(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre IX. Beltrame » pp. 145-157
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre IX. Beltrame » pp. 145-157

Chapitre IX.
Beltrame

Que les Fedeli soient revenus ou ne soient pas revenus à Paris après 1625, pendant les dix-huit années que régnèrent encore Louis XIII et Richelieu, la France ne fut pas privée de troupe italienne. Beltrame (Nicolo Barbieri), s’étant séparé des Fedeli, forma une troupe avec laquelle il vint à Paris où il reçut un très favorable accueil de la cour et de la ville. Louis XIII le nomma soldat dans sa garde d’honneur. Dans La Supplica, dont nous parlerons plus loin, il invoque, en témoignage du zèle qu’il déploya dans son service, son capitaine l’illustre duc-cardinal de La Valette ; il est évidemment tout glorieux d’avoir joué ce rôle guerrier.

La comédie de l’art recouvra une partie de ses droits sous ce directeur, qui était un acteur excellent. On ne peut dire si le caractère de Beltrame existait avant lui ; mais, en tout cas, il le fixa, le perfectionna et lui donna une importance toute nouvelle. Beltrame fait les personnages de père ou de mari : c’est un père un peu brusque et tenant serrés les cordons de sa bourse, mais indulgent et raisonnable ; c’est un mari débonnaire, feignant de croire aux bourdes qu’on lui conte, qui voit clair toutefois, et qui prend sa revanche quand l’heure est venue. Il est moins facile à duper que Pantalon, mais il a aussi plus de bonté réelle. Son costume est très simple : il a une casaque de drap gris, la trousse et la culotte de même ; une collerette de toile sans empois ; une ceinture de cuir avec une escarcelle en forme de giberne par devant. Il porte un demi-masque au nez crochu ; sa barbe est taillée en pointe. On le voit représenté fort exactement en tête de sa Supplica imprimée à Venise en 1634 ; nous reproduisons ce dessin.

14. — Beltrame.

 

Beltrame, comme la plupart des comédiens distingués de sa nation, était auteur en même temps qu’acteur. Il fit jouer à l’impromptu une pièce dont plus tard il se donna la peine de développer le dialogue ( ho preso questa fatica di spiegarlo ) et qu’il fit imprimer à Turin en 1629 et à Venise en 1630. Elle est intitulée : L’Inavertito overo Scappino disturbato e Mezzettino travagliato, le Malavisé ou Scapin contrarié et Mezzetin tourmenté. Ici nous rentrons tout à fait dans le domaine de la commedia dell’arte. Les noms mêmes des personnages nous en avertissent, ce sont :

Pantalon des Bisognosi, Fulvio son fils, Scapin, leur valet ;

Beltrame ; Lavinia sa fille ;

Mezzetin, marchand d’esclaves, Celia, Laudomia, ses esclaves ;

Cintio, étudiant ;

Le capitaine Bellorofonte Martellione, étranger ;

Spacca, ami de Scapin ; un caporal et des sbires.

Le lieu de la scène est à Naples.

Donnons une analyse sommaire de cette pièce, où nous nous trouverons, du reste, en pays de connaissance.

ACTE PREMIER

Fulvio et Cintio, tous deux amoureux de l’esclave Celia, se déclarent la guerre. Fulvio invoque l’appui de son valet Scapin, le roi des fourbes ; ce dernier fait une première démarche auprès de Celia et de Mezzetin, le maître de Celia ; mais Fulvio survient après lui, et dit tout le contraire de ce que le valet vient de dire, de sorte que Mezzetin s’écrie : Signor, ho inteso il tuono della canzone, ma la musica non fa melodia, « j’ai entendu la chanson, mais votre musique n’est point d’accord24 ». Pour plus de détails, voyez la scène iv du premier acte de L’Étourdi de Molière ; l’imitation est des plus fidèles.

Nouveau stratagème de Scapin. Fulvio doit épouser Lavinia, fille de Beltrame, qu’il néglige. Scapin va trouver Beltrame et lui propose, en se disant envoyé par le seigneur Pantalon, d’acheter l’esclave qui est un obstacle à l’union des deux jeunes gens. Beltrame se laisse persuader.

Lavinia, qui aime l’étudiant Cintio, se fâche contre Scapin et l’accuse de trahison. Fulvio survient encore une fois mal à propos, partage la colère de Lavinia, dément Scapin et ne reconnaît son tort que lorsque Scapin lui explique dans quel but il avait conçu ce projet.

