(1905) Promenades philosophiques. Première série
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(1905) Promenades philosophiques. Première série

Première partie

François Bacon et Joseph de Maistre

Nous ne connaissons le Discours véritable de Celse, l’ouvrage dans lequel il réfutait le christianisme, que par la contre-réfutation qu’en fit Origène un siècle plus tard. Origène ne donne pas une mauvaise idée de son adversaire, si l’on admet, ce qui semble certain, qu’il le cite toujours exactement. Les objections de Celse sont en effet, tellement bien choisies qu’après tant d’années et de révolutions dans les idées, les croyances et les mœurs, elles ont gardé leur pleine valeur, au moins de polémique. Toute l’histoire est dans Hérodote, disait Schopenhauer ; tous les arguments contre le christianisme sont dans Celse. En faisant, pour le bien de la foi, la critique de cet ennemi, Origène a donc ainsi conservé à la postérité le plus dangereux arsenal et le mieux fourni d’armes de toutes sortes contre la vérité qu’il voulait sauver.

Il est arrivé à Joseph de Maistre une aventure analogue. Sans doute, les œuvres de Bacon, loin d’être perdues, sont à la portée de toutes les mains. Bien plus l’essentiel des principes qui y sont exposés a passé dans la circulation intellectuelle. Cependant il manquait un livre où les idées de Bacon fussent rigoureusement mises en lumière, découpées comme des figures sur un transparent. Le Bacon d’avant de Maistre était un philosophe un peu suspect par ses relations avec d’Holbach, les soupers où il s’était débauché. Ceux qui l’avaient enrôlé dans leur coterie, à peine l’avaient-ils lu ; ils ne l’avaient pas compris, étant incapables, faute d’érudition et d’esprit critique, de s’assimiler les opinions transitoires d’un homme aussi prudent, aussi mystérieusement retors. Bacon est infiniment difficile à entendre. Chaque fois qu’il croit émettre une idée hardie, il la rédige en énigmes ; il écrit pour quelques disciples, non pour le peuple. Il y a en Bacon des ruses et aussi des naïvetés d’alchimiste ; ce qu’il croit important et qu’il cache est parfois puéril, et réciproquement. Une grande patience et une longue initiation sont nécessaires ; pour arriver à découvrir, dans l’amas contradictoire des opinions et des formules, les grains de diamant blanc ou noir qui y sont célés. Le Bacon du dix-huitième siècle est résumé dans l’ouvrage de Deluc, Précis de la philosophie de Bacon. Ce n’est que bien plus tard, après la Révolution, que La Salle donna sa traduction des œuvres complètes en quinze volumes.

Le dix-huitième siècle connaît, de Bacon, ce qu’on en trouve dans Deluc et ce qu’en a dit Voltaire qui ne l’avait jamais lu et en parlait d’après des causeries de taverne. Voltaire, chaque fois qu’on presse trop fort les fruits de cet arbre merveilleux, on ne trouve que poussière ou pourriture ; ils n’ont qu’une surface, ils ne peuvent rafraîchir que l’œil et nourrir que l’imagination. Quand Voltaire cite Bacon, il dit : dans son livre, comme si Bacon n’avait écrit qu’un livre. Par exemple : « Dans toutes les expériences physiques faites depuis Bacon, il n’y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans son livre1. »

En dehors de cette croyance au livre unique de qui en a, au contraire, écrit un très grand nombre, et fort divers, l’assertion est d’ailleurs inexacte. D’Alembert la répète, sans pouvoir donner aucun exemple précis. Parmi la quantité d’expériences saugrenues proposées par Bacon dans tous les ordres de sciences, on n’en voit guère qu’une seule qui ait été réalisée, celle de la marmite de Papin.

 

Encore n’est-ce pas très sûr, car il me semble parler non de matières à dissoudre, mais d’eau à « faire changer de couleur, d’odeur et de goût ». Cette opération, en tout cas, lui semblait d’une importance excessive. Si vous faites cela, dit-il, « soyez sûr que vous avez opéré un grand œuvre dans la nature, que vous mettrez enfin des menottes à Protée, et que vous le forcerez à se prêter aux plus étranges transmutations. L’intelligence humaine peut à peine concevoir les effets de cette expérience, que nul mortel n’a encore imaginée2 ». S’agit-il du « digesteur » ? L’expérience a été faite, ajoute de Maistre ; mais, au lieu d’enchaîner Protée, elle a produit, quoi ? du bouillon.

Il y a deux hommes dans Bacon : le raisonneur et le savant.

Le raisonneur a combiné en un système assez cohérent les idées qui reparaissaient alors sur la nécessité de l’observation directe de la nature. En fouies dans les ténèbres depuis la transformation chrétienne de la civilisation, elles avaient surgi pour un instant au treizième siècle, à la prière d’un autre Bacon, le moine Roger ; puis elles étaient rentrées sous terre. A la fin du seizième siècle, enfin, ressuscitées pour toujours, elles couraient le monde, joyeuses de leur vie reconquise.

On les voyait partout ; même chez des théologiens comme Servet ; elles s’arrêtaient dans les universités, faisant de celle de Padoue leur séjour de prédilection. C’est là que Harvey étudiait l’anatomie et la physiologie dans le temps même que Bacon, rédigeant les principes généraux de la recherche scientifique, les méconnaissait lui-même presque à chaque page de la plupart de ses écrits. Il est assez peu probable que Bacon les ait trouvés d’original, ces principes qu’il n’eut jamais l’idée d’appliquer à rien. C’était un curieux universel. Prompt à s’assimiler toutes les notions, il avait quelque critique pour les idées, très peu pour les faits. Cet homme qui, en somme, a réussi un essai de construction de la méthode positive, qui a affirmé très nettement le devoir du savant de ne quitter jamais le contact de la nature, qui a eu la hardiesse de réunir les sciences morales aux sciences d’observation sous ce mot unique : la physique, cet homme qui, vu ainsi, sous une lumière choisie, apparaît tel qu’un des grands esprits de l’humanité, était, en somme, un des savants les plus médiocres, les plus crédules, les plus ridicules, de son temps. Harvey le méprisait, le tenait pour un vain compilateur. Il y a là un mystère. Loin que Bacon ait écrit Shakespeare, c’est peut-être Shakespeare qui a écrit ce qu’il y a de raisonnable dans Bacon. Du moins, ceci est évident et incontestable : on a sous son nom deux sortes d’écrits, les uns de raisonnement pur, où il y a des parties admirables ; les autres, où le raisonnement est maladroitement appuyé de faits, et qui sont absurdes. Bacon est un architecte qui a l’imagination d’un palais merveilleux, mais ne sait ni le dessin, ni la géométrie, ni la maçonnerie, ni la charpente. Ne pouvant construire, il raconte. Mais un jour, grisé par ses récits, il se met à l’œuvre, tout de même, et il accomplit une œuvre puérile et chancelante. Le récit est resté : il nous étonne ; quant aux débris du palais, ils sont là aussi, et ils nous font rire.

Il ne faut pas s’exagérer la valeur de la méthode de Bacon ; c’est une intention de méthode. Il entrevoit ce qu’il faudrait faire, mais si confusément que, quand il se charge lui-même de l’opération, elle apparaît si maladroite que les principes qui l’ont guidée en sont compromis. Sa curiosité est vaste, mais elle se satisfait d’explications faciles ou obscures. Il est animiste à la manière des enfants, donne une volonté à l’eau, au vent. L’eau consent à se congeler en cristal, trouvant sous cette forme un repos pour ses esprits ; le vent, agacé par les ailes du moulin, les repousse du coude, et cela les fait tourner. Très peu de ces enfantillages ont passé du texte original dans l’édition française. La Salle, le seul et unique traducteur des œuvres complètes de Bacon3, interrompt à chaque instant son travail pour avertir, dans une note, qu’il a été obligé de passer certaines pages. La cause ? L’absurdité des rêveries de Bacon. Voici d’ailleurs les aveux de La Salle sur la traduction : « Elle est d’autant plus fidèle que nous avons eu l’attention d’y faire tous les contre-sens nécessaires. Lorsque l’auteur, après avoir posé un principe, en tire une conséquence directement opposée, nous supposons une faute de copiste, et nous le forçons d’être conséquent… Par la même raison, lorsqu’il se contente de simples lueurs et d’à peu près, j’intercale quelques mots afin de rapprocher un peu plus ce qu’il dit de ce qu’il veut dire et de la vérité… Comme il a presque toujours écrit avant d’achever sa pensée, je suis obligé de l’achever moi-même… Quand l’auteur n’a pas eu le temps ou la patience de méditer suffisamment son sujet, l’interprète, pour le rendre intelligible, doit traduire plutôt ce qu’il a voulu dire que ce qu’il a dit…

Et malgré toutes ces précautions lorsqu’on s’est fatigué pour l’expliquer, il pouvait bien se faire que le lecteur ne l’entendît pas mieux que le traducteur ne l’entend et que Bacon ne s’entend lui-même…4. » Qu’on relise attentivement ces extraordinaires remarques ! Avec un pareil système on ferait de la Physique d’Aristote la physique de M. Berthelot et de l’histoire Naturelle de Pline, l’histoire naturelle de M. Edmond Perrier. La gloire de Bacon repose, en grande partie, sur l’indulgence de ses lecteurs, de ses commentateurs et de ses traducteurs.

Sans doute, on ne peut lui demander d’avoir, à lui seul et dès le début du dix-septième siècle, réformé toutes les sciences positives ; qu’il en ait esquissé quelques-uns des principes, cela est déjà énorme. Il faut pourtant se demander s’il a réellement compris, avec le sens qu’on leur donne aujourd’hui, ces principes mêmes. Cela est douteux. Le doute naît, lorsque l’on a recours, non pas à une traduction amendée, mais au texte original, ou à une traduction contemporaine. Nous avons

celle de son Histoire Naturelle, par le sieur Pierre Amboise, publiée à Paris en 1631. Elle a cet intérêt d’avoir été faite sur le manuscrit original et de représenter une rédaction beaucoup plus fidèle que celle de l’édition anglaise arrangée, pour le bien de la religion, par l’aumônier de Bacon. Sous le titre d’histoire naturelle, bien plus vague en ce temps-là que maintenant, il est question des Métaux, des Odeurs, des Couleurs, des Sons de la Médecine, des Plantes, des Substances en général, des Animaux et de quantité de secrets et miracles qui font également la matière ordinaire du Grand et du Petit Albert. Les œuvres de Bacon, après celles d’Albert le Grand, ont été le grand trésor où puisent encore les almanachs instructifs et les recueils d’arcanes. Ce réformateur de la méthode scientifique est la source de la plupart des erreurs scientifiques où se réjouit toujours l’humanité. Bacon, dans ce livre et non moins dans le Sylva Sylvarum ou Augmentatio scientiarum, fait preuve d’un véritable génie de l’inobservation. Pline est moins crédule, car Pline n’est crédule que pour les faits qui lui étaient invérifiables ; il savait voir, et chaque fois qu’il a vu, il a dit juste dans une langue extrêmement précise. Bacon, s’il a parfois regardé, n’a jamais vu ; c’est pourquoi son style, imaginatif et charmant, est d’une si étrange imprécision. Il dira : « Je ne saurais assez admirer les merveilles de la nature quand je considère que la plupart des insectes, comme les mouches et autres semblables, étant coupés en diverses parties et à l’instant remis au soleil, recouvrent leur première vie. » Voilà une expérience bien facile à faire ; mais telle est la paresse physique, et intellectuelle aussi, de ce rêveur, et sa promptitude à transcrire tel quel son rêve, qu’il n’a pas l’idée de couper lui-même une mouché « en diverses parties ». Singulier état d’esprit ! Jusque-là, cependant, Bacon ne se distingue en rien de la plupart de ses contemporains, lesquels étaient précisément aux antipodes de Bouvard et de Pécuchet ; mais il va plus loin ; il explique avec une audace vraiment méprisable l’expérience qu’il n’a pas faite : « Cela ne peut procéder que de la grande dilatation des esprits qui, étant épars dans tout ce petit corps, se ramassent facilement et reprennent leur vivification par la douce chaleur des rayons du soleil. Aussi est-il bien juste que ces petites bêtes, qui ne sont, à proprement parler, qu’animaux imparfaits, recouvrent ainsi facilement la vie qu’ils peuvent perdre avec si peu d’efforts. Certes qui pourroit pratiquer la même chose en la section des corps plus parfaits auroit atteint la connoissauce d’un secret dont l’excellence n’auroit pas de comparaison. Et l’on pourroit facilement ensuite travailler au rajeunissement des hommes, en renouvelant et établissant les parties altérées par la vieillesse, suivant les fondements de l’ancienne Médée… » On comprendra le mépris de Harvey, en apprenant que les œuvres de Bacon sont en grande partie composées de faits de ce genre. Il y a beaucoup de bêtise dans cet homme d’esprit, ou peut-être autre chose : beaucoup d’imposture.

Il parle en un autre endroit du même livre de greffes de pommiers que l’on peut enter « dessus des troncs de choux et qui rapportent des pommes fort grosses et en quantité, desquelles les pépins étant semés en terre ne produisent rien que des choux ». Comme il ne vérifie jamais un seul fait, même parmi les plus facilement véritables, il se contredit matériellement à quelques pages de distance. Il ne vit pas sa science ; il ne tente aucune coordination entre les données qu’il recueille et qu’il accumule sans aucune critique.

Cherchant, il y a quelque temps, des opinions sur la question de la transplantation tant chez les hommes que chez les arbres, je trouvai dans Bacon, Histoire naturelle, 1. IV, ch. premier : Des moyens d’avancer ou de retarder les plantes : « La seconde [manière] est en remuant la terre, ou bien en changeant la plante de place, d’autant que, par ce moyen, la nourriture se porte plus facilement dans les racines, outre que le mouvement excite les esprits de la terre. » Je trouvai aussi, un peu plus loin : « La transplantation est aussi fort utile pour l’amélioration des plantes. Mais il faut qu’elle se fasse d’une mauvaise terre dans une bonne… » Cela n’est déjà plus la même chose. Entre ces deux opinions, on trouve ceci : a Une transplantation trop fréquente empêche aussi l’avancement des plantes, d’autant que, par ce changement, elles n’ont pas loisir de prendre nourriture et de s’attacher à la terre. » Bacon est un grand conciliateur. On peut ouvrir ses livres avec la certitude d’y trouver un argument quelconque pour n’importe quelle opinion. Rien ne l’embarrasse. Il aurait cultivé le transformisme avec ferveur ; un sot dirait qu’il l’a inventé, car voici un passage d’un transformisme vraiment frénétique : « La négligence, dit-il, que l’on apporte à la culture des plantes les fait dégénérer et changer quelquefois d’une espèce en une autre ; comme les choux qui se changent en raves ; le basilic exposé au soleil se change en thym sauvage : et des branches de chêne plantées en terre produisent de la vigne sauvage. » Un vulgaire compilateur en serait resté là. Bacon ajoute sérieusement : « Ce changement des plantes doit être réputé pour l’un des grands secrets de la nature, puisque les philosophes tiennent la conversion des espèces pour une chose du tout impossible. »

Comment donc se fait-il qu’un homme aussi crédule, aussi incurieux du fait réel, aussi imprudent, aussi éloigné et du type philosophe et du type savant, ait pu être, en somme, un des créateurs de la méthode scientifique et de la philosophie des sciences ? La réponse est impossible, si l’on croit que la vérité est objective ; elle est possible, si on la tient, au contraire, pour purement subjective. Que les faits énumérés par Bacon en quinze volumes fussent véritables ou faux objectivement, cela ne pouvait avoir pour lui aucune importance ; ils étaient vrais, du moment qu’il les considérait comme vrais. Cette méthode, que nous voyons bâtie sur l’erreur, Bacon l’édifiait réellement sur la vérité ; et c’est pourquoi elle est toujours bonne. Les faits ont une très grande valeur, mais passagère. Ceux qui sont vrais aujourd’hui seront faux demain, parce que leur exactitude est en rapport non pas avec une réalité immuable, extérieure à nous, mais avec une réalité intérieure, mobile et changeante comme la psychologie humaine. L’esprit humain crée vraiment la nature, à mesure qu’il la contemple, qu’il la pèse et qu’il la mesure. Une nouvelle méthode d’évaluation des forces institue de plus grands changements dans la nature que le jeu même des forces naturelles. Etre, c’est tomber sous les sens. Le perfectionnement mécanique des sens de l’homme augmente la quantité et la qualité de l’être. Les hommes, au cours des siècles, n’ont jamais été occupés, en dehors des exercices vitaux, qu’à créer et à recréer les choses. Bacon a écrit un traité de l’Augmentation des Sciences. L’homme rédige infatigablement le grand traité de l’Augmentation de la Nature.

La forêt baconienne, mais je dirais plutôt le fouillis baconien, doit choquer beaucoup moins les Anglais que nous-mêmes. Le désordre de Montaigne n’a pas nui à sa gloire parce que ce désordre, tout d’apparence, est secrètement très bien ordonné. Le désordre de Pascal est le fait de la mort : Pascal était un grand esprit scientifique, seulement un peu malade. Mais le goût français va vers l’ordre très visible, même s’il n’est obtenu que par un ratissage excessif des allées, même si les arbres sont émondés selon des règles d’une sévérité tyrannique : Versailles nous étonne d’abord, puis, très vite, nous enchante. Cependant, le romantisme a modifié notre œil ; nous n’aimons plus Versailles comme Voltaire a pu l’aimer. Mais nous l’aimons quand même : si l’arrangement de ses jardins choque légèrement nos sens plus coutumiers d’une nature moins docile et moins rigide, il y a tout au fond de nous un goût de symétrie et de forte simplicité, de domination aussi, qui nous fait apprécier ce paysage dont l’harmonie est un chef-d’œuvre de volonté. Voilà pourquoi la Sylva Sylvarum nous trouble plutôt qu’elle ne nous charme. Nous songeons à La Rochefoucauld, au Discours de la méthode, à ces manuels où les vérités qui conviennent à notre race sont si agréablement disposées en corbeilles et en quinconces : les forêts ne nous plaisent que par le désir qu’elles nous suggèrent d’y envoyer les jardiniers.

Le fouillis baconien a choqué violemment Joseph de Maistre. Cette forêt, trop pleine de ronces, de houx et d’épines, lui a paru infernale. Il s’y est promené comme en délire, une hachette à la main, s’y ouvrant de force un passage difficile. Il en revient plein de sang et de colère, lui, le philosophe ironique et froid, contre le philosophe lyrique. C’est ce qu’il n’a pas voulu, ou pu comprendre ; que Bacon est un poète lyrique avec des lueurs de philosophie. Il cherchait des raisonnements, il a trouvé des effusions. Bacon, cependant, a des moments de calme profond. Alors, tout recueilli en lui-même, il murmure des paroles mémorables. De Maistre les a entendues, les a retenues et les a transcrites en un langage d’une parfaite clarté. Son but était, en les présentant ainsi dépouillées de leur vêtement poétique, d’en faire voir toute l’horreur : il s’est trompé, il en a montré toute la beauté. La grandeur de Bacon est l’œuvre réelle de Joseph de Maistre. Avant lui, le Novum Organum semblait avoir été écrit avec la collaboration de Voltaire ; de Maistre remet ce livre à sa place, à une hauteur où Voltaire ne saurait atteindre même en tendant les jarrets : il le met sur un échafaud, mais si haut que le pilori devient une colonne d’apothéose. L’Examen de la philosophie de Bacon est un bûcher, mais, les flammes éteintes, on y trouve une pincée de cendres, lourdes comme du métal, et désormais irréductibles.

Voici cette pincée de cendres5 :

I — De Dieu et de l’Intelligence6

— Il n’y a de science réelle que la physique ; tout le reste est illusion (page 3).

— Le grand malheur de l’homme, celui qui a retardé infiniment le progrès de la véritable science c’est que l’homme a perdu son temps dans les sciences morales, politiques ou civiles ; et ce mal, qui est fort ancien, n’augmenta pas médiocrement par l’établissement du christianisme, qui tourna les grands esprits vers la théologie (3).

— Il faut ramener à la physique toutes sciences particulières, afin qu’elles ne soient pas tronquées et découpées. Cette règle embrasse tout et ses formules de découvertes s’étendent à la colère, à la honte, à la crainte, à la mémoire, au jugement, aussi bien qu’au chaud et au froid, au sec et à l’humide (6).

— Le principe capital de Bacon, c’est que Dieu, ne pouvant être comparé à rien, si l’on parle sans figure, et rien ne pouvant être connu que par comparaison, Dieu est absolument inaccessible et ne peut être par conséquent aperçu dans l’univers (14).

II — De l’âme

— La science de l’homme est bien digne d’être enfin émancipée et constituée en science à part, c’est-à-dire qu’elle doit se composer uniquement des choses qui sont communes à l’âme et au corps (40).

— Les facultés très connues de l’âme, sont l’intelligence, la raison, l’imagination, la mémoire, l’appétit, la volonté, etc, . ; mais, dans les doctrines de l’âme, il faut traiter de l’origine des facultés, et d’une manière physique, en tant qu’elles sont innées dans l’âme et qu’elles y sont attachées (50).

— Enfin, il nous propose de rechercher l’origine physique de l’intelligence, de la raison, de la volonté, de toutes les facultés, en un mot, qui s’exercent sur les sciences dialectiques et morales (52).

III — Du mouvement

— Les anatomistes ont fait quelques bonnes observations sur le mouvement animal ; d’autres en ont fait de tout aussi justes sur le rôle que joue l’imagination dans ce mouvement ; mais on n’a point encore recherché avec attention comment les compressions, les dilatations et les agitations de l’esprit peuvent mouvoir le corps en tous sens… Il ne faut pas s’étonner qu’on n’y ait rien compris, puisque l’âme sensible elle-même a passé jusqu’à présent plutôt pour une entéléchie et une simple fonction que pour une substance ; mais depuis qu’on sait enfin que cette âme est une substance corporelle et matériée (materiatam), il devient nécessaire de chercher comment l’esprit, c’est-à-dire un air (aura), une vapeur si légère et si tendre, peut remuer des corps si grossiers et si durs (56).

— Nous savons maintenant ce que Bacon savait sur l’origine du mouvement spontané, il en faisait un objet de pure mécanique (58).

IV — Des sens

— Les philosophes auraient dû s’occuper avant tout de la différence qui a lieu entre la perception et le sens ; examen qu’ils ont négligé et qui forme cependant un des points les plus fondamentaux de la philosophie. Nous apercevons, en effet, dans la presque totalité des corps naturels, une faculté manifeste de perception et même d’élection, en vertu de laquelle ils se joignent aux substances amies et repoussent les autres (90).

7 L’homme ne peut connaître par sa raison que la matière seule et les matrices élémentaires ; l’âme sensible, la vie, ce qui connaît, ce qui aime, ce qui veut, n’est que la matière matériée ; l’intelligence, la raison et l’appétit sont des facultés qui appartiennent à la même substance, et il faut en rechercher l’origine d’une manière physique ; le principe du mouvement spontané est purement matériel ; les sens ne sont que des trous ; tous les corps sont capables de perception et, pour changer une perception en sentiment, il suffît de frapper plus fort et plus longtemps ; la lumière qui éclaire nos yeux et la lumière qui éclaire notre intelligence sont deux fluides qui ne diffèrent qu’en ténuité, et qui doivent être considérés comme deux espèces du même genre (102).

V — De la matière et du principe des choses

— Toute la philosophie de Bacon tend à faire envisager le mouvement comme essentiel à la matière (106, note).

— Le vrai philosophe doit disséquer la nature et non l’abstraire ; il doit admettre tout à la fois une matière première et un mouvement premier, comme il se trouve. Ces trois choses peuvent bien être distinguées, mais jamais séparées. L’abstraction du mouvement, en particulier, a produit une infinité d’imaginations creuses, des âmes, des vies et autres choses semblables ; comme si la matière et la forme ne satisfaisaient pas à tout et qu’il fallût encore chercher des principes ! Il faut donc croire et soutenir que toute force, toute essence, tout mouvement ne sont que des conséquences et des émanations de cette matière première (142).

— Pour tout homme qui juge d’après sa raison, la matière est éternelle ; mais le monde, tel que nous le voyons, ne l’est pas (144) — Il serait à désirer que les hommes s’accordassent enfin sur ce qu’on appelle principes ; en sorte que, par une contradiction manifeste, on ne prît plus ce qui n’existe pas pour ce qui existe, et pour principe ce qui ne peut être principe.

Or, un principe abstrait n’est pas un être, et tout être périssable n’est pas principe ; donc l’esprit humain se trouve invinciblement conduit à l’atôme, qui est l’être véritable matérié, formé, situé, possédant l’antipathie et l’appétit, le mouvement et l’émanation. C’est celui qui demeure inaltérable et éternel au milieu de la destruction de tous les êtres naturels ; car il faut bien absolument que, dans cette dissolution si diversifiée de tous les grands corps, il y ait comme un centre immuable (149).

— C’est ce qu’il faut admettre, si l’on n’aime mieux peut-être soutenir qu’il n’y a point absolument de principes des choses, que chaque être est un principe pour un autre, et que la loi et l’ordre des changements sont les seules choses constantes et éternelles, tandis que les essences elles-mêmes ne cessent de fluer et de changer. Il vaudrait incontestablement mieux soutenir nettement ce système que de se laisser conduire, par l’envie d’établir un principe éternel, à l’inconvénient beaucoup plus grave d’en faire un principe imaginaire ; car la première supposition, qui fait changer toutes les choses en cercle8, offre du moins un sens déterminé ; au lieu que la seconde n’en présente aucun et ne dit rien dans le vrai, en nous donnant pour des réalités de purs êtres de raison et de simples appuis de l’esprit (153).

— La masse de la matière est éternelle et ne peut être augmentée ni diminuée (154).

— Il n’y a pas d’erreur égale à celle de ne pas regarder comme une puissance active cette force dont la matière est douée, en vertu de laquelle elle se défend contre la destruction, au point que la plus petite particule matérielle ne saurait être ni accablée par le poids de l’univers entier, ni détruite par la force et l’impétuosité réunies de tous les agents possibles, ni par quelques moyens que ce soit réduite au néant, ni forcée d’aucune manière imaginable à ne plus occuper un espace quelconque, ni privée de sa résistante impénétrabilité, ni empêchée enfin d’agir sans cesse, sans jamais s’abandonner elle-même. Cette force de la matière est, sans aucune comparaison, la première de toutes les puissances : elle est, pour ainsi dire, le destin et la nécessité (155).

VI — Causes finales

Le grand reproche que Bacon fait à la recherche des causes finales (il vaudrait mieux dire intentionnelles), c’est de nuire à celle des causes physiques : il est revenu souvent sur ce point avec la plus grande chaleur. Tantôt il nous dépeint les causes finales comme des rémoras qui arrêtent le vaisseau de la science ; tantôt il observe doctement que la philosophie de Démocrite et de ses collègues, qui ne voulurent reconnaître dans l’univers ni Dieu ni intelligence, fut néanmoins plus solide quant aux causes physiques, et pénétra plus avant la nature que celle de Platon et d’Aristote, par cette seule raison que ces premiers philosophes ne perdirent jamais leur temps dans la recherche des causes finales (196).

— Ailleurs, il nous apprend que si les causes finales envahissent le cercle des causes physiques, elles dévastent et dépeuplent misérablement cette province (197).

VII — La Religion et la Science

— Rien ne déplaisait tant à Bacon que l’union de la théologie et de la philosophie. Il appelle cette union un mauvais mariage, plus nuisible qu’une guerre ouverte entre les deux puissances. La religion s’oppose à toute nouvelle découverte dans les sciences ; la chimie a été souillée par les affinités théologiques. Il se plaint de « l’hiver moral » et des cœurs glacés dans son siècle, en qui la religion avait dévoré le génie (259).

VIII — Religion de Bacon

— II fait ensuite un autre reproche à l’homme, celui de se regarder comme la règle et le miroir de la nature et de croire qu’elle agit comme lui, idée aussi absurde, dit-il, que celles des anthropomorphismes chrétiens ou païens (318).

— Les hommes craignent la mort, comme les enfants craignent les ténèbres ; et, ce qui renforce l’analogie, les terreurs de la première espèce sont aussi augmentées dans les hommes faits par ces contes effrayants dont on les berce (329).

C’est par Joseph de Maistre que j’ai été initié à la « philosophie de Bacon ». Cela fait que j’admire Bacon quand je le lis traduit, travaillé, repensé et concentré par de Maistre, beaucoup plus que lorsque j’ouvre ses œuvres véritables. Mais j’admire plus encore le critique dont les mains créatrices donnent une vie et une force terrible à tout ennemi qu’elles touchent. Le cerveau de Joseph de Maistre est une forge qui, au lieu de dévorer les statues de bronze qu’on y jette, les rend intactes et plus belles, purifiées de toutes souillures, de toutes tares, de toutes rugosités. On lui donne un alchimiste à réduire, elle vomît un Prométhée.

Sainte-Beuve créateur de valeurs

L’importance de Sainte-Beuve, de plus en plus visible et incontestée, affirme celle de la critique.

Les poètes, les artistes créent des fantômes qui parfois deviennent immortels dans la tradition des hommes. Le critique, comme le philosophe, crée des valeurs. L’œuvre d’art ne conclut pas. Là où il y a conclusion, il y a critique des gens peu perspicaces demandaient à Sainte-Beuve : « Mais quelle est votre conclusion ? — Ma conclusion, répondait-il, commence à la première ligne de mon étude. » L’esprit critique cherche les intentions et en attribue nécessairement aux œuvres mêmes qui en sont les plus dénuées » Qui a donné sa valeur à Hélène ? Les critiques, et en particulier Goethe, dont la poésie même est un recueil de jugements. Il y a telle légende, tel conte populaire qui n’ont jamais acquis leur valeur, quoique tout le monde les sache par cœur, parce qu’il ne s’est pas trouvé un critique pour la dégager. Qui dira, par exemple, tout ce que contient la Belle et la Bête ?

C’est à l’absence du sacerdoce critique, bien plus qu’aux transformations de la langue, qu’est dû le discrédit où tomba pendant les derniers siècles l’ancienne poésie française. Pantagruel est presque aussi difficile à lire que Berthe aux grands Pieds ; mais la critique commençait, servie par l’imprimerie, et la popularité de Rabelais, attestée par d’innombrables éditions9, devint, grâce aux jugements de ses contemporains, récrits d’âge en âge, de la gloire. Au milieu du XVIIe siècle, Boileau parut et fixa pour trois siècles le catalogue des bons poètes de son temps. Boileau a été un grand créateur de valeurs ; son autorité, malgré les contradictions romantiques, n’a été jusqu’à nos jours que peu diminuée. Contre un Théophile ou un Saint-Amant, tel lettré a toujours prêt un vers des Satires. Plus tard, avec moins de bonheur, avec une autorité qui ne fut que momentanée, Voltaire essaya de reprendre ce rôle ; mais les esprits allaient devenir moins dociles et la notion même du goût allait s’effacer » effaçant à jamais le Temple du Goût.

Laharpe, pour un temps, fixa les valeurs littéraires. Son autorité lie fut déracinée que par celle de Sainte-Beuve. Seules, les Causeries du Lundi ont eu raison du Cours de Littérature. Malgré les apparences, Sainte-Beuve fut à peu près le seul critique du XIXe siècle le seul créateur de valeurs littéraires. Bien que depuis le Consulat et jusqu’aux dernières années du siècle, les ouvrages et les pages de critique aient abondé, presque aucun autre écrivain n’a eu le pouvoir de fixer durablement la figure d’un de ses contemporains ou d’amener l’opinion à réviser des jugements anciens. Les Grotesques de Théophile Gautier auraient été une de ces exceptions, si l’auteur de ce livre agréable et juste n’avait acquis d’abord la réputation d’un poète et d’un fantaisiste. Tous les autres, et ceux qui eurent pendant des quarante ans la plus brillante autorité, les Villemain, les Nisard, ou, plus bas, les Pontmartin, et tant de bons esprits ou de bonne volonté, il n’en reste à cette heure que des pages nulles, à moins que n’y sourie l’anecdote ou que n’y ricane la méchanceté. Le critique créateur de valeurs est plus rare même que le grand poète.

