(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XVII. Conclusion » pp. 339-351
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre XVII. Conclusion » pp. 339-351

Chapitre XVII.
Conclusion

Nous venons de reconnaître toute une tradition comique qui précède immédiatement Molière et qui lui arrive de première main. Non seulement les œuvres qu’elle avait produites figuraient certainement, et pour une grande part, dans les « deux cent quarante volumes de comédies », que mentionne l’inventaire de sa bibliothèque ; mais il voyait, il fréquentait assidûment les artistes contemporains qui en étaient les représentants. Ils se trouvaient ensemble dans les résidences royales, participaient souvent aux mêmes fêtes, aux mêmes spectacles ; ils assistaient à de communs repas : « Molière, dit Palaprat, vivait dans une étroite familiarité avec les Italiens, parce qu’ils étaient bons acteurs et fort honnêtes gens. »

On s’explique parfaitement l’influence qu’un de ces théâtres eut sur l’autre. Si l’on a bien dans la mémoire l’ensemble des œuvres du comique français, on discerne sans peine l’élément important que lui a transmis la double veine, littéraire et populaire, de l’art italien ; élément important, non par le fonds des idées satiriques et morales, mais par l’abondance des moyens d’expression ; élément en quelque sorte matériel, artificiel, mis à la disposition du grand ouvrier. Nous avons passé en revue les pièces entières dont, à l’origine, il emprunte la trame : ainsi L’Étourdi, Le Dépit amoureux dans toute sa partie romanesque, Dom Garcie ; probablement Sganarelle pour l’enchaînement des situations ; Le Médecin volant, parmi les essais de jeunesse. Plus tard, marchant de moins près sur les pas de ces précurseurs étrangers, il ne laisse pas de leur demander ce qu’il dédaigne ou néglige d’inventer : les nœuds de l’intrigue et les surprises du dénouement ; par exemple, ces filles enlevées dans leur jeunesse qui retrouvent leurs parents à la fin du cinquième acte de L’École des femmes, de L’Avare, des Fourberies de Scapin, viennent plus directement de la comédie italienne que de la comédie antique : celle-ci les avait léguées à celle-là, qui avait singulièrement grossi l’héritage.

Bien des personnages passèrent aussi d’une scène à l’autre, non les plus originaux, mais les plus actifs et les plus utiles : les Zanni, Mascarille, Scapin, Sbrigani, Pierrot ; les soubrettes : Marinette, Lisette, Nérine, Dorine, Toinette. Les amoureux : Valère, Lélie, Horace, Léandre, ne perdirent que la terminaison italienne de leurs noms ; il en fut de même des amoureuses, surtout de celles qui n’avaient point de physionomie très caractérisée : Célie, Isabelle, Angélique, Lucinde, Zerbinette. Le Pédant apparaît à plusieurs reprises sur le théâtre de Molière. Les Anselme, les Géronte restent proches parents des Beltrame et des Cassandre. Il n’est pas jusqu’à la Ruffiana qui ne montre le bout de sa cornette, quand Frosine essaye de marier Harpagon à la belle Marianne. Et, sauf ce dernier type que le progrès de la décence publique fit supprimer définitivement, tous ces personnages jeunes ou vieux, maîtres ou valets, furent transmis par Molière à ses successeurs et se perpétuèrent sur notre scène classique.

Tout cela forme sans doute un fonds commun assez considérable. Mais ce n’est pas, à notre avis, dans cette sorte de caput mortuum qu’il faut découvrir et signaler le service le plus important que les Italiens rendirent au chef de l’école française. Ils lui apprirent surtout à donner un relief vigoureux aux idées comiques ; ces incidents variés à l’infini, ces situations singulières, ces jeux de théâtre, ces pantomimes expressives, jusqu’à ces lazzi que les Italiens multipliaient et prodiguaient souvent sans autre but que l’action elle-même, Molière les employa avec réflexion. Il s’en servit pour révéler une préoccupation de l’esprit, un état de l’âme, un sentiment, une passion ; pour faire éclater un caractère du premier mot et du premier geste.

Les expositions étaient généralement très vives, très brusques dans la comédie de l’art ; Molière lui déroba ce secret. M. Rathery a comparé le début du fameux monologue d’Argan, le malade imaginaire, à l’entrée en matière de la farce du Français logé à l’hôtellerie du Lombard63 :

Chinque per chinque, vinte chinque ;
Sey per sey, trenta e sey ;
Septe per septe, quaranta e nove ;
Octo per octo, sexenta e quatre…
Ho guadagnato in octo mesi
Solamente à logiar Francesi
A centanara de fiorini.

La différence est immense, sans contredit, entre les deux morceaux ; l’un est aussi embryonnaire que l’autre est admirablement développé ; mais la formule est la même. Et ce sont, pour ainsi dire, des formules comiques que Molière emprunte aux Italiens, sauf à centupler la valeur de ce qu’il emprunte par le parti qu’il en tire, par l’usage qu’il en fait.

