Chapitre IX.
De l’esprit général de la littérature chez les modernes
Ce ne fut pas l’imagination, ce fut la pensée qui dut acquérir de nouveaux trésors pendant le moyen âge. Le principe des beaux-arts, l’imitation, ne permet pas, comme je l’ai dit, la perfectibilité indéfinie ; et les modernes, à cet égard, ne font et ne feront jamais que recommencer les anciens. Toutefois si la poésie d’images et de description reste toujours à peu près la même, le développement nouveau de la sensibilité et la connaissance plus approfondie des caractères ajoutent à l’éloquence des passions, et donnent à nos chefs-d’œuvre en littérature un charme qu’on ne peut attribuer seulement à l’imagination poétique, et qui en augmente singulièrement l’effet.
Les anciens avaient des hommes pour amis, et ne voyaient dans leurs femmes que des esclaves élevées pour ce triste sort. La plupart en devenaient presque dignes : leur esprit n’acquérait aucune idée, et leur âme ne se développait point par de généreux sentiments. De là vient que les poètes de l’antiquité n’ont le plus souvent peint dans l’amour que les sensations. Les anciens n’avaient de motif de préférence pour les femmes, que leur beauté, et cet avantage est commun à un assez grand nombre d’entre elles. Les modernes connaissant d’autres rapports et d’autres liens, ont pu seuls exprimer ce sentiment de prédilection qui intéresse la destinée de toute la vie aux sentiments de l’amour.
Les romans, ces productions variées de l’esprit des modernes, sont un genre presque entièrement inconnu aux anciens. Ils ont composé quelques pastorales, sous la forme de romans, qui datent du temps où les Grecs cherchaient à occuper les loisirs de la servitude ; mais avant que les femmes eussent créé des intérêts dans la vie privée, les aventures particulières captivaient peu la curiosité des hommes ; ils étaient absorbés par les occupations politiques.
Les femmes ont découvert dans les caractères une foule de nuances que le besoin de dominer ou la crainte d’être asservies leur a fait apercevoir : elles ont fourni au talent dramatique de nouveaux secrets pour émouvoir. Tous les sentiments auxquels il leur est permis, de se livrer, la crainte de la mort, le regret de la vie, le dévouement sans bornes, l’indignation sans mesure, enrichissent la littérature d’expressions nouvelles. Les femmes n’étant point, pour ainsi dire, responsables d’elles-mêmes, vont aussi loin dans leurs paroles que les sentiments de l’âme les conduisent. La raison forte, l’éloquence mâle peuvent choisir, peuvent s’éclairer dans ces développements où le cœur humain se montre avec abandon. De là vient que les moralistes modernes ont en général beaucoup plus de finesse et de sagacité dans la connaissance des hommes, que les moralistes de l’antiquité.
Quiconque, chez les anciens, ne pouvait atteindre à la renommée, n’avait aucun motif de développement. Depuis qu’on est deux dans la vie domestique, les communications de l’esprit et l’exercice de la morale existent toujours, au moins dans un petit cercle ; les enfants sont devenus plus chers à leurs parents par la tendresse réciproque qui forme le lien conjugal ; et toutes les affections ont pris l’empreinte de cette divine alliance de l’amour et de l’amitié, de l’estime et de l’attrait, de la confiance méritée, et de la séduction involontaire.
Un âge aride, que la gloire et la vertu pouvaient honorer, mais qui ne devait plus être ranimé par les émotions du cœur, la vieillesse s’est enrichie de toutes les pensées de la mélancolie ; il lui a été donné de se ressouvenir, de regretter, d’aimer encore ce qu’elle avait aimé. Les affections morales, unies, dès la jeunesse, aux passions brûlantes, peuvent se prolonger par de nobles traces jusqu’à la fin de l’existence, et laisser voir encore le même tableau sous le crêpe funèbre du temps.
Une sensibilité rêveuse et profonde est un des plus grands charmes de quelques ouvrages modernes ; et ce sont les femmes qui, ne connaissant de la vie que la faculté d’aimer, ont fait passer la douceur de leurs impressions dans le style de quelques écrivains. En lisant les livres composés depuis la renaissance des lettres, l’on pourrait marquer à chaque page quelles sont les idées qu’on n’avait pas, avant qu’on eût accordé aux femmes une sorte d’égalité civile.
La générosité, la valeur, l’humanité ont pris à quelques égards une acception différente. Toutes les vertus des anciens étaient fondées sur l’amour de la patrie ; les femmes exercent leurs qualités d’une manière indépendante. La pitié pour la faiblesse, la sympathie pour le malheur, une élévation d’âme, sans autre but que la jouissance même de cette élévation, sont beaucoup plus dans leur nature que les vertus politiques. Les modernes, influencés par les femmes, ont facilement cédé aux liens de la philanthropie, et l’esprit est devenu plus philosophiquement libre, en se livrant moins à l’empire des associations exclusives.
