens qui gouvernent les boucs et les taureaux dressés à s’entre-battre les mirent aux prises. C’est un carnage plutôt qu’un combat que ce que les bêtes féroces font avec les taureaux. Voici comment: Deux hommes tiennent la bête féroce par la laisse, à l’endroit du cou. Le taureau, dès qu’il l’aperçoit venir, se jette à la fuite ; la bête le poursuit, et si vite, qu’en trois ou quatre sauts elle l’attache et l’accule. Les geôliers qui ont ces bêtes en garde se jettent alors sur le taureau, lui abattent la tête à coups de hache et donnent son sang à la bête. La raison pour laquelle on ne laisse pas la bête et le taureau se battre jusqu’à la mort, et qu’on se rue ainsi sur le taureau, c’est que le lion étant l’hiéroglyphe des rois de Perse, les astrologues et les devins disent qu’il serait de mauvais augure que le lion qu’on lance sur le taureau n’en fût pas entièrement le vainqueur, peu après l’avoir attaqué. Le spectacle de ces diverses sortes de combats dura jusqu’à onze heures. Ceux qui suivirent étaient plus divertissants et plus naturels. Le premier fut de trois cents cavaliers environ, qui parurent des quatre côtés de la place, fort bien montés, et vêtus aussi richement et aussi galamment qu’il se puisse. C’étaient, la plupart, de jeunes seigneurs de la cour, qui avaient tous plusieurs chevaux de main. Ils s’exercèrent une heure au mail à cheval. On se partage, pour cet exercice, en deux troupes égales. On jette plusieurs boules au milieu de la place, et on donne un mail à chacun. Pour gagner, il faut faire passer les boules entre les piliers opposés qui sont aux bouts de la place et qui servent de passe. Cela n’est pas fort aisé, parce que la bande ennemie arrête les boules et les chasse à l’autre bout. On se moque de ceux qui la frappent au pas du cheval, ou le cheval étant arrêté. Le jeu veut qu’on ne la frappe qu’au galop, et les bons joueurs sont ceux qui, en courant à toute bride, savent renvoyer d’un coup sec une balle qui vient à eux.

Le second spectacle fut des lanceurs de javelots. On l’appelle girid-bas, c’est-à-dire le jeu du dard, et voici comme on s’y exerce: Douze ou quinze cavaliers se détachent de la troupe et, serrés en un peloton, vont à toute bride, le dard à la main, se présenter pour combattre. Une pareille troupe qui se détache les vient rencontrer ; ils se lancent le dard l’un à l’autre, et puis se rendent à leur gros, d’où il se fait un autre pareil détachement, et ainsi de suite tant que le jeu dure. Parmi cette belle noblesse, il y avait une quinzaine de jeunes Abyssins, de dix-huit à vingt ans, qui excellaient en adresse à lancer le dard ou le javelot, en dextérité à manier leurs chevaux, et en vitesse à la course. Ils ne mettaient jamais pied à terre pour ramasser des dards sur la lice, ni n’arrêtaient leurs chevaux pour cela ; mais, en pleine course, ils se jetaient sur le côté du cheval et ramassaient des dards avec une dextérité et une bonne grâce qui charmaient tout le monde.

Tous ces exercices, qui sont les carrousels des Persans, finirent à une heure après midi, après le congé donné aux ambassadeurs. Le roi ne leur dit point une parole, et ne les regarda seulement pas. Il passa le temps à voir les jeux, les combats et les exercices qui se faisaient dans la place, à entendre la symphonie qu’il y avait dans le salon, composée des meilleures voix et des plus excellents joueurs d’instruments qui soient à ses gages, à discourir avec les grands de son État, qui étaient dans l’assemblée, et à boire et manger. Dès que les ambassadeurs furent entrés, on servit devant tout le monde une collation de fruits verts et secs, et de confitures sèches et liquides de toute sorte. Ces collations sont servies ordinairement dans des bassins plus grands que ceux dont on se sert dans nos pays, faits de bois laqué et peint fort délicatement, contenant vingt-cinq ou trente assiettes de porcelaine. On sert de ces bassins devant chaque personne, et quelquefois deux ou trois, selon l’honneur que l’on lui veut faire. Au bout du salon, vis-à-vis de l’entrée, il y avait un buffet garni, d’une part, de cinquante grand flacons d’or de diverses sortes de vins ; quelques-uns de ces flacons émaillés, les autres couverts de pierreries et quelques-uns de perles ; et de l’autre, de soixante à quatre-vingts coupes, et de plusieurs soucoupes de même sorte. Il y a de ces coupes qui tiennent jusqu’à trois chopines ; elles sont larges et épatées, montées sur un pied haut de deux doigts seulement. On ne peut voir en lieu du monde rien de plus pompeux, de plus riche et de plus brillant. Les ambassadeurs ne burent point de vin ; on servit seulement à celui de Moscovie de l’eau-de-vie de son pays. Je m’étonnai qu’on ne donnât point de vin à cet ambassadeur, puisque le roi en buvait à longs traits, et la plupart des grands. J’en demandai le sujet à un seigneur qui était là présent. « C’est par grandeur, me répondit-il, et pour garder davantage le respect de la majesté royale ; et puis, ajouta-t-il en riant, on se souvient de ce qu’un de ses compatriotes fit à une célèbre audience qu’il eut du feu roi. » Je demandai aussitôt ce que c’était. Il me répondit que l’an 64, deux ambassadeurs extraordinaires de Moscovie étant à l’audience du roi, ils burent si fort qu’ils s’enivrèrent jusqu’à perdre la connaissance.