Ce que nous appelons un critique aujourd’hui, c’est un ancien bon élève, qui a contracté sur les bancs du collège, puis souvent à l’Ecole normale, le goût des études ennuyeuses. Après avoir été quelque temps professeur, il passe dans le journalisme, apprécie les livres nouveaux. Il donne son avis, avec prudence, cite les autorités, termine en insinuant que tout cela n’a aucune importance. Et c’est la vérité. Sainte-Beuve, avant même de se douter de sa vocation critique, dès ses premiers essais, interroge avec gravité sa conscience littéraire. Il a le sens des rapports et de la relativité ; il sait dissocier les hommes et les œuvres, encore que sa méthode semble de les unir au contraire bien plus intimement qu’on n’avait jamais osé le faire, sinon pour les anciens. Mais il n’ignore pas qu’il est des hommes supérieurs à leur œuvre, et à l’inverse. Les valeurs qu’il crée dès ce moment ne sont pas définitives ; il le sent et il le dit. Mais, en fait, s’il eut souvent à retoucher, il eut très rarement à effacer10.

Exceptées peut-être les Méditations, aucune des premières œuvres romantiques n’alla directement aux mains du public. Chacune était annoncée, préparée par d’habiles notes confiées aux journaux. Puis, le livre paru, le critique montait en chaire et expliquait au peuple l’évangile nouveau. Sainte-Beuve fut parfois ce sermonnaire ; mais, plus souvent, il préféra se réserver, attendre que l’impression d’étonnement fut amortie. Pour se calmer lui-même, il étudiait Racine ou même Delille ; il se façonnait à l’impartialité du portraitisme, au milieu même de la bataille qu’il livrait, avec ses amis, aux formes surannées du style et de la pensée.

L’image essentielle que nous avons du romantisme, c’est Sainte-Beuve qui nous l’a fournie. Ceux dont il aparté auront toujours au moins leur profil dans l’histoire littéraire ; de ceux sur lesquels il s’est tu, nous aurons toujours quelque peine à nous figurer les traits. Et ceci durera, malgré tous les efforts, jusqu’à ce qu’un autre créateur de valeurs littéraires vienne et reprenne ces peintures. Mais le parallèle avec Boileau pourrait s’imposer ici. Il en sera probablement pendant très longtemps de son autorité comme de celle du satirique. Elle ne diminuera momentanément que pour s’aviver à nouveau. Après tout, il nous faut une règle, c’est-à-dire une limite, même en littérature ; la mémoire est bornée et bornées nos facultés d’admiration ou même de goût. Les feuillets ajoutés au catalogue, les suppléments ne sont guère consultés ; ainsi en est-il des jugements de réhabilitation ou de déchéance. Ce qui est fait est fait.

Pour la période suivante, l’autorité de Sainte-Beuve décroît singulièrement, et cela à mesure que les années s’avancent. Le phénomène est régulier et conforme à tout ce que nous savons de la psychologie humaine. C’est que les bons jugements littéraires ne sont pas purement intellectuels ; il s’y mêle beaucoup de sentiment. Or le sentiment diminue avec l’âge, ou du moins, les facultés de sympathie n’étant pas indéfiniment extensibles, il arrive un moment où la production littéraire des nouveaux venus, si elle nous intéresse encore, ne nous passionne plus. Nous sentons bien qu’il y a un débat ; mais il est à régler entre des hommes d’une autre saison. Notre part est faite, ou du moins marquée, à moins de grands hasards ; ceux qui viennent peuvent nous l’envier, mais non nous la disputer sérieusement. Tout cela fait que les jugements d’une génération sur l’œuvre des générations qui suivent sont assez souvent d’une certaine mollesse. Sainte-Beuve aimait Baudelaire, il n’osa jamais le dire. Madame Bovary l’intéressa, mais il ne sut pas la différencier d’avec la Fanny de Feydeau. Je pense qu’au lieu de reprocher ces faiblesses à Sainte-Beuve, nous ferions mieux d’en faire notre profit. Les jeunes gens pourraient aussi en tirer cette conclusion : qu’au lieu de rechercher notre jugement ils feraient mieux, comme nous le faisions, il y a quinze ans, de se juger entre eux. Cette attitude n’empêche ni la cordialité des relations, ni l’estime, ni l’admiration ; mais elle éviterait des erreurs dont souffrent les deux partis. Il vaut mieux s’abstenir que d’écrire les deux articles de Sainte-Beuve sur Salammbô.

Mais Sainte-Beuve ne pouvait plus s’abstenir. Il était trop engagé et trop passé à l’état d’oracle de Delphes. Il retrouvait très vite la plénitude de son jugement, quand il se retournait vers le passé, c’est-à-dire vers sa jeunesse, vers les livres qu’il avait vu naître ou ceux qu’à vingt-cinq ans sa curiosité avait découverts.

Il ne fut point pour cette catégorie d’œuvres un moindre créateur de valeurs que pour celles de la période romantique. On peut même avancer que les valeurs les plus certaines et les plus définitives qu’il ait créées sont celles qui trouvent leur place entre Ronsard et Victor Hugo.

C’est lui qui a créé Ronsard et toute la pléiade, et tout le mouvement de fouilles qui s’est organisé depuis dans le terrain du XVIe siècle.

 

Il nous semble tout naturel aujourd’hui d’aimer Ronsard et de relire de temps à autre quelque sonnet des Amours. Avant Sainte-Beuve, et hors d’un cercle assez étroit de curieux, Ronsard était à peu près estimé à l’égal de Nostradamus. La France en était restée sur ce grand poêle à la valeur singulièrement erronée créée par Boileau. C’est le seul jugement de Boileau que la postérité ait bien nettement cassé, et il ne put l’être que sur le rapport d’un Sainte-Beuve. Le Tableau de la poésie française au XVIe siècle paraît aujourd’hui bien timoré, mais songez qu’il était écrit pour les esclaves de Boileau, les élèves de La Harpe, les admirateurs de Delille. Les jugements y sont nets cependant et on n’y trouve guère que des indications justes. M. L. Séché, qui connaît également bien la Pléiade et le Cénacle11, estime beaucoup le Tableau ; je tiens de lui-même cette appréciation ; elle peut servir à mesurer la puissance créatrice du critique, qui n’avait pu, pour cette œuvre de thaumaturge, s’appuyer que sur son seul génie.

La seconde création de Sainte-Beuve dans le passé, tout le monde la nomme, c’est Port-Royal. Mais là, il fît plus que d’indiquer les endroits où il devinait des trésors ; il mit lui-même la pioche dans les tumulus et fit surgir aux yeux étonnés une civilisation qui, contemporaine de Phèdre et de Tartufe, Pétait aussi des catacombes. La découverte de ces chrétiens farouches ne fut pas sans influence sur l’évolution des esprits religieux, ni sur celle de Sainte-Beuve lui-même.

Il connut ainsi, passant de Ronsard à Pascal, les extrêmes tendances des hommes ; il ne devait plus s’étonner de rien.

Dans quelle mesure Sainte-Beuve a-t-il créé la valeur de Chateaubriand ? L’évaluation serait délicate. On s’accorde généralement à croire qu’il avait l’intention de le décrier plus que de l’exalter. Il appréciait le rôle immense de l’auteur du Génie ; il n’aimait guère l’homme et encore moins ses tendances, peut-être parce qu’il les avait subies au temps de sa crise de religiosité. Après avoir paru légèrement satirique, le portrait de Chateaubriand par Sainte-Beuve a fini par atteindre à son tour la ressemblance parfaite. Seuls aujourd’hui quelques ecclésiastiques affirment encore la profonde sincérité religieuse de René. Il soutint noblement jusqu’au bout le rôle qu’il avait élu tout d’abord, par vue politique et par sentiment ; mais le grand désenchanté l’était de la religion comme du reste. Cependant sa vie secrète était ardente. La main de Sainte-Beuve ne fut sacrilège, peut-être, que parce qu’elle déchira le voile quelques années trop tôt ; elle fut en même temps créatrice : le Chateaubriand qu’elle faisait paraître est bien le nôtre, telle que sa valeur fut créée dès 1848, à Liège.

Sainte-Beuve a fixé le caractère de presque tous les écrivains français et des hommes ou des femmes qui ont joué un rôle intellectuel depuis la Renaissance jusqu’après la moitié du XIXe siècle. Le moyen-âge lui échappa nécessairement, hormis quelques figures plutôt historiques que littéraires, et de même lui échappèrent, pour les raisons que l’on a donnas, ses contemporains de la dernière heure. Mais tout l’intervalle a reçu sa marque ; il a frappé la littérature française à son effigie, et cette monnaie circule toujours.

La grandeur de ce rôle est incomparable, et peu importe vraiment que, parmi tant de têtes, quelques-unes aient été manquées à la gravure ou écrasées à la frappe. Aucune œuvre n’est définitive. Les plus beaux poèmes et les plus vénérés, chaque siècle est obligé de les refaire pour les pouvoir lire, pour les sentir ou les comprendre. Et il en est pareillement de l’art. On peut dire, quoique avec la crainte de ne pas être compris, que Chateaubriand et Victor Hugo ont recréé l’architecture gothique. Elle était morte, elle avait été méprisée pendant deux siècles ; on ne s’y était rattaché un peu qu’après la Révolution, quand le Consultât fit tout d’un coup fleurir un printemps où tout parut rajeuni ou renouvelé. Chateaubriand avait montré au loin Notre-Dame, comme une apparition de rêve : Victor Hugo y entra, en fit son logis, en sonna les cloches, et toutes les cathédrales se mirent à bruire et à revivre. Sainte-Beuve, dans le même moment, assumant la tâche que précisément son siècle attendait, se mit à refaire la littérature française. Sa méthode, ou plutôt la méthode, car il n’y en a qu’une, c’est le renouvellement des motifs. Bossuet a été admiré constamment depuis trois siècles : mais à chaque siècle les motifs de l’admiration ont changé. Celui qui les change, c’est le critique créateur. En renouvelant les prémices de notre jugement, il renouvelle ce jugement même, quoiqu’il n’ait pas varié dans son fond, et l’œuvre, sous cet éclairage inattendu, paraît toute jeune et presque inédite. Il y a création par remaniement du milieu. Ainsi un beau monument d’architecture enfoui parmi des masures va tout d’un coup resplendir si on détruit la gangue qui enserrait le diamant. Il y a des motifs anciens d’admirer qui portent plus volontiers au dédain ; c’est que peu à peu ils se sont tassés autour du chef-d’œuvre jusqu’à en voiler la vue. Le génie critique de Sainte-Beuve fut de créer des jardins et de planter des arbres autour des chapelles que des motifs surannés d’admiration dérobaient à notre admiration même.

De cette fonction très importante, Sainte-Beuve, à partir d’un certain moment, du moins, eut pleine conscience. Il écrivait vers 1850, parmi des pensées réunies à la fin des Derniers Portraits : « En critique, j’ai assez fait l’avocat, faisons maintenant le juge. »

Il a fait le juge et ses jugements ont créé les valeurs littéraires d’après lesquelles nous jugeons à notre tour.

Le pessimisme de Léopardi

I

Léopardi12 n’a jamais été très lu en France. Tandis que Schopenhauer est arrivé à une sorte de popularité littéraire, Léopardi est demeuré, même pour les lettrés, dans la pénombre. Cela tient en grande partie à la médiocrité de ses traducteurs et de ses commentateurs. M. Turiello ne cite qu’avec indignation le nom de M. Aulard, qui a travesti en une « prose timide et anémique » le magnifique verbe du poète italien, puis aggravé son méfait en rédigeant sur l’œuvre de Léopardi un commentaire le plus souvent erroné. Les rares critiques qui se soient occupés de sa philosophie n’ont pas été beaucoup plus heureux, à l’exception de M. Bouché-Leclercq, lequel, d’ailleurs, passant comme M. Aulard à d’autres études, sourit avec dédain, quand on lui rappelle son Léopardi.

La présente version, qui n’est qu’un choix des plus restreints, qui laisse de côté toutes les poésies, toutes les lettres, si belles, et quelques-unes des meilleures pages de prose, ne comblera pas la lacune dont se plaint le traducteur lui-même. Son introduction est pareillement incomplète, car elle néglige toute la biographie ; mais on y trouvera un parallèle très intéressant entre Schopenhauer et Léopardi. Déplus, les morceaux traduits sont accompagnés de longues notes des plus instructives. C’est un travail de valeur, en somme, et qui donne du grand écrivain une idée juste, quoique partielle.

La poésie de Léopardi est difficile à goûter, M. Turiello dit qu’elle est obscure même pour les Italiens d’aujourd’hui. Il est vrai que Léopardi pratique un peu l’archaïsme et que, d’autre part, depuis son temps, la langue italienne a très rapidement évolué sous l’influence du français. La prose, malgré sa forme sévère, tantôt trop concise, tantôt un peu oratoire, est plus abordable. M. Turiello a mis Léopardi en un français qui reste presque partout excellent, malgré quelques hésitations. Mais s’il est toujours difficile de traduire, il est particulièrement difficile de traduire Léopardi,

En prose comme en vers, c’est un pessimiste de nature, plus que de raisonnement. Sa sensibilité parle, plutôt que son intelligence. Il n’a construit aucun système ; il résume ses impressions, ses observations, en s’efforçant, non sans arbitraire, de les généraliser. Sa philosophie est toute physiologique : le monde est mauvais, parce que sa vie, à lui, est mauvaise. Il s’en fait une représentation affreuse, et il suppose que si les hommes n’en jugent pas comme lui, c’est qu’ils sont fous. L’optimisme est en effet assez répandu. Tant qu’il y a vie, il y a espérance. La fable de la Mort et du Bûcheron peint assez bien l’état d’esprit de l’humanité. Il est certain, d’autre part, que les littératures et les philosophies, et même celles qui visent à faire rire, et même celles qui exaltent la vie, sont en général pessimistes. Il y a un fond tragique dans le théâtre de Molière et un fond lugubre dans les aphorismes de Nietzsche. L’optimisme complet et béat n’est compatible qu’avec une sorte d’insensibilité et de stupidité animales : les idiots seuls rient constamment et sont constamment heureux de vivre. Mais le pessimisme complet ne peut se développer que dans certains organismes déprimés : ses manifestations extrêmes sont franchement pathologiques et liées à des maladies du cerveau. Schopenhauer affirme que la vie est mauvaise, et il l’aime, il en jouit Vienne la gloire, et on le voit s’épanouir. Son caractère n’est aucunement sombre. Il a de l’esprit, il sait s’en servir. C’est, en même temps qu’un philosophe, un écrivain humoristique. Léopardi n’a jamais connu ces expansions. Il affecte de mépriser jusqu’à sa gloire, pour laquelle cependant il travaille. Mais lui aussi est spirituel, quoique toujours amer, et lui aussi est un humoriste. Il a certainement du plaisir à écrire. S’il ignore les autres voluptés de la vie, il connaît celle de pouvoir donner à une pensée lucide une forme belle et puissante. Son existence, cependant, bien plus logique que celle de Schopenhauer, est en accord très exact avec sa philosophie. Malade, isolé, incompris, Léopardi n’eut pas la force de réagir ; mais s’il se laissa entraîner par la tristesse, ce fut du moins en pleine conscience. Il interroge sa désespérance et entre en discussion avec elle. Cela nous a valu ces beaux dialogues qui, avec quelques pensées, ont été réunis sous le nom à l’Operette morali.

Léopardi est mort en 1837. Ses écrits semblent d’aujourd’hui même. Presque toutes les questions effleurées avec une sagacité sans pareille dans le Dialogue de Tristan et d’un ami sont de celles qui intéressent encore les philosophes et les critiques. « Je comprends, dit Tristan, et j’embrasse la philosophie profonde des journaux, lesquels, en tuant toute autre littérature, toute autre étude, trop sérieuse et trop peu divertissante, sont les maîtres et la lumière de l’âge moderne. » Déjà, de son temps, les flatteurs du populaire disaient, comme les socialistes d’aujourd’hui : « Les individus ont disparu devant les masses. » Déjà, la bêtise grave affirmait : « Nous vivons dans une époque de transition », comme si, reprend Tristan, toutes les époques et tous les siècles n’étaient pas une transition vers l’avenir !

Quant à la trame même des dialogues, c’est l’idée de la méchanceté de la vie et de l’excellence de la mort. Elle revient sans cesse et Léopardi n’en corrige la monotonie que par l’ingéniosité de ses imaginations, la beauté de son style, la finesse de son esprit. Tel est le magnifique passage où, après avoir dit que, quoique rajeuni tous les printemps, le monde vieillit continuellement, il annonce la mort suprême de l’univers : « Pas un vestige ne survivra du monde tout entier, des vicissitudes et des calamités infinies des choses créées. Un silence nu, un calme suprême planeront dans l’espace immense. Ainsi se dissoudra, s’évanouira cet effrayant et prodigieux mystère de l’existence universelle, avant qu’on ait pu l’éclaircir ni le comprendre. »

Sans doute ; mais, en attendant, il faut vivre, ou bien mourir. Dès qu’on a choisi de vivre, il est raisonnable de faire son possible pour s’accommoder è la vie. Le pessimisme n’a qu’une valeur philosophique des plus médiocres. Ce n’est pas même une philosophie, c’est de la littérature et, trop souvent, de la rhétorique. Il est un peu ridicule, cet homme qui poursuit tranquillement son existence, en ajoutant chaque jour une page à la litanie des délices de la mort. En somme, Léopardi, comme bien d’autres hommes, humbles on supérieurs, souffre de n’être pas heureux ; son originalité est, moins de se complaire dans sa souffrance, ce qui n’est pas très rare, que de trouver des raisons à cette complaisance et de les exposer avec logique et décision. Sa sincérité est absolue.

Considérée en opposition avec les basses rêveries des prometteurs de bonheur, cette littérature est utile. Mais il est bon qu’elle soit rare, car elle ne laisserait pas que d’être déprimante, si on finissait par s’y plaire uniquement. La vie n’est rien et elle est tout. Elle est vide et contient tout. Mais, la vie, que veut dire ce mot ? C’est une abstraction. Il y en a autant qu’il y a d’individus vivants dans toutes les espèces animales. Ces vies se développent selon des courbes et des méandres infiniment variés. Il est bien indiscret de porter un jugement unique sur la multitude des vies individuelles. Les unes sont bonnes, les autres mauvaises, la plupart médiocres, selon toutes les nuances possibles. Il n’y a, dans cet ordre de faits, aucune justice, et le règne de la justice y est particulièrement chimérique, parce que les joies et les chagrins d’une vie tiennent beaucoup moins aux événements dont elle est traversée qu’au caractère physiologique de l’individu.

Les abstractions nous font beaucoup de mal, en nous poussant à la recherche de l’absolu en toutes choses. Le bonheur n’existe pas, mais il y a des bonheurs : et les bonheurs ne peuvent être pleinement sentis que s’ils sont coupés d’états neutres ou même pénibles. L’idée de continuité est presque négatrice. La nature ne fait pas de sauts ; mais la vie ne fait que des sursauts. Les battements du cœur la mesurent et on peut les compter. Que, dans le nombre des profondes pulsations qui scandent notre existence, il y en ait de douloureuses, cela ne permet pas d’affirmer que la vie soit, pour cela, mauvaise. Une douleur continue d’ailleurs, ni une joie continue ne seraient perçues par la conscience.

Qu’il s’agisse des théories transcendantes de Schopenhauer ou des déclarations mélancoliques de Léopardi, la conclusion est la même. Le pessimisme n’est pas recevable, non plus d’ailleurs que l’optimisme. Héraclite et Démocrite peuvent être renvoyés dos à dos, cependant que sans crainte, avec un espoir modéré mais ferme, nous nous efforcerons de tirer de chacune de nos vies, hommes, tout ce qu’elle contient de saveur, même amère.

Léopardi fut encore autre chose que le poète et le moraliste de la désespérance. A dix-sept ans, il s’était déjà rendu célèbre, comme érudit et comme helléniste, par l’Essai sur les erreurs populaires des anciens (1815). Pendant les deux années suivantes, il avait donné plusieurs dissertations sur la Batrachomyomachie, sur Horace, sur Moschus, et des odes grecques dans le goût de Gallimaque, dont la perfection fit illusion au point que l’on crut à l’exhumation de quelque manuscrit oublié. Niebuhr affirmait en 1822 que les Notes sur la chronique d’Eusèbe auraient fait honneur aux premiers philologues allemands. Léopardi en était là, quand tout d’un coup son génie personnel lui fut révélé, et parurent alors ses Poèmes, puis ses Opuscules moraux. Il mourut à trente-neuf ans (1837), laissant une œuvre dont chacune des parties atteint la perfection : l’érudit, le poète, le prosateur, le traducteur, le penseur, l’homme d’esprit sont en Léopardi également admirables. Sans la maladie de langueur qui troubla le cours de sa sensibilité, il eût été un des plus lumineux génies de l’humanité. Son originalité est d’en être le plus sombre.

II

« Les trois plus grands pessimistes qui aient jamais existé, disait un jour Schopenhauer, c’est-à-dire Léopardi, Byron et moi, se sont trouvés en Italie pendant cette même année 1818-1819, et ne se sont pas connus ! » L’un donc de ces « grands pessimistes », Léopardi, écrivait précisément vers ce temps-là un petit dialogue que l’on pourrait réimprimer au début de toutes les années. Il paraîtrait toujours nouveau.

La vie est mauvaise, dit Léopardi, et en voici la preuve : c’est qu’on n’a jamais vu un homme qui souhaitât de revivre sa vie passée exactement telle qu’elle s’est passée ; qui souhaitât même, quand l’année recommence, que cette année soit exactement pareille à celle qui vient de finir. Ce que nous aimons dans la vie, ce n’est pas la vie telle qu’elle est, c’est la vie telle qu’elle pourrait être, telle que nous la désirons.

Mais comme ce Dialogue du Passant et du Marchand d’almanachs, s’il a déjà été traduit, est resté enfoui dans d’illisibles volumes, voici une version toute neuve de cette page très jolie, quoique un peu amère :

Le Marchand. — Almanachs, almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux ! Vous voulez des almanachs, monsieur ?

Le Passant. — Des almanachs pour l’année nouvelle ?

Le M. — Oui, monsieur.

Le P. — Croyez-vous qu’elle sera heureuse, cette nouvelle année ?

Le M. — Oh ! oui, monsieur, certainement.

Le P. — Comme celle qui va finir ?

Le M. — Oh ! beaucoup, beaucoup plus.

Le P. — Comme celle d’avant ?

Le M. — Beaucoup, beaucoup plus.

Le P. — Comme quelle autre, alors ? Ne vous plairait-il pas que l’année nouvelle fût pareille à quelqu’une de ces dernières années ?

Le M. — Non, monsieur, non, cela ne me plairait guère.

Le P. — Depuis combien de temps vendez-vous des almanachs ?

Le M. — Depuis vingt ans, monsieur.

Le P. — A laquelle de ces vingt années voudriez-vous que ressemblât l’année qui vient ?

Le M. — Moi ? Je ne sais pas.

Le P. — Vous ne vous souvenez pas de quelque année qui vous ait paru heureuse ?

Le M. — Ma foi non, monsieur.

Le P. — Et pourtant la vie est une bonne chose, n’est-ce pas ?

Le M. — Oh ! oui.

Le P. — Vous voudriez bien revivre ces vingt années, et même toutes vos années depuis votre naissance ?

Le M. — Je crois bien, mon cher monsieur, et plût à Dieu que cela fût possible !

Le P. — Même si cette vie était exactement celle que vous avez vécue, ni plus ni moins, avec les mêmes plaisirs, les mêmes ennuis ?

Le M. — Ah ! cela, non, par exemple !

Le P. — Quelle vie voudriez-vous donc ?

Le M. — Une vie comme ça, celle que Dieu me donnerait, sans autres conditions.

Le P. — Une vie au hasard, dont rien ne serait connu d’avance, une vie comme l’année qui vient ?

Le M. — Justement.

Le P. — C’est ce que je voudrais aussi, si j’avais à revivre, moi et tout le monde. Mais cela veut dire que le destin, jusqu’au jour où nous sommes, nous a tous mal traités. Et on voit assez clairement que l’opinion commune est que le mal, dans le passé, l’a de beaucoup emporté sur le bien, puisque personne, si c’était pour refaire le même chemin, personne ne consentirait à naître encore une fois. La vie qui est bonne, ce n’est pas celle que l’on connaît, mais celle que l’on ne connaît pas ; ce n’est pas la vie passée, c’est la vie à venir. Avec l’année nouvelle, le destin va enfin nous traiter favorablement, vous et moi, tout le monde, et nous allons être heureux.

Le M. — Espérons-le.

Le P. — Montrez-moi donc votre plus bel almanach.

Le M. — Voici, monsieur. Il est de trente sous.

Le P. — Voici trente sous.

Le M. — Merci, monsieur, à revoir. Almanachs, almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux !

Il y a peut-être, dans le raisonnement de Léopardi, une légère erreur. Ce n’est pas parce que notre vie a été mauvaise qu’il nous serait pénible de la recommencer. Une vie heureuse vécue deux fois n’aurait guère de plus grands charmes. Il faut tenir compte de l’élément de curiosité. Il n’est pas de créature humaine, si résignée qu’elle soit à la monotonie d’une existence endormie, qui n’espère au fond de son âme on ne sait quel imprévu.

Mais est-il bien vrai que cette idée ne soit pas dans le dialogue de Léopardi ? Elle y est, quoique cachée, et c’est là sans doute que je l’ai prise. D’où qu’elle vienne, elle est juste, du moins si on l’applique à la vie entière. Car chacun a dans son souvenir des heures, quelquefois des jours, qu’il revivrait volontiers. C’est souvent une des occupations des hommes de chercher à créer dans leur vie des circonstances qui les replongent pour un instant dans les joies du passé, même s’ils doivent payer de quelque souffrance cette résurrection momentanée.

C’est en ne trouvant pas ce dialogue dans le Choix d’œuvres en prose que j’ai eu l’idée de le traduire ; mais il contient des pages qui, si elles sont moins spirituelles, ont cette beauté amère de la tristesse consciente. Léopardi, qui était un philologue distingué, un helléniste excellent, un grand poète et un philosophe ingénieux, au verbe éloquent, ne sut découvrir ni le bonheur, ni même la paix dans l’exercice de ces dons multipliés. Sa santé était des plus chétives ; son cœur, demeuré vide, sonnait dans sa poitrine au moindre choc ; il était timide et ses nerfs tressaillaient à tous les heurts, comme ces harpes qui étaient à la mode au temps de sa jeunesse. Il était né quatre ans avant Victor Hugo et il mourut jeune, sans avoir connu la gloire, alors que le romantique Manzoni, qui devait remplir un siècle presque entier, était depuis longtemps célèbre par toute l’Europe. Est-ce dans ces diverses causes qu’il faut chercher la source du pessimisme de Léopardi ? On ne le croit pas. Le malade, loin de maudire la vie, est rempli d’espérance ; il est optimiste, il veut guérir ; il sait qu’il guérira. Ce n’est pas à lui qu’il faut parler de l’infinie vanité de tout. Cela le mettrait en colère d’entendre déprécier des biens qui sont momentanément éloignés de sa main, mais qu’il s’apprête à toucher encore et à reconquérir. Scarron était plus malade et plus difforme que Léopardi et il n’en fut pas moins un gai, un trop gai compagnon. Etre incompris ou du moins n’être pas estimé à sa valeur, il n’y a pas là, non plus, de quoi rendre pessimiste un esprit sain. L’homme supérieur se moque, après tout, de l’opinion des hommes, quand elle n’est qu’une opinion, c’est-à-dire un fait sans conséquences pratiques. Et c’était le cas pour Léopardi, qui pouvait vivre indépendant pourvu d’un médiocre, mais honorable patrimoine.

Le pessimisme tient au caractère, et le caractère est une expression de la physiologie. Il en est des écrivains, des philosophes, des poètes exactement comme des hommes des autres professions. Ils sont gais, tristes, spirituels, moroses, avares, libéraux, ardents, paresseux, et leur talent prend les couleurs de leur caractère.

Si l’on étudiait l’histoire littéraire à ce point de vue, qui ne manquerait pas d’intérêt, on y découvrirait très probablement un grand nombre de pessimistes ou, comme on disait jadis, d’esprits chagrins. Il y a peu d’hommes de valeur qui n’aient parfois trouvé à la vie un goût un peu amer, même parmi ceux qui, comme M. Renan, firent profession d’éternelle jovialité. Il n’est pas de grand écrivain sans une grande sensibilité ; capables de joies très vives, ils le sont aussi de peines excessives. Or, la peine, qui est dépressive, laisse dans la vie des traces plus profondes que la joie. Si l’intelligence ne régit pas, si elle n’intervient pas pour établir une hiérarchie, ou un balancement des sensations, ce sont les idées tristes qui finissent par l’emporter par leur nombre et leur force. La sérénité de Renan n’est peut-être que l’apathie de l’indifférence ; la sérénité de Gœthe représente la victoire de l’intelligence sur la sensibilité.

Le pessimisme n’est ni un sentiment religieux, ni un sentiment moderne, encore qu’il ait pris très souvent la forme religieuse, et que les pessimistes les plus célèbres appartiennent au dix-neuvième siècle. Les Grecs, qui connurent tout, connurent la désespérance de vivre : le pessimisme d’Héraclite avait devancé l’optimisme de Platon. Il y a peu de pages plus amères que celles où le naturaliste Pline résume les misères de la vie humaine : L’homme, la nature le jette sur la terre ; de tous les animaux, c’est le seul qui soit destiné aux larmes ; il crie dès sa naissance, et jamais il ne rit avant le quarantième jour. Et après avoir énuméré tous les maux et toutes les passions qui désolent les hommes, Pline conclut en approuvant l’antique sentence grecque : « Le meilleur est de ne pas naître ou de mourir au plus tôt. »

Léopardi n’a guère fait que paraphraser ces idées élémentaires, mais il l’a fait avec abondance et ingéniosité. Son esprit est tellement funèbre, qu’il répand le deuil sur les choses les plus charmantes. « Entrez, dit-il, dans un jardin de plantes, d’herbes et de fleurs, même dans la saison la plus douce de l’année. Vous ne sauriez porter vos regards nulle part sans découvrir des traces de douleur. Tous les membres de cette famille végétale sont plus ou moins « en état de souffrance ». Là cette rose est blessée par le soleil qui lui a donné la vie ; elle se ride, elle s’étiole, elle se flétrit. Plus loin, voyez ce lys qu’une abeille suce cruellement dans ses parties les plus sensibles, les plus vitales… Cet arbre est infesté par une fourmilière ; d’autres, par des chenilles, des mouches, des limaçons, des moustiques ; l’un est blessé dans son écorce, martyrisé par l’air ou par le soleil, qui pénètre dans sa blessure ; l’autre est attaqué dans son tronc ou dans ses racines. Vous ne trouverez pas, en ce jardin tout entier, une seule petite plante dont la santé soit parfaite… Chaque jardin n’est en quelque sorte qu’un vaste hôpital — endroit autrement lamentable qu’un cimetière — et si la sensibilité est acquise à de tels êtres, il est certain que le non-être serait pour eux bien préférable à l’être. » Léopardi commet ici la faute de celui qui veut trop prouver. Son pessimisme abdique la raison et la sentence sur le néant préférable à la vie, qui était, dans Pline, belle et philosophique, devient dans le philosophe italien d’une sentimentalité un peu ridicule, Jouffroy, songeant peut-être à cette page, a mis les âmes tendres en garde contre là naïve croyance à la sensibilité des plantes : laissons cela dans les rêveries, d’ailleurs si nobles, de Pythagore, ou dans les contes de fées, où nous pourrons, un soir d’été, aller cueillir la rose qui parle. Mais s’il avait mieux connu la nature, les relations des insectes et des plantes, et des insectes entre eux, quel tableau à la fois admirable et cruel Léopardi n’aurait-il pas pu faire ! Ces moustiques, qu’il croit comme des chenilles acharnées après les feuilles de quelque cerisier, ce sont des ichneumons, et c’est aux chenilles mêmes qu’elles viennent s’attaquer, les piquant d’une longue tarière creuse qui leur permet de pondre dans la chair même de la bête des œufs qui, devenus larves, la rongeront toute vivante, effroyables petits vautours.