Le seul avantage des écrivains des derniers siècles sur les anciens, dans les ouvrages d’imagination, c’est le talent d’exprimer une sensibilité plus délicate, et de varier les situations et les caractères par la connaissance du cœur humain. Mais quelle supériorité les philosophes de nos jours n’ont-ils pas dans les sciences, dans la méthode et l’analyse, la généralisation des idées et l’enchaînement des résultats ! Ils tiennent le fil qu’ils peuvent dérouler chaque jour davantage, sans jamais s’égarer.
Le raisonnement mathématique est, comme les deux plus grandes idées de la haute métaphysique, l’espace et l’éternité. Vous ajoutez des milliers de lieues, vous multipliez des siècles ; chaque calcul est juste, et le terme est indéfini. Le plus grand pas qu’ait fait l’esprit humain, c’est de renoncer au hasard des systèmes, pour adopter une méthode susceptible de démonstration ; car il n’y a de conquis pour le bonheur général, que les vérités qui ont atteint l’évidence.
L’éloquence enfin, quoiqu’elle manquât sans doute, chez la plupart des modernes, de l’émulation des pays libres, a néanmoins acquis, par la philosophie et par l’imagination mélancolique, un caractère nouveau dont l’effet est tout-puissant.
Je ne pense pas que, chez les anciens, aucun livre, aucun orateur ait égalé, dans l’art sublime de remuer les âmes, ni Bossuet, ni Rousseau, ni les Anglais dans quelques poésies, ni les Allemands dans quelques phrases. C’est à la spiritualité des idées chrétiennes, à la sombre vérité des idées philosophiques qu’il faut attribuer cet art de faire entrer, même dans la discussion d’un sujet particulier, des réflexions touchantes et générales, qui saisissent toutes les âmes, réveillent tous les souvenirs, et ramènent l’homme tout entier dans chaque intérêt de l’homme.
Les anciens savaient animer les arguments nécessaires à chaque circonstance ; mais de nos jours les esprits sont tellement blasés, par la succession des siècles, sur les intérêts individuels des hommes, et peut-être même sur les intérêts instantanés des nations, que l’écrivain éloquent a besoin de remonter toujours plus haut, pour atteindre à la source des affections communes à tous les mortels.
Sans doute il faut frapper l’attention par le tableau présent et détaillé de l’objet pour lequel on veut émouvoir ; mais l’appel à la pitié n’est irrésistible que quand la mélancolie sait aussi bien généraliser que l’imagination a su peindre.
Les modernes ont dû réunir à cette éloquence, qui n’a pour but que d’entraîner, l’éloquence de la pensée, dont l’antiquité ne nous offre que Tacite pour modèle. Montesquieu, Pascal, Machiavel sont éloquents par une seule expression, par une épithète frappante, par une image rapidement tracée, dont le but est d’éclaircir l’idée, mais qui agrandit encore ce qu’elle explique. L’impression de ce genre de style pourrait se comparer à l’effet que produit la révélation d’un grand secret ; il vous semble aussi que beaucoup de pensées ont précédé la pensée qu’on vous exprime, que chaque idée se rapporte à des méditations profondes, et qu’un mot vous permet tout à coup de porter vos regards dans les régions immenses que le génie a parcourues.
Les philosophes anciens, exerçant pour ainsi dire une magistrature d’instruction parmi les hommes, avaient toujours pour but l’enseignement universel ; ils découvraient les éléments, ils posaient les bases, ils ne laissaient rien en arrière ; ils n’avaient point encore à se préserver de cette foule d’idées communes, qu’il faut indiquer dans sa route, sans néanmoins fatiguer en les retraçant. Il était impossible qu’aucun écrivain de l’antiquité pût avoir le moindre rapport avec Montesquieu ; et rien ne doit lui être comparé, si les siècles n’ont pas été perdus, si les générations ne se sont pas succédé en vain, si l’espèce humaine a recueilli quelque fruit de la longue durée du monde.
La connaissance de la morale a dû se perfectionner avec les progrès de la raison humaine. C’est à la morale surtout que, dans l’ordre intellectuel, la démonstration philosophique est applicable. Il ne faut point comparer les vertus des modernes avec celles des anciens, comme hommes publics ; ce n’est que dans les pays libres qu’il existe de généreux rapports et de constants devoirs entre les citoyens et la patrie. Les habitudes ou les préjugés, dans les pays gouvernés despotiquement, peuvent encore souvent inspirer des actes brillants de courage militaire ; mais le pénible et continuel dévouement des emplois civils et des vertus législatives, le sacrifice désintéressé de toute sa vie à la chose publique, n’appartient qu’à la passion profonde de la liberté. C’est donc dans les qualités privées, dans les sentiments philanthropiques et dans quelques écrits supérieurs qu’il faut examiner les progrès de la morale.