Nous avons précédemment signalé, dans la pièce d’Il Ritratto des Gelosi, ce trait d’une lettre de Flaminia que le Docteur, son mari, remet tout en colère à Flavio, croyant que c’est ce jeune homme qui l’a écrite, et se faisant ainsi le messager des amants qui le trompent. C’est exactement la ruse qu’imagine Isabelle, dans L’École des maris, pour faire parvenir un billet à Valère. Mais combien le stratagème devient plus piquant, employé par une jeune fille prisonnière !

Vous vous rappelez cette entrée en scène du Dépit amoureux, lorsque Mascarille vient trouver Albert et que celui-ci, à chaque parole, lui tourne le dos avec brusquerie.

ALBERT.

… Oh ! oh ! qui te peut amener.
Mascarille ?

MASCARILLE.

Je viens, monsieur, pour vous donner
Le bonjour.

ALBERT.

Ah ! vraiment, tu prends beaucoup de peine
De tout mon cœur, bonjour.
(Il s’en va.)

MASCARILLE.

La réplique est soudaine.
Quel homme brusque !
(Il heurte.)

ALBERT.

Encor ?

MASCARILLE.

Vous n’avez pas ouï,
Monsieur.

ALBERT.

Ne m’as-tu pas donné le bonjour ?

MASCARILLE.

Oui.

ALBERT.

Hé bien ! bonjour, te dis-je.
(Il s’en va, Mascarille l’arrête.)

MASCARILLE.

Oui ; mais je viens encore
Vous saluer au nom du seigneur Polidore.

ALBERT.

Ah ! c’est un autre fait. Ton maître t’a chargé
De me saluer ?

MASCARILLE.

Oui.

ALBERT.

Je lui suis obligé.
Va, que je lui souhaite une joie infinie.
(Il s’en va.)

MASCARILLE.

Cet homme est ennemi de la cérémonie.

La scène est traduite mot à mot de l’italien ; cette brusquerie est du caractère et du rôle de Beltrame. Dans la comédie de Molière, elle a une tout autre portée que dans L’Inavertito, parce qu’elle trahit les craintes et les remords du vieillard qui a sur la conscience un acte d’improbité.

Un exemple encore, car c’est là ce qu’il importe le plus de faire bien ressortir : dans un canevas fréquemment joué au temps de Molière, Le Case svaligiate (les Maisons dévalisées), Scapin faisait remarquer à Flaminia, qui était aimée de Pantalon, le diamant que celui-ci avait au doigt. Flaminia l’admirait ; Scapin le prenait afin qu’elle pût le voir mieux, le lui montrait de près, puis l’assurait que Pantalon la suppliait de l’accepter. Pantalon n’osait dire le contraire, quelque envie qu’il en eût. Molière s’empare de cette idée, il l’introduit dans L’Avare. C’est Cléante qui fait un présent à sa maîtresse aux dépens de son père ; c’est Harpagon qui est obligé d’abandonner sa bague. On voit si l’intérêt de la scène s’accroît prodigieusement !

Molière recourait tout naturellement aux Italiens, à ces artistes turbulents, lorsqu’il avait besoin d’accélérer le mouvement d’une pièce ; c’est ainsi que, dans cette comédie de L’Avare, peinture d’un vice qui se soutient difficilement au théâtre, il mit à contribution cinq ou six canevas de la commedia dell’arte. Le mouvement, c’est là, comme nous l’avons dit en commençant cette étude, ce que le théâtre italien enseignait, communiquait à Molière. C’est aux endroits où son théâtre s’anime davantage, que les commentateurs ont d’ordinaire à constater quelque imitation, à signaler quelque rapprochement.

Ainsi, lorsque les personnages se cherchent à tâtons dans la nuit noire, se prennent les uns pour les autres, et que Lubin, croyant avoir affaire à Claudine, révèle à George Dandin la trahison d’Angélique, nous sommes en plein sur le terrain de la comédie italienne ; ces jeux nocturnes, ces échanges, ces méprises abondent dans les canevas des Gelosi.

Les importuns qui se jettent à la traverse d’Éraste allant à un rendez-vous amoureux, et dont Molière a fait la galerie satirique des Fâcheux, sortent aussi de la commedia dell’arte.

Les enfants qui se pressent, en criant : Mon papa ! mon papa ! autour de M. de Pourceaugnac, avaient auparavant persécuté Arlequin, lequel leur échappait, comme le gentilhomme de Limoges, en se déguisant en femme.