Si Léopardi avait connu cela et bien d’autres choses, s’il avait su que tout être vivant est tour à tour proie et prédateur, tour à tour mangeur et mangé, il aurait considéré avec encore plus d’amertume la venue de l’année nouvelle, qui s’empresse, dès les premiers jours de son printemps, de rendre toute leur force et toute leur fureur aux instincts de vie et de dévastation.

Léopardi désespère ; donc c’est un faible. Son humble marchand d’almanachs est pétri d’une meilleure argile. Il espère, il veut vivre et vivre heureux ; il y a en lui au moins un peu de cette énergie sans laquelle les autres dons ne sont que trop souvent des tares et des fardeaux.

La logique d’un saint13

Il semble que l’Eglise, qui n’a jamais beaucoup compris les Saints, en soit arrivée à ne plus même les aimer. C’est de toutes parts contre ces fiers et libres esprits l’émeute de la niaiserie dévotieuse et de la sécheresse piétiste. Pendant que les protestants nient jusqu’à l’idée de sainteté, les catholiques la font descendre si bas qu’elle n’est plus pour eux qu’une formule que le codex talismanique ajoute à la liste vulgaire des préparations médicinales. Je ne réprouve pas les superstitions : les plus humbles ont une raison d’être aussi profonde que les délicates croyances religieuses et, en somme, l’esprit humain n’est capable que de deux états, l’état de foi et l’état d’incrédulité : croire à la Justice et croire à la Sainte Vierge, c’est également se rejeter en dehors de la certitude vers le pays des dogmes, des hypothèses, des désirs et des rêves.

Il serait cependant plus facile de trouver dans l’histoire un fait certifiant l’intervention d’un personnage mythologique qu’un fait duquel l’idée de justice puisse s’inférer légitimement. Création de notre esprit, le monde des idées générales est déterminé par la forme même de l’esprit humain ; cette forme est inéluctable : tout ce qui tombe du moule est de même valeur et il est déjà beau qu’on ose se permettre un classement d’après des signes équivoques. Je ne réprouve donc pas les superstitions dévotes, mais certaines tendances me conseillent de les ranger à la place que la botanique réserve aux champignons et aux moisissures. Les Gesta sanctorum doivent au contraire être recueillis parmi les productions les plus nobles de l’humanité.

Il est peu probable que la sainteté soit un état particulier à la religion chrétienne ; mais les autres religions n’étant pratiquées que par des peuples d’enfants ou de vieillards, nous ne pouvons guère ordonner de comparaisons utiles. Cependant ce que l’on sait du bouddhisme autorise à croire que l’Inde a connu de véritables saints, et d’autre part une confrontation des saints du christianisme avec les cyniques, Diogène, les stoïciens, Epictète, serait intéressante.

Le saint est par excellence l’homme qui se suffit à lui-même, l’égoïste admirable qui n’a besoin pour être heureux que de ne pas vivre. Levé de terre et véritablement suspendu entre l’infini et la réalité sensible, il s’éloigne peu à peu du centre natal, monte et va s’unir au divin. S’unir et non pas se fondre : le saint a toujours une personnalité très accentuée ; il est toujours original et parfois si singulier qu’il dérouta de son vivant des personnes de bonne volonté. N’ayant pas besoin des hommes, il évolue en dehors des conditions sociales ; il est très souvent au-dessus de son temps et toujours à côté. Ne craignant rien et souhaitant secrètement la mort, le saint est tellement libre que nous pouvons à peine comprendre un tel état de liberté. Enfin ne désirant rien d’humain, refusant d’avance toute part dans les joies connues, étant le convive surérogatoire qui regarde, déjà nourri, le repas des autres, il n’est capable que de sentiments désintéressés et bienveillants : c’est peut-être l’amour qui marque la limite entre les saints et les stoïques et les cyniques.

Ces traits sont un peu généraux et peut-être aussi les trouvera-t-on trop exclusifs : ils se rapportent en vérité plutôt au saint mystique et contemplatif qu’au martyr ou à l’hospitalier, mais je crois que le saint véritable est inactif, l’action étant une jouissance humaine.

On sait que le calendrier est fort mêlé. Il contient beaucoup de martyrs, personnages qui, placés dans une position difficile, firent preuve d’une belle fermeté ; il contient des fantômes, des saints nés d’une déformation verbale, d’une faute de lecture, d’une légende, d’un conte populaire ; il y a des saints de faveur, canonisés par raison d’état ; d’autres, en grand nombre, ont été élus directement par le peuple, à peu près comme aujourd’hui la foule adopte un tribun ; saint Columban, grand fondateur de monastères, fut un véritable homme politique, redouté des rois d’Austrasie. Sans réduire l’état de sainteté à l’état de fakirisme, on peut admettre que le saint est surtout un contemplateur.

Les solitaires sont très séduisants. Avant Robinson, ils vécurent insulaires, ayant choisi une île située dans l’infini. Saint Antoine, ermite modèle, est resté célèbre et un peu ridicule. Il faut lire son histoire dans le voyage de saint Jérôme et surtout la page où il reçoit la visite de l’ermite Paul : c’est un des morceaux les plus pathétiques de la littérature chrétienne. Siméon, par ses excentricités, a popularisé la manie des stylites. Vivre au haut d’une colonne était regardé comme un acte de grande sagesse. Beaucoup de stylites devenaient idiots ; Siméon se balançait continuellement à la manière de certains derviches, en chantant ; on venait de fort loin le contempler et des foules campaient autour de sa pyramide.

Le stylisme avait été choisi pour la certitude d’isolement qu’il offrait, rien n’étant plus difficile que de trouver, même dans un monde à demi désert, une véritable solitude. On voit des ermites désespérés fuir, toujours fuir, devant la vénération qui attire vers eux le peuple et les imitateurs. La plupart des ermitages devinrent le noyau d’un monastère. Plus tard, il y eut les reclus, prisonniers volontaires qui se faisaient murer dans une cave.

Je ne sais si les solitaires furent de véritables contemplateurs. Il est probable que très peu d’entre eux eurent la tête assez forte pour résister à l’isolement absolu. Les tentations de saint Antoine sont la légende d’une vérité. D’après saint Jérôme, le seul désir humain d’Antoine fut, après s’être nourri de dattes pendant plus de soixante ans, de manger un morceau de pain ; d’autres ermites en eurent de plus vulgaires et beaucoup, ayant voulu une vie de paix et de silence, ne trouvèrent dans leur caverne que le trouble et les hennissements de la chair. On aime, dans les vieilles images, à les voir inclinés sur une tête de mort : malgré que dans ces temps rudes les crânes gisants fussent sans doute assez communs, il ne faut trouver là qu’un symbole, mais assez terrible. A de certaines époques, la vie fut si épouvantable aux faibles que l’idée de la mort se confondait avec l’idée même de la vie.

Les vrais contemplateurs vécurent dans les cloîtres, à l’abri de la douce civilisation monacale ; et les plus grands, dans les cloîtres des cités, comme Hugues, comme Richard et ces Victorins qui élevèrent si haut la philosophie mystique. La pensée et le silence même ne sont possibles qu’au milieu des hommes.

Les saints ont nécessairement pratiqué la pauvreté, puisque la richesse est ce que l’homme désire le plus, et puisque le saint ne fait rien comme les autres hommes. François d’Assise, le premier, fit de la pauvreté une sorte de noblesse. Le jour qu’au milieu du peuple il se dépouilla de tout vêtement, on vit, peut-être pour la première fois un homme mettre d’accord son geste et sa pensée. Les plus véridiques parmi les plus convaincus permettent souvent que l’un fasse à l’autre quelques concessions et il est beau, déjà, que la vie d’un réformateur ne soit pas la négation directe de ses principes. Sans doute, puisque la pensée et l’action, quoique nées d’un même générateur, évoluent selon des plans divergents, un tel accord n’est pas indispensable, mais une mauvaise éducation logique nous le fait regarder comme très heureux ; nous y sommes si peu habitués que la surprise pourrait nous enivrer. L’acte de saint François aurait peut-être été le principe d’une révolution dans les mœurs, si les mœurs n’étaient éternellement déterminées par la nature humaine. Il en atténua un peu l’illogisme, cependant, en créant une vaste fraternité qui porta partout, pendant quelques années, l’exemple du désintéressement social et du souci spirituel. Les frères, successeurs des moines, ont un esprit fort différent. Ils sont ignorants, ignorant jusqu’au bréviaire (que saint François n’exigeait pas), ne travaillent que peu et à des métiers domestiques, bientôt tombent à la mendicité. Loin d’être une force créatrice, les Franciscains, dès la mort de leur fondateur, se dressent comme un reproche en face de l’Eglise opulente. Ils préparèrent la Réforme, avec une grande innocence, et se trouvèrent trop faibles pour opposer au mouvement la moindre digue. A ce moment leur rôle est épuisé ; ils ne sont plus qu’une des étapes visibles dans la longue sécularisation des ordres religieux à laquelle l’église romaine travailla sans relâche jusqu’à une époque récente.

Saint François ne destinait pas ses frères au service politique de l’Eglise ; il ne semble avoir eu d’autre but que de vivre humble, pauvre et joyeux, parmi la tristesse des malades et des pauvres. On retrouve perpétuellement en lui ce goût, si particulier aux saints, de faire le contraire de ce qui séduit l’ordinaire humanité. De là son dédain pour l’argent : « Vrai ami et imitateur du Christ, François, méprisant absolument toutes les choses du monde, exécrait par-dessus tout l’argent ; il induisit ses frères par la parole et par l’exemple à fuir l’argent comme le diable14. »

Un jour qu’une pèlerine avait laissé dans l’église de la Portioncule une offrande d’argent, François s’indigna, envoya un frère jeter la bourse sur le fumier15. Ainsi tous ses actes sont des exemples et toutes ses paroles sont des actes. La pauvreté qu’il avait choisie n’était aucunement figurative ou symbolique ; elle était réelle.

Il rougissait de rencontrer un pauvre plus pauvre que lui-même16, et jamais il n’accepta une aumône dépassant son besoin immédiat. Il ne voulait pas que l’on pensât au lendemain, n’admettait ni l’épargne ni les provisions17. Saint Bonaventure, qui vivait en un temps où son ordre était déjà en décadence, fait de la mendicité franciscaine une œuvre pie qui confère une sorte de grâce particulière, même au cas où on mendierait pour la forme18. Rien de plus opposé aux idées de saint François qu’une telle pratique ; il l’aurait jugée sacrilège et hypocrite, s’il avait pu la comprendre. Cette attitude l’eût consterné ; il eût déclaré indigne de vivre près de lui et eût doucement écarté de son bercail celui de ses frères qu’il aurait surpris à recevoir une aumône sans la nécessité absolue du morceau de pain. La glorification de la mendicité, que l’on voit encore traîner dans la vaniteuse littérature de tel faux pauvre, n’est pas une idée franciscaine. François se veut pauvre pour réconforter les pauvres ; il supporte joyeusement sa misère volontaire ; il traverse le monde comme une espérance et non comme une ironie. De telles idées sont devenues difficilement accessibles aux hommes d’aujourd’hui ; elles gardent cependant leur valeur, même philosophique, puisque la plus haute richesse et la plus basse pauvreté sont des états égaux devant l’absence de besoins et l’absence de désirs. La pauvreté n’est plus un idéal, peut-être parce que la liberté n’est plus une passion.

Saint François d’Assise fut un très libre esprit ; il était doux et humble, mais ferme et volontaire. Aucunement théologien, peu instruit et seulement par la littérature populaire, les légendes et les romans de chevalerie, il respecte beaucoup l’autorité ecclésiastique, mais il la redoute encore davantage.

Il n’est pas l’homme de la tradition ; il imagine, il innove, il crée ; il n’a pas peur d’être original. On le représente toujours tel qu’un béat, les yeux au ciel et les mains dans ses manches. Je crois qu’il avait plutôt le ton d’un gueux royal, avec quelque chose de surhumain dans le regard, dans la voix, dans le geste. « Fils de marchand, dit M. Paul Sabatier, François avant sa conversion stupéfiait ses concitoyens par ses manières de grand seigneur. Devenu réformateur de la vie religieuse, il garde les mêmes allures. Le cœur s’était transformé, l’imagination restait la même et le langage aussi. La réforme de l’Eglise lui apparaissait comme une sorte de chevauchée épique. Les gestes des chevaliers sont pour lui sur le même plan que les actes des martyrs19. On dirait par moments qu’il met Charlemagne, Roland et Olivier au-dessus de saint Augustin, de saint Benoit de saint Bernard20. Le personnage qui hante son imagination, c’est l’empereur21, et quand il veut féliciter ses amis, il les appelle ses chevaliers de la Table ronde22. »

Ce pauvre véritable, ce serviteur des lépreux, est évidemment un aristocrate.

Il est né pour commander ; il n’en impose que par l’amour, mais il en impose. On ne se révolta jamais ni contre ses ordres, ni contre son enseignement, même quand sa bonté, peut-être alors un peu ironique, voulait protéger les voleurs et les loups. Il avait des fantaisies ; il était poète. Malade, il dit : « Non habeo voluntatem comedendi, sed si haberem de pisce qui vocatur squalus forsitan comederem. » Et au même instant « ecce quidam venit apportans canistrum in quo erant tres magni squali bene parati et cuppi de gammaris quos libenter comedebat sanctus pater23 ». Il chantait volontiers en s’accompagnant d’une guitare et c’est ainsi qu’il composa ses cantiques. Il avait des idées singulières. On connaît son amour pour les bêtes, les oiseaux et surtout les alouettes (il leur souhaitait la protection de l’Empereur)24 ; il avait également une sorte de culte pour les forces naturelles, pour le feu, et aussi pour les fleurs, les arbres, les pierres. Il y a dans quelques-unes de ses paroles une sorte de panthéisme naïf, assez traditionnel, d’ailleurs, et qu’on retrouve jusque chez Notker et chez Fortunat. Son sentiment de la beauté de la nature était vif.

Il faisait toujours réserver dans le jardin conventuel un coin pour les fleurs et pour les herbes odoriférantes : « Ideo dicebat quod frater hortulanus deberet facere semper pulchrum horticellum ex aliquâ parte horti ponens et plantans ibi de omnibus odoriferis herbis et de omnibus herbis quae producunt pulchros flores ut tempore suo invitarent homines ad laudem qui illas herbas et illos flores inspicerent 25. » Mais son grand amour, après Dieu, c’était le soleil et nul ne l’a plus amoureusement chanté. M. Sabatier établit définitivement l’authenticité de ce Cantique du Soleil et en cite toutes les variantes anciennes.

Revu à la lumière nietzschéenne, François d’Assise deviendrait facilement un surhomme. Il est vrai que cette manière de dominer la vie en s’y dérobant semble un peu archaïque ; elle avait sa valeur. Le but étant le même, la méthode diffère, voilà tout.

Les travaux de M. Paul Sabatier sont pleins de science ; ils ont un autre intérêt, c’est d’être le premier effort grave tenté par l’érudition française pour enlever à la piété ecclésiastique un de ses derniers champs d’activité, l’hagiographie. Traitée avec une entière liberté d’esprit, cette partie si riche de l’histoire des hommes deviendra une source de méditation psychologique. Il y a une grande vertu dans le récit d’une vie qui évolue au-dessus des contingences sociales. Tout ce qui tend à détacher l’homme de la terre n’est pas bon, parce que le goût de la vie et des activités animales est nécessaire à l’animal humain, mais il y a une sorte de désintéressement dédaigneux qui augmente notre puissance sur les choses en exaltant le sentiment de la liberté.

Les racines l’idéalisme

I

Depuis que j’ai écrit dans Physique de l’amour le chapitre sur la « Tyrannie du système nerveux », où se trouve critiqué le mot de Lamarck, « le milieu crée l’organe », il m’est venu quelques doutes sur la légitimité de mes idées. Je vais les exposer sans prendre définitivement parti, ni contre moi-même, ni contre l’idéalisme subjectif, auquel, en somme, je reste en grande partie fidèle.

L’idéalisme est la doctrine régnante en philosophie. Il a fallu en venir là, après avoir raillé, car le raisonnement y mène invinciblement.

On sait qu’il y a deux idéalismes. Il est donc prudent, chaque fois qu’on emploie ce mot dans un milieu qui n’est pas purement philosophique, de le définir. Il y a deux idéalismes, qualifiés chacun par un mot identique et pourtant différent, car l’un vient de idéal, et l’autre de idée. L’un est l’expression d’un état d’esprit moral ou religieux ; il est à peu près synonyme de spiritualisme, et c’est lui qu’emploie M. Brunetière quand cet homme dur s’attendrit sur « la renaissance de l’idéalisme ». Il y a une certaine « Revue idéaliste », d’une religiosité sereine, qui se rattache au même clan, et où il ne faudrait pas chercher des éclaircissements sur la doctrine de Berkeley.

L’autre idéalisme, qu’on aurait mieux fait d’appeler idéisme, et que Nietzsche a poussé jusqu’au phénoménalisme, est une conception philosophique du monde. Schopenhauer, qui ne l’a pas inventé, en a donné la meilleure formule : le monde est ma représentation, c’est-à-dire le monde est tel qu’il me paraît ; s’il a une existence en soi, réelle, elle m’est inaccessible ; il est ce que je le vois, ce que je le sens.

La formule de Schopenhauer brave toute critique. Elle est irréfutable. La doctrine qui en dérive se dresse, si on l’attaque de front, telle qu’une imprenable forteresse : tout raisonnement s’émousse impuissant contre elle. Elle a cela de merveilleux qu’elle vaut pour la sensation, pour le sentiment, aussi bien que pour l’idée. On basera sur elle, si l’on veut, aussi bien une théorie de l’intelligence, comme l’a fait Taine, et une théorie de la sensibilité, ce que l’on n’a pas encore fait. Cette constatation banale que le même événement douloureux n’affecte pas avec la même intensité deux personnes qu’il frappe avec la même force extérieure, c’est de l’idéalisme. Le chapitre des goûts et des couleurs (où Nietzsche s’est tant amusé), c’est encore de l’idéalisme. Chaque fois que l’on étudie la vie, les faits, les intelligences, les physiologies, les sensibilités, pour y chercher, non des ressemblances, mais des différences, on fait de l’idéalisme. Dès qu’il y a vie, il y a idéalisme, c’est-à-dire il y a, selon les espèces, ou même les individus, des manières différentes de réagir contre une sensation externe ou interne. Tout n’est que représentation, aussi bien pour un oiseau que pour un homme, pour un crabe que pour une holothurie. La réalité est relative. Une femme et même un homme nerveux peuvent éprouver un grand malaise, peut-être une syncope, en s’imaginant qu’on leur coupe la jambe, qu’on leur râcle les os ; de durs soldats ont souffert sans broncher de telles amputations. Les civilisations où la torture fut en usage et celles où elle règne encore ne doivent pas faire supposer un goût particulier de cruauté. Les raffinements que les Chinois apportent dans les supplices ne sont pas autre chose qu’un indice très clair d’insensibilité. Ce qui châtie un Européen fait sourire un Jaune. Mais il y a parmi les hommes d’un même groupe social de nombreux degrés de sensibilité. La douleur, comme le plaisir, sont des représentations. On a étendu la formule jusqu’aux groupes : un peuple est ce qu’il croit être, bien plus que ce qu’il est ; la plupart des malaises sociaux ne sont que des représentations collectives.

Mais il est difficile d’expliquer l’idéalisme par l’examen des faits de sensibilité. Ils sont trop connus, trop généralement admis pour supporter une construction philosophique. Il faut un point de départ plus extraordinaire et moins facile à comprendre. On se sert généralement du phénomène de la vision. Il semble simple : analysé, il est fort mystérieux.

Voir est la chose la plus naturelle du monde. Cependant, que voyons-nous, quand nous voyons un arbre ? Assurément un arbre, mais pas l’arbre lui-même. Ce qui entre en nous, comme objet perçu, ce n’est pas l’arbre à l’état d’arbre, mais l’arbre à l’état d’image. Que vaut l’image ? Est-elle exacte ?

On peut le supposer, puisqu’elle est sensiblement la même pour les diverses personnes qui la perçoivent et que les divergences d’appréciation ne commenceront que si entrent en jeu les jugements de sentiment ou d’intérêt. Cette exactitude supposée est, en tout cas, fort relative. Une image est une image, une photographie, et elle diffère de la réalité-arbre (pure hypothèse) autant que diffère un objet rond, long, branchu, feuillu, d’une représentation graphique sans épaisseur. Il est vrai que la sensation tactile, ou son souvenir, vient alors à notre secours, ajoutant à la ténuité de l’image visuelle l’idée de consistance, de résistance sans laquelle nous concevons difficilement la matière. Nous pouvons alors, et grâce aussi à l’observation du jeu d’opposition de l’ombre et de la lumière, rendre à cette vaine image sa position vraie dans l’espace.

Mais si complètes et concordantes que soient les actions de nos sens quand il s’agit de connaître un objet — même si, comme dans l’amour sexuel, les six sens, y compris le sens génital, entrent enjeu simultanément, — il n’en reste pas moins que l’objet connu reste extérieur à nous-mêmes. D’ailleurs, cette qualification de connu convient peu à l’objet perçu, attendu qu’il a une face intérieure, inaccessible de prime abord à nos sens ; s’il s’agit d’un être vivant, — et plus cet être est intelligent et complexe, — il faut exercer toutes sortes de facultés et se livrer à de minutieuses analyses pour n’arriver encore qu’à une intimité à peu près illusoire.

La connaissance aboutit donc à une certaine faillite. De là à proclamer l’inutilité du monde extérieur pour m’expliquer la connaissance elle-même, il n’y a pas très loin ; de l’inutilité à l’irréalité, il n’y a qu’un pas. Les philosophes idéalistes, qui poussent à bout leur théorie, peuvent dire, sans paradoxe, que tout se passe dans la vision, par exemple, exactement comme si l’objet n’existait pas, comme si l’intelligence, croyant s’aider de l’œil, créait cet objet à mesure qu’elle le veut connaître. Le phénomène des hallucinations donne une apparence de raison à ces idéalistes exaspérés. Taine, qui n’était pas exaspéré, n’appelait-il pas la sensation, une hallucination vraie ? Mais pourquoi vraie ? Voilà un mot, qui, dans la circonstance, est difficile à justifier. Il serait plus juste de dire que l’habitude héréditaire nous incline à considérer comme vraies certaines sensations ; comme fausses, certaines autres. Peut-être que l’utilité nous sert aussi de guide et que nous imaginons, pour nous rassurer, un monde extérieur et fallacieux dont les actes correspondent aux mouvements de notre physiologie.

II

Il y a une autre manière de connaître, à la fois plus élémentaire, plus intime et plus incertaine : c’est l’absorption. Les éléments de notre nourriture, à mesure que nous les connaissons, se désagrègent, cèdent à notre organisme leurs parties solubles, le reste étant rejeté sous une forme également méconnaissable. Si l’on repousse, comme il se doit, la distinction primitive entre l’âme et le corps, si l’on n’admet que le corps, si l’on croit que tout est physique, cette manière de connaître doit être étudiée parallèlement à celles qui ressortissent à chacun de nos divers sens ou à leur concours. Il est certain que l’absorption a instruit l’homme de tout temps. C’est par elle, et non en vertu d’on ne sait quel instinct, qu’il a pu séparer les végétaux et les animaux en bons et en mauvais, en utiles et en nuisibles ou indifférents. Nos procédés d’analyse sont encore impuissants, sauf peut-être en des mains particulièrement expertes, à différencier les champignons en nourritures nocives et favorables. Encore faut-il, pour cette opération délicate, que l’expert soit mis sur la voie par une expérience directe et réelle d’absorption. L’homme dénué de science se prit lui-même pour laboratoire ; aucun n’était plus sûr : il acquit par ce moyen quelques-unes des connaissances qui ont été le plus utiles à l’humanité et aux animaux domestiqués. De temps à autre on redécouvre des médications qui figurent en de très anciennes pharmacopées : ainsi le formiate de chaux ou de soude, récemment préconisé comme roborant musculaire, ne contient guère aucun principe qui ne figurât dans la vieille « eau de magnanimité », obtenue par macération et distillation d’une certaine quantité de fourmis. Comment nos ancêtres, et ce furent sans doute des bergers ou des laboureurs, distinguèrent-ils la vertu des fourmis ? Evidemment en mangeant des fourmis. Les sales Arabes et d’autres humanités basses qui mangent leur vermine y trouvent peut-être un réconfortant analogue : cette pratique, comme toutes celles qui se résolvent dans l’absorption, est assurément dictée par l’expérience. Ni un animal ; ni un homme, ne peut, en principe, se livrer à un acte qui lui soit nuisible : entré les actes nuisibles et les actes favorables, il y a toute la série des jeux, mais il est difficile d’admettre qu’un jeu quotidien soit un acte nuisible.

Pourquoi les paysans ne mangent-ils pas certains rongeurs qui abondent ? Il est vite fait de répondre en prétextant le goût et le dégoût. Mais c’est renverser l’ordre logique des termes du raisonnement.

Une nourriture ne dégoûte pas par son odeur ; l’odeur d’une nourriture dégoûte parce que cette nourriture est nocive ou inutile. Pour comprendre cela, sans qu’il soit besoin d’insister, il suffit de penser à toutes ces nourritures à odeurs nauséeuses que nous apprécions bien plus que celles qui pourraient être réputées suaves. Tel est le fruit de l’expérience, c’est-à-dire de la connaissance. Je crois que l’absorption doit être considérée comme un des meilleurs moyens que nous ayons d’apprécier la valeur pratique de certaines parties du monde extérieur. L’agriculture, le jardinage culinaire, la cuisine, la pharmacie presque tout entière sont nées de là. Des hommes assurément, choisis parmi les chimistes et les physiologistes les plus rares, pourraient pendant des années triturer une noix de kola, sans en soupçonner les vertus, que des sauvages trouvèrent simplement en broyant ce fruit avec leurs dents.

Ils sont plaisants, ceux qui, méconnaissant non pas seulement l’importance, mais l’existence de ce sixième ou septième ou dixième sens, attribuent au goût ou à l’odorat on ne sait quel pouvoir de divination touchant la nocivité d’une plante ou de son fruit. Comment ne pas voir aussitôt que cet instinct préservatif, s’il est héréditaire, a eu un commencement et qu’à ce commencement il y a un fait de connaissance. Il faut laisser la notion traditionnelle de l’instinct dans les vieux répertoires de théologie et de spiritualisme. Elle sert aux personnes simples à différencier du premier coup l’homme des animaux : les animaux ont l’instinct ; l’homme a l’intelligence. Il y a des preuves : l’homme s’empoisonne avec des champignons ; les animaux frugivores, jamais. Quel homme ? Pas le paysan traditionnel, à coup sûr. Seulement le déraciné ou le citadin, qui a naturellement perdu un instinct qui lui était inutile. Cette preuve prouve seulement qu’il est dangereux pour l’homme, comme pour les autres animaux ou les plantes elles-mêmes, de changer d’habitat. Il y a une phase transitoire pénible, incertaine : c’est pendant cette phase que l’on s’en va dans les bois, en partie de plaisir, cueillir des champignons vénéneux. Mais les lapins en cage, auxquels on donne des herbes humides ou des légumes inconnus de leur instinct, se laissent parfaitement empoisonner : en liberté, ils n’auraient jamais eu l’idée de brouter dans la rosée, parce que leurs ancêtres, vivant dans des bois très touffus, ont ignoré l’existence même de la rosée et transmis à leur progéniture la méfiance de l’herbe mouillée.

L’homme, même à l’état de demi-civilisation, est chargé de trop de connaissances, pour qu’elles puissent se transmettre toutes par l’hérédité ; mais les plus anciennes et les plus utiles provignent ainsi, ce n’est pas douteux. Quand nous nous promenons dans une forêt, il y a des baies qui nous tentent, les airelles, par exemple, mais nullement celles de là bourdaine. Qui nous a enseigné (je suppose une ignorance réelle) qu’elles sont purgatives et même dangereuses ? L’instinct ? Qu’est-ce que l’instinct ? La transmission héréditaire d’une connaissance.

Cette transmission peut sans aucun doute se faire pour les idées abstraites comme pour les idées pratiques, c’est-à-dire utiles à la conservation de la vie. Certaines d’ailleurs sont réellement utiles et même primordiales : il est aussi raisonnable de croire qu’elles sont héritées que de les supposer acquises personnellement. On pourrait peut-être réhabiliter la théorie des idées innées, en la révisant soigneusement et en éliminant de son catalogue toutes sortes d’inventions platoniciennes ou chrétiennes, beaucoup trop récentes pour être entrées dans notre sang.

Quant à la connaissance directe des idées, elle se produit sous une forme sensiblement analogue à la connaissance de la matière par absorption. Entrées en nous, les idées ou y restent inertes, inconnues, ou se désagrègent. Dans le premier cas, elles ne tardent pas à être expulsées du cerveau, à peu près comme un fragment indigérable entré dans les intestins. Leur séjour peut produire une certaine irritation, même des lésions, c’est-à-dire provoquer des actes absurdes, manifestement sans rapport logique avec la physiologie normale du patient. Cet effet est fort visible dans les différents Etats, mais surtout en France, lors des grandes crises politiques ou morales. On voit des gens tourmentés par la présence d’une idée parasite dans leur cerveau, comme des moutons par le séjour dans leurs sinus frontaux d’une larve d’œstre. L’homme, comme le mouton, a la « tourniole ». Cela finit mal pour le mouton, pour l’homme aussi, très souvent.

Dans le second cas, les idées extérieures entrées dans le cerveau s’y désagrègent, unissent leurs atômes aux autres atomes des connaissances déjà en nous. On digère une idée, on se l’assimile. Assimilée, elle devient alors très différente de ce qu’elle était à son entrée dans l’intelligence. Comme l’absorption intestinale, l’absorption mentale est donc un excellent moyen, mais indirect, de connaissance. C’est-à-dire que, dans l’un ou l’autre cas, on connaîtra les idées, ainsi que les aliments, non immédiatement, mais par leurs effets. Ainsi les hommes savent héréditairement que certaines idées sont des poisons individuels ou sociaux, que d’autres sont également favorables au bien de l’individu et au développement des peuples. Mais, dans cet ordre, les notions d’utilité et de nocivité sont beaucoup moins précises. On a vu telle idée, réputée très dangereuse, convenir au salut d’un homme, d’une famille, d’une société, de la civilisation même. Les idées sont extrêmement maniables, plastiques ; elles prennent la forme des cerveaux. Il n’y a peut-être pas d’idées mauvaises pour un cerveau sain et de forme normale. Il n’y en a peut-être pas de bonnes pour un cerveau chantourné et malade.

III

Mais revenons à notre arbre ou à notre bœuf. Ce bœuf peut donc entrer en nous de deux manières. D’abord partiellement, mais réellement, sous les espèces d’une nourriture. Ce que nous en absorbons ainsi ne peut évidemment être connu comme bœuf : il ne parvient à notre connaissance que par ses effets : force, santé, gaieté, activité, dépression. Cette absorption serait totale, s’il s’agit d’une bête minime et digérable en chacune de ses parties, que le résultat, au point de vue de la connaissance immédiate, serait pareil, puisque l’objet se résout en éléments qui rendent sa forme méconnaissable.

L’autre manière, celle qui met en jeu les sens extérieurs, nous fera connaître le bœuf, en apparence comme tel, en réalité comme image d’un bœuf. Quelle est la vraie valeur de cette connaissance ? Il faut revenir ici sur cette question, afin d’entrer plus facilement dans la seconde partie de cet essai.

On a défini très sérieusement la vérité : conformité de la représentation d’un objet avec cet objet lui-même. Mais cela ne résout rien. Qu’est-ce que l’objet lui-même, puisque nous ne pouvons le connaître qu’à l’état de représentation ? Il est inutile de pousser la discussion plus loin. On tournera indéfiniment autour de la forteresse de l’idéalisme, sans jamais trouver aucun pertuis, aucun point faible ; on n’y entrera jamais, aucun argument ne faisant bombe contre ses puissantes murailles.

Cependant il faut se recueillir. Ayant bien réfléchi, on se demandera si cette forteresse est réelle, ou si au contraire elle ne serait point une représentation sans objet, un pur fantôme, comme ces villes englouties dont les cloches sonnent encore aux grandes fêtes, mais pour ceux-là seuls qui croient à leur mystérieuse vie. Ce doute nous inclinera à refaire le raisonnement de Berkeley et de Kant et à examiner s’il est bien construit. Part-il des sens pour aboutir à l’esprit ? Ou, par hasard, ne serait-ce pas une de ces conceptions de l’esprit qui retombent sur les sens comme une avalanche et qui les glacent et les étouffent ?