À midi, on servit le dîner. Chaque invité n’eut qu’un bassin, mais d’une grandeur au-dessus de tous ceux dont on se sert dans nos pays. Il y a dans ces grands plats du pilo de cinq ou six sortes, au chapon, à l’agneau, aux poulets, aux œufs farcis avec de la viande, aux herbes, au poisson salé, et, par-dessus, du rôti de plusieurs façons en quantité. Quinze hommes, sans exagération, épuiseraient sur un tel plat la plus ardente faim. Le plat qu’on servit devant le roi fut apporté et posé devant lui sur une civière d’or. On servait avec chaque plat une grande écuelle de sorbet, une assiette de salade et de deux sortes de pain. Le roi se retira sans dire un mot aux ambassadeurs et sans tourner seulement la tête de leur côté. Celui des Lesqui sortit le premier, et trouva ses chevaux au même lieu où il avait mis le pied à terre. L’ambassadeur de Moscovie le suivait de si près qu’il le vit monter à cheval ; il prétendit qu’on lui amenât son cheval au même endroit. L’introducteur des ambassadeurs, qui le reconduisait, lui dit qu’il avait ordre de le faire monter à cheval à la même place où il était descendu, et que la coutume était d’en user ainsi. Le Moscovite allégua l’exemple du Lesqui et protesta de se ressentir de l’affront qu’on lui faisait. Il menaça, il tempêta durant un quart d’heure, frappant des pieds et retroussant son bonnet avec un étrange emportement ; mais, après tout, il fut contraint d’avancer à pied et d’aller prendre ses chevaux au lieu où il les avait laissés. Voilà comment les Persans en usent pour faire honneur à leur religion, et les égards qu’ils ont pour ceux qui la professent. Ils avaient sacrifié à un Moscovite, qui paraissait n’être qu’un simple marchand et n’avoir d’autres intérêts en Perse que ceux de son petit commerce particulier, les envoyés des compagnies de France et d’Angleterre, et cela sur des vues de politique que l’on a remarquées ; ils sacrifièrent par un semblable égard, le rang du Moscovite à l’envoyé des Lesqui, qui sont leurs tributaires, des montagnards à demi sauvages. Ils ménagèrent pourtant les honneurs entre ces envoyés, faisant mener l’ambassadeur de Moscovie par l’introducteur des ambassadeurs, et l’autre par un aide de ces cérémonies seulement, et faisant passer les présents du Moscovite les premiers. Mais il est facile de voir que, dans ce partage d’honneurs, le Lesqui avait les plus essentiels ; car il fut mis à la droite du roi, et quand l’ambassadeur de Moscovie voulut s’en plaindre, on lui répondit qu’on avait donné la droite au Lesqui, parce qu’il était venu le premier. À dire le vrai, c’était parce qu’il était mahométan.

IX

D’après ces magnificences du palais et des réceptions du roi de Perse, on juge de l’impression qu’un pareil livre produisait sur les lecteurs de Chardin. La cour de Louis XIV elle-même devait rougir d’une civilisation qui dépassait la sienne.

Chardin raconte avec la même naïveté et la même grandeur les autres somptuosités de l’empire. Il reprit ensuite ses négociations avec le grand vizir et le nazir pour la vente de ses pierreries.

La sœur du roi me fit montrer un fil de perles, un bijou et une paire de pendants, qui méritent bien qu’on leur donne un article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu’elle me fit cette faveur.

On me fit voir à cette occasion une partie du trésor en vaisselle du roi de Perse. Les tasses ordinaires sont d’une pinte. Ce qui me parut le plus royal, ce fut une douzaine de cuillères longues d’un pied, grandes à proportion, faites pour boire du bouillon et des liqueurs. Le cuilleron était d’or émaillé ; le manche était couvert de rubis ; le bout était un gros diamant de quelque six carats. Cette douzaine de cuillères pouvait valoir seize mille écus. Il ne faut pas s’étonner qu’elles aient le manche long d’un pied, parce que, comme dans tout l’Orient, on mange à terre, et non sur des tables, il faudrait trop se baisser pour prendre du bouillon si les cuillères n’étaient aussi longues. La plupart de toutes ces pièces sont antiques. À moins de voir soi-même la quantité qu’il y en a, on ne saurait croire ce qui s’en peut dire. J’ai tâché plusieurs fois de savoir à combien tout cela se monte sur les registres, car il est marqué et on le sait très-exactement ; mais je n’ai pu le découvrir. Toute la réponse que j’en pouvais tirer, c’est qu’il y en avait pour des sommes immenses, et que le compte en était infini. Je suis persuadé, après ce que j’en ai vu, qu’il y en a pour quelques millions. Le chef de gobelet m’a dit une fois que le buffet du roi contenait quatre mille pièces, ou ustensiles, toutes d’or, ou garnies d’or et de pierreries, comme je l’ai rapporté. Ce seigneur me donna à dîner, et me fit boire de plusieurs sortes de vins et d’eaux-de-vie, tant que la tête m’en tourna en un quart d’heure, car ces vins sont violents et les eaux-de-vie le sont encore plus. Si l’eau-de-vie n’est forte comme l’esprit-de-vin, elle ne plaît point en Perse, et le vin qu’on estime davantage est celui qui est très-violent et qui enivre le plus vite. Il me traitait en Persan, croyant que c’était bien me régaler que de m’enivrer d’abord. On appelle le vin en Perse, cherab, terme qui dénote en son étymologie toute sorte de liqueurs. Le nom de sorbet et celui de sirop viennent de ce terme de cherab, que les mahométans religieux ont en telle horreur, à cause que le vin enivre, qu’il est impoli de le proférer seulement en leur présence.