Les principes reconnus par les philosophes modernes contribuent beaucoup plus au bonheur particulier que ceux des anciens. Les devoirs imposés par nos moralistes se composent de bonté, de sympathie, de pitié, d’affection. L’obéissance filiale était sans bornes chez les anciens. L’amour paternel est plus vif chez les modernes ; et il vaut mieux sans doute qu’entre le père et le fils, celui des deux qui doit être le bienfaiteur, soit en même temps celui dont la tendresse est la plus forte.
Les anciens ne peuvent être surpassés dans leur amour de la justice ; mais ils n’avaient point fait entrer la bienfaisance dans les devoirs. Les lois peuvent forcer à la justice, mais l’opinion générale fait seule un précepte de la bonté, et peut seule exclure de l’estime des hommes l’être insensible au malheur.
Les anciens ne demandaient aux autres que de s’abstenir de leur nuire ; ils désiraient uniquement qu’on s’écartât de leur soleil pour les laisser à eux-mêmes et à la nature. Un sentiment plus doux donne aux modernes le besoin du secours, de l’appui, de l’intérêt qu’ils peuvent inspirer ; ils ont fait une vertu de tout ce qui peut servir au bonheur mutuel, aux rapports consolateurs des individus entre eux. Les liens domestiques sont cimentés par une liberté raisonnable ; l’homme n’a plus légalement aucun droit arbitraire sur son semblable.
Chez les anciens peuples du Nord, des leçons de prudence et d’habileté, des maximes qui commandaient un empire surnaturel sur sa propre douleur, étaient placées parmi les préceptes de la vertu. L’importance des devoirs est bien mieux classée chez les modernes ; les relations avec ses semblables y tiennent le premier rang ; ce qui nous concerne nous-mêmes mérite surtout d’être considéré, relativement à l’influence que nous pouvons avoir sur la destinée des autres. Ce que chacun doit faire pour son propre bonheur est un conseil, et non un ordre ; la morale ne fait point un crime à l’homme de la douleur qu’il ne peut s’empêcher de ressentir et de témoigner, mais de celle qu’il a causée.
Enfin ce que la morale de l’Évangile et la philosophie prêchent également, c’est l’humanité. On a appris à respecter profondément le don de la vie ; l’existence de l’homme, sacrée pour l’homme, n’inspire plus cette sorte d’indifférence politique, que quelques anciens croyaient pouvoir réunir à de véritables vertus. Le sang tressaille à la vue du sang ; et le guerrier qui brave ses propres périls avec la plus parfaite impassibilité, s’honore de frémir en donnant la mort. Si quelques circonstances peuvent faire craindre qu’une condamnation soit injuste, qu’un innocent ait péri par le glaive des lois, les nations entières écoutent avec effroi les plaintes élevées contre un malheur irréparable. La terreur causée par un supplice non mérité se prolonge d’une génération à l’autre : on entretient l’enfance du récit d’un tel malheur ; et quand l’éloquent Lally, vingt ans après la mort de son père, demandait en France la réhabilitation de ses mânes, tous les jeunes gens qui n’avaient jamais pu voir, jamais pu connaître la victime pour laquelle il réclamait, versaient des pleurs, se sentaient émus, comme si le jour horrible où le sang avait été versé injustement ne pouvait jamais cesser d’être présent à tous les cœurs.
Ainsi marchait le siècle vers la conquête de la liberté ; car ce sont les vertus qui la présagent. Hélas ! comment éloigner le douloureux contraste qui frappe si vivement l’imagination ! Un crime retentissait pendant une longue suite d’années ; et nous avons vu des cruautés sans nombre, presque dans le même temps commises et oubliées ! Et c’est la plus grande, la plus noble, la plus fière des pensées humaines, la république, qui a prêté son ombre à ces forfaits exécrables ! Ah ! qu’on a de peine à repousser ces tristes rapprochements ! Toutes les fois que le cours des idées ramène à réfléchir sur la destinée de l’homme, la révolution nous apparaît ; vainement on transporte son esprit sur les rives lointaines des temps qui sont écoulés, vainement on veut saisir les événements passés et les ouvrages durables sous l’éternel rapport des combinaisons abstraites ; si dans ces régions métaphysiques un mot répond à quelques souvenirs, les émotions de l’âme reprennent tout leur empire. La pensée n’a plus alors la force de nous soutenir ; il faut retomber sur la vie.
Ne succombons pas néanmoins à cet abattement. Revenons aux observations générales, aux idées littéraires, à tout ce qui peut distraire des sentiments personnels ; ils sont trop forts, ils sont trop douloureux pour être développés. Un certain degré d’émotion peut animer le talent ; mais la peine longue et pesante étouffe le génie de l’expression ; et quand la souffrance est devenue l’état habituel de l’âme, l’imagination perd jusqu’au besoin de peindre ce qu’elle éprouve.