Comment les sens se sont-ils formés ? Telle est la question. Y a-t-il toujours eu opposition entre le moi et le non-moi ? Il n’y a rien dans l’intelligence, qui n’ait d’abord été dans les sens. Par intelligence, il faut, en ce dicton philosophique, qui est dû à Locke, entendre la conscience psychologique. Laissons la conscience, qui ne peut servir qu’à compliquer le problème. La conscience est un phénomène de second ordre et d’utilité toute sentimentale, si on la restreint à l’homme, banale et de pur reflet, si on l’étend à toute la matière sensible. Considérons cette matière dans ses manifestations peut-être les plus humbles, en ne tenant compte que des actions et des réactions, exactement comme nous pourrions observer l’influence de la chaleur, de la lumière ou du froid sur du lait, du vin ou de l’eau. Dans la matière vivante, il y aura cependant quelque chose déplus : la décomposition sera compensée par l’assimilation, et si l’assimilation est abondante, il y aura génération : d’autres formes semblables à la première se détacheront de la forme matrice. Cela représente essentiellement la vie, un être vivant étant limité en durée parle fait même de son accroissement, qui constitue un travail et une usure. Regardons un être dont les sens ne sont pas différenciés, et voyons comment il se comporte avec le reste du monde, comment il le connaît.

L’amibe n’a pas de sens extérieurs : c’est une masse presque homogène, et cependant elle est sensible à peu près aux mêmes impressions sensorielles que le mammifère le plus élevé. Elle s’alimente (odorat et goût) ; elle se meut (sens de l’espace, tact) ; elle est sensible à la lumière, du moins à certains rayons (vue) ; le milieu où elle vit étant en mouvement perpétuel, sans cesse traversé par des ondes sonores, elle réagit sans doute sous ces vibrations (ouïe). Peut-être même possède-t-elle, sans organes spéciaux, des sens qui nous manquent et que nous ne retrouvons que par l’étude et l’analyse, tel le sens chimique, celui qui juge de la composition d’un corps, le déclare assimilable ou conseille de le rejeter. L’exercice de tous ces sens démontre, tout d’abord, une très longue hérédité ; ils n’ont sans doute été acquis que successivement, à moins que, l’absence d’un seul d’entre eux pouvant être une cause de mort, leur présence soit la conséquence stricte de la vie de cette humble bête. Mais il est inutile d’édifier à ce sujet des hypothèses ; il suffit de s’en tenir au fait, et ce fait est l’existence d’un être vivant sans organes différenciés, c’est-à-dire dont toutes les parties sont également aptes à réagir contre toute excitation extérieure.

Pourquoi ces réactions ? Elles sont une des conditions de la vie. Mais la vie ne pourrait-elle se concevoir sans elles ? Cela est possible. C’est une question de milieu. Si le milieu où vit l’amibe était homogène et calme, s’il était d’une température et d’une luminosité constantes, s’il fournissait en abondance une nourriture convenable, si l’animal, en un mot, vivait dans un bain alimentaire, nulles réactions ne seraient nécessaires, et ses seuls mouvements seraient ceux d’ouvrir ses pores à la nourriture, d’en rejeter le trop plein, de se scinder, gonflée, en deux amibes. Pourquoi donc possède-t-elle tous ces sens, qui, quoique non organisés, sont parfaitement réels ? Parce que le milieu l’y oblige par son instabilité. Les sens, soit différenciés, soit répandus sur toute la surface d’une forme vivante, sont la création du milieu, et d’un milieu qui, lumière, son, extériorité matérielle, odeurs, etc., agit selon différentes manifestations discontinues : constantes ou continues, elles seraient sans effet ; discontinues, elles se font sentir. La lumière discontinue a créé l’œil, comme la goutte d’eau crée un trou dans le granit.

Un être quel qu’il soit, ou vague et quasi amorphe, ou nettement défini, n’est pas isolé dans le milieu vital universel. C’est la molécule d’un diapason. Elle vibre, non d’elle-même, mais en obéissance à un mouvement général. La cellule vivante, elle-même en mouvement interne et soumise à toutes les réactions du mouvement extérieur, ne perçoit sans doute ce mouvement que sous une impression unique. Mais quand plusieurs cellules s’accolent, vivent en contact permanent, les impressions du mouvement extérieur commencent à être perçues différenciées. C’est donc que cela est nécessaire ? C’est donc qu’il existe déjà des vibrations lumineuses, différentes des vibrations sonores ? Assurément, sans quoi la différenciation sensorielle serait inexplicable, étant inutile. L’union de plusieurs cellules permet à l’animal de diviser son travail de perception et de présenter à chaque manifestation perceptible un organe, ou, au moins, un essai d’organe approprié à la recevoir.

On pourrait, il est vrai, du point de vue idéaliste, supposer que les sens sont une création de l’individu, un accroissement de sa vie propre, et qu’il différencie, de sa propre initiative, son impression cinématique. Ce serait un phénomène de création analytique spontanée, l’instrument analyseur préexistant à la matière analysée, ou même, pour les idéalistes exaspérés, créant cette matière selon des besoins déterminés une fois pour toutes par sa propre physiologie. Ce serait donc une propriété de la matière vivante organisée de se fabriquer des sens et de diversifier par ce moyen sa propre vie. Ce point de vue n’est pas facile à admettre pour plusieurs raisons, purement physiques.

D’abord, si cette différenciation sensorielle était une faculté de la matière vivante, on ne la verrait pas, comme elle l’est, limitée dans ses pouvoirs. Même en admettant certains sens inconnus à l’homme, tels que le sens chimique, le sens électrique, le sens de l’orientation (extrêmement douteux), on voit encore que le nombre des sens est fort restreint. Mais, bien plus, les sens fondamentaux se trouvent identiques chez la plupart des espèces supérieures, vertébrés et insectes, à peu d’exceptions près ; dès que l’animal arrive à la différenciation sensorielle, cette différenciation se fait en réponse aux manifestations de la matière.

Les sens doivent donc correspondre à des réalités extérieures. Us ont été créés, non par l’être percevant, mais par le milieu perceptible. C’est la lumière qui a créé l’œil, comme, à nos maisons, elle a créé les fenêtres. Dans les milieux sans lumière, les poissons deviennent aveugles. Ceci est peut-être la preuve directe, car si la lumière est la création de l’œil, cette création peut se faire au fond des mers, tout aussi bien qu’à la surface de la terre. Autre preuve : ces mêmes poissons, devenus aveugles, mais ayant besoin cependant d’un habitat lumineux, se créent dans la nuit des abîmes non pas des yeux, mais des appareils directement producteurs de lumière : et cette lumière artificielle crée à nouveau l’œil atrophié. Les sens sont donc bien le produit du milieu ; ils ne peuvent d’ailleurs être que cela, leur utilité étant nulle, si le milieu n’est pas perceptible. On pourrait objecter encore que c’est le système nerveux qui, ayant l’intuition d’un milieu à percevoir, se crée des organes aptes à cette perception. Mais il y a là une pétition de principes car : ou le système nerveux a connaissance du milieu extérieur et c’est qu’il a déjà des sens ; ou il n’a pas de sens, et il ne peut en avoir connaissance. Une objection plus sérieuse serait que, l’aptitude sensorielle étant une propriété du système nerveux, il se créerait ensuite des organes pour percevoir plus distinctement, et bien différenciés, les divers phénomènes naturels. Cette manière de voir expliquerait jusqu’à un certain point la création des organes sensoriels, mais non pas l’existence des sens eux-mêmes, en tant que pouvoir sensitif. Elle explique l’œil des vertébrés, non pas la sensibilité de l’amibe aux rayons lumineux. Il est, d’ailleurs constant que le système nerveux agit plutôt en tyrannisant les organes dont il dispose qu’en cherchant à modifier ces organes ou en à créer de nouveaux. C’est un pouvoir qui le dépasse évidemment. Il est au contraire dévolu aux phénomènes extérieurs qui, en agissant mécaniquement sur la matière vivante, y produisent des modifications locales. Les organes des sens ne semblent autre chose que des surfaces sensibilisées par les agents mêmes qui y répéteront, quand le travail sera achevé, leur physionomie particulière. L’œil, reprenons cet exemple et répétons-le, est une création de la lumière.

Etant l’œuvre même des principaux phénomènes généraux, les sens doivent donc concorder exactement, sauf approximation, avec la nature même du milieu qui les a suscités. Le milieu lumineux n’est donc pas un rêve, mais une réalité et préexistante à l’œil qui la perçoit ; et les objets situés dans ce milieu lumineux doivent être perçus par l’œil sous la forme d’une image exacte, puisque l’œil est le travail même de la lumière, comme la vrille qui crée un trou le crée strictement à sa taille, à sa forme, à son image. Bacon disait que les sens sont des trous ; ici ce n’est qu’une métaphore.

IV

Reste la question de la coordination des impressions reçues matériellement par les sens. Cette coordination, pour les sensations élémentaires, est sensiblement identique chez tous tes êtres. L’escargot dont on menace la corne et l’homme dont on menace l’œil font le même mouvement de recul. Des actes identiques ne peuvent avoir pour cause que des réalités identiques ou perçues comme telles. Il n’en est pas moins vrai qu’une perception est un jugement. Avec le jugement, nous entrons dans le mystère. Si la lumière est constante, le jugement qui admet son existence est variable selon les espèces, et, dans les espèces les plus élevées, selon les individus. On voit bien que tous les yeux sont affectés par la lumière, mais on ne sait pas à quel degré ni selon quel mode de décomposition du spectre. Il en est de même pour tous les autres sens. Même si on admet la réalité du monde sensible, on est forcé d’hésiter sur la qualité de cette réalité en tant que réalité perçue et jugée. On en revient donc à l’idéalisme, alors que l’on se proposait un but tout différent. Il faut retourner sur ses pas, contempler à nouveau l’ironique forteresse et se résigner à ne jamais connaître que des apparences.

Un fait cependant demeure, autre forteresse, peut-être, élevée vis-à-vis de l’autre : c’est que la matière a préexisté à la vie. Le gain semble mince, mais cela veut dire que les phénomènes perçus par les sens sont antérieurs aux sens qui les perçoivent maintenant ; et cela peut vouloir dire aussi que la matière survivra à la vie, si la vie s’éteint. La proposition des idéalistes que le monde finirait, s’il n’y avait plus de sensibilités capables de le sentir, d’intelligences capables de le percevoir, semble alors insoutenable. Et pourtant, que serait un monde qui ne serait ni pensé, ni senti ? Il faut le reconnaître : quand nous pensons à un monde vide de la pensée, il contient encore notre pensée, ou c’est notre pensée qui le contient et l’anime. Phénomène analogue à cet autre, et qui a peut-être beaucoup contribué à la croyance à l’immortalité de l’âme, à celui-ci : que nous ne pouvons nous concevoir morts qu’en pensant à cette mort, qu’en la sentant, qu’en la voyant. L’idée de notre inexistence suppose encore la vie de notre pensée. Qu’il y ait là une illusion due au fonctionnement même du mécanisme de la pensée, c’est assez probable ; mais il est difficile de n’en pas tenir compte ; l’abstraction paraîtrait un peu forte.

On peut l’essayer, cependant, et tenter un chemin nouveau qui mènerait « au-delà de la pensée ». On y arriverait par la considération du mouvement général des choses dans lequel notre pensée même est étroitement impliquée et par lequel elle est conditionnée rigoureusement. Loin, peut-être, que ce soit la pensée qui pense la vie, c’est la vie qui anime la pensée. Ce qui est antérieur, c’est une vaste ondulation rythmique dont la pensée n’est qu’un des moments, un des bonds.

La position hors du monde que prend l’homme pour juger le monde est une attitude factice. Ce n’est peut-être qu’un jeu, et trop facile. Le dédoublement de l’homme en deux parties, la pensée, l’être physique, l’une considérant l’autre et prétendant le contenir, n’est qu’un amusement philosophique qui devient impossible dès que l’on garde tout son sang-froid. Il y a en effet une physique de la pensée ; on sait que c’est un produit, puisqu’on peut la tarir en lésant l’organe producteur. La pensée est non seulement un produit, mais un produit matériel, mesurable, pondérable. Informulée extérieurement, elle manifeste encore son existence physique par la pesée qu’elle fait supporter au système nerveux ; pour se montrer à l’extérieur, il lui faut le concours de la parole, de l’écriture, d’un signe quelconque. La télépathie, la pénétration des pensées, le pressentiment, s’il y a des faits de ce genre qui soient avérés, seraient autant de preuves de la matérialité de la pensée. Mais il est inutile de multiplier les arguments en faveur d’un fait qui n’est plus contesté que par la théologie.

Cet état de matérialité donne à la pensée une place secondaire. Elle est produite ; elle pourrait ne pas l’être. Elle n’est pas primordiale. Elle est un résultat, une conséquence ; sans doute une propriété du système nerveux ou même de la matière vivante. C’est donc par un abus singulier qu’on s’est accoutumé à la considérer isolée de l’ensemble des causes qui la produisent.

Mais si la pensée est un produit, elle n’en est pas moins productrice à son tour. Elle ne crée pas le monde, elle le juge. Elle ne le détruit pas, elle le modifie et le réduit à sa mesure. Connaître, c’est porter un jugement ; or tout jugement est arbitraire, puisque c’est une accommodation, une moyenne, et que deux physiologies différentes donnent des moyennes différentes, comme elles donnent des extrêmes différents. Le sentier, encore une fois, après bien des détours, nous ramène à l’idéalisme.

L’idéalisme se fonde, en définitive, sur la matérialité même de la pensée, considérée comme un produit physiologique. La conception d’un monde extérieur exactement connaissable n’est compatible qu’avec la croyance à la raison, c’est-à-dire à l’âme, c’est-à-dire encore à l’existence d’un principe immuable, incorruptible, immortel, aux jugements in faillibles. Si au contraire la connaissance du monde est le travail d’un humble produit physiologique, la pensée, produit qui diffère en qualité, en modalité, d’homme à homme, d’espèce à espèce, le monde peut être considéré comme inconnaissable, puisque chaque cerveau ou chaque système nerveux retire de sa vision et de son contact une image différente, ou qui, si elle a été d’abord la même pour tous, est profondément modifiée dans sa représentation finale par l’intervention du jugement individuel.

Si le même objet donne la même image sur la rétine d’un bœuf et la rétine d’un homme, on n’en conclura pas sans doute que cette image est connue et jugée identiquement par le bœuf et par l’homme.

Il ny a pas deux feuilles, il n’y a pas deux êtres semblables dans la nature : tel est le fondement de l’idéalisme et la cause de son incompatibilité avec les doctrines aimables dont on amuse encore les hommes.

Les raisons de l’idéalisme plongent dans la matière, profondément. Idéalisme veut dire matérialisme ; et, à l’inverse, matérialisme veut dire idéalisme.

Idées et paysages

I — Evolutio veneris

Il n’y a rien de plus sérieux qu’une religion, ni de plus utile, ni rien de plus puissant. Le paysan romain qui priait Jupiter, de faire pleuvoir, si le vent tourne dans le même moment et s’il pleut, a exercé sur la nature et sur les dieux une autorité prodigieuse. Il importe peu que la relation de cause à effet soit ici illusoire ; elle l’est, mais guère plus qu’en telles occurrences où elle nous semble vraie. Une religion est donc une magie ; les principales formules du rituel sont conjuratoires, soit qu’elles écartent les mauvais dieux, soient qu’elles changent leur vouloir, soit qu’elles plient les bons aux besoins que l’homme a présentement de leur force. Bons ou mauvais, les dieux sont des animaux ou des hommes : des femmes, dans la religion civilisée.

La notion d’un dieu qui n’est pas de forme et d’âme humaines est absurde, car un tel dieu serait inutile, puisque, hommes, nous ne pouvons converser qu’avec des hommes. La différence de l’homme à Dieu, pour être raisonnable, ne doit pas dépasser de beaucoup celle de César à l’esclave. Mais un Dieu unique serait pour l’imagination de notre race une faible création ; nous sommes plus généreux et plus fiers. Nous avons élevé à l’état de dieux presque tous les mots de nos vocabulaires, et ainsi nos ressources contre la méchanceté de la Nature se sont accrues, en même temps que leur nombre limitait la puissance de chacun de ces maîtres invisibles. N’ayant réussi dans leur indigence créatrice qu’à projeter dans le ciel un portrait unique de leur race, les Juifs crurent que les Dieux étaient des idoles ; ne pouvant concevoir la diversité de nos besoins et de nos désirs, ils crurent que chaque figure de marbre était pour nous le Dieu lui-même, modèle imaginaire ; ils crurent, comme Polyeucte, que, l’idole brisée, le dieu était mort. Et ils brisèrent les idoles. Cela dura trois ou quatre siècles. Alors Constantin, ayant longtemps hésité entre le culte de Mithra et celui de Jésus, décida que le monde serait Chrétien ; les temples furent livrés aux chrétiens et avec les temples les « cures », « les prieurés les « dîmes », les « péages », les « hôtelleries » des pèlerinages, et tous les biens ecclésiastiques. Rien ne se modifie que les mots ; j’use des termes modernes, n’ayant pas les anciens sous la main. Qu’on se figure un tel changement dans le personnel du culte à peu près comme un changement de garnison : les uniformes bleus remplacent les uniformes rouges, mais ce sont les mêmes remparts, les mêmes casemates, les mêmes canons.

Le peuple ne paraît pas s’être ému beaucoup de cette révolution. Malgré les efforts de quelques pieux païens, comme Libanius, il s’accommoda du nouveau rituel et des nouvelles litanies ; il est même probable que les vieilles femmes un peu sourdes, si elle§ regrettèrent le sacrificateur dépossédé, si elles déplorèrent les « nouveautés », n’eurent pas conscience de prier dans une nouvelle religion. Ce fut sans heurt que Neptunus Equester devint Divus ou Sanctus Antonius ; sous son second nom, il continua d’être le patron des chevaux. En Italie, Adonis devint San Donato ; la déesse Pelina, San Pelino ; la Félicité, Santa Félicità, Anna Peranna, Sancta Anna, Sainte Anne, mère de la Sainte Vierge. En Orient, Helios devint S. Elie. « En Sicile, dit Beugnot, la Vierge prit possession de tous les sanctuaires de Cérès et de Vénus, et les rites païens pratiqués en l’honneur de ces déesses, furent en parties transférés à la mère du Christ26. » Il y a dans l’Orne, à Céton, une Sainte Vénisse représentée nue à la restriction d’une écharpe ; il y en a une autre à Nogent-le-Rotrou : les femmes vont la vénérer le vendredi (Veneris dies) et l’implorer pour les indispositions de leur sexe. Il n’est pas jusqu’aux cultes priapiques qui ne se soient conservés dans le catholicisme et l’on sait assez comment, grâce à son nom, S. Vit hérita des attributs de Priape27; en 1850 il y avait encore un phallus fort vénéré dans la chapelle de S. Fix (c’est le même) à Schwitzerhoff.

Cependant il y eut, dès les premiers temps de son règne temporel, deux partis dans l’Eglise : celui du peuple et celui des prêtres ; celui des dieux et celui de Dieu. A la veille de la Réforme, les dieux étaient à la veille de redevenir tout-puissants : Luther a fait triompher l’idée juive. Depuis cette époque, depuis le concile de Trente, l’histoire du catholicisme n’est que l’histoire de sa lente évolution vers le protestantisme, vers les tristes rêveries des premiers chrétiens, vers le rationalisme religieux.

Presque tout ce qui s’était maintenu de paganisme et de naturisme dans le christianisme traditionnel a été détruit ou attaqué. Les prêtres ont oublié le rôle glorieux qui leur avait été dévolu, par la bonne foi populaire, de conservateurs les superstitions, c’est-à-dire de la tradition la plus ancienne ; et ainsi ils ont ruiné l’idée religieuse elle-même, car une religion vit en proportion de ce qu’elle contient de « folklore » et meurt en proportion de ce qu’elle contient de philosophie. Mais il faut considérer séparément les religions et le personnel du culte ; et si l’on veut connaître une religion c’est le peuple, et non les prêtres, qu’il faut interroger. Or, partout où il est resté catholique, le peuple est resté païen.

Catholique et païen, voilà deux mots que l’on devra cesser d’opposer l’un à l’autre. Loin de se contredire, ils se justifient. Le catholicisme c’est le vieux paganisme qui accrocha, au cours de son évolution, quelques aphorismes philosophiques, quelques rêves orientaux ; mais le paganisme vrai, celui des poètes et des inscriptions, contient déjà beaucoup de christianisme.

Il n’y aurait que des noms à changer pour faire des Géorgiques un poème dont la piété eût enchanté les paysans d’il y a deux ou trois siècles ; devant telles épitaphes antiques on hésite : on ne sait si le mort qui avoue sa foi sur la pierre était un chrétien ou un dionysiaque. Les idées, les désirs, les croyances de l’homme ne peuvent pas plus se modifier que ne se modifie la physiologie humaine elle-même : telles étaient ses maladies corporelles au temps d’Hippocrate, telles étaient ses maladies spirituelles, et si la religion est une maladie spirituelle, il a nécessairement la même religion aujourd’hui qu’il y a trois milliers d’années.

On pourrait donc prendre tous les dieux de la religion romaine et les retrouver, transformés normalement, dans le catholicisme ; cela serait un travail analogue à celui qu’on a fait pour les mots latins dont on a suivi pas à pas les métamorphoses depuis l’époque classique jusqu’au français moderne. Quelques-uns sont morts en chemin ; quelques-uns sont intacts ; la plupart, après vingt siècles, vivent dans notre bouche sans avoir subi d’autres injures que celles que la vie inflige à la vie.

Pour les dieux comme pour les mots, c’est donc le peuple qu’il faut interroger, — et par ce peuple, ici, il faut entendre tous ceux qui, n’ayant pas charge du dogme, ont peint, autour du credo sévère, le jardin fleuri des légendes et des symboles.

Il y avait donc une Vénus ; le catholicisme populaire la conserva et, ironie charmante, c’est dans l’évangile même qu’il alla lui chercher un nom et une illusion d’existence historique. La Vénus nouvelle s’appelle : Madeleine. Aux deux caractères de l’Aphrodite, d’être à la fois la patronne de la Beauté et la patronne de l’Amour, Madeleine, à la vérité, en ajoute un troisième : elle est la patronne du repentir. Mais ceci indique seulement que l’esprit humain, devenu individualiste, considère la Beauté et l’Amour, non plus comme des attributs de la race, mais comme des accidents personnels, périssables et renouvelables. La période individuelle de beauté et d’amour disparaît avant l’homme lui-même ; il y a un envers à l’étoffe et l’étoffe, un jour, sous un coup de vent se retourne. La première période achevée, Madeleine accomplit la seconde, qui est de repentir,, de regret ou de ressouvenir, selon les circonstances et les âmes ; on ne peut, sans fausser la notion même de la vie humaine, supprimer ce retour ou ce déclin. Cependant les peintres et plusieurs légendes adoucissent l’amertume d’un amoindrissement soit en accordant à. Madeleine l’assomption sur les ailes des anges, soit en lui conservant, jusque sous le soleil et le vent, une impérissable beauté : c’est alors une Vénus humanisée, héroïne en même temps que déesse, comme elle est sainte en même temps que courtisane. Si complexe que soit ce type de la Madeleine, si nombreuses les idées qu’on y trouve agrégées, il n’en reste pas moins qu’elle figure avant tout la Beauté et l’Amour sous leurs formes les plus tangibles et les plus sensuelles, c’est-à-dire païennes ; la partie sentimentale appartient au christianisme qui a, en grande partie, créé cette psychologie particulière.

Il est d’ailleurs très probable que le populaire romain se représentait Vénus à peu près comme le populaire novolatin s’est représenté la Madeleine : une courtisane ou une princesse très belle, très riche et très lascive. Cependant pour nous intéresser et nous charmer tout à fait, il faut qu’elle soit aussi très amoureuse et très malheureuse ; il faut des larmes dans ces yeux qui nous fatiguent toujours souriants et que cette gorge, ce soient les sanglots, qui la soulèvent aussi, et non toujours la volupté. Madeleine est supérieure à Vénus de toute la distance qu’il y a entre une femme et une déesse. Le catholicisme populaire a souvent perfectionné la mythologie, mais son chef-d’œuvre est assurément cette figure passionnée et tendre, cette créature de beauté et de langueur, cette nymphe ironique qui seule, au milieu des forêts, écarte pour un amant invisible le voile de ses cheveux, cette pénitente qui, au moment qu’elle pleure ses péchés, semble plutôt les revivre avec cette exaltation que donne la solitude.

II — Quelques idées de Renan

La pensée des grands esprits, comme la nature, se prête à de multiples interprétations. C’est que le monde se reflète en eux bien plus nettement que dans les intelligences ordinaires. Avec une ingénuité parfaite, ils accueillent toutes les antilogies, sans en avoir honte ni peur, certains que la conciliation se fera, nécessairement, au fond de leur conscience. Pour eux tout est vrai, en ce sens que l’être est la seule vérité, que le fait d’exister équivaut à exister légitimement. C’est Spinoza qui a enseigné cela aux hommes ; Renan, son meilleur disciple, les a confirmés dans cette idée salutaire.

Un tel état intellectuel a un inconvénient pratique, celui d’incliner l’esprit à des critiques ou à des approbations simultanées dont les hommes, qui sont malins, aperçoivent aussitôt la contradiction apparente.

C’est ce qui est arrivé pour M. Renan. Des personnes distinguées par leur savoir et leur logique admirent difficilement qu’un séminariste, ayant quitté l’Eglise, demeurât attaché à l’Eglise ; qu’un négateur de la divinité du Christ conservât de la tendresse pour la doctrine évangélique ; qu’un athée avouât des sentiments monarchistes ; qu’un libre-penseur, en un mot, ne fût pas un parfait démocrate.

Lui-même l’a reconnu : « La tentation est grande, pour le prêtre qui abandonne l’Eglise, de se faire démocrate ; il retrouve ainsi l’absolu qu’il a quitté, des confrères, des amis ; il ne fait en réalité que changer de secte. »

Mais Renan n’était pas sectaire, et il ne cherchait pas l’absolu.

Son goût allait aux vérités partielles et non à la vérité unique, cette chimère qui n’attire que les esprits simples. Il n’était pas simple ; il était même très complexe, étant doué de jugement. Quand un homme a du jugement, il n’apprécie pas toutes les valeurs selon le même étalon ; il se sert d’autant de mesures qu’il y a de choses à mesurer ; il n’accepte pas les moyennes, méprise la statistique et ne goûte l’analogie que comme fleur de style.

Si M. Renan ne put jamais bien voir le rapport que quelques-uns de ses amis établissaient entre athéisme et la démocratie, c’est qu’il pesait ces deux opinions avec des poids différents, quoique nécessairement du même système, celui de la raison, Il ne croyait pas que l’on pût évaluer la valeur d’une poignée de diamants avec une bascule foraine.

Comme Spinoza avait l’esprit géométrique, il avait l’esprit de finesse, qui est l’esprit de discernement et d’analyse. Cela lui servit en politique et en morale, aussi bien qu’en philologie. Il ne fut jamais dupe de rien, même des préjugés qu’il avait gardés et qu’il estimait à un prix modeste, tout en leur restant fidèle. Il dit, après avoir expliqué que sa vie fut volontairement sévère : « Plus tard, je vis bien la vanité de cette vertu comme de toutes les autres ; je reconnus, en particulier, que la nature ne tient pas du tout à ce que l’homme soit chaste. Je n’en persistai pas moins, par convenance, dans la vie que j’avais choisie. »

Je pense que Renan, sous des airs fuyants, fut toujours d’une grande sincérité et, sous des airs souriants, très grave. A la fin de sa vie, il apparut trop souvent en une attitude trop joviale ; mais il ne faut pas juger les hommes d’après leurs années de vieillesse, et d’ailleurs l’image de Renan, telle que nous la donnaient alors les journaux, semble fort corrompue. Les journalistes de profession sont enclins à prendre pour de la bonhomie ce qui n’est que du mépris.

Ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse ont une tournure peut-être un peu apologétique. Il a visiblement le dessein de donner à la postérité une bonne opinion de lui-même ; mais c’est que, à la différence de Rousseau, il s’estimait : preuve de force. L’humilité de Pascal est orgueilleuse. N’avoir point d’orgueil, quand on a du génie, ce serait manquer de jugement, c’est-à-dire n’avoir pas de génie, ce qui est impossible. Renan a donc une claire conscience de la valeur de son œuvre, mais il en parle simplement, comme d’un fait, non comme d’un miracle. Il n’y a pas de vanité.

Il y a dans ces Souvenirs un passage curieux où il prétend n’avoir jamais fait semblant d’estimer la littérature que pour complaire à Sainte-Beuve : « Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus, je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. » Cette phrase, à mon avis, et quoiqu’elle contienne peut-être une vérité obscure ou lointaine, n’est, elle-même, que de la littérature. C’est le dédain pour le pouvoir d’un homme qui le tient et ne le lâchera pas volontairement. M. Renan, comme M. Thiers, eût été fort vexé si on avait accepté sa démission de grand écrivain. Pascal, lui aussi, feignait de mépriser le style, et on a vu dans ses papiers qu’il s’en occupait presque autant que de religion.

Ce qui est vrai, sans doute, c’est que Renan ne considéra jamais la littérature comme un genre à part, distinct de la pensée ou de l’érudition. Mais il n’est presque aucun de ses écrits qui n’ait, en dehors du sujet, une valeur littéraire. Cette valeur tient-elle à la qualité du style ou à la qualité de la pensée ? M. Brunetière sépare rigoureusement Renan écrivain de Renan penseur, érudit, philologue ou historien ; l’estimant, à l’excès peut-être, sous sa forme littéraire, il le déprécie à l’extrême sous toutes les autres. Ce partage m’est difficile : je crois fermement que Renan a bien écrit parce qu’il a bien pensé, et que, si sa pensée avait été vulgaire, la grâce extérieure d’un style aimable n’eut pas sauvé son œuvre de l’indifférence où tombent si rapidement les livres de pure littérature. Il a eu le bonheur d’être assez riche pour donner de belles robes à ses idées, et ses idées en ont profité pour faire leur chemin dans le monde. Leur fortune sans cela eût été moins rapide et sans doute plus discrète ; elle n’en eût pas moins été certaine.

D’ailleurs, et c’est une tendance des esprits simples, qui n’est pas toujours fâcheuse, les hommes sont portés à attribuer toutes les qualités à qui en possède une seule à un degré éminent. Il n’y a pas pour le peuple le grand philosophe, le grand savant, il y a le grand homme. Or, le jugement de la foule, de tout temps, mais aujourd’hui surtout, a eu sa répercussion sur le jugement de l’élite : de sorte que l’on ne sait plus très bien si Renan est un grand penseur parce qu’il est un grand écrivain, ou l’inverse. Cela s’emmêle. Cette remarque s’applique merveilleusement aussi à Pascal ou à Descartes. Il y a des esprits analytiques qui ne sont pas bien sûrs que, si on en rejette les idées, le Discours de la méthode soit un des chefs-d’œuvre de la langue française. Ils ont raison de s’inquiéter de cela : le fond et la forme sont inséparables, et l’on ne peut admirer l’un sans admirer l’autre en même temps.

La distinction du style et de la pensée finit par être malsaine ; on dirait presque corruptrice. Elle propage le préjugé de la littérature et habitue les jeunes gens à adorer des idoles. La littérature sans la pensée, qu’est-ce que cela ? Quelque chose de pareil à ces fausses bibliothèques que l’on arrangeait autrefois, par amour de la symétrie : des dos de livres en ronde-bosse sur un panneau de bois !

Renan nous conseille plus de sincérité. Il nous conseille aussi le doute, mais c’est pour mieux nous conduire à la sagesse. Il nous apprend à dissocier nos idées, pour avoir ensuite le courage ou de les abandonner tout entières, ou d’en garder les morceaux utiles. Il n’était pas de ceux qui, voyant un ver dans un fruit, le jettent pour en prendre un autre. Prudent et avisé, et sachant que les fruits intacts sont rares, en certains pays, il enlève la bête et son nid, mange le reste. Les idées et les fruits gâtés ont des parties délicieuses.