Le 3, je conclus un marché de mille pistoles avec la femme du grand pontife, qui est sœur du feu roi. Le marché fait, elle m’envoya dire qu’étant du voyage du roi, elle avait besoin de son argent comptant, mais qu’elle me donnait le choix de prendre une assignation à deux mois de terme, ou de l’or en plat. J’acceptai de prendre de l’or, et on me remit au soir. Dès que j’eus comparu à l’assignation, un eunuque, intendant de la princesse, apporta un plat-bassin du poids de six cents onces, à fort peu près. J’avais amené avec moi un changeur indien, fort habile en or en argent. Il toucha le plat en divers endroits, et le jugea à vingt-trois carats et demi, et me dit qu’il le garantissait à ce titre. J’en fis le marché à cinquante-six francs l’once. J’eusse volontiers acheté tout le bassin à ce prix-là ; mais on ne m’en voulut donner que ce qu’il me fallait pour mon payement.

Le soir, étant allé chez le roi pour voir plusieurs qui me devaient de l’argent, le premier maître d’hôtel du roi, le capitaine de la porte et le receveur des présents, qui étaient du nombre, me prièrent de voir l’envoyé de la Compagnie française, et de lui dire « qu’on s’étonnait à la cour qu’il ne voulût pas payer la régale des présents qu’il avait faits au roi: qu’on l’informait mal en cela des coutumes de Perse, puisque tous les ambassadeurs, et généralement tous ceux qui font des présents au roi, de quelque part qu’ils vinssent, payaient cette régale, qui était un droit établi, et le principal émolument de leurs charges, et des autres officiers qui y avaient part ; que c’était vainement qu’il se faisait une affaire de ne le payer pas, parce que sûrement il faudrait qu’il le payât. » Ces seigneurs me dirent la chose beaucoup plus fièrement que je ne la rapporte. D’autres intéressés dans ce même endroit me chargèrent aussi du même message, de manière que je crus être obligé de le rapporter à cet envoyé, afin qu’il pût prendre plus sûrement ses mesures. Je le trouvai prévenu pour sa conduite. Il me répondit « qu’il avait fait entendre à ces seigneurs, la première fois qu’on lui avait parlé de ce droit, qu’il était venu faire un présent au roi ; mais qu’il n’avait rien apporté pour les officiers, qu’absolument il ne leur donnerait rien, et qu’il me priait de leur porter cette réponse à ma commodité. » On faisait parler l’envoyé de cette sorte, et on lui avait mis en tête que le nazir l’affranchirait du droit prétendu. Ce seigneur fit effectivement quelques démarches pour cela. Il lut au roi la requête que l’envoyé présenta à cet effet. Les grands, qui étaient intéressés, présentèrent aussi requête à l’encontre, et le différend fit du bruit. Le premier ministre ne se déclarait point. L’envoyé alléguait pour ses raisons que son collègue, qui avait des ordres libres, était mort ; mais que lui n’avait point le pouvoir de rien donner, outre ce que portait sa commission. Les grands alléguaient la coutume, et que ce droit fait une partie de leurs appointements. Enfin, le conseil royal ordonna qu’on informerait la chose chez les Anglais, chez les Portugais et chez les Hollandais, et que s’il se trouvait qu’on eût jamais fait grâce de ce droit à quelque ambassadeur ou envoyé de ces nations-là, on la ferait aussi à cet envoyé. On fit venir les interprètes de ces nations, et on fit apporter les registres du receveur des présents. Ils demeurèrent tous d’accord que nul Européen n’avait jamais été affranchi de ce droit, et il fallut que l’envoyé français en passât par là. On lui fit pourtant grâce de quelque chose, et il en fut quitte pour dix mille huit cents livres.

Ce droit est de quinze pour cent par constitution. Les abus qui s’y sont glissés l’ont fait monter à près de vingt-cinq. Le grand maître d’hôtel en prend dix, lesquels de droit il faudrait qu’il partageât avec les yessaouls, qui sont comme les gentilshommes ordinaires de chez le roi, lesquels sont au nombre de vingt-quatre ; mais il ne leur en donne presque rien. Les autres quinze pour cent sont pour les intendants des galeries ou magasins où le présent est consigné, comme on l’a dit ; ainsi les droits de la pierrerie dont on fait présent au roi sont pour le chef du trésor et le chef des orfèvres, et ainsi du reste.

