A Monsieur Naigeon9
Cet essai, que les mêmes, lectures multipliées ont porté successivement d’un très-petit nombre de pages à l’étendue de ce volume, est le fruit de mon travail, ou, pour mieux dire, de mon loisir pendant un des plus doux intervalles de ma vie. J’étais à la campagne, presque seul, libre de soins et d’inquiétudes, laissant couler les heures sans autre dessein que de me trouver le soir, à la fin de la journée, comme on se trouve quelquefois le matin après une nuit occupée▶ d’un rêve agréable. Les années ne m’avaient laissé aucune de ces passions qui tourmentent, rien de l’ennui qui leur succède : j’avais perdu le goût de ces frivolités auxquelles l’espoir d’en jouir longtemps donne tant d’importance. Assez voisin du terme où tout s’évanouit, je n’ambitionnais que l’approbation de ma conscience et le suffrage de quelques amis. Plus jaloux de préparer des regrets après ma mort, que d’obtenir des éloges de mon vivant, je m’étais dit : « Quand le peu que j’ai fait et le peu qui me reste à faire périraient avec moi, qu’est-ce que le genre humain y perdrait ? qu’y perdrais-je moi-même ? » Je ne voulais point amuser ; je voulais moins encore être applaudi : j’avais un plus digne objet, celui d’examiner sans partialité la vie et les ouvrages de Sénèque, de venger un grand homme, s’il était calomnié, ou, s’il me paraissait coupable, de gémir de ses faiblesses, et de profiter de ses sages et fortes leçons. Telles étaient les dispositions dans lesquelles j’écrivais, et telles sont les dispositions dans lesquelles il serait à souhaiter qu’on me lût.
Chaque âge écrit et lit à sa manière : la jeunesse aime les événements ; la vieillesse, les réflexions. Une expérience que je proposerais volontiers à l’homme de soixante-cinq ou six ans, qui jugerait les miennes ou trop longues, ou trop fréquentes, ou trop étrangères au sujet10, ce serait d’emporter avec lui, dans la retraite, Tacite, Suétone et Sénèque ; de jeter négligemment sur le papier les choses qui l’intéresseraient, les idées qu’elles réveilleraient dans son esprit, les pensées de ces auteurs qu’il voudrait retenir, les sentiments qu’il éprouverait, n’ayant d’autre dessein que celui de s’instruire sans se fatiguer : et je suis presque sûr que, s’arrêtant aux endroits où je me suis arrêté, comparant son siècle aux siècles passés, et tirant des circonstances et des caractères les mêmes conjectures sur ce que le présent nous annonce, sur ce qu’on peut espérer ou craindre de l’avenir, il referait cet ouvrage à peu près tel qu’il est. Je ne compose point, je ne suis point auteur ; je lis ou je converse, j’interroge ou je réponds. Si l’on n’entend que moi, on me reprochera d’être décousu, peut-être même obscur, surtout aux endroits où j’examine les ouvrages de Sénèque ; et l’on me lira, je ne dis pas avec autant de plaisir, comme on lit les Maximes de La Rochefoucauld, et un chapitre de La Bruyère : mais si l’on jette alternativement les yeux sur la page de Sénèque et sur la mienne, on remarquera dans celle-ci plus d’ordre, plus de clarté, selon qu’on se mettra plus fidèlement à ma place, qu’on aura plus ou moins d’analogie avec le philosophe et avec moi ; et l’on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est autant mon âme que je peins, que celle des différents personnages qui s’offrent à mon récit. Aucune preuve n’a la même force, aucune idée la même évidence, aucune image le même charme pour tous les esprits ; mais je serais, je l’avoue, beaucoup moins flatté que l’homme de génie se retrouvât dans quelques-unes de mes pensées, que s’il arrivait à l’homme de bien de se reconnaître dans mes sentiments.
J’aurais pu ne recueillir des règnes de Claude et de Néron que les endroits où Sénèque est en action, et ne montrer que cette grande figure isolée ; mais il m’a semblé que, placé au centre du tableau, on sentirait plus fortement la difficulté et la dignité de son rôle : le gladiateur antique serait plus intéressant, s’il avait en face son antagoniste. D’ailleurs cette manière s’accommodait mieux avec ma nonchalance. Quand on ne présente sur la toile qu’un seul personnage, il faut le peindre avec la vérité, la force et la couleur de Van Dyck ; et qui est-ce qui sait faire un Van Dyck ? Ce livre, si c’en est un, ressemble à mes promenades. Rencontré-je un beau point de vue ? je m’arrête, et j’en jouis. Je hâte ou je ralentis mes pas, selon la richesse ou la stérilité des sites : toujours conduit par ma rêverie, je n’ai d’autre soin que de prévenir le moment de la lassitude.
Au reste, mon ami, peut-être n’ai-je rien fait de ce que vous attendiez de moi. Peut-être eussiez-vous désiré, pour me servir ici de vos propres termes, « que, me livrant à toute la chaleur de mon âme, et à toute la fougue de mon imagination, je vous montrasse Sénèque, comme autrefois je vous avais montré Richardson » : mais, pour cela, au lieu de plusieurs mois, il fallait ne m’accorder qu’un jour. En revanche, disposez de mon travail comme il vous plaira ; vous êtes le maître d’approuver, de contredire, d’ajouter, de retrancher. Une obligation que je vous aurai toujours, à vous et à M. le baron d’Holbach, une marque signalée de votre estime, c’est de m’avoir proposé une tâche qui plaisait infiniment à mon cœur : : plût à Dieu qu’elle eût été moins disproportionnée à mes forces, et que vous vous fussiez rappelé, l’un et l’autre, le Quid ferre recusent, Quid valeant humeri ! (HORAT. de Art. pœt. v. 39 et 40.)