III — L’Art et la Science

L’art et la science ont d’égales utilités dans une civilisation, M. Edmond Perrier (Préface du Nouveau Dictionnaire des Sciences) établit sommairement la précellence de la science. La haute culture véritable, dit-il, c’est la science seule qui peut la donner. « De quelque parure que puissent être les artistes, les littérateurs et les poètes pour un peuple fort, ils en sont l’agrément et le charme, mais non pas la force et la vie. » Et, ajoute-t-il l’estime trop exclusive de la littérature et de l’art est le signe que la sensibilité est exaltée aux dépens de l’intelligence ; c’est une marque de décadence.

Si tout cela était vrai, la science n’étant esquissée que depuis un très petit nombre de siècles et constituée, provisoirement, que depuis un petit nombre d’années, il n’y aurait pas eu de civilisations antérieures à la nôtre, autres que la nôtre. La relativité des connaissances ne permet pas une telle affirmation : la culture scientifique d’aujourd’hui apparaîtra peut-être un jour puérile et vaine. S’il s’agit de bonne volonté, de désir de connaître, tous les siècles y apportèrent une ardeur presque égale. La science fut de toujours : ce qui change, c’est son objet.

Mais ce n’est pas historiquement que je vois et que je veux poser à nouveau la question de l’antinomie de l’art et de la science. Les oppositions qui se font facilement aujourd’hui, on les reconstituerait pour telle ou telle période européenne ou asiatique. Le conflit est permanent, parce qu’il a sa source dans l’organisation même de l’être humain. L’homme veut vivre et l’homme veut connaître.

Loin que ces deux tendances se complètent et se renforcent, elles se nient l’une l’autre. Schopenhauer a fait de cette lutte éternelle la base de sa métaphysique ; récemment, M. Jules de Gaultier a précisé cette manière de voir en montrant l’antagonisme de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance.

Ceci admis, et il est essentiel de l’admettre, à quoi répond l’art, à quoi la science ?

Dans l’art on intercalera naturellement toutes les manifestations esthétiques, y compris le jeu sous ses formes multiples, la littérature au sens le plus étendu, et une bonne partie de la science, celle qui triture des notions et non des faits, et qui se brouille de sentimentalisme (ainsi la sociologie vulgaire). Dans la science rentrera tout le reste, c’est-à-dire l’immensité pondérable et mesurable.

De ces deux domaines l’un correspond très bien à la sensibilité, et l’autre à l’intelligence : ici instinct vital, là instinct de connaissance. L’art comprend tout ce qui exaspère le désir de vivre ; la science, tout ce qui aiguise le désir de connaître. L’art, et le plus désintéressé, le plus désincarné, est l’auxiliaire de la vie ; né de la sensibilité, il la sème et la crée à son tour ; il est ta fleur de la vie et, graine, il redonne de la vie. La science, ou sous un nom plus vaste, la connaissance, a son but en soi, toute idée de vie et de propagation de l’espèce écartée. Sublimation de la sensibilité, l’intelligence, organe du besoin de connaître, est de la sensibilité stérilisée. Savoir, savoir encore plus : l’instinct de connaissance est inassouvissable, parce que la matière de la connaissance est illimitée.

L’art et la littérature qui semblent le luxe du génie de l’espèce en sont au contraire la nourriture quotidienne. Leur qualité est indifférente, considérés comme des jeux, comme des excitants. Ce sont leurs sortilèges qui ont peu à peu plié au mariage régulier cet animal polygame, le mâle humain. Et précisément, quand l’art déchoit, quand les rêves de félicité qu’il suggère ne sont plus assez forts pour duper la sensibilité, la polygamie naturelle reprend le dessus, ce qui alourdit l’essor de la vie. Les religions, ces formes primitives et toujours supérieures de l’art, sont de puissants aphrodisiaques vitaux. Et celles qui vantent la chasteté sont peut-être celles qui travaillent le plus directement au maintien de la vie : parler contre l’amour ou en faveur de l’amour, c’est exactement la même chose. Des peuples sans religion, sans art, sans lettres, échapperaient en grande partie à la tyrannie de l’instinct vital. Ils se reproduiraient encore, mais avec un entrain décroissant. On le voit bien en France où les régions qui se stérilisent sont celles que les formes modernes de la civilisation ont privées à la fois de religion, d’art et de littérature ; où les régions encore fécondes vivent, comme la Bretagne, dans une idéalité de religion et de poésie.

Mais ce n’est pas seulement l’absence de l’art qui dessèche les peuples ; les animaux s’en passent presque tous, et leur fécondité est souvent extrême, en unique rapport avec la fécondité du sol, c’est-à-dire l’abondance de la nourriture. Le bien-être peut, chez certaines races très positives, remplacer la musique, la danse, les chansons, les processions, les kermesses, les pardons, les cantiques, les légendes et les contes. Il reste tout de même un vide ; s’il est comblé par l’instinct de connaissance, si une trop grande partie de la sensibilité se transforme en intelligence, la vie est définitivement vaincue.

Je ne veux point dire que ce résultat soit mauvais. En ce moment, je ne le considère point non plus comme bon. Il est indifférent. La question est uniquement de savoir si c’est l’art ou si c’est la science qui entretient la lampe de la vie.

Pour apprécier sainement le rôle de la science, il faut séparer la science pure de la science appliquée. Il y eut toujours une science pratique ; son développement suit non pas celui de la science théorique, mais celui de la richesse ; elle prend aussi plus d’importance à mesure que la richesse se mobilise et que se perfectionnent les méthodes d’utilisation qui peuvent centupler sa puissance. Les grandes découvertes pratiques ne sont presque jamais scientifiques ; elles sont empiriques. La plus grande invention utile du XIXe siècle, la vapeur, a été faite bien avant que ne se créât la théorie de la vapeur ; la science a perfectionné ; elle n’a point trouvé. Une seule autre invention fut plus importante que celle de la vapeur, celle de l’imprimerie, œuvre du moyen âge : il n’y en eut jamais de moins scientifique. Sans doute, la théorie de Pasteur semble avoir travaillé pour la vie et non contre la vie, encore que sa beauté surpasse peut-être son utilité ; mais oserait-on affirmer que la chimie aurait été créée par le génie vital, s’il y avait de tels génies, et s’ils étaient conscients ?

La science ne travaillerait pour la vie qu’en cessant d’être pure, qu’en associant à ses préoccupation tout intellectuelles des sentiments parasites. Un savant qui corrompt une expérience parce qu’il juge que le résultat en serait néfaste pour l’humanité, cela peut être un bonhomme très moral, mais ce n’est pas un savant vrai. La science veut connaître et faire connaître. Savoir, savoir encore plus. L’intelligence est le luxe de la vie, luxe dangereux pour la vie qu’elle contemple avec des yeux de méduse et de basilic ; la science est la nourriture de l’intelligence.

Si quelque chose représente réellement le rêve, c’est la science. Elle manie la vie, la tue ou la fortifie, au hasard de ses recherches, avec impartial lité. Et que cherche-t-elle ? Une chimère, la Vérité. Elle la cherche en sachant bien qu’elle ne la trouvera pas. Son désintéressement, dont la vie se révolte, est admirable et absurde. Savoir, à quoi bon ? Savoir, savoir encore plus ! Aller, non pas plus haut, car le monde n’a ni haut ni bas, mais plus loin, sans ignorer que ce plus loin représente le diamètre d’un grain de poussière comparé à celui de l’univers visible. Qu’y a-t-il au-delà de la molécule : rien ou un monde, une abstraction ou un recommencement ? La matière est-elle quelque chose ou une conception de l’esprit ? Dans les deux cas, elle est divisible à l’infini. La science dit non, et elle rêve. Quand elle dira oui, son rêve changera de thème comme celui du dormeur qui se met sur le dos. Et elle ira ainsi de rêve en rêve, jusqu’à ce que soit usée, non la matière inusable de la connaissance, mais la matière à connaître, le cerveau humain.

La science est la seule vérité et elle est le grand mensonge. Elle ne sait rien, et on croit qu’elle sait tout. On la calomnie. On croit que la science, c’est l’électricité, l’automobilisme et les ballons dirigeables. C’est bien autre chose. C’est la vie se dévorant elle-même, c’est la sensibilité se transformant en intelligence, c’est le besoin de savoir étouffant le besoin de vivre, c’est le génie de la connaissance disséquant tout vivant le génie vital.

IV — La méthode de Kant

On parla beaucoup de Kant, depuis un mois et plus, à propos de son centenaire ; on raconta surtout sa méthode de vie. Mais sur sa méthode de pensée, il n’y eut rien, sinon les allusions les plus vagues. C’est convenu, une fois pour toutes : Kant fut un grand philosophe. Reste à savoir si un philosophe de cette sorte n’est pas plutôt un grand théologien.

Qu’est-ce qu’un théologien ? Un a-prioriste. Qu’est-ce que Kant ? Un a-prioriste. Le philosophe a été cela, longtemps, depuis Platon jusqu’à Buffon. Il n’est plus cela. La philosophie de l’a-priori est aussi désuète que la théologie dogmatique, eschatologique ou mystique.

Il ne s’agit plus de monter d’un coup d’ailes aux sommets, de planer, puis de redescendre lentement vers un monde terrestre méprisé et nié. Il faut partir de ce monde, et d’abord le connaître. Ensuite, on montera éternellement, sans jamais atteindre la cime. Il n’y a pas de cime. La position que prenait Kant, à la crête de cette montagne immaculée, la Raison pure, est une attitude de théâtre. C’est de l’illusionnisme. Il n’y a pas de Raison pure, pas plus qu’il n’y a de montagnes de cristal. La raison n’est qu’un mot : expression des manières les plus commodes de comprendre les rapports multiples qui unissent les éléments variés de la nature. La raison n’est qu’une unité de mesure, mais une unité nécessaire et sans laquelle il y aurait de telles différences entre les jugements des hommes que nulle société ne serait possible. Mais cette nécessité n’est pas antérieure à la vie ; elle lui est postérieure. Ce qui est nécessaire, ce qui est raisonnable, c’est ce qui est ; mais toute autre manière d’être, dès qu’elle serait, serait également nécessaire et raisonnable.

Nous prenons communément pour la cause de la vie ce qui en est le résidu. Nous considérons comme principe directeur ce qui n’est que le résultat de l’expérience traditionnelle. La logique est le produit des faits et non la productrice des faits. Mais les faits ne sont pas tous connus, surtout de ceux qui font profession d’être philosophes ; les plus ordinaires seulement, ceux qui atteignent un certain degré de constance, sont familier aux hommes. C’est avec ces faits seuls qu’ils ont construit leur logique générale. Ainsi, lorsqu’on veut appliquer cet instrument à des sciences concrètes, il n’est bon à rien. La logique générale, qui enivrait Kant, est de toute inutilité en ces deux sciences, par exemple, la linguistique et la biologie. Et c’est ce qui explique le nombre infini de bêtises que profèrent quotidiennement les amateurs de biologie ou les amateurs de linguistique. La biologie est peu accessible ; la linguistique, qui semble à la portée de tout homme qui parle, est absolument ravagée par la logique générale. Chaque fois que l’on veut appliquer la logique générale à expliquer des faits concrets constatés par un de nos sens, on tombe dans l’absurde. A quoi est bonne la logique générale ? Peut-être à rien qu’à fausser les intelligences.

Sera-t-elle, à défaut d’un mètre, un guide, un fil ? Nullement. Elle ne sert qu’à insinuer dans l’esprit cet aphorisme absurde : Cela est ainsi, parce que cela doit être ainsi. Kant ne raisonne pas autrement. C’était une belle machine à broyer du vent. Songer que cet homme qui n’eut jamais ni femme, ni maîtresse, qui mourut vierge, dit-on, qui mena une vie purement mécanique, a eu l’audace de disserter sur les mœurs ! Mais que le titre de son livre est beau : la Métaphysique des Mœurs ! Ses aphorismes ne le sont pas moins :

« Ce que nous devons faire, voilà la seule chose dont nous soyons certains. »

Mais comment peut-on être certain de ce que l’on doit faire, a priori, sans avoir examiné les circonstances, à mesure qu’elles se présentent. Qu’est-ce que ce devoir en soi, cette certitude en soi ? Pure théologie.

Un autre est plus fameux : « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle. » Il a soin, il est vrai, de nous dire qu’un tel principe ne procède pas de l’expérience, mais qu’il est, au contraire, antérieur et supérieur à toute expérience, ce qui n’a aucun sens appréciable.

Kant promena sa méthode dans tous les domaines. Comme il ne basait ses raisonnements sur rien de contrôlable, il prouva facilement : la liberté, l’immortalité, l’existence de Dieu, l’absolu de la morale chrétienne, et généralement tout ce qu’il fallait prouver pour être un éminent professeur de philosophie. Sa théorie esthétique est des plus amusantes : le beau existe en soi, il est l’objet d’un véritable jugement, il ressort à un sens spécial en quoi se rencontrent la sensibilité et l’entendement. Cela paraît raisonnable et c’est enfantin. L’idée de beauté comme toutes les autres idées humaines est le produit d’une longue et complexe évolution : ses racines sont sexuelles, sans aucun doute. Ce qui est le beau, avant tout, pour un homme sain, c’est ce qui représente à sa sensibilité la perfection de son espèce. Comment, de sexuelle, l’idée de beauté est-elle devenue une idée désintéressée, ce n’est pas le lieu de le chercher. Ce n’est jamais en tout cas une idée pure ; elle est toujours liée à une émotion, et toute émotion retentit au centre sexuel, soit pour le surexciter, soit pour le déprimer.

Mais il ne s’agit pas d’exposer le détail de la philosophie de Kant ; elle s’est exercée sur tous les sujets de la connaissance et du sentiment, les considérant tous d’en haut, comme en projection. Une telle philosophie n’a plus de valeur. A peine est-elle encore un danger. On ne la comprend plus et surtout on ne la sent plus. Il nous faut une philosophie de plain-pied, familière et scientifique, toujours provisoire, toujours soumise au fait nouveau qui va nécessairement surgir, une philosophie qui ne soit qu’un commentaire de la vie, mais de la vie entière. L’homme séparé du reste de la nature est un pur mystère. Pour comprendre quelque chose à nous-même, il faut nous rejeter, humblement, dans le milieu vital d’où l’orgueil religieux nous a tirés pour nous élever à la dignité de pantins de l’idéal.

Il n’y a plus qu’une philosophie digne de ce nom ; la philosophie scientifique.

V — Goethe, Darwin et Lamarck28

C’est par ces trois noms que M. Alfred Giard terminait en 1888 sa leçon d’ouverture du Cours d’évolution des êtres organisés. On les retrouve à la même place dans le volume qu’il vient de publier et qui contient différentes études sur le transformisme parues de 1874à 1898. Plus d’un, parmi les plus fervents admirateurs de Gœthe, s’étonnera de voir uni à ceux de Lamarck et de Darwin le nom de l’auteur de Faust et de Wilhelm Meister. La valeur de Gœthe comme savant, longtemps contestée, n’est pas encore unanimement reconnue. Un poète qui s’occupe d’histoire naturelle est nécessairement considéré comme un simple amateur de science, et les derniers à lui rendre justice seront ceux-là mêmes qui sont dénués de toute compétence scientifique.

Gœthe est très nettement regardé, par M. A. Giard, comme un des précurseurs des transformistes, de même que Diderot et surtout Buffon, ce qui est moins inattendu. Diderot avait dit : « Le comment se tire des êtres ; le pourquoi, de notre entendement : il tient à nos systèmes, il dépend des progrès de nos connaissances. Combien d’idées absurdes, de suppositions fausses, de notions chimériques dans ces hymnes que quelques défenseurs téméraires des causes finales ont osé composer en l’honneur du Créateur. » Gœthe reprit cette opposition du pourquoi du comment, mais il la précise avec génie, en la rendant concrète : « La question, dit-il, n’est plus de savoir pourquoi le bœuf a des cornes, mais comment les cornes sont venues au bœuf. »

Si Gœthe avait donné toute la dernière partie de sa vie aux sciences naturelles, quel n’eût pas été leur avancement ! Sa méthode était parfaite, il n’admettait d’abord que les faits bien contrôlés, réservant pour plus tard les considérations générales. Camper prétendait établir une différence essentielle entre l’homme et le singe : l’homme » disait-il, n’a pas à la mâchoire supérieure d’os intermaxillaire et le singe en a un.

« Je mis, raconte Gœthe, mes livres de côté ; je me plaçai en face de la nature ; un squelette d’animal, avec ses détails infinis, était devant moi sur ses quatre pieds ; je me mis à l’étudier, en commençant par le commencement, par la tête ; l’os intermaxillaire me frappait les yeux le premier de tous, je l’examinai dans les différentes classes animales. »

Il fit de cet os une quantité de dessins qui furent accueillis plus tard dans les Mémoires de l’académie Léopoldine de Bonn ; Camper, à qui il les envoya, lui fit des compliments, mais ne parla point de l’os intermaxillaire ; son siège était fait.

« Je ne puis exprimer, dit Gœthe, le sentiment de tristesse qui me saisit… »

Avec quel bons sens il raille l’optimisme finaliste : « Les Grecs, avec leur imagination sereine, attribuaient à la nature une délicieuse intelligence. Elle avait selon eux tout disposé avec tant d’adresse que nous devons en elle toujours trouver tout parfait. Aux animaux puissants, elle a donné des griffes et des cornes ; aux animaux plus faibles, la légèreté des pieds. Mais l’homme a été l’objet de soins particuliers ; si elfe lui a donné une main habile à tout faire, c’est pour qu’il remplaçât les griffes et les cornes par l’épée et par la pique. Le motif que l’on donne pour expliquer pourquoi le médium est plus long que les autres doigts est ou ne peut plus amusante29. »

Sa théorie de l’unité de type dans les êtres est des plus intéressantes. Il commence par critiquer la formule « unité de plan », laquelle implique des idées de création, de providence. Puis, par quelques exemples caractéristiques, il montre que l’ossature est de construction identique entre tous les quadrupèdes qu’il avait pu étudier ; que les bras de l’homme, par exemple, et les pattes antérieures des autres mammifères sont formés des mêmes os. Cela scandalisait. La grande préoccupation était de situer l’homme dans une île et on recherchait avec passion tous les détails ostéologiques ou anatomiques qui pouvaient suggérer des intentions particulières de la part du créateur.

Son idée que les animaux sont tyrannisés par leurs organes est contestable en partie. Des insectes pacifiques portent souvent des organes de combat ; leurs moyens d’attaque ne les rendent nullement agressifs. Il est vrai que l’on voit des exemples du contraire. Ce que dit Gœthe des rongeurs est fort curieux : « Les animaux sont tyrannisés par leurs organes ; en effet, ils sont poussés par ces organes à une certaine espèce d’activité qui ne cesse pas, même quand elle est inutile ; c’est ainsi que les rongeurs, quand ils n’ont plus faim, continuent à ronger, et ils détruisent ce qui les entoure, jusqu’à ce qu’enfin, avec le castor, cet instinct trouve une application intelligente et devienne un instinct architectonique. »

Est-ce exact ? C’est au moins le thème d’un beau chapitre de philosophie zoologique. »

Gœthe avait un don indispensable. Il savait voir, ce qui est si rare. Il dit lui-même dans ses Entretiens : « On croit avoir présent devant soi ce que je décris dans mes poésies, j’ai dû cette qualité à l’habitude prise par mes yeux de regarder les objets avec attention, ce qui m’a donné aussi beaucoup de connaissances précieuses. »

Ces brèves notes n’ont pas été écrites pour justifier, ni même pour expliquer l’opinion implicitement exprimée par M. Giard sur Gœthe. Mais j’ai pris cette occasion pour donner, à ceux qui ne le posséderaient pas, un nouveau prétexte pour admirer Gœthe, le prétexte scientifique.

VI — Herbert Spencer

La gloire de Spencer, c’est d’avoir fait entrer l’idée d’évolution dans la philosophie générale. Cette idée, s’il ne l’a pas inventée, il l’a clarifiée, peut-être à l’excès, il lui a donné une très grande valeur au moins dialectique. Elle est ancienne ; elle est primitive ; elle est l’idée normale par quoi les hommes s’expliquent naturellement l’univers présent. Lamarck, le premier, lui donna une forme concrète : elle est la base de sa philosophie zoologique. Lyell, ensuite, y soumet la géologie ; puis vint Spencer, qui tenta d’y plier le monde entier des phénomènes.

Hésiode, Anaximandre, Héraclite, Pythagore, Anaxagore, tous les philosophes d’avant Socrate et Platon sont assez clairement évolutionnistes. La notion récente que la faune terrestre est une transformation de la faune marine est exposée par Anaximandre qui, d’autre part, avait élargi l’idée d’évolution au point d’y faire entrer les destinées du monde sidéral. Platon et les chrétiens détruisirent la science, qui dut être reconquise bribe à bribe, au prix d’efforts constants, et constamment entravés par le despotisme théologique, d’abord, ensuite et jusqu’à aujourd’hui même, par le despotisme rationaliste, plus dangereux encore, à cause du masque d’illusion intellectuelle dont il se pare pour séduire les esprits simples et droits.

Spencer renoue donc, par-dessus les siècles, la science nouvelle à la science la plus ancienne : s’il avait eu conscience de cet acte, cela aurait sans doute réduit son optimisme à des proportions modestes, car, au lieu de contempler le progrès tel qu’une ligne droite, il l’aurait vu s’enfoncer dans l’avenir selon des courbes hasardeuses qui peuvent finalement aboutir, aussi bien qu’à un épanouissement, à une régression définitive. S’il arrêta son esprit sur ces contradictions, ce ne fut que pour un moment ; il n’eut pas la force de regarder avec insistance le sphinx les yeux dans les yeux, de concevoir une évolution indifférente et aveugle, strictement matérielle, dépouillée de toute la friperie sentimentale, hédoniste, progressiste, humanitaire. Il ne put jamais s’élever à la hauteur d’où le point de vue est purement scientifique : l’évolution devait satisfaire son cœur, être bienfaisante, avoir pour but l’homme, sa moralisation, son bonheur. Il rêvait sérieusement d’une humanité heureuse, mijotant dans la joie de vivre, comme un ver de farine dans la fleur de froments Herbert Spencer est certainement responsable, plus encore qu’Auguste Comte, de l’idée de finalité paradisiaque que les hommes d’aujourd’hui se rêvent béatement pour une postérité qui, sans doute, méprisera leur sottise de chiens dressés vers le morceau de sucre qu’ils ne mangeront jamais.

La doctrine de Spencer, réduite à quelques mots stricts, se résume en ceci : l’organisme individuel évolue de l’homogène à l’hétérogène ; et ; l’évolution mentale se produit de l’indéfini au défini. Ce sont des formules. Elles n’ont jamais eu de valeur que pour lui-même. Il les crut solides et en fit les bases d’un vaste système, dont on peut dire, du moins, si on ne veut pas le juger, qu’il est monumental.

Des Premiers Principes il reste la célèbre distinction entre le connaissable et l’inconnaissable. Elle est fâcheuse, le grand effort de la science devant être au contraire de se proposer d’intégrer l’inconnaissable dans le connaissable. Poser, comme Spencer, des limites au connaissable, c’est réserver aux superstitions un excellent terrain de construction. Inconnaissable, cela justifie tout : les spirites distingués se vantent de travailler dans l’inconnaissable. Est-ce volontairement que Spencer laissa cette fissure dans le mur principal de son édifice ? Très probablement. Il avait reçu une forte éducation religieuse dans un milieu méthodiste. Ces Premiers Principes n’ont plus aucune valeur ; ils sont d’ailleurs rédigés selon une langue imprécise qui les rend fort difficiles à comprendre.

C’est dans les Principes de biologie que l’on voit exposée son idée de l’évolution des organismes sous l’influence des milieux. C’est du Lamarck. Il y joignait les théories que venait d’insinuer Darwin dans son Origine des Espèces, la sélection naturelle, la lutte pour la vie, où il voyait une confirmation de ses idées : la survivance du meilleur, du plus apte, du plus moral lui paraissait assurer finalement la formation d’une humanité parfaitement heureuse.

Sa Psychologie est basée sur les mêmes illusions. Il y fait également usage de la sélection naturelle, dont il croit que le résultat est d’augmenter sans cesse la puissance intellectuelle de l’homme. Il a évidemment confondu le contenant et le contenu, le flacon et la liqueur, ou l’eau, que l’on y enferme : ce qui évolue, ce qui augmente, c’est le contenu ; mais qui sait si le contenant est élastique ? Historiquement, on ne constate aucune évolution du cerveau humain. Spencer, un des plus vastes cerveaux du dix-neuvième siècle, n’est pas supérieur à Aristote ; mais la philosophie d’avant Aristote suppose des cerveaux plus vastes que celui même de Spencer. Il faut réduire les idées en exemples : alors on voit leur vanité, car il y a des exemples pour tout et contre tout.

J’ai été fort séduit, jadis, par cette proposition spencérienne que le plaisir habituel ou la douleur habituelle dont un acte s’accompagne sont des signes que cet acte est ou utile ou nuisible à l’espèce. Mais je n’y crois plus du tout, parce que c’est du finalisme, et aussi parce qu’il serait trop facile de citer plusieurs séries d’actes habituels, qui vont de l’agrément à la volupté, et dont on voit mal la relation avec le bien de l’espèce. La sensibilité est individuelle. Des sociologues se demandent ce que c’est qu’un individu ; je puis leur répondre : un individu, c’est une surface de sensibilité.

Les vues de Spencer sur l’origine expérimentale des vérités rationnelles sont généralement admises aujourd’hui, sans que toutes les objections que l’on peut faire à cette théorie soient encore résolues. Il en est de même de sa conception de l’esthétique : l’art est un jeu. Cependant, il y a bien des réserves à faire sur cette formule. Elle doit, tout au moins, être complétée par celle-ci : l’idée de beauté est d’origine sexuelle.

C’est à Herbert Spencer, enfin, que l’on doit la comparaison de l’organisme social à l’organisme animal, idée qui a faussé, et pour très longtemps, sans doute, toute la sociologie, exemple excellent de l’influence des mots sur la manière de considérer la réalité* On a abusé de ce parallélisme jusqu’au ridicule.

Quant à ses idées sur la morale, elles sont naïves. Il croit, toujours selon l’évangile optimiste, que la moralité tend à se fixer dans l’homme, à s’incorporer à l’organisme même. Quelle moralité ? Notre morale, la chrétienne, serait-elle donc la morale absolue ? Il est visible, au contraire, que les hommes tendent, non pas à s’assimiler organiquement la morale socratico-chrétienne, mais à s’en débarrasser comme d’un obstacle à l’activité normale. On cherche une autre morale ; en attendant qu’on la trouve dans la biologie, il n’y a plus que des dosages.

En politique, Spencer était libéral, ce que les Anglais disent aussi : radical ; il Fêtait très nettement, comme Stuart Mil] , et, comme lui, aussi éloigné de l’anarchisme que du socialisme. Personnellement, c’était un tyran ; il n’admettait aucune contradiction, n’estimait que lui-même, se croyait une sorte de grand lama intellectuel. C’était, à la vérité, un grand esprit, bien supérieur encore à son œuvre, dont l’optimisme autoritaire et systématique finit par provoquer, quand on y séjourne, un véritable sentiment de révolte.

VII — Le travail30

Voici un livre assurément important, mais que l’on est tenté de qualifier de singulier. Il contient, en effet, deux parties, l’une technique, l’autre mystique. M. Féré, il l’a déjà montré dans un essai fort intéressant sur l’instinct sexuel, a des tendances mystiques, ou, si l’on veut, morales. Il écrit :

« Ce n’est que s’il est heureux que l’homme peut être bon et vertueux ; il ne peut être heureux que par le travail. » Cet aphorisme a peut-être un sens mystique ; il n’en a pas de réel, les trois qualificatifs sur lesquels il tourne n’ayant qu’une valeur de pure convention,

Le chapitre initial de l’ouvrage de M. Féré porte un titre qui semble bien résumer les idées de l’auteur : Dignité du travail manuel et du travail intellectuel. On ne voit pas ce que ce travail peut avoir de digne ou d’indigne : il est une nécessité ou physiologique, ou sociale, et rien de plus. Au point de vue social, on peut lui conserver ce nom de travail, encore que différemment péjoratif ; au point de vue physiologique, il faudra dire : activité.

Si le travail, en effet, est considéré comme une nécessité physiologique, on ne pourra prendre en considération la nature du travail ni son utilité. Jouer au billard ou manier l’ergographe, courir en bicyclette ou creuser un puits seront des manières équivalentes d’exercer ses muscles. La promenade même du bourgeois oisif, qui fait deux ou trois lieues, l’après-midi, la canne à la main, ne suffît-elle pas à garantir sa santé et à maintenir son appétit ? Tout est travail et c’est peut-être encore travailler que de dormir au-delà du sommeil normal. C’est un travail de se balancer sur un fauteuil en buvant des boissons glacées qui nécessitent une production interne de chaleur, et c’en est une encore que de faire dix heures de voyage, et moins, dans un rapide.

L’idée de travail est bien péjorative. Qui dit travail, en somme, dit travail forcé. Ceux mêmes qui ont la prétention de ne travailler que pour leur plaisir, travaillent contraints par l’ennui. Pour pouvoir englober dans l’idée de travail toutes les formes du mouvement humain, il faut se servir d’un mot plus vaste : activité.

L’activité semble nécessaire à l’homme bien portant. C’est un héritage à coup sûr, car, dans la nature considérée d’une façon générale, il n’y a que des activités utiles. L’homme seul, et le groupe auquel il appartient, se livre à l’activité inutile. La contemplation de la cage des singes sert beaucoup à comprendre l’humanité. Toute la civilisation est sortie de ce besoin de mouvement qui tourmente les primates. C’est pour cela d’ailleurs que l’on y voit tant d’incohérences, et que rien n’y est jamais fini. Quand le castor a construit son barrage, il se repose, vit, se reproduit. L’homme, ayant construit un pont en bois, le remplace successivement par un pont en pierre, un pont de fer ; si, après le fer, il ne trouve plus rien, il reviendra à la pierre, puis au bois. Jamais aucune découverte n’a été exploitée jusqu’à ses dernières limites ; avant cela, une autre surgit à laquelle il dévouera jusqu’à la prochaine occasion toute son activité.

Nous ne pouvons médire de cette manie, puisque nous lui devons la vie présente, c’est-à-dire celle qui, puisque nous la vivons, est nécessairement pour nous la meilleure de toutes les vies . Mais que cela soit une manie, il faut bien le reconnaître. Ni les puissants lions, ni les agiles félins ne sont des animaux actifs. Le tigre, aux muscles si élastiques, ne remue que pour chasser ; ayant mangé, il dort. Sa force, pour se maintenir égale et toujours prête, n’a besoin d’aucun entraînement. Le primate, au contraire, se rouille dès qu’il cesse de remuer. Si le mouvement n’était pas devenu, chez lui, instinctif, c’est-à-dire maniaque, le dernier homme se serait depuis longtemps éteint dans une caverne, paralysé par les rhumatismes.

Il y a cependant des primates indolents, et cela fait comprendre très facilement pourquoi il y a des espèces humaines indolentes. Cette indolence, que l’on constate naturellement dans les groupes inférieurs, ne semble pas être en rapport avec le climat, l’homme étant, d’origine, un animal tropical. Elle peut d’ailleurs être intermittente : les Arabes ont eu des périodes de grande activité, au moins musculaire. Les Chinois, longtemps assoupis, après de grands efforts créateurs, semblent se réveiller. Des groupes européens, au contraire, s’endorment, alors qu’on les a vus, un temps, dominer le monde. Cependant, en général, les primates, même indolents, sont encore bien plus actifs que la plupart des autres espèces animales. Eux seuls, et les oiseaux, semblent capables de mouvements sans utilité immédiate : ils remuent parce que leurs muscles ont besoin de trépidation.

Toutes nos activités, ou désintéressées ou productives, dérivent de ce besoin. Seulement, si on considère l’activité humaine sous la face travail, on verra assez vite que le besoin de trépidation est devenu, pour une grande partie de l’humanité, de la trépidation forcée. Par sottise, par vanité, par incapacité de penser, et surtout par nécessité alimentaire, l’humanité civilisée travaille beaucoup trop, et sa dignité, quoi que veuille dire M. Féré, n’en est pas augmentée, au contraire.