Les Fourberies de Scapin, cette composition d’une vivacité si entraînante, est italienne dans la plupart de ses détails. La fameuse scène de la galère, que Molière emprunta à Cyrano de Bergerac, se trouve dessinée déjà dans un des canevas de Flaminio Scala : dans ce canevas intitulé Il Capitano, Pedrolino, afin d’arracher à Pantalon l’argent dont Oratio, fils de Pantalon, a un besoin pressant, vient lui raconter que ce fils est tombé entre les mains des bandits et mis à la rançon de cent écus. On peut supposer que les Gelosi n’étaient pas sans exploiter plaisamment cette situation. La scène excellente des aveux de Scapin, au deuxième acte de la même pièce, est aussi de la pure comédie de l’art. Les Fourberies de Scapin ont la marche aussi alerte, l’allure aussi dégagée que L’Étourdi ; elles ont la même origine que les fourberies de Mascarille, et par elles la dernière période de la carrière de Molière vient se rattacher à son commencement.

Molière ne se ralentit pas jusqu’au dernier jour ; il n’aurait pu, à dire vrai, écouter les conseils de Boileau, rester dans la haute comédie, sans compromettre la prospérité de son théâtre. Le voisinage des acteurs italiens le tenait en haleine, l’obligeait à revenir toujours à l’action rapide. Il fallait peu de chose pour que la foule lui préférât les mimes et les sauteurs avec qui il partageait la salle du Palais-Royal. Scaramouche étant resté absent l’espace de trois années, de 1667 à 1670, sa rentrée attira un tel concours de monde que, les jours où Molière jouait, la salle était déserte ; et ce n’est que Le Bourgeois gentilhomme qui ramena le public.

Les innombrables créations que le théâtre italien avait accumulées depuis près de deux siècles, les inventions de la commedia dell’arte surtout facilitèrent sa tâche et aidèrent à son génie. Les dominant par la forte éducation qu’il avait, comme tous ses contemporains, puisée chez les grands maîtres de l’antiquité, il put se servir de ce qu’il avait sous la main, en restant toujours supérieur. On a dit que les conquêtes légitimes étaient celles des peuples parvenus à la civilisation sur les peuples encore barbares qu’ils font participer à leurs lumières et à leurs progrès. Il en est de même, en quelque sorte, dans les arts. On n’a le droit de s’enrichir des dépouilles d’autrui, d’être hardiment imitateur, qu’à la condition d’être de beaucoup au-dessus de ceux que l’on imite, et de les vivifier et grandir eux-mêmes, pour ainsi dire, en les dépouillant.

Toute cette tradition comique, qui semblait ne rien produire que d’éphémère, ne fut ainsi ni inutile ni perdue ; et Molière, en la faisant contribuer à son œuvre, fit rejaillir sur elle un peu de l’éclatante lumière dont celle-ci est éclairée. Derrière lui, on cherche maintenant à distinguer les représentants de cette tradition. On ne dédaigne pas de vérifier les titres qu’ils prétendent à la renommée. Et c’est justice de ne pas accorder toute la gloire à ceux qui recueillent la moisson, et d’en réserver quelque petite part à ceux qui ont préparé et semé le champ.

Les études comme celle que nous terminons ont l’avantage de nous apprendre à n’être point trop injustes pour les temps qui, au premier coup d’œil, paraissent stériles ; on découvre, grâce à elles, qu’ils ont eu aussi leur travail et leur fécondité. Elles apprennent encore à ne point désespérer d’une époque parce qu’elle n’enfante point des œuvres artistiques ou littéraires de premier ordre : elle les ébauche, elle les rend possibles, elle les prépare peut-être. La comédie erre longtemps, cherche et s’égare et se compromet à travers mille tentatives et mille aventures, se mêlant sur les tréteaux aux bouffonneries les plus grossières, avant de rencontrer le souverain artiste qui sache la fixer et la maîtriser, qui la retire de la cohue où elle se cache, qui la place sur un trône et lui élève un palais digne d’elle.

Quoique les productions sans nombre que nos théâtres voient éclore chaque année, n’offrent pas, en général, les conditions d’une longue durée, qui sait pourtant si les éléments comiques qu’elles renferment sont destinés à périr à jamais ? Au milieu de cette herbe folle, il se trouve bien des germes qui pourront fructifier un jour. Dans toute littérature dramatique, il y a une part caduque, tout actuelle, ne pouvant guère survivre au jour qui l’a vue naître ; et il y a une part immortelle que nous n’entrevoyons que vaguement, tant l’intérêt présent nous occupe. Quelque autre Molière viendra peut-être, qui, dominant de son regard ce vaste travail inégal et confus qui se fait aujourd’hui, en sauvera ce qui mérite d’être sauvé et l’emploiera dans son œuvre.

L’humanité n’a pas dit son dernier mot ; sur notre sol ou dans d’autres régions, un grand siècle littéraire succédera aux grands siècles littéraires du passé. Nous savons du moins, par l’expérience des âges écoulés, que tout ce qui se fait dans l’intervalle nous y achemine. L’homme de génie, représentant d’une époque privilégiée, est le seul, d’un groupe nombreux, qui atteigne au sommet de la montagne ; mais ceux qui le précèdent, qui le soulèvent et le portent dans cette laborieuse ascension, et qui demeurent en route, concourent à son succès et associent leur mémoire à la sienne.