La belle chose que j’aurais produite, si le talent de l’avocat eût répondu à la grandeur de la cause ! L’apologie d’un Sénèque ! le tableau des règnes d’un Claude et d’un Néron ! quels sujets à traiter, si j’avais su faire pour l’innocence du philosophe ce que vous avez fait pour l’intelligence de ses écrits !
Votre tâche, moins agréable que la mienne, n’était guère moins difficile à remplir : elle exigeait une connaissance approfondie de la langue, des usages, des coutumes, des mœurs, de l’état des sciences et des arts au temps de Sénèque. Comment parvient-on à développer des manœuvres d’atelier, comme vous l’avez fait ? Je l’ignore ; et cependant je ne suis pas novice dans cette matière. Il y a telles de vos notes qui sollicitent une place dans les savants recueils de notre Académie des inscriptions : d’autres montrent de la finesse, du goût, de la philosophie, de la hardiesse ; toutes annoncent l’ami des hommes, l’ennemi des méchants, et l’admirateur du génie. Les savants et les ignorants de bonne foi vous ont rendu justice : les savants, qui ont apprécié la difficulté de vos recherches ; les ignorants de bonne foi, comme moi, pour qui vous avez dissipé les obscurités de Sénèque.
Si les hommes avaient sous la tombe quelque notion de ce qui se passe sur la terre, de quels sentiments de reconnaissance pour vous, pour M. le baron d’Holbach, pour vos dignes collègues MM. Desmarets et d’Arcet, cette victime prématurée d’Épi cure et de Zénon, l’honnête et laborieux La Grange, ne serait-il pas pénétré ? Toutes les opinions sur les âmes des morts, qui me touchent ou qui me flattent, je les embrasse ; et il me semble, dans ce moment, que je vois l’ombre de notre cher La Grange errer autour de votre lampe, tandis que vos nuits se passent soit à compléter ou éclaircir son ouvrage, soit à rapprocher en cent endroits sa traduction du vrai sens de l’original. Je l’entends, il vous dit : ; « Celui qui renferme dans une urne la cendre négligée d’un inconnu, fait un acte pieux ; celui qui élève un monument à son ami, donne de l’éclat à sa piété : que ne vous dois-je pas, à vous qui vous ◀occupez de ma gloire ! »
Hélas ! il a dépendu de moi que le philosophe Sénèque me dît aussi : « Il y a près de dix-huit siècles que mon nom demeure opprimé sous la calomnie ; et je trouve en toi un apologiste ! Que te suis-je ? et quelle liaison, épargnée par le temps, peut-il subsister entre nous ? serais-tu quelqu’un de mes descendants ? Et que t’importe qu’on me croie ou vicieux ou vertueux ? »
Ô Sénèque ! tu es et tu seras à jamais, avec Socrate, avec tous les illustres malheureux, avec tous les grands hommes de l’antiquité, un des plus doux liens entre mes amis et moi, entre les hommes instruits de tous les âges, et leurs amis. Tu es resté le sujet de nos fréquents entretiens ; et tu resteras le sujet des leurs. Tu aurais été l’organe de la justice des siècles, si j’avais été à ta place, et toi à la mienne. Combien de fois, pour parler de toi dignement, n’ai-je pas envié la précision et le nerf, la grandeur et la véhémence de ton discours, lorsque tu parles de la vertu ? Si ton honneur te fut plus cher que ta vie, dis-moi, les lâches qui ont flétri ta mémoire n’ont-ils pas été plus cruels que celui qui te fit couper les veines ? Je me soulagerai en te vengeant de l’un et des autres.
Pourquoi faut-il, mon ami, que les accusations soient écoutées avec tant d’avidité, et les apologies reçues avec tant d’indifférence ? La faute, réelle ou supposée, se répand avec éclat : le reproche circule de bouche en bouche avec une feinte pitié ; la ville en retentit de toutes parts. Si la calomnie disparaît à la mort de l’homme obscur, la célébrité lui sert de véhicule, et la porte jusques aux siècles les plus reculés ; penchée sur l’urne du grand homme, elle continue d’en remuer, la cendre avec son poignard. A la fin, un défenseur s’est-il élevé ? la perversité des accusateurs et l’innocence de l’accusé sont-elles également évidentes ? l’on se tait ; la justification passe sans bruit, tombe dans l’oubli, et l’innocent n’en est guère moins suspecté. Ce fameux scélérat de Philippe ne connaissait que trop bien l’effet de la calomnie, lorsqu’il disait à ses courtisans : Calomniez, toujours ; si la blessure guérit, la cicatrice restera 11.
Mais, au défaut du succès, on ne nous ravira point à vous, à moi, et à quelques autres écrivains qui m’ont précédé dans la même carrière, et dont le travail ne m’a pas été inutile, la gloire de la tentative. A cet avantage tâchons, mon ami, d’en ajouter un second, plus précieux peut-être : qu’il ne vous suffise pas d’avoir éclairci les passages les plus obscurs du philosophe ; qu’il ne me suffise pas d’avoir lu ses ouvrages, reconnu la pureté de ses mœurs, et médité les principes de sa philosophie : prouvons que nous avons su, l’un et l’autre, profiter de ses conseils. Si nous interrogions Sénèque, et qu’il pût nous répondre, il nous dirait : « Voilà la vraie manière de louer mes écrits, et d’honorer ma mémoire. »