L’idée que le travail (le travail forcé) est noble est une idée récente. Elle aurait beaucoup surpris les Athéniens et les Romains, qui achetaient des esclaves, pour ne pas travailler eux-mêmes. Les Sémites, vers les mêmes temps, considéraient le travail comme un châtiment. Le christianisme l’a-t-il réhabilité ? Non pas à l’origine, à coup sûr. Un historien de la charité, M. Loth, a écrit : « Jamais l’Église ne songea à interdire la mendicité » ; et encore : « Le pauvre est une création du christianisme. » Si par pauvre il faut entendre le paresseux, le débile, ce n’est pas exact ; mais il est certain qu’il y a un certain genre de lâcheté musculaire et intellectuelle que le christianisme n’a cessé d’encourager. Encore aujourd’hui, toutes ces œuvres charitables, qui pullulent à Paris et partout, ne sont que des laboratoires de lâcheté : on y cultive le pauvre.

Ce pauvre cependant, s’il est, au regard des idées courantes, presque toujours un lâche, pourrait, d’un autre regard, être tenu pour une manière d’aristocrate. Diogène était un aristocrate. Plutôt que de travailler de ses mains, il mangeait des herbes crues et couchait dans une niche à chien. Ne pas travailler, c’est-à-dire ne pas être contraint au travail forcé, a toujours été un des idéaux de toutes les humanités. Il n’y a vraiment qu’un homme libre, celui qui ne travaille qu’à son loisir, son travail pouvant aussi bien être un jeu qu’un travail productif. On se trouve là au nœud du conflit entre le besoin de liberté et le besoin d’activité. Le besoin de liberté, qui est le plus fort en théorie, est presque toujours vaincu dans la pratique, parce qu’il voit, au dernier moment, se dresser contre lui un ennemi invincible : la faim.

Comment donc dans ces conditions a-t-on pu finir par associer l’idée de travail et l’idée de dignité ? C’est assez simple. Le travail, par suite des conditions sociales, étant presque universellement nécessaire, l’homme, par orgueil, a qualifié de digne par excellence cette nécessité cruelle, le travail forcé. C’est là l’origine de beaucoup de nobles qualifications. La noblesse de la douleur ! Il n’y a aucune noblesse dans la douleur, qui est une diminution, mais il y en a assurément une dans la sensibilité, qui, se refusant à déchoir, qualifie de noble une des plus fâcheuses nécessités de la nature humaine.

Le travail forcé, douleur perpétuelle, est donc devenu noble, en même temps que la douleur elle-même. Cette manière de lutter est belle, parce qu’elle est infiniment ingénieuse, mais elle n’est pas très pratique. Au lieu de vanter la dignité du travail, il vaudrait peut-être mieux, en restreignant nos activités mécaniques, en restreindre la nécessité. Il y a toute une partie de l’humanité, parmi les serfs aussi bien du travail intellectuel que du travail manuel, qui manque par trop de loisir. Le loisir aussi est noble, et d’autant plus qu’il est un gain évident et sur les vieilles nécessités sociales et sur la physiologie primitive de l’espèce elle-même. La noblesse, pour un primate, c’est peut-être l’immobilité.

Il y a malheureusement un revers à cette noblesse. Le voici, tel que noté par M. Féré :

« Non seulement l’activité est la plus grande source de notre bonheur, mais elle est nécessaire à la vie ; le repos n’est possible que dans la mort. Aussi sommes-nous instinctivement forcés d’être actifs et c’est justement parce que l’homme ne peut pas se passer d’activité que plus il est oisif, plus il a besoin d’excitations et de plaisir. Moins les hommes travaillent, plus ils ont besoin de consommer, dit Tarde. C’est qu’en réalité rien ne peut agir sur eux sans qu’ils réagissent, et cette activité provoquée par l’objet de la consommation ou de l’usage est agréable. Suivant son tempérament et suivant son développement physique et moral, il y a un maximum de bonheur que l’homme ne peut dépasser. Pour chacun l’irritabilité varie sous l’influence des modifications de la nutrition comme les tropismes sous l’influence des changements chimiques. Le plaisir est comme la douleur (Ch. Riehet), une opération intellectuelle d’autant plus parfaite que l’intelligence est plus développée. Plus un être est parfait, plus il doit ressentir vivement la peine et le plaisir, disait Dante. »

Le loisir, en effet, si utile aux hommes supérieurs, est fatal au peuple. Cette opinion semblera empreinte d’un aristocratisme cruel. Nullement. On veut seulement dire que s’il y a des méthodes pour obtenir un bon travail, il y en a aussi pour obtenir de bons loisirs. Les récréations mises à la portée du peuple sont nulles, coûteuses ou dangereuses. Celle qui est la plus vantée, la lecture, l’audition des conférences, est peut-être la plus nocive, étant donnée la longueur actuelle des journées de travail. L’homme n’a pas deux cerveaux, comme le dit fort bien M. Féré, l’un pour le travail physique, l’autre pour le travail intellectuel. Il n’en a qu’un, et tout travail est physique.

Aussi, lorsqu’on lui propose une belle conférence morale, c’est-à-dire une augmentation de fatigue, l’ouvrier refuse et se dirige instinctivement vers le cabaret. Leurs maîtres, d’ailleurs, et leurs conseillers, les intellectuels, n’agissent pas autrement, et ce sont eux qui peuplent, à l’heure verte, les cafés des boulevards et de la rive gauche.

Pour la plus grande partie de l’humanité, le loisir, c’est de manger et c’est de boire. Ce n’est pas ce loisir que j’appelais la noblesse des primates. Et pourtant, dans sa médiocrité même, il représente une victoire sur le travail. Que de générations d’esclaves ont passé, qui n’ont pas connu cette heure de repos dans la paresse et dans la liberté !

VIII — Le sens topographique des fourmis

« En topographie, disent les manuels, la terre est considérée comme plane. » Cet aphorisme s’applique merveilleusement au monde des fourmis et dans un sens plus réel et plus étroit. Pour les fourmis, la terre est plane comme une feuille de papier. Mais une feuille de papier peut être grenue, rugueuse même. Il y a pour les fourmis comme pour nous, les petits obstacles et les grands : il y a la route empierrée et la montagne abrupte. Sensible probablement à la route empierrée qui nécessite une quantité de petits efforts multipliés et contradictoires, il ne semble pas que la fourmi le soit à la montagne abrupte. Elle n’y voit, elle n’y sent que la continuation oblique du plan où elle se meut.

Longeant un mur, la fourmi quitte le sol horizontal, s’engage sur le sol vertical, sans hésitation, sans ralentissement d’allure. Si une accommodation musculaire a été nécessaire, elle a été instantanée. On voit des fourmis partout, même sous les feuilles, marchant à la manière des mouches. Les mouches cependant les surpassent en inconscience topographique ; pour les mouches, l’intérieur tout entier du cube d’une chambre est un plan parfait ; c’est le ruban de route. La question est de densité, de force musculaire et d’adhérence.

Cela suggère, extérieurement, l’idée de poids. Pour évaluer celui d’une fourmi, il faut donc y faire entrer la force musculaire de l’insecte, sa puissance d’adhérence, la capacité de son système trachéen. Ce système, très étendu chez la fourmi, diminue beaucoup sa pesanteur absolue ; quant à sa force musculaire, elle est énorme. Relativement à l’homme, la pesanteur de la fourmi peut être considérée par un observateur comme à peu près nulle.

Or, il semble très probable que le sens de l’inégalité, inclinaison ou verticalité du terrain, est une conséquence pour les animaux du sens de leur propre pesanteur. Ce sont nos muscles, plus encore que nos yeux, qui nous avertissent de la réalité des obstacles. Si, comme les fourmis, nous pouvions passer sans effort de la marche horizontale à la marche verticale, la terre serait pour nous un plan sans accidents. Le long d’une route coupant un plateau très légèrement en pente, il est impossible, si l’on est en voiture, de ne pas se croire sur un terrain horizontal. A pied, le plus médiocre effort un peu prolongé nous avertirait qu’il y a là une montée ou une descente, car, à la longue, descendre est aussi pénible que de monter.

Pour les hommes, et sans doute aussi pour les animaux dont le poids est appréciable, et qui sont par conséquent incapables de marcher verticalement, l’accoutumance diminue le sens de l’inégalité du terrain. La montagne est plus abrupte pour un habitant des plaines que pour un montagnard, pour le cheval de la Beauce que pour le mulet pyrénéen. Il n’y a, en réalité, ni plans horizontaux ni plans verticaux, il y a des surfaces que nous qualifions différemment selon notre aptitude à les parcourir. Cette aptitude étant égale dans les deux sens chez les insectes à densité minime, il n’y a plus pour eux qu’une seule sorte de surface.

Mais il s’agit des fourmis en particulier. Voici, entre plusieurs autres, deux observations, assez sommaires, mais exactes.

A. Mur. — B. Terrain horizontal. — f. Point d’où la fourmi a été suivie par l’observateur. —
ffffffffff. Trajet de la fourmi. — F. Fourmilière.

La scène représente, comme l’indique schématiquement la figure, le mur d’une maison et le terrain qui s’étend devant ce mur. Comme il y a une fourmilière en F, au pied d’un arbuste, on rencontre toute la journée des fourmis devant la maison. Les unes s’en vont, les autres reviennent, généralement chargées de quelque butin. J’en distingue une en f, sur un perron, très peu surélevé et je suis avec soin tous ses mouvements jusqu’à son arrivée au nid. Elle porte un fardeau, mais elle marche, malgré cela, assez allègrement. Le terrain est modérément rugueux.

J’ai presque toujours vu que les fourmis qui reviennent chez elles sont loin, même quand le sol est découvert, d’y revenir en droite ligne. Elles hésitent ; beaucoup s’égarent ; quelques-unes se perdent. Celle-ci, tout en allant assez vite, hésitait beaucoup. Il semble cependant que le mur qu’elle longeait aurait dû être son guide. Il l’eût été pour un animal pesant ; pour la fourmi il n’existait pas. Je la vis passer du plan horizontal au plan vertical, et réciproquement, comme si la ligne de jonction de ces deux plans n’eût été qu’idéale. On peut suivre sur la figure la route approximative de cette fiévreuse ouvrière. Je la vis attaquer le mur au moins trois ou quatre fois, redescendre, faire un crochet sur le sol, remonter. Elle monta même si haut que je la crus égarée. Mais comment s’égarer le long d’une surface verticale, si l’on a le sens de la verticalité ? Il est évident qu’elle se croyait toujours sur un terrain horizontal et qu’elle avait la sensation de ne divaguer qu’à droite et à gauche de la route qui la ramenait au nid.

Quelques jours plus tard, une autre observation devait m’étonner encore davantage. C’était dans un petit bois de sapins. Sur l’un de ces arbres j’aperçus une fourmi chargée de butin et grimpant tout droit vers le sommet. Elle marchait assez vite, sans doute parce que le chemin était bon, tout uni. A un moment, elle obliqua, redescendit, tourna autour de l’arbre, monta, redescendit encore, remonta, finalement disparut vers les branches, hors de la portée de mes yeux. Celle-ci était certainement une fourmi égarée ; mais, c’est la remarque précédente qui s’impose encore, et avec plus de force : comment une fourmi qui rentre chez elle, munie de butin, peut-elle s’égarer le long d’un arbre, si elle a le sens de la verticalité ? Il semble permis de conclure qu’elle n’a pas ce sens, qu’elle monte sans effort ; pour elle un arbre est un sentier, tout pareil aux sentiers horizontaux.

Donc, pour les fourmis en particulier, et, en général, pour les insectes à force musculaire et à puissance d’adhésion anologues, le monde doit être plan ; ce qui nous paraît incliné ou vertical est pour ces petits êtres légers la continuation directe du plan horizontal.

IX — Sur l’idée de temps

L’idée de temps, c’est le fil qui relie et maintient en ordre les grains du collier. Si le fil se rompt, tous les grains tombent en tas, et avec l’idée de temps s’évanouit l’idée de cause. Mais ces deux idées évoluent dans une troisième, l’idée d’espace. Or l’idée d’espace peut fort bien servir à détruire l’idée de temps qu’elle permet de transformer en idée de simultanéité. Le fleuve devient un lac. Quant à l’idée de cause, elle périt avec l’idée de temps et s’évanouit également dès qu’apparaît l’idée de simultanéité.

Mais l’idée d’espace elle-même n’est qu’une idée, c’est-à-dire rien. L’immensité des mondes se loge dans l’une des cellules du cerveau : l’océan tient dans une bouteille. Du point de vue idéaliste, il n’existe rien que la pensée et la pensée n’est conditionnée ni par l’idée de temps, ni par l’idée d’espace, ni par l’idée de cause. Si l’on demande grâce pour l’idée de cause, sans laquelle il semble que meure la logique, on fera remarquer que l’idée de cause n’est que la synthèse des idées d’antériorité et de postériorité. Nous raisonnons toujours, malgré nos précautions, d’après l’aphorisme naïf : post hoc, ergo propter hoc. Mais la cause peut très bien être postérieure à l’effet, comme on a vu des gens impressionnables mourir de la blessure qu’ils allaient recevoir.

Dès que l’on situe la pensée en dehors, au-dessus de la vie, dès que l’on sépare les idées des phénomènes dont elles sont le symbole tout est permis. Privées de leurs semelles de plomb, les idées deviennent si légères qu’on les maintient en l’air, d’un souffle, comme des plumes. Si on leur garde au contraire leurs attaches avec la terre, elles deviennent inmaniables, car elles s’incorporent avec la réalité : les plumes sont devenues des montagnes de granit.

Le temps, quand on regarde la vie du milieu de la vie, n’est pas une idée, mais un fait. Ce fait est constitué par une série de faits innombrables. Tout vit ou du moins tout se meut ; le mouvement est le temps et le temps est le mouvement, car on ne peut concevoir un mouvement indécomposable, dont la ligne échapperait à la possibilité d’une mesure. Le mouvement est continu, mais il ne nous est perceptible que discontinu. C’est un phare à éclipses : nous appelons les moments de lumière des phénomènes.

« Le temps, dit M. Joyau31, est la condition de la production de tous les phénomènes sans exception. » C’est une manière de parler ; il est plus sage de dire que les phénomènes sont des fragments du temps, qu’ils représentent des battements de la vie, cette artère. Le temps ne peut pas être considéré comme une condition de production des phénomènes, attendu que, sans cette production même des phénomènes, il n’existerait pas. Il y a identité entre le temps et les phénomènes, c’est-à-dire entre le temps et le mouvement, les phénomènes n’étant pas autre chose que les moments du mouvement qui arrivent à notre connaissance.

Mais il faut écarter, pour rester tout à fait en dehors de l’idéalisme, cette préoccupation de la connaissance. Peu importe la présence ou l’absence de la pensée humaine ou de toute autre pensée : le temps, substance de la réalité, n’a pas besoin d’être pensé pour exister. Il est antérieur à la pensée, puisque l’être qui pense n’est qu’un des moments du temps lui-même. Si l’on fait abstraction de l’homme considéré comme spectateur, le temps qui est perçu par l’homme comme un écoulement discontinu deviendra un écoulement continu. La discontinuité permet de rêver à un commencement, à des recommencements, à une fin et à des fins intérimaires. La continuité ne le permet pas ; elle oblige à considérer le temps, non plus comme une succession de phénomènes, mais comme le phénomène même, le fait même, qui n’a point commencé, qui ne finira pas, et qui contient tous les faits.

Ici, on confine à la métaphysique, il faut donc s’arrêter.

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La manière dont M. Joyau considère le temps est plus humaine. Il y a même entremêlé beaucoup de littérature ; mais il oublie de tenir compte, quand il parle de la durée des sensations, de la nature des sensations. Il fait éperdument de la psychologie, quand il faudrait faire de la physique. « Le plaisir, la douleur, affectent tout autrement notre conscience, s’ils ne durent qu’un instant ou s’ils se prolongent. » La conscience n’a rien à voir ici. C’était le cas d’en faire totalement abstraction. Les plaisirs qui affectent le plus nos nerfs et nos muscles sont précisément ceux qui, en de certains éclairs, dépassent la conscience.

Deux ou trois autres points sont particulièrement contestables. L’ennui, dit M. Joyau, « est un phénomène négatif, aussi différent des douleurs positives que des plaisirs positifs. Nous nous ennuyons lorsque notre esprit ne peut se fixer, s’arrêter sur rien, lorsque nous n’éprouvons aucune émotion vive, mais une série d’impressions monotones ou incohérentes ». Ce n’est là qu’une des formes de l’ennui.

Il y en a beaucoup d’autres. L’ennui peut fort bien être un phénomène positif, et il l’est chaque fois qu’il a une cause définie. On peut sans douté l’appeler alors chagrin ou inquiétude ; pourtant, ce n’est pas la même chose. Je pense à l’ennui qui naît soit de la privation d’un bien, soit du désir d’un bien. Je ne pense pas, quant à moi, m’être jamais ennuyé sans cause ; et je ne crois pas à l’ennui sans cause, soit consciente, soit inconsciente.

Et encore :

« S’il est des heures, des journées, des années qui nous semblent courtes, qui paraissent s’évanouir comme des rêves, ce sont celles où nous avons le plus vécu, les plus riches en pensées, en sentiments, en actions… »

L’observation est superficielle. Ce n’est pas même une observation, mais un lieu commun. Est-ce vrai ? Peut-être. Mais le contraire aussi est vrai. Il y a des périodes si pleines de sensations de toutes sortes qu’elles semblent longues à l’infini ; des mois paraissent des années ; il semble qu’on ait toujours vécu ainsi. L’amour, l’ambition produisent de tels effets. L’intensité des émotions allonge le temps. On est surpris que tant de choses aient pu se passer si vite. Des amants, après qu’ils se sont assurés de leur amour, se disent l’un à l’autre : Il me semble que je vous ai toujours connu.

X — La Vie et la Mort

Rien ne semble plus clair que ces mots, qui sont en même temps des idées et que nous croyons des faits, la Vie, la Mort ; et rien n’est, au contraire, plus mystérieux, plus insaisissable. La Vie, qu’est-ce que la vie ? On n’en sait rien ? Quelle est son origine ? Même réponse. En quoi la matière vivante se distingue-t-elle de la matière inorganique ? Réponse difficile, car « il n’y a pas de doute que certains phénomènes de vitalité puissent s’accomplir en dehors de l’atmosphère cellulaire Les cristaux se comportent à peu près comme des êtres vivants ; on les voit naître, se reproduire, mourir quand le milieu leur devient hostile.

En 1867, pendant l’hiver, un tonneau de glycérine, faisant le voyage de Vienne à Londres, arriva à l’état cristallisé. C’était la première fois que l’on voyait des cristaux de glycérine. Non seulement ce corps ne s’était jamais cristallisé spontanément, mais aucun moyen artificiel n’avait eu plus de succès. Il en est d’ailleurs de même aujourd’hui ; et si l’on possède des cristaux de glycérine dans les laboratoires, c’est qu’ils proviennent par génération naturelle de ceux qui vinrent au monde en 1867. Crookes en avait recueilli quelques individus ; on les sema sur de la glycérine en surfusion et cela donna toute une génération nouvelle. Une fabrique de produits chimiques, à Vienne, se livre à l’élevage en grand des cristaux de glycérine. Cet élevage demande des soins particuliers, car la glycérine cristallisée fond à dix-huit degrés. Si on l’abandonnait à elle-même, un été suffirait à en éteindre l’espèce. La cristallisation est-elle cependant un phénomène vital ? Sans doute, les cristaux cicatrisent leurs plaies, leurs écornures, ils prennent de l’accroissement, ils se reproduisent, à peu près comme les microbes, dans un milieu favorable, — et cependant ? M. Dastre, dans son livre la Vie et la Mort, ne tranche pas la question ; mais il l’expose avec assez de détails pour que les esprits inquiets de ces nouveaux mystères puissent y réfléchir sans se perdre dans le vague.

Les doctrines explicatives des phénomènes vitaux sont l’animisme, le vitalisme et l’unicisme ou monisme. Les deux premières diffèrent peu ; l’un donne pour principe à la vie, l’âme, la vieille âme classique et métaphysique ; l’autre, une sorte d’âme subalterne, le principe vital. Bichat, quoique vitaliste, porta le premier coup à cette entité, en répartissant la force vitale dans l’ensemble des tissus, en la décentralisant, selon l’heureuse formule de M. Dastre ; mais il continue de considérer les propriétés vitales de la matière comme entièrement distinctes de ses propriétés physiques. Il établit même entre ces deux ordres de forces un perpétuel état de guerre, en définissant la vie « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Claude Bernard est encore vitaliste, mais sous une forme très atténuée, puisqu’il n’admet plus une différence essentielle entre le fait vital et le fait physique ; la vie et la chimie font également du sucre, mais leurs méthodes et leurs buts ne sont pas identiques. Il croit, en somme, « que le mystère de la vie ne réside pas dans la nature des forces qu’elle met en jeu, mais dans la direction qu’elle leur donne ».

La troisième doctrine, unicisme ou monisme, est aussi la plus ancienne. Son nom vulgaire est le matérialisme, mais le matérialisme scientifique n’a que peu de rapports avec le matérialisme vulgaire. La matière, telle qu’il faut la concevoir pour être véritablement matérialiste, n’est autre chose qu’un assemblage de forces, ou, selon la définition du P. Boscovich, « un système de points indivisibles et inétendus32 ». Cette matière est parfaitement insaisissable en sa réalité ; c’est un tissu idéal, une glaise dont chaque particule est un pur concept. Finalement, idéalisme et matérialisme deviennent synonymes, et le matérialiste est celui pour qui la matière n’existe pas ; pour qui la seule réalité est la pensée.

La science, cependant, ne peut s’accommoder de ce nihilisme plus propre aux méditations d’un bouddhiste fervent qu’aux travaux biologiques. Il lui faut une réalité ; d’accord avec les sens, elle la trouve dans le monde extérieur, auquel elle incorpore la pensée, au lieu de laisser la pensée absorber le monde extérieur. Il n’y a qu’une force, dont les jeux produisent l’immense diversité des choses : c’est cette diversité qui fait l’objet de la recherche scientifique, l’unité fondamentale étant un postulat admis une fois pour toutes et qui tend d’ailleurs à se vérifier expérimentalement.

Ce qui domine aujourd’hui les théories sur la vie c’est la doctrine de l’énergie. M. Dastre fait dériver la notion d’énergie de l’idée de liaison des phénomènes. Il n’y a pas de phénomènes isolés dans le temps ni dans l’espace. Tout se suit, s’enchaîne, se précède et se succède dans la nature. Un phénomène n’est donc qu’une mutation, et il existe un lien entre le phénomène présent et le phénomène antérieur ; en d’autres termes, le fait nouveau contient quelque chose de permanent qui existait déjà dans le fait ancien. « Ce quelque chose de constant, dit M. Dastre, qui s’aperçoit sous l’inconstance et la variété des formes et qui circule, en une certaine façon, du phénomène antécédent au suivant, c’est l’énergie. » Mais que l’on dise l’énergie, ou la force, ou le mouvement, ou simplement la matière, cela revient au même ; c’est toujours la vieille loi de constance. Il faut attendre, pour affirmer qu’elle est toujours valable, que le radium ait dit tout son secret.

Après d’intéressants chapitres sur l’énergie et ses transformations, M. Dastre étudie l’unité chimique dans les êtres vivants. Il montre que les animaux, y compris la plante, diffèrent beaucoup plus par l’anatomie que par la physiologie ; il y a également une certaine unité physiologique. Comment M. Dastre rapproche des êtres vivants les cristaux, nous l’avons indiqué tout d’abord. La génération n’est présentée qu’en ses lignes sommaires ; elle est une conséquence de la nutrition ; c’est un accroissement extérieur à l’individu. Un chapitre très curieux à lire est celui sur l’immortalité des protozoaires et aussi des cellules sexuelles, qui partageraient ce privilège des individus les plus simples, composés de cellules non différenciées. La cause de la mort serait la différenciation qui produit des chocs, des réactions, des usures.

Le livre se termine par des considérations peut-être un peu optimistes, à la manière de M. Metchnikoff, sur la possibilité de retarder et de régulariser la sénescence. Comme ensemble, c’est un recueil d’opinions personnelles ou historiques sur des questions dont aucune peut-être n’est soluble. Je crois cependant que les biologistes qui observent directement certains mouvements vitaux ont, sur la vie, des notions plus claires et plus étendues que celles qu’ils parviennent à nous communiquer. On ne Dense pas sans mots, et cependant les mots trahissent la pensée. Toute expression verbale d’un fait concret devient de la métaphysique. C’est l’envers de la philosophie scientifique, que ce qui est devenu philosophie n’est déjà plus de la science. Il faut en prendre son parti. Aussi bien, toutes les activités s’équivalent ; il n’y a pas de hiérarchie cinématique.

XI — Un pessimiste repenti33

Les hommes arrivent diversement à la célébrité. Il y eut l’homme qui avait perdu son ombre ; M. Challemel-Lacour fut pendant plusieurs années l’homme qui avait connu Schopenhauer. C’était, avec une assez bonne étude sur Guillaume de Humboldt, tout son mérite. Depuis, les hommes qui avaient connu Schopenhauer, par les yeux ou par l’esprit, s’étant fort multipliés dans le monde, ce mérite a diminué. On s’est même avisé que, s’il avait connu Schopenhauer, il ne l’avait pas découvert ; la Métaphysique de l’Amour était traduite et l’Hegel et Schopenhauer, de Foucher de Careil, publié depuis près de dix ans quand parut dans la Revue des Deux Mondes le morceau intitulé Un Bouddhiste contemporain en Allemagne. Il s’empressa, d’ailleurs, parvenu au pouvoir, de renier son ancienne attitude pessimiste. On dit même qu’il déplora le livre de M. Ribot et plus encore celui de M. Bourdeau. Riche, sénateur, ambassadeur, ministre, M. Challemel-Lacour eût rougi de paraître encore pessimiste.

Il songea donc moins que jamais à sortir le manuscrit auquel il avait travaillé pendant dix ans (1860-1869), et enfin le jour, publié par M. Hustin et M. J. Reinach. Cependant, ces Etudes et Réflexions d’un pessimiste, il les avait retravaillées jusqu’à la dernière heure, les gâtant par des vues contradictoires et surtout par un épilogue où, en un vieux langage gauchement imité de Rabelais, il fait le procès aux tendances naturelles de sa propre sensibilité. On dit que cette conclusion et ces retouches lui furent dictées par des scrupules politiques. Sans avoir changé d’opinion sur la valeur absolue de la vie, il jugeait le pessimisme tel qu’une philosophie mauvaise pour le peuple. Si cela est vrai, Challemel-Lacour fut sage. Le christianisme, principalement quand il se présente sous une forme non traditionnelle, est un poison social ; le bouddhisme, s’il venait jamais à se populariser en occident, serait plus dangereux encore. Il est vrai qu’on nous affirme maintenant34 que le nîrvâna n’est autre chose que le bonheur éternel et universel et que les anciennes interprétations étaient erronées, qui donnaient à ce mot le sens d’anéantissement. Mais bonheur ou anéantissement, le nirvâna, comme le paradis, donne à l’existence humaine un but extérieur à la vie même. Rien de plus immoral ne fut jamais proclamé, ni rien de plus déprimant. Heureusement, les hommes s’habituent à la religion de leur race et prennent, la période aiguë passée, le parti de vivre comme si la vie présente était tout ; ou bien ils délèguent à des religieux et à la majorité des femmes le soin d’apaiser les dieux, pendant qu’eux-mêmes accomplissent, sans souci d’au-delà, le devoir vital. Il faut laisser mourir les vieilles religions et redouter qu’il en naisse de nouvelles.

Aimer la vie, cela ne signifie pas absolument vivre avec joie ni trouver que la vie est une fête perpétuelle. On peut aimer son mal, quand il est lié à la conscience elle-même. Schopenhauer transigea avec l’existence et Léopardi, de sentimentalité bien plus pessimiste encore, eût volontiers vécu, si la vie lui eût été moins inclémente. Swift et Chamfort, si amers, s’arrangèrent pour trouver quelques plaisirs dans un monde détestable. De tous les grands pessimistes, Pascal seul paraît logique ; mais il était chrétien, il songeait à des plaisirs futurs, il se réservait.

 

Il est facile de se passer de dîner quand un somptueux souper vous attend ; ce qui est difficile, c’est de croire que Dieu donne à souper à ceux qui n’ont pas dîné pour lui plaire. Le chrétien sera toujours un faux pessimiste. Cependant si on ôtait de Pascal tout ce que la religion a surajouté à son génie. Si on débarrassait l’arbre de toute la mousse, de tout le bois mort ! C’est un peu ce qu’a tenté M. Challemel-Lacour dans le chapitre où il nous entretient de l’auteur des Pensées. Quel est le but de l’activité humaine ? On n’en sait rien, tuer le temps peut-être. Jouer aux jonchets, jouer aux batailles, c’est la même chose. À qui n’a plus faim, qu’importe ce qu’il a mangé ? Et les idées que les hommes croient essentielles, qu’en fait Pascal ? Il les réduit à une seule, l’idée de force. Qu’on se remue tant qu’on voudra, il faudra toujours retomber à la fin sur le lit que la force a préparé.

La foi de Pascal est janséniste. Il se sent entre les mains de Dieu et sent qu’il ne peut rien sur Dieu. S’il a la grâce, il sera sauvé, puisque la grâce est toujours nécessitante ; mais a-t-il la grâce ? Il n’en sait rien. Le jansénisme, comme le calvinisme, joue à pile ou face le salut éternel des hommes : mais c’est Dieu qui agile les dés, et ils sont pipés. On dirait que S. Augustin, de qui on a repris cette croyance, s’était formé l’idée du paradis d’après celle du cirque. Il est vaste, si c’est le colisée, mais le nombre des places est limité. D’où la prédestination. En fait, l’assemblée des élus a toujours été représentée sous la figure d’un cirque. On pourrait donc ranger Pascal parmi les pessimistes, de préférence à tout autre chrétien de son humeur. Mais un homme qui sacrifie tout à son Dieu aime trop son Dieu pour ne pas se faire, quelque jour, l’illusion d’en être aimé. Il ne faut pas être dupe des dogmes ; ils se transforment selon les cerveaux où ils hantent. Pascal croyait aux amulettes et à la prière ; il croyait donc qu’on pouvait fléchir Dieu. En son idée, il l’a fléchi. C’était un pessimiste d’instinct et de physiologie : la joie en fit un amoureux, et ses dernières années ne furent qu’une longue ivresse.

M. Challemel-Lacour ne trouve pas que la foi de Pascal soit ridicule. La croyance à la vie future ne pouvant recevoir aucun démenti — la science, même d’aujourd’hui, y est impuissante on ne peut en démontrer ni la fausseté, ni l’absurdité. Il n’en va pas de même de la croyance au bonheur futur, humain et terrestre, Quand la foi se porte vers un avenir qui tombera nécessairement sous nos sens ou ceux de nos descendants, il est bon d’y mêler quelques grains de doute et d’ironie. « L’ivrognerie du vin est un vice redoutable, dit M. Challemel-Lacour, mais il y en a un autre, aussi redoutable et plus ridicule, c’est l’ivrognerie des paroles : rien n’est si triste qu’une assemblée d’imbéciles qui se soûlent d’espérances à l’heure même où le contraire de ce qu’ils attendent va s’accomplir. »

Dirait-on que c’est le même homme, celui qui pense avec ce beau dédain, écrit cette langue sûre, et celui qui fit une si médiocre figure politique ? Sans doute on le vit bien supérieur à ceux qui régnent aujourd’hui ; mais ce fut d’une supériorité cachée et tout intérieure. Rien de son esprit ne transparut dans ses actes. Peut-être cela montre-t-il qu’il n’était pas fait pour l’action. Ou bien il se dédoubla naturellement, comme d’autres, donnant à l’action sa partie médiocre, à la pensée sa partie saine. L’action est toujours bête ; cela ne la rend pas méprisable. Les imbéciles sont les vrais créateurs de la vie. Qui sait si l’homme supérieur n’est pas l’homme d’intelligence qui peut, en une de ses phases, se jeter joyeusement dans la bêtise et y faire figure ? L’autre genre d’hommes se rencontre aussi, celui qui, après une vie toute de gestes, s’arrête, se concentre et se révèle égal aux esprits les plus forts ; son type est Retz, dont les Mémoires, ce miracle, n’ont jamais pu vieillir.