ACTE DEUXIÈME

L’étudiant Cintio Fidenzio vient acheter Celia ; il dit à Mezzetin de remettre la jeune fille à la personne qui viendra de sa part et montrera son anneau. Cintio est le fils d’un correspondant de Beltrame, sur qui il a une lettre de crédit. Scapin, qui a entendu les conventions que l’étudiant vient de faire avec Mezzetin, feint d’être brouillé avec Fulvio son maître qui l’a battu ; il entre au service de Cintio, qui l’envoie demander l’argent à Beltrame, et qui lui confie l’anneau à la vue duquel on lui délivrera Celia. Scapin s’empresse d’exécuter ces ordres, mais au profit de son véritable maître. Au moment où il a compté l’argent et où il va emmener Celia, un sbire vient mettre le séquestre surtout ce que possède Mezzetin, et par conséquent sur l’esclave. L’ordonnance de séquestre a été obtenue par Fulvio, à qui Cintio doit une quinzaine de ducats gagnés au jeu. Voilà encore une fois Scapin déconcerté, et son stratagème à vau-l’eau.

Beltrame fait lever le séquestre à l’instigation de Lavinia, informée de tout par Scapin. Il fait des menaces à Mezzetin pour l’empêcher de vendre l’esclave à Cintio, sur la conduite de qui, en sa qualité de correspondant, il est tenu de veiller.

ACTE TROISIÈME

Cintio s’est déguisé en serrurier pour enlever Celia. Scapin, qui a été averti du projet par son ami Spacca, prend l’avance et vient au lieu de Cintio, en criant : « O chi conza chiave, chiave ! »

Fulvio a eu vent de l’entreprise de Cintio ; il a prévenu Mezzetin, de sorte que celui-ci se moque du faux serrurier. Cintio se présente sous le même travestissement. Pantalon, qui a justement besoin de faire réparer une serrure, arrête au passage Cintio qui est fort embarrassé, d’autant que Mezzetin le poursuit de ses quolibets. Mezzetin, après s’être diverti à ses dépens, restitue à l’étudiant les deux cents ducats qui lui ont été donnés par Scapin, les menaces de Beltrame l’empêchant de conclure le marché.

L’étudiant Cintio commence à se décourager ; il a reçu une lettre de son père qui l’invite à demander à Beltrame la main de sa fille ; il s’y résoudrait peut-être s’il n’était pas piqué au jeu par la rivalité de Fulvio.

Scapin, cependant, recommence ses machinations. Il envoie Spacca, déguisé en courrier, porter à Mezzetin une prétendue lettre du père de Celia, dans laquelle il annonce au marchand qu’il est sur le point de venir la chercher et le prie de la garder chez lui au moins une semaine. Fulvio, intrigué en reconnaissant sur le dos du courrier une défroque qui lui appartient, fait naître les soupçons de Mezzetin et empêche de nouveau le succès de la ruse.

ACTE QUATRIÈME

Le capitaine Bellorofonte entre en scène. Fils d’un correspondant de Pantalon, il vient toucher une lettre de change de trois cents ducats et racheter Celia, qu’il se propose d’épouser. Il était fiancé à Laudomia, sœur de Celia ; mais Laudomia a été enlevée par des corsaires ; on n’a plus eu de ses nouvelles ; le capitaine a résolu d’épouser celle des deux sœurs qu’il a le bonheur de retrouver. Il paye Mezzetin et emmène Celia, qui, aimant Fulvio, n’est pas extrêmement satisfaite de l’aventure et désirerait presque demeurer en esclavage. L’étudiant Cintio, instruit de ce nouvel incident, s’empresse de demander à Beltrame la main de Lavinia.

Scapin ne se décourage pas. Il imagine de se faire passer pour hôtelier, et d’attirer dans sa maison le capitaine, en le flattant et en feignant d’ajouter foi à ses fanfaronnades. Il y réussit. Mais Fulvio, qui arrive aussi opportunément que de coutume, détrompe le capitaine et lui raconte son amour et les trames ourdies par son valet. Le capitaine se hâte de reprendre Celia et de l’emmener.

ACTE CINQUIÈME

Scapin se fait un point d’honneur de triompher des sottises de son maître. Il fait mettre par son complice Spacca une bourse dans la poche du capitaine Bellorofonte. Les sbires arrêtent le capitaine, qui est fouillé ; la fureur comique de Bellorofonte se devine aisément : « C’est l’Électeur palatin qui se venge, s’écrie-t-il, parce que je lui ai enlevé ses États ; il me le payera cher ! » On était alors, comme on le sait, au milieu de la guerre de Trente Ans, et l’Électeur palatin venait, en effet, de perdre ses États.

Fulvio, en le voyant aux mains des sbires, se porte garant du capitaine. Quand il sait qu’il vient encore de ruiner un stratagème de Scapin, il s’en va désespéré, résolu de s’expatrier et de fuir aux extrémités de la terre.