Le même jour, le grand maître vendit aux Arméniens, au nom du roi, un diamant de cinquante-trois carats, appartenant à la princesse sa mère, cent mille francs, à payer en dix-huit mois. Ce ministre avait fort tâché de le troquer avec moi contre une partie de ce que j’avais apporté ; mais n’ayant pas voulu m’en charger, et la mère du roi en étant dégoûtée et s’en voulant défaire à quelque prix que ce fût, on obligea enfin le corps des marchands arméniens de l’acheter. Ils se défendirent de ce marché tant qu’ils purent ; mais on les sollicita et pressa si fort de faire ce plaisir à la mère du roi, qu’ils furent enfin contraints de se rendre. Si, d’abord, ils eussent fait présent de sept ou huit cents pistoles au nazir, il les eût garantis de cette avanie. Ils m’offrirent, huit jours après, ce diamant à un tiers de perte.

Le 4, l’envoyé de la Compagnie française eut une conférence avec le premier ministre. Il se rendit à dix heures à l’hôtel de ce seigneur. Le nazir y était et plusieurs autres ministres. On mit sur le tapis les lettres qu’il avait présentées et le mémoire de ses demandes, et on lui demanda ce qu’il offrait en échange des exemptions de droits et des autres grâces qu’il prétendait. Il se trouva empêché de répondre, et il supplia qu’on envoyât quérir le supérieur des capucins. On le fit, et ce capucin étant venu, il répondit, au nom de l’envoyé, « qu’il n’avait nul pouvoir de traiter, et qu’il n’était venu pour autre chose que pour faire un présent au roi, et pour demander la confirmation des priviléges accordés par le feu roi à la Compagnie, et confirmés par le roi régnant. » — Les ministres répondirent que « les premiers députés de la Compagnie, qui étaient venus l’an 1665, avaient donné parole, en recevant ces priviléges, qu’au bout de trois ans, il viendrait de nouveaux députés de la Compagnie, non-seulement apporter des présents, mais aussi faire un traité de commerce avec la Perse, et que c’était uniquement sur cette parole qu’on leur avait donné ces priviléges, et que le roi les avait confirmés au commencement de son règne. » Le premier ministre ajouta ces paroles: « Les Anglais ont les exemptions que vous demandez pour avoir mis Ormus dans les mains des Persans. Les Portugais en jouissent pour avoir cédé à la Perse les terres qu’ils tenaient dans le golfe. Les Hollandais les ont aussi en vertu de six cents balles de soie qu’ils prennent tous les ans du roi, à un tiers plus cher qu’elle ne vaut au marché. Les Français, que veulent-ils nous donner pour avoir les mêmes exemptions qu’eux ? » Le supérieur des capucins répondit, pour l’envoyé, « qu’il n’avait point d’ordre de traiter aucune condition ; que M. Gueston, qui était plénipotentiaire, en eût traité s’il fût venu ; mais qu’étant mort, l’envoyé ici présent n’avait d’autre ordre que de faire au roi le présent qu’il avait fait, et demander la continuation de l’octroi accordé à la Compagnie. » — Le premier ministre, se retournant vers les autres ministres, leur dit, avec un faux sérieux, « qu’il croyait que cela était vrai, y ayant toute sorte d’apparence que la Compagnie n’aurait pas fait choix pour une négociation d’importance d’une personne si jeune que l’envoyé. » — Il se retourna ensuite vers le supérieur des capucins, et lui demanda comment il accordait la réponse qu’il venait de faire avec la lettre que l’envoyé avait rendue au roi, de la part de la Compagnie, où il y a que les sieurs Gueston et de Jonchères sont égaux en qualité et en pouvoir ; et qu’elle envoie deux députés, afin que, si l’un meurt, l’autre puisse remplir la députation. » Le père capucin se trouva un peu embarrassé de cette Contradiction, et tâcha de l’éclaircir ; mais le divan en fut si mal satisfait, qu’il ne daigna pas y répondre. Le premier ministre fit là-dessus une longue énumération « des bons traitements qu’on avait faits à tous les gens de la Compagnie et en faveur de leur commerce, depuis leur établissement en l’an 1664, qu’on les avait laissés trafiquer sans leur faire payer aucun droit, et qu’au lieu de tenir la parole que les premiers députés de cette Compagnie avaient donnée par écrit en son nom, on venait leur demander la continuation de ces faveurs sans rien offrir en échange. »

Le conseil de l’envoyé répondit en promesses et en bonnes paroles. Au bout d’un assez long entretien, le premier ministre dit « qu’on informerait le roi de ce qui s’était passé dans cette conférence, et que Sa Majesté, selon sa générosité ordinaire ne manquerait pas de répondre favorablement aux requêtes de l’envoyé, et qu’il pouvait l’espérer ainsi. Il le chargea aussi d’écrire à la Compagnie que le roi était tout à fait bien porté pour l’avancement de son négoce et tous ses ministres pareillement, et que l’on ferait toutes choses favorables en sa faveur. La négociation finie, on servit le dîner, qui fut tout à fait magnifique, et un quart d’heure après on donna congé à l’envoyé.