XII — Nietzsche sur la montagne

Le dernier siècle, si l’on admet cette coupe du temps, commença avec le catholicisme littéraire de Chateaubriand ; il s’est achevé avec le protestantisme mystique de Tolstoï. Ce fut un siècle doucement religieux ; sage comme un enfant sage, il ne retira jamais sa main de la main de sa bonne mère, la Religion. Cette dame, à vrai dire, vieille, fatiguée, mais toujours coquette, changea bien des fois de mode et de parures. Elle fut romantique, philosophique, humanitaire, socialiste, nationaliste, guerrière ou pacifique, ironique ou larmoyante, moralisante, mystique ou sensuelle, et même littéraire, et même scientifique, — et même d’art : sous tous ses chapeaux et toutes ses perruques, ses loups et ses fards, elle demeura la même ; et sa poigne ne se desserra pas un instant sur le poignet meurtri du petit enfant, même devenu un vieillard triste.

Le nouveau siècle est né sous une autre étoile, qui n’est pas celle de Bethléem. C’est vers ses premiers mois de vagissement que Nietzsche a pris possession des cerveaux qui pensent. L’horoscope serait donc profondément différent, si on se hasardait à en être l’astrologue. Quelles que soient les années futures, les premières sont douces. Quand on vit par l’esprit, il vaut mieux vivre maintenant, sous Nietzsche, que sous Chateaubriand, sous Cousin, sous Comte, ou sous Tolstoï.

Tolstoï, c’est de la pensée de plaine, de steppe. L’horizon, toujours le même, est gris ; des bouleaux et des pins couchés dans le sens du vent ; l’herbe doit être grise comme le ciel. Nietzsche, c’est la pensée de montagne. L’horizon est tourmenté, orageux. Des nuages noirs luttent comme des géants. Une grande déchirure s’est faite : des vérités lointaines apparaissent, incendiées par le feu du soleil qui surgit. Nietzsche a écrit ses derniers livres à Sils-Maria, dans l’Engadine. Songée dans l’oxygène et dans l’ozone, sa philosophie a vraiment des vertus respiratoires. Elle a la pureté de l’air des sommets ; elle augmente la force vitale.

Nietzsche a pensé sur la montagne.

XIII — La philosophie de Stendhal35

L’originalité philosophique d’une période, il faut la chercher presque aussi souvent chez un moraliste, un poète, un romancier, que chez les philosophes vrais, les hommes de culture philosophique et dont la philosophie fut le métier ou l’objet d’une méditation constante. Notre dix-septième siècle a Descartes, Malebranche ; mais voici Pascal, voici La Rochefoucauld. Il y a toute une philosophie négative dans Pascal et toute une philosophie constructive dans La Rochefoucauld. Or, qu’était-ce que l’auteur des Maximes ? Un agitateur politique qui se reposait d’intrigues manquées près de quelques femmes d’esprit. Il est cependant le premier, après Hobbes et Bacon toutefois (mais les avait-il lus ?), qui ait osé voir que l’intelligence et la vertu, aussi bien que la force et la beauté, sont fonctions de la physiologie.

Au dix-neuvième siècle, quelques esprits indépendants et originaux ont également construit, sans le savoir, une véritable philosophie. Ainsi Stendhal.

Au moment où le romantisme chrétien commence à s’épanouir, des livres singuliers paraissent, qui sont en contradiction avec la direction générale des esprits. Chateaubriand y est méprisé et le christianisme. L’auteur avoue une philosophie purement matérialiste et réaliste. Pour lui le but de la vie, c’est la recherche du bonheur. Aux définitions éthérées de la beauté, ce reflet divin, etc., il oppose ceci : « une promesse de bonheur » En rejoignant les deux idées, on voit que, pour Stendhal, le but de la vie, c’est la recherche de l’amour. Cela peut paraître grossier ou léger ; c’était infiniment nouveau pour une société qui ne venait d’échapper aux horreurs du militarisme que pour tomber dans les rets de la piété et du sentimentalisme littéraire. Si Stendhal avait été pédant, il aurait pu construire, avec les deux toutes petites phrases que nous avons citées, une vaste philosophie, qu’il n’aurait tenu qu’à lui, par surcroît, de rendre panthéiste, pour lui faire une noblesse. Il serait parti de l’instinct de reproduction, cause de toutes les activités humaines. Chamfort avait entrevu cela. Schopenhauer le retrouva dans Chamfort et en fit le texte d’un des plus beaux chapitres de sa philosophie.

Mais il y a autre chose encore dans Stendhal considéré comme philosophe. On le trouvera dans Taine. « Taine, dit M. Chuquet36, a ramassé les idées de Stendhal qui traînaient à terre, et il leur a fait un sort. Mais il a eu la loyauté de reconnaître sa dette. Il assure que Stendhal a « importé dans l’histoire du cœur des procédés scientifiques », a « marqué les causes fondamentales », nationalités, climats, tempéraments, a « traité les sentiments en naturaliste et en physicien ». Taine n’eût peut-être pas composé sa Philosophie de l’Art, s’il n’avait lu l’Histoire de la peinture en Italie. C’est sous l’influence de Stendhal qu’il explique et juge les tragédies de Racine… Le touriste dont Stendhal publia les Mémoires n’est-il pas l’ancêtre de Frédéric-Thomas Graindorge ? Enfin, dans son esquisse de la volonté, Taine tire des ouvrages de Stendhal, et notamment de la Chartreuse de Parme, un grand nombre de preuves ».

Voici donc un philosophe avéré dont l’œuvre est d’un romancier et d’un fantaisiste. Taine avait lu le Rouge et le Noir soixante ou quatre-vingts fois. L’auteur était pour lui « le plus grand psychologue du siècle », expression que Sainte-Beuve lui reprocha amèrement.

L’influence de Stendhal s’est étendue par Taine sur plusieurs écrivains contemporains, Bourget, Barrès. Elle a été considérable sur Nietzsche, qui avoue que la découverte de Stendhal a été parmi les hasards les plus heureux de son existence. « La théorie du sur-homme, la morale nietzschéenne, rien n’est vrai, tout est permis, n’est-ce pas, demande M. Bourdeau, du beylisme pur ? »

Espérons, en finissant, que l’on n’écrira jamais un volume intitulé comme les présentes notes. La philosophie de Stendhal est plus facile à goûter qu’à déduire. Elle se résumerait peut-être en un mot, qui, malheureusement, n’a pas un sens très net : l’absence de préjugés. Il ne croit pas aux catégories selon lesquelles nous classons les actions humaines. Il appelle quelque part la chasteté « une vertu comique ». Il professe avant le mot, un véritable déterminisme : « L’homme n’est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait le plus de plaisir à chaque moment. » Le point de vue est étroit. Le mot plaisir est de trop. Mais l’idée est évidemment juste.

C’est encore un mot d’une certaine profondeur philosophique que celui-ci : « Il faut se faire à soi-même sa propre morale. » Et vraiment, cette fois, c’est du Nietzsche tout pur.

XIV — Trois types intellectuels

La valeur des génies, il la faut mesurer, non pas d’après le contenu des cerveaux, variable selon les siècles, mais d’après la vigueur réelle des intelligences, la fécondité des idées. C’est une distinction que l’on fait bien rarement. Pour la plupart des hommes, et même intelligents, le temps se divise en deux sections : aujourd’hui, hier ; le présent, le passé. Le présent sait tout, ou presque tout ; le passé ne sait rien. Si on leur dit qu’Aristote croyait à la génération spontanée des insectes, cela les fait rire ; ils ignorent que Pouchet, il y a cinquante ans, croyait aussi à la génération spontanée, sinon des insectes visibles, du moins des animalcules microscopiques.

D’ailleurs, cette génération spontanée, effroi des spiritualistes, si nous ne pouvons plus l’admettre pour les êtres organisés, il faut bien l’admettre, cependant, pour les êtres en voie d’organisation. Il faut un commencement. Faut-il un commencement ? Oui, dans le domaine des causes secondes.

Si la terre a eu un commencement, la vie terrestre a eu aussi un commencement. Ce qu’il fut, c’est le sujet même d’un livre récent, Nature et sciences naturelles, par M. Frédéric Houssay. On cherche, et même quand on aura trouvé, si on trouve, on n’aura peut-être rien trouvé. Il y aura une notion nouvelle à classer à la suite des autres, et l’activité intellectuelle s’attellera à une autre besogne. Et quand on pourrait créer un rotifère dans un laboratoire, à quoi cela servirait-il ? Et un cheval ? A quoi bon ? Il restera sans doute éternellement plus simple et moins coûteux de conduire au haras la jument de son choix.

Il y a une manière stérile d’envisager les problèmes scientifiques. Je crois qu’il faut s’en garder, car l’activité est le sel de la vie. Tant qu’un problème n’est pas apparu clairement insoluble, on doit le poursuivre. L’origine de la vie est de ceux-là. Je serais pourtant volontiers de ceux qui ne croient pas aux origines et qui ne conçoivent le monde que comme un tissu continu, sans commencement ni fin. Nous sommes une des mailles de ce tissu, et rien de plus. M. Houssay appelle ces esprits des « cinématiques ». Ce sont eux qui, « t recueillant toutes les données de fait, aussi bien les rares et fugitives que les fréquentes et les durables, ordonnent le tout en des ensembles continus ».

Le cinématique est un des trois types intellectuels que M. Houssay distingue parmi les hommes. C’est le second. Le premier, le statique, « s’intéresse dans les phénomènes naturels à ceux qui sont fréquents, durables, et néglige ceux qui sont rares ou fugitifs dans le temps. L’esprit de cette sorte, ordinaire chez l’homme d’action, compare et classe d’une façon discontinue. Il est satisfait par des lois de fréquence.

Quant au troisième type, c’est le dynamique, qui « ne cesse d’étudier un fait que lorsqu’il en a trouvé la cause. Ce qui l’intéresse dans les phénomènes, c’est moins leur fréquence que leur succession, et c’est moins encore leur succession que leur déterminisme, c’est-à-dire les raisons qu’il y a dans l’ensemble des choses pour qu’ils apparaissent ou qu’ils n’apparaissent pas. Les esprits de cette catégorie, les plus pénétrants et les plus profonds, assument de beaucoup la plus lourde tâche, celle où le succès est le moins facile, et leur œuvre garde toujours quelques caractères de l’imparfaite ébauche, que le plus grand nombre ne sait pas goûter. Mais ce sont les véritables pionniers intellectuels et la hardiesse de leur pensée, malgré qu’elle soit souvent associée à une certaine timidité dans l’action, entraîne tôt ou tard les autres vers des voies et des découvertes nouvelles. »

Cette distinction est très intéressante. Je crois cependant qu’elle est un peu stricte et que beaucoup d’esprits, dans tous les ordres, participent aux qualités et aux défauts des trois catégories ou, au moins, à deux d’entre elles. Il y a souvent plusieurs hommes dans le même homme, plusieurs esprits, et même contradictoires, dans le même esprit. On sera pleinement d’accord avec M. Houssay, quand il range Cuvier parmi les esprits statiques ; cependant il remarque lui-même qu’il « ne l’est pas totalement, dès qu’il devient géologue ou paléontologiste ».

On pourrait dire : les statiques comprennent ; les cinématiques pensent qu’il n’y a rien à comprendre ; les dynamiques, enfin, cherchent à comprendre. Cela donne encore : les croyants, les sceptiques, les chercheurs. Assurément les chercheurs sont les plus utiles ; mais ne peut-on chercher sans espoir de trouver ? Et y a-t-il d’absolus sceptiques, et qui n’aient tout au fond de leurs négations l’espérance vague de quelque lueur ? Quant aux croyants purs, ils seraient en dehors de la science, s’ils n’étaient que cela. Mais ils ont très souvent commencé par être des chercheurs. Ce sont des esprits inquiets d’ordre et de stabilité.

Les trois catégories sont indispensables à la bonne harmonie intellectuelle. Livrés à leur fougue naturelle, les dynamistes seraient incapables de créer autre chose qu’un désordre changeant : il faut qu’un grand esprit statique surgisse parfois pour arrêter les idées, les grouper en un système. Ensuite sous l’influence du cinématique, lequel se rit des systèmes, on recommence à chercher.

La science a définitivement hérité. Elle est la maîtresse des esprits. Suprématie difficile à exercer, car le commun des hommes, dont l’esprit est d’un statisme invétéré, ne demande qu’à croire, là où il s’agit, au contraire, d’apprendre, de discuter, et de douter.

 

XV — Les limites de la Biologie37

Savoir si des croyances religieuses, métaphysiques, peuvent normalement coïncider dans une intelligence avec la pleine culture scientifique, et savoir si la biologie est limitée, si elle doit laisser à la croyance une partie du domaine de la connaissance, ce sont deux questions bien distinctes.

L’une peut se poser à propos d’un cas particulier. Gassendi était prêtre et philosophe épicurien, excellent prêtre, d’ailleurs, et philosophe déterminé ; On a imaginé, pour expliquer cette juxtaposition de deux états d’esprit contradictoires, cette jolie expression : la cloison étanche. Mais elle n’est jamais si absolument étanche, cette cloison, qu’un peu de la croyance ne passe dans la science et ne la trouble, qu’un peu de science n’aille durcir et rationaliser la croyance, lui enlevant ainsi son caractère sentimental. La bonne foi est possible. Celle de Gassendi n’a jamais été soupçonnée ; celle de M. le professeur Grasset, qui nous remet sous les yeux l’attitude même de Gassendi, ne le sera pas davantage. Admettons la cloison étanche.

Sur la seconde question, l’accord est plus difficile. De ce que la biologie n’explique pas tout, cela ne veut pas dire que la religion ou la philosophie expliquent quoi que ce soit. Comment la sensation se transforme-t-elle en conscience ? Les biologistes n’en savent rien ; mais personne n’est en mesure de le leur apprendre. Les spiritualistes disent : « Il nous est impossible de découvrir la loi morale parmi les lois de la vie ; mais nous y croyons cependant, car… etc. » Suivent les raisonnements que l’on connaît. Est-ce admissible ? Ne faut-il pas répondre immédiatement que l’explication spiritualiste est une tautologie, que ce que l’on prend pour une loi supérieure et antérieure à la vie n’est autre chose que le résidu d’une longue suite d’expériences et d’habitudes, que la loi morale est d’ailleurs loin d’être constante, qu’elle obéit au rythme ou à la mode qui régit les idées et les actes humains, qu’elle est une création de l’homme, un frein qu’il a eu la sagesse de mettre à son désir comme celui par lequel il a dompté le cheval ?

Tel est, résumé par un exemple, le sujet du livre de M. Grasset ; mais sa conclusion est inverse.

Il procède selon une méthode un peu minutieuse, mais claire et logique. Les monistes prétendent que le développement de la vie universelle est régi par une loi unique et que, par conséquent, il n’y a qu’une science, la biologie, laquelle contient toutes les autres. M. Grasset ne le croit pas. C’est le sujet d’un premier chapitre où il accumule d’intéressantes citations. Je suis surpris qu’il n’ait pas raillé, au sujet de cette Loi unique, des adversaires qui se raillent de l’idée de Dieu ; car Dieu, Loi, ce sont les deux masques ou d’une même vérité, ou d’un même néant. Il y a des moments où les monistes eux-mêmes en sont encore, comme tout le monde, à l’état métaphysique. Toute idée générale est de la métaphysique.

Avec le chapitre II, Limites inférieures de la Biologie, nous entrons dans la discussion scientifique. Qu’est-ce que la vie ? Les biologistes intransigeants répondent : un phénomène physico-chimique. Mais cela ne veut vraiment rien dire, si cela a la prétention de dire autre chose que : la vie est soumise aux lois physico-chimiques. Ce qu’il faudrait démontrer, c’est qu’il n’y a point de différence entre les mouvements dus à une réaction chimique et les mouvements dus à des réactions vitales. M. Le Dantec lui-même y a échoué. « La vie, disait Claude Bernard, c’est une idée. » Il faut peut-être en revenir là ; en tout cas, confesser son impuissance à répondre à la question éternelle : « Qu’est-ce que la vie ? » Mais, si Ja biologie ne répond pas, est-ce la métaphysique, peut-être, qui répondra, ou la religion ?

D’après M. Grasset, les limites latérales de la biologie seraient : la morale, la psychologie, l’esthétique, la sociologie. Si l’on veut relever, par exemple, que, comme nous l’avons dit au début de cet article, la loi morale n’est pas une loi de la nature, rien de plus juste. Resterait à prouver la réalité de la loi morale, comme on prouve la réalité de la loi de la pesanteur. S’il y a une morale absolue, elle est nécessairement contenue dans la vie, elle se confond avec les conditions mêmes de l’activité universelle. Une morale qui contredit la vie ne peut être qu’une conception passagère, à moins que contredire la vie ne soit un des moyens de la maintenir en vigueur. La partie traditionnelle, universelle de la morale, partie très restreinte, peut avoir ce rôle ; le reste n’a qu’une valeur d’expédient social. Je ne puis voir en quoi la biologie est limitée par une morale, dont la seule valeur serait précisément d’être biologique. La même objection se dresse s’il s’agit d’esthétique. M. Grasset cite le passage d’un article où je reconnais ce que l’état esthétique a de particulier, et même, si l’on veut, de mystérieux. J’admets l’inexpliqué et même l’inexplicable ; mais, si le sentiment esthétique n’a point vraiment ses racines dans le sens génésique, et qu’on me le prouve, je n’irai lui chercher des origines ni morales, ni religieuses, j’interrogerai la sensation et l’instinct jusqu’à ce que l’on m’ait répondu. Je le répète comme un refrain : de ce qu’un phénomène psychique n’est pas résolu par la biologie, cela ne veut pas dire que sa véritable solution doit être demandée à un autre ordre de » connaissances.

M. Grasset pose ensuite les limites supérieures de la biologie. Son chapitre sur les mathématiques et la géométrie est inattaquable. Il y a dans l’homme une partie impersonnelle qui est la raison ; c’est ce qui constitue la forme de l’intelligence. Toutes les sciences exactes sont basées sur le principe d’identité, qui ne semble pas d’origine expérimentale38, puisque son existence dans une intelligence est la condition même de l’activité intellectuelle. Le domaine de la raison est limité. C’est un contenant qui n’a pas de contenu ; ou, en d’autres termes, c’est un vase qui se déforme dès qu’on y verse un liquide. Les nombres, si on les charge de notions, deviennent déraisonnables. La raison n’est bonne à rien, qu’à servir à raisonner à vide ; c’est une baguette magique qui fausse tout ce qu’elle touche.

 

XVI — Le Féminisme et la Mode

On lisait à peu près ceci dans une des dernières chroniques parisiennes de M. Claretie : « Les femmes ont voulu l’égalité, on la leur a donnée ; on ne cède à une femme ni son tour d’ascenseur, ni sa place dans le métropolitain ; l’égoïsme des hommes capitulait devant la femme, maintenant il la bouscule… », etc. Ces remarques, qui ne sont pas bien neuves, d’ailleurs, ne manquent pas d’une certaine vérité ; mais M. Claretie ajoute : « Il y a toute une théorie dans cette innovation qui consiste (on le voit tous les jours), non à offrir le bras à une femme, mais à s’appuyer sur le bras féminin. C’est la mode. Le duo n’est pas sans tendresse. Mais l’homme, qui protégeait jadis, semble protégé aujourd’hui. Et la femme en a quelque fierté. Tous cela se paie. »

L’observation de M. Claretie, cette fois, est entièrement juste, aussi juste que sont fausses les conclusions qu’il en tire.

Comme tout se tient ! Comme tout est dans tout !

On peut faire sur ces six lignes de chronique un commentaire qui ne déparerait pas (en très petit texte) les Pensées de Pascal ou la Volonté de puissance de Nietzsche. Pascal a noté des faits encore plus minces ; il annexait tout à son génie : les valets précédant la chaise des grands lui font faire des réflexions sur la justice et inclinent sa logique à respecter la force. En tête de telles notes, Pascal écrit volontiers ces mots énigmatiques : Raison des effets. Nietzsche les a traduits par cette formule, tout d’abord obscure : Renversement des valeurs. Pascal et Nietzsche veulent dire : Les termes du raisonnement ne sont pas à leur place. Ce que vous prenez pour l’effet est la cause, et réciproquement. L’observation est bonne ; mais les conclusions qu’en tirent les hommes sont absolument fausses. Il faut renverser les termes, ce qui renversera leurs valeurs réciproques : alors l’équation sera raisonnable.

Il peut arriver aussi qu’il manque un terme au syllogisme, et que l’observateur, pressé de conclure, en invente un selon son gré et conforme aux conclusions qu’il lui est agréable d’entrevoir. Le terme qui manque à l’observation de M. Claretie est pourtant visible, aussi nettement visible que le geste qui a attiré son attention. Pourquoi la femme ne donne-t-elle plus le bras dans la rue ? Est-ce par camaraderie ? Est-ce par fierté ? Nullement. Elles répugnent à passer leur bras sous celui de l’homme, — parce qu’elles n’ont pas de poches ! Voilà tout. N’ayant pas de poches, elles tiennent à la main tous les menus objets que précisément les hommes répartissent dans leurs poches ; de plus, elles se séparent rarement d’un parapluie ; enfin, il faut qu’elles relèvent leur robe. Pour donner le bras, il faut qu’elles équilibrent d’un seul côté tous leurs bibelots, qu’elles concilient ce geste compliqué avec celui de soutenir un lé de la jupe : c’est très difficile. L’homme, au contraire, glissera très facilement son bras libre sous le bras féminin, maintenu un peu loin du corps par ses occupations mêmes. Et alors tout s’arrange : le bras de la femme s’appuie, se cale sur celui de l’homme qui comble un vide ; l’attitude devient plus normale, la gaucherie disparaît.

Voilà à quoi se réduit ce cas de féminisme ; à rien, ou à beaucoup, comme on voudra, à un obstacle physique. Il faut chercher la physique : elle est partout, elle détermine tout. Rendez des poches aux robes des femmes, et vous libérez leurs bras, et elles en couleront un, très volontiers, sous le bras masculin.

C’est à la fois une force et une faiblesse pour l’homme d’être un animal simplificateur. Quand il croit avoir trouvé une cause, il lui ramène tous les effets qu’il est possible de lui attribuer sans un illogisme trop flagrant. Cette simplification a son utilité ; débarrassé d’une recherche, souvent futile, en somme, l’esprit peut se tourner d’un autre côté et mieux exercer son activité. Mais il y a des cas où cette hâte est fâcheuse, car une seule erreur en engendre nécessairement des milliers d’autres dans la suite infinie des raisonnements, et s’il s’agit de choses graves, toute l’activité d’un peuple peut se trouver à un moment donné engagée sur une voie dangereuse.

Renverser les valeurs, il ne faut pas que cela devienne un jeu paradoxal, ni brutal. Une certaine prudence est nécessaire et une certaine douceur. On considérera aussi que les causes sont des effets, relativement à d’autres causes, et que, d’autre part, les effets se retournent souvent vers la cause dont ils sont sortis et agissent sur elle. Imaginez un peloton de fil sorti des griffes d’un jeune chat : tel est l’enchevêtrement dans la vie des causes et des effets.

Il est assez probable, en somme, que ces termes n’ont qu’une valeur de position, et que cette valeur change selon le point où se place notre œil. Il y en a des exemples assez sérieux.

Est-ce l’alcoolisme qui provoque la folie, ou la folie qui conduit à l’alcoolisme ? Beau sujet de dissertation pour un philosophe désintéressé, s’il était permis de l’être quand il s’agit de choses aussi pénibles. Les médecins aliénistes n’hésitent pas. Pour eux, l’alcoolisme augmente notablement les cas de folie. Ils raisonnent ainsi, parce qu’ils voient arriver dans leurs asiles un très grand nombre de malades à la fois alcooliques et fous. Mais n’est-il pas très logique de penser qu’un homme qui se laisse aller à boire jusqu’à devenir fou était, avant tout excès, destiné à la folie ? L’alcool, sans doute, peut être un adjuvant, une cause seconde ; mais suffirait-il, seul, à terrasser un cerveau sain ? On n’en sait rien, et il est impossible de le savoir. Il y a donc là des valeurs de raisonnement qu’il est prudent de laisser en place, provisoirement, car, même si la conclusion est fausse, elle n’est pas nocive, tout au contraire.

Il vaut mieux se laisser guider par l’utilité que par la vérité ; l’utilité, si elle est moins noble, est plus docile. S’il fallait toujours, avant d’agir, nous mettre en possession de la vérité, l’action serait impossible. Il y aurait là un beau portrait à faire d’un Don Quichotte moral qui, ne voulant marcher que guidé par la certitude, ne marcherait jamais.

 

Son compagnon représenterait le sentiment, toujours agile, toujours prêt à tenter la réalisation de ses désirs. C’est le sentiment qui mène le monde, et c’est pourquoi le monde s’agite.

Et c’est pourquoi aussi le jeu du renversement des valeurs n’a peut-être pas toute l’importance que lui attribuèrent Pascal et Nietzsche.

Si les hommes et les femmes s’accordent à considérer certains petits gestes sociaux comme des preuves de l’émancipation féminine, et si je prouve qu’ils ont tort, mon raisonnement sera peut-être goûté : il n’aura aucun effet.

Les manieurs d’idées ne doivent pas se leurrer. Comme l’a fort bien dit M. Th. Ribot, pour qu’une idée ait quelque emprise sur la vie, il faut qu’elle change de nature, il faut qu’elle devienne sentiment.

XVII — La Parfaite égalité

On lit régulièrement, dans le sommaire des revendications formulées par les arsenaux maritimes, cet article : « Suppression des primes à la capacité. » Mais lit-on ces choses, ou, si on les lit, comment le peut-on faire sans stupeur ?

Les personnes qui ne se tiennent pas bien au courant de la vie sont exposées à des étonnements.

Des phrases, tout à coup, surgissent à leurs yeux ou sonnent à leurs oreilles, qui supposent des principes dont leur esprit n’avait pas le moindre soupçon : et les événements leur paraissent énigmatiques.

On connaît l’idée d’égalité. On la croit connaître, et on l’accepte. C’est l’une des plus perverses où se puissent leurrer les hommes ; sa méchanceté est de taille à détruire toute la civilisation.

Cette idée, telle qu’on la conçoit vulgairement, et encore que l’on ait vu son domaine s’élargir de jour en jour, semble avoir des limites. L’égalité fut civile ; on s’en accommoda, parce qu’il s’agissait moins des individus que de leurs droits, et que cela évoluait aux frontières de l’abstraction. Mais l’égalité tend à devenir sociale ; elle va opérer non sur des droits, ou des faits, ou des choses : elle va s’attaquer aux individus eux-mêmes et les niveler jusque dans leur physiologie, jusque dans leurs aptitudes naturelles. Telle est la signification de ces mots venus par dépêche de Brest ou de Toulon : « Abolition des primes à la capacité. »

C’est d’ailleurs le fond même du socialisme ; c’est sa doctrine secrète.

Après la lutte contre les privilèges acquis ou transmis, on verra la lutte contre les privilèges naturels.

Le socialisme, en somme, déclare la guerre à la nature et à la science, qui n’est que son interprète ; il ne nie aucunement, comme fait universel, l’inégalité ; mais il prétend, dans la pratique de la vie, n’en plus tenir compte et réaliser ainsi le stupide axiome populaire : « Un homme en vaut un autre. »

On conçoit très bien que, dans un atelier, l’ouvrier plus fort, ou plus adroit, ou plus laborieux, fasse envie aux autres, si ces qualités lui ont valu un supplément de salaire ; mais jusqu’ici ce sentiment se cachait comme un vice, et c’en est un. L’envie demeurait sournoise ; elle redresse la tête désormais et formule des aphorismes. Les ouvriers de Brest, encore naïfs, malgré leurs rodomontades, ont cherché et trouvé un correctif à leur immorale réclamation ; ils n’ont pas osé, comme d’autres l’ont fait, avouer brutalement leur haine du talent, de la « capacité », et ils ajoutaient : « Parce que ces primes ne sont plus données qu’à la faveur » Mais nous connaissons cette formule : elle traîne partout, et signifie seulement que celui qui l’emploie, ou possède encore un reste de pudeur, ou suppose qu’il en demeure encore quelque trace chez les maîtres lâches auxquels il adresse sa prière.

« Un ouvrier en vaut un autre. » J’ai entendu pire, et plus scandaleux : « Un écrivain en vaut un autre. » Le jeune homme qui proférait cela n’était pas stupide : il était envieux, lui aussi, dissimulant sous une théorie la laideur de ses sentiments.

Il ne faudrait pas, cependant, ne voir là que de la bassesse de cœur : il y a de la corruption d’esprit. Des milliers d’hommes pensent ainsi aujourd’hui, et il faudra peut-être compter avec eux, quoique cela paraisse humiliant. Réfléchissons, pour quand il faudra s’y résoudre, qu’ils ne sont coupables, en somme, que d’un excès de logique.

Si bonne que soit la logique, elle ne vaut jamais rien quand les principes sont mauvais ; c’est pourquoi, avant d’accepter aucun principe, il faut l’examiner avec soin, selon la recommandation de Descartes. D’une idée aussi fausse, aussi antinaturelle, antiscientifique, que l’idée d’égalité, on ne peut tirer, par la logique la plus droite, que des conclusions insensées. Aussi les coupables, ce ne sont pas les ouvriers de Brest ou de Toulon, ni le commun des socialistes d’aujourd’hui. Il faut remonter plus haut, à ces abstracteurs du dix-huitième siècle, qui se mirent à construire des systèmes sur l’homme, en oubliant qu’il y a des hommes. Joseph de Maistre a, le premier, relevé cette aberration, en disant : « J’ai beaucoup voyagé, j’ai vu beaucoup d’hommes : je n’ai jamais rencontré l’homme. » L’homme, ce mot qui n’est qu’une synthèse commode, une abréviation, les rêveurs de tous les temps ont cru le toucher. Cette hallucination, qui nous a valu la Déclaration des Droits de l’Homme, nous vaudra peut-être quelque jour le collectivisme, cet état où l’on verra enfin réalisé, avec un sérieux effroyable, cet idéal du mauvais ouvrier, « la suppression de la prime aux capacités ».

Cependant, même au fond de l’esprit le plus corrompu par la fausse humilité socialiste, il y a cette éternelle volonté de puissance dont Nietzsche a si bien parlé. L’homme le plus bas aspire à moins de bassesse ; il n’y a pas de vie si médiocre qu’elle n’ait son ambition, pas d’inaptitude manifeste qui ne se sente une capacité secrète.

Si la parfaite égalité s’établissait jamais, ce serait un fardeau si lourd pour la nature humaine, qu’elle le rejetterait, ou en serait écrasée.

XVIII — Le Goût de la Perfection

De son voyage en Amérique, à l’Exposition de Saint-Louis, M. Paul Adam a rapporté d’intéressantes impressions. Il a très bien vu, par exemple, ce qu’il y a d’inachevé dans cette civilisation improvisée. L’Américain dédaigne, en toutes choses, le fini ; il arrête son œuvre juste au point où elle devient pleinement utilisable. Qu’il s’agisse d’un pont, d’une machine, d’un outil, il suspend le travail dès que le but pratique est atteint. Le métal ne sera limé, le bois poli, que dans les parties où ces achèvements sont strictement nécessaires ; la peinture ne sera jamais employée comme enjolivement, mais seulement comme préservatif. Et dans ce dernier cas, les Américains ignorent tout à fait l’art de présenter comme un ornement un complément de travail, en somme foncièrement utile. L’ouvrier français qui couvre de peinture une machine, dans le but pratique de la préserver de la rouille, dispose néanmoins sa peinture selon des tons et des lignes harmonieuses ; l’ouvrier américain badigeonne grossièrement, jette sur le métal cette uniforme teinte sang-de-bœuf, si fâcheuse pour nos yeux délicats.