Mezzetin, qui est allé faire de nouvelles acquisitions, passe avec une autre esclave qu’il vient d’acheter. Le capitaine reconnaît sa fiancée Laudomia. Dès lors il consent à céder Celia à Fulvio. Scapin court après celui-ci et le ramène, non sans difficulté, tant il a peur de commettre encore quelque maladresse. Quand le capitaine lui demande s’il aime Celia, Fulvio, sous l’empire de la même crainte, nie son amour ; il hésite à toucher la main de Celia qu’on lui donne et tourne toujours les yeux vers Scapin pour s’assurer qu’il n’a point mal fait. Quand toutes les incertitudes disparaissent : « Enfin ! s’écrie-t-il, nous avons vaincu la mauvaise fortune, in ultimo habbiamo vinta ! » Excellent dénouement dont Molière n’a point profité, il est difficile de deviner pourquoi.

Cette pièce de L’Inavertito, qui est devenu L’Étourdi, ou les Contre-temps, eut un grand succès que Beltrame constate dans sa dédicace à Madame Christine de France, princesse de Piémont. « Parmi les soggetti, les sujets, sortis de mon débile cerveau, dit-il, c’est celui qui a été le plus généralement accepté par les comédiens, le plus applaudi du roi de France, des princes de Savoie et d’Italie et de tout le monde. » Elle continua à servir de canevas pour la comédie improvisée, ainsi qu’on peut s’en assurer, du reste, par une analyse de ce canevas, différent de la pièce en plus d’un point, que Cailhava a publiée25 et qu’il a donnée à tort pour l’analyse de l’œuvre même de Beltrame.

Ce fut certainement L’Inavertito qui créa au personnage de Scapin une sorte de supériorité parmi les rôles de premiers zanni, c’est-à-dire de valets intrigants26.

15. — Scapin.

 

Quant au caractère de Beltrame, tel il se dessine dans celle pièce, tel il persista jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Tel nous le retrouvons, par exemple, dans les Opere drammatiche giocose de Carlo Goldoni. La Mascherata (la Partie de masques) nous le montre mari de la coquette Lucrezia et marchand ruiné par les folles dépenses de sa femme. Il est jaloux, par-dessus le marché. Il accompagne tristement Lucrezia dans ses parties de plaisir, refusant de céder la place aux Sigisbés qui entourent la brillante Vénitienne ; payant toutes ses fantaisies, mais incivil et incommode. D’autre part, les créanciers deviennent de plus en plus pressants ; la faillite arrive. Beltrame va se réfugier chez un de ses amis à Rome ; Lucrezia l’implore pour qu’il l’emmène avec lui, en promettant d’être plus sage à l’avenir, et dans la mauvaise comme dans la bonne fortune, il ne sait pas résister aux caresses de sa chère moitié.

Nous insistons sur le caractère de ce personnage, parce qu’on en fait généralement un valet intrigant, de la même famille que Scapin, et que nous croyons que Riccoboni s’est trompé et a induit en erreur sur ce point ceux qui s’en sont rapportés à lui.

L’Inavertito n’est pas la seule œuvre de Niccolo Barbieri. Mais dans ses autres compositions il fut moins fidèle aux traditions de la comédie de l’art ; il céda, à son tour, à la tendance qui emportait le théâtre italien vers les complications extravagantes et les spectacles fantastiques. Outre deux tragi-comédies, Clotilda et L’Oristilla, nous avons de Barbieri ce qu’il appelle un opera tragica, intitulé : Il principe Eleuriendo di Persia, et une pièce mystique : La Luce imporporata, tragedia di santa Lucia, imprimée à Rome en 1651.

Il éprouva aussi ce vif besoin de réhabiliter sa profession que ressentaient particulièrement en France les comédiens italiens. Il publia dans ce but « La Supplica, discours familier de Nicolo Barbieri dit Beltrame, adressée à ceux qui, en écrivant ou en parlant, s’occupent des acteurs pour obscurcir les mérites de leurs actions vertueuses ; lecture destinée à ces galants hommes qui ne sont pas critiqueurs de parti pris ni tout à fait sots (1634)27 ». Il dédiait son ouvrage « à la Très chrétienne Majesté de l’invincible Louis le Juste, roi de France et de Navarre ». Il nous a transmis dans ce livre un grand nombre de renseignements intéressants, dont plusieurs sont utilisés dans l’aperçu historique que nous traçons.

Pendant cette période du gouvernement de Richelieu, notre art comique suivait une marche ascendante continue. Après Hardy étaient venus Théophile, Racan, Mairet et Gombault, puis Rotrou, Des Marets, Scudéry, Pierre Corneille, qui faisait représenter Mélite en 1629, Le Menteur en 1642, l’année même de la mort du cardinal-ministre. Les écoliers devenaient les maîtres. Le génie français dépassait de beaucoup le génie italien ; et celui-ci, réduit à un rôle inférieur, ne fournissait plus, pour ainsi dire, qu’aux menus plaisirs de la cour et de la nation.