« Le lendemain, l’agent de la Compagnie anglaise eut une pareille conférence avec le divan ou conseil, sur les affaires. Il représenta fort au long l’injustice que l’on rendait depuis quelques années à la Compagnie en la frustrant de la moitié qu’elle a dans la douane de Bander-Abassi, par le contrat solennel fait avec les rois de Perse derniers morts. Ensuite le peu d’égards qu’on avait pour les Anglais, depuis un certain temps, et les duretés qu’on leur faisait ressentir à certains péages, en visitant leurs valises et leurs meubles. Le premier ministre répondit que l’on avait fait cela sans ordre, et qu’il ferait faire justice, quoique ce ne fût pas tout à fait sans sujet, parce que les Anglais avaient la réputation d’emporter tous les ans de grosses sommes de ducats, contre les lois du royaume et avaient été surpris en le faisant. Il répondit ensuite sur le principal que pour ce qui regardait la douane de Bander-Abassi, les choses étaient fort changées depuis la prise d’Ormus, et que si les Persans faisaient des infractions au traité, c’était sur le modèle de la Compagnie anglaise ; que cela paraissait, en ce que ce même traité portait qu’ils entretiendraient une escadre de navires dans le golfe de Perse, pour tenir la mer nette, et pour assurer le commerce, et que cependant il y avait plusieurs années qu’on n’y avait vu un seul vaisseau anglais pour ce dessein, que cela était cause que les Portugais, et les Arabes l’infestaient étrangement au dommage de la Perse, ceux-là entraînant les vaisseaux par force à d’autres ports que Bander-Abassi et leur faisant mille avanies. Cette conférence fut longue et le grand vizir y fit de rudes reproches aux Anglais, de ce qu’ils faisaient passer sous leur nom des marchandises qui ne leur appartenaient pas. L’envoyé assura que cela se faisait à l’insu et contre les ordres de la Compagnie et qu’il pourvoirait qu’à l’avenir cela ne se fît plus. » Il fut traité ensuite splendidement à dîner. Le même jour, la princesse, femme du grand pontife, me fit montrer un fil de perles, un bijou et une paire de pendants, qui méritent bien qu’on leur donne un article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu’elle me fit cette faveur.

Elle m’avait fait demander les plus beaux qui me restaient, et j’avais fort estimé un collier de perles que je lui envoyai, qui était de dix mille écus. Quand la princesse l’eut vu, et tous mes autres bijoux, elle m’en fit remercier, et m’envoya son tour de perles. Je n’en ai jamais vu de si beau, ni de si gros. Il est de trente-huit perles orientales, de vingt-trois carats pièce, toutes bien formées, de même eau et de même grosseur. Ce n’est pas un fil pour le cou, mais pour le visage, à la mode de Perse. On l’attache au bandeau, à l’endroit des tempes ; il passe sur les joues et sous le menton. Les deux pendants d’oreilles, qu’elle me fit voir aussi, sont deux rubis balais, cabochons, mal formés, mais nets et de bonne couleur, qui pèsent deux gros et demi chacun.

L’eunuque me dit qu’un ambassadeur de Perse en Turquie, envoyé par le roi Sefi, père de cette princesse, les avait achetés six vingt mille écus à Constantinople. Le bijou était de rubis et de diamants, avec des pendeloques de diamants. Il ne s’en peut voir de plus beaux pour la netteté et la vivacité des pierres.

Les bijoux de cette princesse montent à quarante mille tomans, qui font dix-huit cent mille livres. L’eunuque me dit que la princesse avait tant de bontés pour moi, qu’elle me les eût fait voir, s’ils n’eussent pas été cousus sur des habits, et accommodés en ceinture la plus grande partie ; mais que, parmi eux, ce n’était pas la coutume que les dames fissent voir leurs habits. Cela est vrai, la chose passerait pour une espèce d’infamie ; et de plus, ils disent qu’en voyant les habits d’une dame, on peut juger dessus de sa taille et de sa façon, et faire avec cela des sortiléges sur sa personne. Les Persanes ont l’esprit tout à fait faible sur le sujet de l’ensorcellement ; elles y croient comme aux plus grandes vérités, et le craignent plus que l’enfer.

Le 9, je fus à la maison des orfévres du roi, qui est dans le palais Royal, pour voir forger des plaques dorées en forme de tuile, qu’on faisait pour couvrir le dôme de la mosquée d’Imanreza, à Metched, qu’un tremblement de terre avait abattu, comme je l’ai rapporté. Mille hommes, à ce qu’on dit, étaient employés à rétablir cette mosquée, et ils y travaillaient avec tant d’application, qu’elle devait être achevée à la fin de décembre. Ces plaques étaient de cuivre, carrées, de dix pouces de largeur et de seize de longueur, épaisses de deux écus. Il y avait dessous deux lames larges de trois doigts, soudées en travers, pour enfoncer dans le plâtre, et servir de crampons pour tenir les tuiles. Le dessus était doré si épais, qu’on eût pris la tuile pour de l’or massif ; chaque tuile consumait le poids de trois ducats et un quart de dorure, et revenait à près de dix écus. L’ordre était donné d’en faire trois mille d’abord, à ce que me dit le chef des orfévres, qui en avait l’intendance.

Le 13, au matin, on porta des calates à tous les ambassadeurs et à tous les envoyés qui étaient à Ispahan. Ce sont ces habits que le roi donne par honneur, dont j’ai parlé diverses fois. Le premier ministre leur fit dire de les mettre et de venir recevoir leur audience de congé à la maison de plaisance où était la cour depuis son départ d’Ispahan.

Nul ambassadeur ou envoyé n’a son audience de congé, autrement que revêtu de cet habit ; et lorsqu’on le lui envoie, c’est une marque certaine qu’il va être congédié. Les calates sont de diverses sortes. Il y en a qui valent jusqu’à mille tomans, qui font quinze mille écus. Celles-là sont garnies de perles et de pierreries. Les calates, en un mot, n’ont point de prix limité, et on les donne plus ou moins riches, selon la qualité des gens. Il y en a qui contiennent tout l’habillement, jusqu’à la chemise et aux souliers. Il y en a qu’on prend dans la garde-robe particulière du roi, et entre les habits qu’il a mis. Les ordinaires sont composées de quatre pièces seulement, une veste, une surveste, une écharpe et un turban, qui est la coiffure du pays. Celles qui se donnent aux gens de considération, comme des ambassadeurs, valent d’ordinaire quatre-vingts pistoles ; les autres, qu’on donne aux gens de moindre condition, ne valent que la moitié. On en donne quelquefois qui ne valent pas dix pistoles, et ne consistent qu’en une veste et une surveste. Enfin, la qualité de la personne règle entièrement le prix et la qualité des calates qu’on lui donne. J’en ai vu donner une l’an 1666, à l’ambassadeur des Indes, qu’on estimait cent mille écus: elle consistait en un habit de brocart d’or, avec plusieurs vestes de dessus, doublées de martre, garnies d’agrafes de pierreries ; en quinze mille écus comptant ; en quarante très-beaux chevaux, qu’on estimait cent pistoles la pièce ; en des harnais garnis de pierreries ; en une épée et un poignard qui en étaient tous couverts ; en deux grands coffres remplis de riches brocarts d’or et d’argent, et en plusieurs caisses de fruits secs, de liqueurs et d’essences. Tout cela s’appelait: la calate.

On ne saurait croire la dépense que fait le roi de Perse pour ces présents-là. Le nombre des habits qu’il donne est infini. On en tient toujours ses garde-robes pleines. Le nazir les fait délivrer selon la volonté du roi. On les tient dans des magasins séparés par assortiment. Le nazir ne fait que marquer sur un billet le magasin dont l’habit que le roi donne doit être tiré. Les officiers de ces magasins et garde-robes ont un droit fixe et taxé sur ces habits, qui va à plus de la moitié de la valeur. Ce droit est le principal émolument de ces officiers ; et lorsque le roi commande que quelque habit soit délivré gratis, et défend d’exiger ce droit, chose qui arrive fort rarement, il en fait bon aux officiers, de manière qu’ils ne le perdent jamais. Il en est de même de tous les présents que le roi fait. Si c’est en argent comptant, le surintendant du trésor prend cinq pour cent, qui se partagent en plusieurs officiers de la maison du roi. Le nazir en a seul deux pour cent pour sa part ; si c’est de chevaux, le grand écuyer a un pareil droit dessus ; si c’est de pierreries, le chef des orfévres s’en fait payer deux pour cent, et ainsi des autres choses. Au reste, le roi de Perse ne congédie jamais un étranger qu’après lui avoir envoyé une calate, et aux principaux de sa suite et à son interprète.

La calate de l’ambassadeur de Moscovie consistait en un beau cheval, avec le harnais d’argent doré, la selle et la housse en broderie ; en trois habits complets de brocart, l’un à fond d’or, l’autre à fond d’argent, l’autre à fond de soie ; et en neuf cents pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. Celle de l’envoyé de la Compagnie des Indes orientales de France consistait en un cheval nu, sans harnais, en quatre habits de brocart, deux complets à fond d’or et à fond d’argent, deux à fond de soie non complets, et en cinq cents pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. L’agent de la Compagnie anglaise eut pour calate un cheval nu, comme celui de l’envoyé de la Compagnie française ; trois habits comme ceux de l’ambassadeur de Moscovie, et une épée garnie de turquoises, de la valeur de trois cent cinquante pistoles.

Ces messieurs se rendirent à la cour, l’après-midi. On y avait donné congé le matin aux ambassadeurs mahométans, dans le grand salon qui est au bout du jardin de ce beau palais. Les salles en étaient fort propres. Les cascades jouaient ; les eaux faisaient un charmant murmure, et toute la cour y était dans un ordre et dans une pompe admirables. L’introducteur des ambassadeurs mena celui de Moscovie à l’audience. L’envoyé de la Compagnie française suivait, conduit par un aide des cérémonies. L’agent de la Compagnie anglaise venait après, conduit par un pareil officier. Ils se joignirent tous trois à l’entrée du salon où était le roi et toute la cour. L’ambassadeur de Moscovie entra avec son second et son interprète, revêtus de calates. Ils allèrent jusqu’à quatre pas du roi, et là l’ambassadeur et son second, s’étant mis à genoux, s’inclinèrent trois fois en terre et se relevèrent. En même temps, le nazir prit des mains du premier ministre la réponse du roi à la lettre du grand-duc, et la mit dans celles de l’ambassadeur. Il voulut par honneur se l’attacher au front comme un bandeau ; mais elle ne tint pas et tomba. Il la releva aussitôt, et la porta sur ses mains. Cette lettre était enfermée dans un sac de brocart d’or fort épais, long d’un pied et demi, large comme la main, avec le sceau apposé à des cordons d’or dont le sac était lié. Pendant que l’ambassadeur se retirait, l’envoyé de la Compagnie française avança au même endroit, et fit une pareille révérence. Son second et son chirurgien, qui l’accompagnaient, en firent autant que lui. L’agent anglais s’avança ensuite à la même place ; il fit sa révérence à l’européenne, et son second aussi, et il se retira. Comme il s’inclinait la troisième fois, le nazir lui passa dans les plis de son turban la réponse du roi à la lettre du roi d’Angleterre ; elle était pliée, empaquetée et cachetée comme celle qu’on avait donnée à l’ambassadeur de Moscovie. L’envoyé de la Compagnie française fut le seul qu’on expédia sans réponse. On le remit à quelques jours. Le roi le regarda, et tous ces autres Européens, avec une grande envie de rire de leur voir porter si mal l’habit persan. En effet, on ne pouvait s’empêcher d’en rire, tant cet habit leur allait mal et les défigurait. Le roi donna congé ensuite à quantité de gens étrangers et du pays, qui étaient venus à la cour, et reçut divers présents.

Le 14, le roi partit, sur le soir, et alla coucher dans une maison de plaisance, à deux lieues de celle-ci, à l’autre bout de la ville. Il passa par les dehors, les astrologues ayant trouvé dans le mouvement des étoiles qu’il ne fallait pas passer dans la ville ; les Arméniens l’attendirent en corps sur le chemin, leur chef en tête, pour lui souhaiter un bon voyage ; et parce qu’il ne se faut jamais présenter devant le roi les mains vides, ils lui firent un présent de quatre cent cinquante pistoles.

Le 17, le nazir me mena parler au roi. Il était en robe de chambre, dans un petit jardin, appuyé contre un arbre, sur le bord d’un bassin d’eau. Le roi me dit de lui faire venir les pierreries mentionnées dans un mémoire que le nazir me donnerait, et que je serais content.

Le 18, le roi partit pour continuer son voyage, et alla mettre pied à terre à deux lieues, à un gros bourg nommé Deulet-Abad, c’est-à-dire l’Habitation de la grandeur. Les traites du roi ne sont jamais plus longues que cela, et il trouve à chacune une maison qui lui appartient, dans toutes les provinces de son empire.

IX

Après avoir décrit ainsi la puissance, la magnificence, la richesse territoriale et mobilière du roi de Perse, Chardin nous conduit dans le harem, dépôt des voluptés de ce prince, et dans le fond du harem, au centre de l’incomparable trésor en réserve de ce monarque. Voici en peu de mots la description qu’il en fait:

L’argent qui reste de net est porté au trésor royal, qui est un vrai gouffre ; car tout s’y perd, et il en sort très-peu de chose. Je n’en ai jamais vu rien tirer que pour des présents que le roi fait sur-le-champ ; mais il est très-rare que l’on en tire pour autre chose, les payements se faisant par assignations, si ce n’est en des cas extraordinaires et en faveur de quelque étranger de pays éloigné. Ainsi, l’an 1666, le roi Abas II me fit payer de cette manière cinquante mille écus de bijoux que je lui avais vendus, sur une requête que je lui présentai, dans laquelle j’exposais qu’étant étranger, une assignation me donnerait bien de la peine ; et de plus, que Sa Majesté m’ayant donné des commissions, il était nécessaire que je partisse incessamment pour les exécuter. Le grand maître me donna le conseil de présenter cette requête, à laquelle il fut répondu comme je le désirais.

On paye dix pour cent de droits au trésor, de tout ce qu’on y reçoit, à moins que le roi n’en exempte expressément, chose qui n’arrive guère ; mais quelquefois on fait grâce de la moitié, et c’est de cette manière que l’on me traita.

Le trésor est sous la garde d’un eunuque, et tous les officiers que l’on y fait entrer sont des eunuques aussi. La chambre des comptes ni le premier ministre ne prennent point connaissance de ce qui y est renfermé ; c’est un bien hors de leur inspection. La chambre tait, à la vérité, ce qu’on y porte par an de la recette des provinces ; mais elle n’est point informée de ce qui y entre provenant des présents. Le premier ministre le pourrait bien savoir ; mais comme il n’a pas commission de le faire, il ne s’en donne pas le soin. Le nazir, ou grand intendant de la maison du roi, est contrôleur du trésor ; il doit savoir tout ce qui y entre et tout ce qui en sort ; mais il ne lui est pas permis de mettre le pied dans les diverses salles où il est réservé. J’y ai été une fois avec lui, par ordre du roi (car aucun ne se peut présenter à l’entrée s’il n’est mandé expressément): c’était pour faire des habits d’hommes à l’européenne, avec quoi je m’imaginai que quelques femmes du sérail voulaient faire une mascarade. Je fus bien une heure à la porte, avec le grand maître, à attendre le roi. L’eunuque, chef du trésor, allait et venait pendant tout ce temps-là dans les salles, me montrant des bijoux sans nombre et sans prix, ce qui me fit croire que c’était par ordre du roi ; car, quand je fus sorti, le grand maître me dit: « On ne fait point une telle grâce à personne. » Je demandai à voir un rubis que j’avais déjà vu l’an 1666, la cour étant en Hyrcanie: ce que le chef du trésor m’accorda d’autant plus volontiers, qu’il me connaissait dès ce temps-là, et m’avait montré aussi alors les plus beaux bijoux de la couronne, par ordre du roi. Ce rubis est un cabochon, grand comme la moitié d’un œuf, de la plus belle et de la plus haute couleur que j’aie jamais vue. On a gravé vers la pointe le nom de Cheik-Sephy, sans se soucier de gâter la pierre, et l’on ne me put dire si ce fut Cheik-Sephy lui-même ou ses successeurs qui le firent faire. On me montrait les choses si fort à la hâte, que je n’avais pas le loisir de les regarder. Les plus beaux bijoux du roi consistent en perles: il y en a des filets, au trésor, de demi-aune et de trois quartiers de long, pour porter en chaînes, et dont les perles sont de plus de dix à douze carats, parfaitement rondes et vives, mais dont l’eau est dorée comme sont toutes les perles d’Orient. On me fit voir, entre les autres, une quantité infinie de pierres de couleur, et beaucoup de diamants de cinquante à cent carats. Pour l’or et l’argent, je crois qu’on n’en saurait supputer la quantité, et je n’en saurais rien dire de positif ; le grand Intendant et d’autres seigneurs me répondaient là-dessus comme sur les revenus du roi. Quand je le mettais adroitement sur ce sujet pour leur donner le moyen d’en parler, ils me répondaient: « Il y a beaucoup de richesses ; Dieu seul en sait le compte ; personne ne se voudrait donner la peine d’en lire le registre ; cela est infini. »

Lorsque j’étais au trésor, on tira un rideau de devant un mur, que je vis tout couvert de sacs, rangés l’un sur l’autre, jusqu’à la voûte ; il y pouvait avoir quelque trois mille sacs, que je jugeai à leur forme être des sacs d’argent. Ces sacs d’argent contiennent cinquante tomans chacun, qui font sept cent cinquante écus de notre monnaie. On me disait que les murs partout étaient couverts de cette manière ; et il faut observer que de temps en temps on change l’argent en ducats, le seul or qui vienne en Perse.

Le lieu du trésor est tout joignant le sérail, grand d’environ quarante pas en carré, divisé en plusieurs chambres. Celles du dedans étant sans fenêtres, le roi y vient souvent avec les dames du sérail, surtout quand il y a quelque chose de nouveau à voir ; mais il en coûte toujours au roi par les présents qu’il leur faut faire. Le garde du trésor s’appelle Aga-Cafour ; c’est le plus brutal, le plus rude et le plus laid personnage qu’on puisse voir, toujours grondant, toujours en fureur, excepté en présence du roi. Il y a plusieurs coffres dans le trésor dont il n’a point le maniement, et qui sont scellés du sceau que le roi porte pendu à son cou.

X

Après avoir émerveillé et ébloui l’imagination de ses lecteurs par ce panorama de puissance et de richesse du royaume dont on lui découvre les entrailles, Chardin passe à la religion, à la politique, aux mœurs, et nous introduit dans la vie publique et dans la vie privée de ce peuple. Ni Montesquieu qui ricane, ni Chateaubriand qui déclame n’ont compris l’Orient, parce qu’ils ont voyagé d’imagination seulement, et qu’au lieu de voir et de raconter, ils ont imaginé d’éloquentes caricatures. Ces grands écrivains ont été de mauvais voyageurs ; ils ont pensé à faire admirer leur esprit et leur style. Leur glace ne réfléchissait rien, parce qu’elle était pleine d’eux-mêmes. Chacun écrivait en l’honneur de son système, rien par amour de la vérité ; cela ressemblait à certains voyageurs modernes, pleins de mérite d’ailleurs, mais plus pleins encore d’illusions, qui, pour honorer la démocratie, nous peignaient les États-Unis de l’Amérique comme des lieux saints, et les bazars cosmopolites de New-York comme des sanctuaires de patriarches de la vertu.

Rien de cela n’était vrai. Chardin seul est admirable parce qu’il est sincère, et intéressant parce qu’il est vrai ; c’est le voyageur par excellence, parce qu’il n’a d’autre système que la vérité.

Voyons ce qu’il écrit de la politique et des mœurs de l’Orient.

Lamartine.