Un très grand nombre de machines agricoles sont de fabrication américaine. Cela se devine au premier coup d’œil : le fer est rugueux, les boulons sont informes, l’attitude générale de la machine est gauche et lourde ; sa couleur rouge, pénible. Cependant, cela fonctionne ; cela est pratique et bon marché. À nous autres vieux enfants gâtés par l’art, il nous faut encore autre chose : nous avons le goût de la perfection.

Sans doute ce goût, depuis le machinisme, depuis la concurrence internationale, depuis la démocratisation du luxe, s’est émoussé sensiblement. Mais il persiste encore ; il lutte contre la nécessité, et il s’affirme chaque fois qu’on lui en laisse le loisir.

Il est très ancien. C’est un héritage. Nos maîtres, les Romains, le possédaient, quoique à un degré moindre que les Grecs, si amoureux, en toutes choses, de l’achèvement. Ce n’est pas dans les manifestations de l’art proprement dit qu’il faut le chercher, le but même de l’art étant la perfection. On le verra paraître dans ces objets communs, d’une utilité toute pratique, et qui sont cependant, en même temps que très bien adaptés à leur fin, revêtus de beauté. La main des artisans anciens a laissé sur leurs œuvres les plus humbles comme la trace d’une caresse.

Il y a dans les églises gothiques certaines pierres inaccessibles et invisibles, qui sont sculptées avec autant de soin que si elles avaient dû être placées à la hauteur des yeux : c’est la forme religieuse du goût de la perfection. Elle dépasserait le goût, c’est-à-dire la mesure, et atteindrait à la manie, si on la jugeait d’après nos habitudes ; mais ces sculpteurs obscurs travaillaient beaucoup moins pour les hommes que pour Dieu, les anges et les saints, et ils se disaient que l’invisible n’est pas caché aux puissances invisibles.

Le moyen âge et le seizième siècle nous ont laissé beaucoup d’objets usuels où l’on sent le goût de la perfection ; mais ce sont les deux siècles suivants qui ont vraiment réalisé cette tendance, toujours vivante dans l’esprit français. Pendant cette période, elle se manifeste par ce qu’on appelle le style. Alors, un objet n’est réputé parfait que s’il réalise une beauté particulière, clairement perceptible, parce qu’évoluant entre des limites précises. Il y a une beauté romantique, qui est celle de l’inachevé, du vague, du « devenir ». Ce n’est pas l’inachevé grossier des Américains ; c’est un inachevé savant à la fois et tumultueux, imitant la nature en ses caprices apparents. On trouve encore, là, un certain goût de la perfection, mais qui ne recherche que des formes transitoires, mobiles, infiniment variables, tandis que le goût véritable de la perfection s’attache à créer pour tous les objets une forme générale parfaitement fixée, dans laquelle puissent s’inscrire toutes les formes particulières.

Dans ce système, un objet n’est fini que lorsqu’il est stylisé. Il faut que les choses, qu’il s’agisse d’un jardin ou d’une robe, d’un vase ou d’une maison, donnent l’idée de cette forme générale, tout en gardant leur forme particulière de convenance et d’utilité.

Le goût de la perfection, en somme, se confond avec le goût de l’unité. Dans la nature, il y a autant de perfections qu’il y a d’objets naturels, inertes ou vivants, et même de fragments d’objets. Copier la nature, en ce qu’elle a d’illimité, c’est une manière de concevoir l’art, mais ce n’est peut-être pas une manière de concevoir la nature. Transportés sur ses toiles, les paysages et les fleurs vus par Claude Monet nous laissent aussi inquiets que lorsqu’ils étaient à l’état de spectacles naturels ; les fleurs ou les paysages stylisés nous rassurent, au contraire : ils sont domptés, ils sont humanisés.

Mais cette idée de style, aperçue en chemin, m’a entraîné un peu loin. S’il n’est de véritable perfection que limitée par le style, il y en a une autre, moyenne et très abordable, que tout objet, et le plus humble, peut revêtir. Il suffit, pour cela, que cet objet soit véritablement achevé, c’est-à-dire qu’on ait donné à sa matière et à sa forme le degré de perfection compatible avec cette matière ou cette forme. On a trouvé en Tunisie une cave de potier romain où gisaient deux ou trois cents lampes de terre cuite, toutes différentes de forme et d’attributs. Voilà le goût de la perfection à son apogée ! Dans l’état de déchéance où il est en France aujourd’hui, il se contenterait d’une lampe, élégante et achevée, reproduite à des milliers d’exemplaires. L’Américain se satisfait avec le récipient brut. D’ailleurs, il n’use guère que de lumière électrique : des rues sans trottoirs, boueuses et défoncées, sont illuminées, et pareillement telles maisons du centre ou de l’ouest façonnées de madriers à peine équarris. Le goût de l’inachevé conduit naturellement à ces incohérences.

XIX — Les Routes de France

Les routes de France sont un peu moins inconnues depuis les automobiles ; mais ces monstres ne se risquent pas volontiers le long de ces petits rubans qui vont on ne sait où en tournant sur eux-mêmes. Les routes ne sont plus inconnues ; les chemins le sont encore : les chemins de France forment un réseau merveilleux.

Il y a quelques années, des amateurs de cyclisme, à San-Francisco, durent, pour se livrer à leur sport, faire construire une route. Voilà la différence entre la barbarie et la civilisation ! Cette colossale Amérique en est encore, par bien des côtés, à la période coloniale. Les chemins de fer y ont devancé les chemins de pierre ; et comme il n’y a pas de villages, mais seulement des villes et des fermes isolées, les routes ont semblé moins utiles : on les a négligées.

D’ailleurs, un réseau de routes et de chemins comme celui qui couvre la France ne s’improvise pas. Il y faut la collaboration des siècles ; mais le dernier siècle, incontestablement, a fait plus de routes en France que tous les autres depuis Jules César.

Louis XIV aimait les routes pavées ; il les multiplia autour de Paris. Plusieurs de ces routes ont encore conservé ce nom : le pavé du Roi. Mais déjà tous les grands centres étaient reliés entre eux et avec Paris.

Au dix-huitième siècle, les routes s’allongèrent encore. Négligé par la Révolution, qui ne sut même pas les entretenir, Je système des grandes routes royales (aujourd’hui nationales) fut achevé sous la Restauration. L’élan était donné ; les tisserands des ponts et chaussées ont ajouté sans cesse des mailles nouvelles au large et majestueux réseau primitif.

Aujourd’hui, le dessin est presque achevé, et la France donne cet aspect : un parc sillonné de nombreuses allées.

Elles sont larges ou étroites, droites ou courbes, blanches, grises ou rouges, les routes de France, selon la pierre dont on les nourrit ; mais ce sont bien des allées de jardin.

Cela nous semble tout naturel, et c’est extraordinaire. Aucun autre pays ne possède des chemins aussi nombreux et aussi bien entretenus, sauf l’Angleterre, peut-être, et en quelques régions seulement.

Les chemins de France représentent un très grand luxe. Aucun, assurément, n’est inutile, mais beaucoup ne sont pas utiles en proportion de ce qu’ils ont coûté à construire, de ce qu’ils coûtent à entretenir. Il en est beaucoup qui ne reçoivent pas en moyenne une voiture par jour. C’est une œuvre seigneuriale, plus encore qu’une œuvre sociale. Mais ils sont là, ces petits chemins aux harmonieuses courbes, déroulées parmi les champs et les prairies ; ils s’offrent à tous, ils représentent la possibilité de sortir de chez soi : ils sont un signe et un instrument de liberté.

L’absence de chemins rend l’homme de la campagne prisonnier d’un coin de terre. Que de générations de paysans ont vécu ainsi, sans sortir, et n’imaginant pas que l’on pût franchir le cercle coutumier de l’horizon ! D’aucuns diront que cela faisait des races meilleures, plus solides, plus résistantes, étant plus résignées à un sort monotone. Cela n’est peut-être pas très exact. S’il n’est pas de vie sérieuse sans une certaine routine, ne faut-il cependant que le train quotidien soit brisé de temps en temps ? Sortir de chez soi, c’est sortir de soi-même, et on y gagne toujours quelque chose.

Mais quand elles ne serviraient à presque rien, ces ailées de jardin qui sillonnent la France, elles seraient encore délicieuses. Elles donnent à qui les suit en rêvant la sensation d’être le maître d’un merveilleux domaine. Les paysages semblent fuir : on finit toujours par les atteindre. Il n’est pas de clocher sur le dos d’une colline, pas de moulin dans le giron d’un vallon que l’on ne finisse par joindre, et la terre de France se trouve ainsi agrandie de toutes sortes de beautés, jadis inaccessible.

Il est bon, cependant, qu’il reste des coins inaccessibles. Il y en a encore, et il y en aura toujours. Cela est heureux, car le paysage le plus beau est celui qu’on ne verra jamais, et il n’est rien de tel que les rêveries qui demeurent des rêves. La France est si variée que la plus grande partie en sera toujours mystérieuse, même pour le touriste le plus effréné ou le plus patient. Les petits chemins mènent partout ; mais ils sont si enchevêtrés, leurs rubans sont si longs, qu’on n’en voit jamais la fin. On n’est jamais arrivé. Quel pays pour le Juif-Errant, réduit jadis à traîner sa mélancolie le long de quelques grandes routes trop connues !

Les petits chemins de France sont un des délices de France, et un des plaisirs les plus charmants de l’été est de se promener le long des allées de ce grand parc où les bêtes et les hommes mangent et travaillent fraternellement à la lumière du soleil ou à l’ombre des beaux arbres.

XX— Le Plaisir de l’Eau

Paris est devenu, ces dernières années, une plage populaire. Des familles, les après-midi, viennent s’asseoir le long des berges de la Seine, du côté de l’Hôtel de Ville, sous les grands arbres, où on devise en regardant l’eau qui s’écoule, cependant que les enfants jouent avec le sable que déchargèrent là les mariniers.

L’eau est une attraction pour l’homme ; mais il faut qu’elle remue, fuyante ou bondissante, qu’elle simule par son mouvement les agitations volontaires de la vie.

Près de l’eau morte des plus vastes étangs ou des lacs encore trop petits pour donner prise au vent, la sensation est presque funèbre, même sous un ciel clair et au soleil ; elle le serait tout à fait sans les jeux des insectes et des bêtes aquatiques qui semblent soulever avec effort, çà et là, un coin de ce linceul vert. L’eau vivante, au contraire, est une compagne et une amie. Elle parle, on l’écoute, on est tenté de lui répondre. Lord Byron, qui était un sensitif exaspéré, dialoguait avec la mer, et cela faisait de très beaux discours :

There is a pleasure on the lonely shore.

Mais ce plaisir d’errer « sur une grève solitaire » tient précisément à ceci que la solitude n’y est pas complète, que la mer est là, que l’on entend sa voix, que l’on s’abandonne à vouloir comprendre ses plaintes lourdes, que l’on sent près de soi les remuements mystérieux d’une vie obscure et vaste.

Le bruit de la mer occupe l’oreille, ses mouvements occupent les yeux, et aussi les changements de couleur de ce ciel liquide, qui a, lui aussi, ses grosses nuées d’orage et ses légers nuages d’écume.

Sur les grèves les plus dénuées d’hommes, on n’est jamais seul, et sur celles qui voient les plus grands rassemblements, c’est la mer qui est le grand personnage et le plus vivant, celui qui parle et que l’on considère avec émotion ou curiosité, même quand on ne comprend pas son langage.

Lamer est un compagnon si indiscret et si entreprenant, que ceux-là même qui lui tournent le dos, ressentent la force de sa présence. Cette vie violente jette des effluves dont la radiation augmente singulièrement notre activité nerveuse. Sous l’influence de la mer, le moindre plaisir se change en volupté. Des natures fragiles n’y résistent pas : la mer les couche vaincues sur son sable.

Mais c’est quand on entre en elle que sa puissance se fait sentir tout entière. On n’y entre pas sans lutte, et on n’en sort pas sans langueur. Circumfusa super ; Lucrèce songeait à la mer, pourtant douce, de son Italie quand il décrivait le geste impérieux et câlin de la mère des dieux et des hommes. Car la mer est câline et violente à la fois ; elle se venge d’avoir été vaincue en donnant à ceux qui sortent de ses vagues la peur d’une nouvelle rencontre ; on n’entre pas en elle sans frisson.

La caresse froide de l’eau des fleuves n’est aimée que de ceux qui n’ont pas connu la mer. Et même les plus vertes rives, avec les plus douces fleurs et les saules les plus pâles et les plus élégants glaives des roseaux, toute cette fraîcheur étoilée d’ailes et de lueurs, un amoureux de la mer la sacrifie aux dunes armées d’herbes coupantes et de ces chardons bleus qui semblent d’acier, à la tristesse des roches où rampent gluants les varechs fauves. Là où règne la mer, il faut qu’elle règne seule. Ces plages, pourtant délicieuses, où la flore terrestre vient tremper dans l’écume ses racines et ses feuilles basses, sont presque une erreur. Il faut un vide entre la terre et la mer, un désert entre les derniers arbres et les premières vagues.

Même pour ceux qui, en allant à la mer, ne songent qu’aux plaisirs factices que la civilisation y installe, la mer est un prétexte très fort et même dominant. Nuls casinos, près des plus beaux fleuves, n’attireraient les hommes comme les attire la mer. Sans doute, il y a les villes d’eaux et les séjours de montagne, mais là le prétexte est médical ; ici, il est d’un ordre particulier et dont la puissance rivalise avec celle de la mer : la montagne donne une sorte d’ivresse qui a beaucoup d’amants.

La mer nous capte encore par ceci que, n’importe où on va la chercher, on trouve le bout du monde. Aller à la mer, c’est aller aussi loin que l’on puisse aller. Du côté de la terre, on peut avancer sans cesse, on n’est jamais arrivé. Du côté de la mer, on rencontre quand on y parvient la fin nécessaire du voyage. Au-delà, il n’y a plus rien : en touchant à la mer, on touche à l’infini.

C’est une sensation, que n’éprouveront jamais assurément, même en fermant les yeux, les petits bourgeois du Marais qui vont à la plage sur les bords de la Seine parisienne ; mais il faut leur tenir compte de ceci : qu’ils ont l’intention et le désir de l’éprouver. N’étant pas façonnés au dédain, incapables de l’orgueilleux « tout ou rien », ils accueillent bénévolement la contre-façon de leur idéal. C’est la mer qui les attire sous les espèces du fleuve gris et doux et les humbles vagues que soulève le roulis des pontons, quand accostent les bateaux-mouches, leur donnent l’illusion de la mer montante.

Après tout, s’ils n’ont pas les plaisirs de la mer, ils ont les plaisirs de l’eau. C’est un commencement.

XXI — La Figure des Paysages

Il y a, comme on le sait, une Société ingénue qui se dénomme : « Pour la protection des Paysages. » Elle surveille, attentive aux méfaits des hommes, la beauté des points de vue et la stabilité des sites. De même qu’un berger virgilien, elle fait entendre des plaintes poétiques contre les déprédateurs de la grâce terrestre. Elle prête sa voix au ruisseau vert qu’un barbare contraint à filer la laine ; au vallon qu’une arche de fer enjambe d’un air insolent ; à la colline blessée par un chemin de fer. Sa présence calme un peu la secrète douleur des choses et les arbres, heureux d’être aimés, s’inclinent à son approche.

Se sentant protégés, les paysages, las de leurs peurs séculaires, laissent un bon sourire, un peu mélancolique, éclairer doucement, pareil à un soleil d’automne, leur figure pacifiée. Les chênes rêvent d’une éternelle jeunesse ; les vallées, d’un éternel silence ; les ruisseaux, d’un éternel nonchaloir. Peut-être les temps vont-ils revenir où les hommes ne faisaient d’autre tort à la nature que de cueillir, quand ils devenaient mûrs, les fruits sauvages ? Entièrement d’accord, en un mot, avec la Société qui les protège, les paysages ne demandent qu’à conserver, par le soleil ou par la pluie, l’intégralité traditionnelle de leur figure.

Semblables à ces jeunes belles femmes qui ne veulent ni se souvenir qu’elles furent de rèches gamines, ni admettre qu’elles deviendront peut-être de revêches vieilles, les paysages de France, grisés par l’admiration et les promesses de ces hommes bienveillants, s’imaginent qu’ils furent toujours ce qu’ils sont, et qu’il leur sera permis, avec des protections, de demeurer tels jusqu’à l’accomplissement des siècles géologiques.

C’est une illusion. Les paysages de France, ou d’Italie ou d’Angleterre, ou de tout pays de civilisation ancienne et profonde, sont l’œuvre des hommes. Ils représentent l’aspect esthétique d’un travail purement utilitaire. Cet arbre seul, qui vit si bien, vers le milieu de cette longue prairie, il n’a pas été planté là pour le plaisir des yeux : son rôle est d’être un tronc où le bétail viendra se frotter les flancs. Cet arbre à deux fins, utile pour un bœuf, beau pour un peintre, est l’image de tous ces paysages que nous appelons naturels. Il n’y a pas de paysages naturels. Ceux qui nous semblent le moins préparés le sont presque autant que ces parcs dessinés avec science et persévérance. Seulement leur préparation fut inconsciente du but esthétique qu’ils ont atteint par surcroît. Loin d’être naturels, ils sont les produits d’un double artifice.

Les citadins innocents qui, dans leur exode vers les plages, traversent en chemin de fer la Normandie, s’imaginent volontiers que ce pays d’arbres, d’herbe et de blé eut toujours cette figure ; ils la trouvent riante et bénissent la nature. C’est l’homme ici qu’il faut admirer : il a fait, avec la nature, qui est une matière, ce que l’architecte fait avec des pierres : une construction. La Normandie, c’est une forêt défrichée ; on y défriche encore, et j’ai vu disparaître de vastes étendues d’arbres qui, déjà, prennent l’aspect des plus vieilles terres cultivées. Certains coins de cette région ont encore, vus en perspective, l’apparence d’une forêt, interrompue seulement dans les pentes ; cela tient à ce que chaque champ est entouré d’une ceinture d’arbres. Mais très souvent maintenant, on abat un de ces pans pour réunir deux champs en un seul. Le nombre des arbres diminue ; le ton vert sombre s’éclaircit ; l’horizon s’étend : le paysage, lentement, change de figure.

Partout l’arbre tend à disparaître. On le laisse pousser ; on ne le cultive plus, son utilité diminuant de jour en jour, en présence de la houille et du fer. Les paysages sont d’autant moins stables que le pays est plus civilisé et plus actif, sa population plus dense ; ils sont d’ailleurs sous la dépendance de mille causes souvent très éloignées et qui semblent étrangères à son évolution.

Ainsi, il y a quelques années, la concurrence des étrangers avait fait diminuer sensiblement la culture des céréales en Basse-Normandie : de là la substitution de la tuile au chaume pour couvrir les maisons ; de là un changement d’aspect, dans les paysages, extrêmement frappant, presque douloureux, pour les yeux habitués à la douceur de ces toits de paille dont le ton, bientôt feuille-morte, s’harmonisait à merveille avec l’ensemble des couleurs. La tuile rouge, qui est gaie en Italie, est triste en Normandie.

Je ne sais plus si c’est Amiel qui a dit, ou M. Bourget, qu’un paysage est un état d’âme. Cette conception idéaliste du monde extérieur est très exacte, en même temps que très jolie. C’est nous-mêmes que nous contemplons dans le spectacle des choses, nos souvenirs, nos désirs, nos habitudes. Il y a des paysages, affreux pour les autres, ou insignifiants, qui nous sont délicieux ; et ce serait pour nous une souffrance de les voir embellis. C’est une souffrance aussi de voir un beau paysage gâté par une main maladroite ou avide. Mais il faut bien nous dire que cette intervention est inévitable ; que l’aspect présent des choses n’est qu’un moment dans l’évolution ; qu’hier, elles étaient différentes, et que demain, aussi, elles seront différentes.

Des sites disparaissent ; d’autres se créent. Cette vilaine petite gare de chemin de fer, sans goût et sans style, devient un élément de beauté dans le paysage qu’elle enlaidissait d’abord. Le viaduc qui enjambe la vallée lui donne l’air intéressant d’une difficulté vaincue, et le ruisseau qui file, habitué à son métier, ne bondit pas sans orgueil sous la roue qui le martèle.

Partout où il y a de la vie, il y a de la beauté.

XXII — L’œil de Claude Monet

Comparer un peintre et un poète, cela est si absurde, il y a si loin d’un art à l’autre, aussi loin, nécessairement, que de l’œil à l’oreille ! Mais l’absurde n’est pas bête comme la bêtise ; l’absurde est parfois l’envers d’une vérité, ou son paradoxe ou son grossissement. Il faut aussi compter avec cette tyrannie, l’association des idées. Qu’en songeant à Monet j’aie presque aussitôt songé à Victor Hugo, je ferai mieux de rechercher l’origine de cette collision, que la nier et de la rejeter parmi les rêveries dont on rougit. Les points de contact furent ici les idées de maîtrise, de puissance, d’abondance, de richesse, d’éclat ; peut-être aussi les Cathédrales.

Enfin, ayant analysé, je trouve qu’il y a dans mon absurdité quelque chose de logique ; j’ai mis le doigt sur la soudure, je sens une réalité, et qu’il ne s’agit pas seulement de la conjonction en l’air de deux noms ou de deux mots.

Mais le parallèle serait long, et les explications confuses, le peintre et le poète étant trop vastes, tous les deux, trop divers, trop contradictoires dans la liberté inconsciente de leur génie.

Il serait plus court et presque facile, quoique toujours absurde, avec d’autres : Renoir et Verlaine. N’est-ce pas le même art, la même veine de pure tradition française, d’amour, de grâce, de beauté et de licence ? Le travail est peut-être plus apparent chez Renoir ; plus courageux que Verlaine, il est doué d’une volonté plus ferme d’être en même temps neuf et sincère, de reproduire la vie telle qu’il l’a vue et sentie. Avec cela une grande ingénuité, beaucoup de candeur, beaucoup de joie. En lui la science de l’artiste ne va jamais sans la sensibilité du poète, et ses moindres œuvres ont la chaleur de la vie. Renoir est un grand peintre, comme Verlaine un grand poète, par la personnalité de la technique et l’originalité du sentiment. Il n’a pas eu d’imitateurs, semblable en cela à Delacroix. Un peintre m’en donna cette raison, qui semble un peu confuse : étant complet par lui-même il n’a pas eu besoin que des disciples viennent développer une partie négligée de son génie. Renoir s’est donné tout entier.

Degas, au contraire, créant une œuvre, a créé une école. Aujourd’hui presque toute la peinture de genre dérive plus ou moins de Degas ; Forain, dont le talent est si âpre et si vert, lui doit énormément. Degas peint comme en plein relief ; l’air circule autour de ses bonshommes ; on en ferait le tour. Ce qu’on n’a pu lui prendre, c’est sa couleur, qui est étrange et paradoxale à force d’être naturelle et vraie. Il y a de lui au Luxembourg un pastel qui semble fait avec des ailes de papillon ; c’est le même velouté moelleux et riche. Il m’a toujours été impossible de regarder un Degas sans penser à Mallarmé. Tels de ses pastels, comme par une concordance magique, illustrent, impression pour impression, tels sonnets de Mallarmé.

Renoir et Degas, voilà deux grands peintres. Mais alors quel nom magnifique donner à Monet ? Nous sommes ici, peut-être, devant le plus grand peintre qui fut jamais. Je souligne le mot peintre pour bien affirmer ma pensée avec ses restrictions. Il ne faut pas comparer Monet aux grands artistes, tels que Giorgione, Titien ou le Caravage. L’artiste est plus qu’un peintre, ou du moins autre chose ; aux dons de la couleur et du dessin il doit ajouter une intelligence très consciente, le goût de l’observation et de l’analyse. Léonard est un esprit critique autant qu’un peintre ; la couleur ajoute si peu à sa pensée que le saint Jean-Baptiste, tout noir, n’en est pas moins admirable. Ni Durer, ni Rembrandt n’ont absolument besoin de la couleur. Velasquez ne pourrait s’en passer. Il est peintre avant tout, quoique doué aussi du sens critique : ses tableaux sont des caractères en même temps que des poèmes. Les tableaux de Monet ne sont que des poèmes. Monet a aussi peu de discernement que Victor Hugo ; il est le peintre, Victor Hugo est le poète ; il est le maître des couleurs, comme Victor Hugo est le maître des images. Hugo est un œil prodigieux ; Monet est un œil miraculeux.

Quand on a regardé avec attention une série de tableaux de Claude Monet, on éprouve comme une peur ; il semble qu’on se trouve en présence des créations d’un dieu, et c’est vrai. Cette marine, qui révélera à un marin lui-même un aspect inconnu de la nier, fut l’œuvre d’un instant, enlevée en moins de minutes qu’il n’en faut pour la bien voir à des yeux profanes. C’est la nature fixée dans le moment même de la sensation, comme on la subit à un premier regard large et enveloppant. Le mécanisme semble photographique ; mais, en cet éclair, le génie a collaboré avec l’œil et avec la main ; l’instantané est une œuvre personnelle d’une absolue originalité ; ce n’est ni une esquisse, ni une ébauche, ni une étude, mais un poème très beau et complet. Il est certain d’ailleurs que toutes les toiles de Monet n’ont pas été peintes avec la même rapidité que la série des Meules, des Peupliers, ou des Cathédrales. Il y a des Monets moins fiévreux, presque reposés, et qui donnent de son génie une idée plus intègre. Les Nymphéas de sa dernière exposition semblent avoir été transplantés presque avec patience. Mais, quel que soit le mouvement du bras, le résultat pour ceux qui s’arrêtent devant l’œuvre est toujours celui-ci : on se sent devant une peinture qui diffère très peu de la nature elle-même. C’est là le miracle.

Monet n’est pas ce qu’on appelle un coloriste. Il fait la nature grise quand elle est grise. Y a-t-il même de la couleur dans ses tableaux ? Pas plus que dans les choses elles-mêmes. Il y a des nuances vives ou douces, de flamme ou de brouillard. Qui peut nommer la couleur d’une rivière qui s’en va sous un ciel bleu, sur un fond jaune, parmi des herbes vertes ? Un peintre analyste donnera à son tableau une couleur générale ; il y aura une dominante. Cette rivière, peinte par Monet, sera la rivière même, la rivière indéfinissable et mystérieuse.

Le procédé de Monet est la division du ton. Les toiles, vues de près, ressemblent à un torchon où on aurait essuyé des pinceaux. La division du ton a servi son talent, cela est certain ; mais elle ne l’a pas créé. Sans ce procédé, son génie eût-il été mal à l’aise ? Peut-être. Mais alors Monet se serait imaginé un procédé personnel, assez voisin sans doute de celui-là même que sa main a illustré.

A prendre le mot impressionnisme dans son sens le plus étroit, Monet aurait été le seul impressionniste, puisque seul il a été capable de mettre d’accord la théorie et la pratique dans l’art de rendre par la peinture, telles qu’il les reçoit, les impressions colorées qu’un œil peut recevoir. L’impressionnisme, c’est Monet lui-même, isolé dans son génie, glorieux et thaumaturge.

Deuxième partie

La Rhétorique

I

Il s’est dessiné, depuis quelques années, un mouvement très intéressant contre la rhétorique. Le mot est devenu honteux, au point que l’administration universitaire a dû le rayer des programmes. C’est un progrès, quoique nominal. Autrefois, et hier encore, on passait par la « Rhétorique » ; les adolescents d’aujourd’hui, s’ils subissent les mêmes méthodes déprimantes, en ignoreront le nom traditionnel. Les mots ont une grande importance ; échapper au mot, c’est entrer dans la voie de la libération. Sans doute il est à craindre que la rhétorique, c’est-à-dire l’art d’apprendre à écrire sans don naturel, ne continue à priver les jeunes gens d’une année heureuse, et cela sans aucun profit ni intellectuel, ni esthétique ; on leur épargnera cependant l’étiquette ridicule qui servait à les appeler.

Il n’y aura plus de rhétoriciens. Un jour, qui n’est peut-être pas très loin, on remplacera ces vains exercices par des études de biologie. La bêtise n’en diminuera pas pour cela ; mais elle aura pris une autre forme : cela reposera.

L’antiquité, disaient les Goncourt, non sans quelque dureté, c’est le pain des professeurs. La rhétorique est le beurre qui sert à faire couler cette miche ; elle est onctueuse et digestive, elle contient de précieux sels. Grâce à la rhétorique, d’antiques galettes flattent encore notre palais. Cicéron, sans la rhétorique, serait l’émule de feu M. Louis Figuier ; c’est à la rhétorique orientale que les Evangiles doivent leur saveur et leur faveur.

Que de rhétorique ne faudrait-il pas pour suivre cette métaphore ! Théophile Gautier s’y serait amusé. Je ne sais plus. J’aime mieux une fleur qu’une fleur de rhétorique et j’estime que l’art de plaire aux imbéciles est le même que l’art de déplaire aux délicats. La rhétorique, en somme, est une des plus grandes niaiseries qui aient abusé les hommes. C’est quelque chose d’aussi bête que le vertugadin, la fraise ou la crinoline. Il est temps que le style se réjouisse de modeler strictement la pensée, comme les plus charmantes robes féminines sont celles qui sourient démontrer la beauté des femmes dont elles ne sont plus que la pudeur. Le style est la pudeur de la pensée.

La rhétorique me fait songer à toutes sortes de choses singulières : aux tiares de plumes des Incas, aux tatouages australiens, à la poudre, au rouge et aux mouches, à la perruque de Louis XIV, à la queue des Mandchous, au corset-cuirasse, aux talons Louis XV, à tous les artifices imaginés par l’homme pour fuir sa nature.

Il y a une rhétorique ingénue et presque toujours heureuse. Dans les moments où la mode est moins tyrannique, les femmes, rendues à leur instinct, imaginent des nouveautés personnelles qui soulignent leur grâce ; elles excellent à se composer un cadre. Aussi, des écrivains, sans y trop penser, organisent un paysage autour de leur pensée. On ne peut pas aller tout nu. S’il est rarement permis de choisir la forme de son vêtement, on a quelque licence pour la nuance. Ne souffrez pas de conseils ; repoussez-les, bouchez-vous les oreilles : laissez vos yeux maîtres de leur choix.

Un traité de rhétorique, cela ressemble beaucoup au « Journal des Tailleurs » ou à « La Mode illustrée » :

« Voilà ce qui se porte, dit M. Albalat. Le Chateaubriand, cet hiver est fort demandé. Mais nous avons aussi le Flaubert, qui en dérive, et le Maupassant qui est du Flaubert ironique et dépouillé. Voulez-vous plaire à tout le inonde ? À quelques-uns ? Aux femmes ? Aux ecclésiastiques ? Entrez, j’en ai pour tous les goûts. D’ailleurs, Messieurs, voici les manuscrits. » 

Pascal a recopié treize fois et corrigé treize fois l’une de ses Provinciales. Cela prouve, dit M. Albalat, que « les refontes sont nécessaires à la perfection du style ». Cela prouve que Pascal aurait peut-être mieux fait de continuer ses expériences sur le vide, et qu’il n’était point destiné, par la nature de son génie, à entrer dans les querelles théologiques. Mais, comme il avait du génie, il a porté, même dans ces ténèbres ridicules, quelque lumière. Si Colbert lui avait commandé de construire une frégate, il aurait construit une frégate, avec ses ponts et ses caronades, ses mâts, ses hunes et sa voilure ; cela ne veut pas dire davantage. Il y a dans Pascal des pages travaillées, qui sont belles ; il y a aussi des pages improvisées, qui sont belles. La pensée va quelquefois plus vite que la main la plus rapide et que la plus docile mémoire : de là des embrouillements. Il faut reprendre, reconstruire, ce qui s’est écroulé faute d’étais. La rature, la surcharge, la refonte, autant de nécessités physiques, que la pensée soit trop prompte ou qu’au contraire elle coule avec paresse et que la liaison logique de ses parties se fasse difficilement. L’un de ces deux états, l’un ou l’autre, est l’état normal de celui qui écrit ; cela est élémentaire et connu. Mais pourquoi cette désharmonie presque constante entre deux mouvements qui se conditionnent réciproquement ?

C’est que les mots, hormis les noms propres et quelques rares noms communs très systématisés, correspondent à des idées générales, cependant que celui qui écrit prétend, très souvent, exprimer des idées particulières ou, tout au moins, particularisées, précisées par le milieu et selon l’ordre où on les considère. L’amour, la justice, le salut, l’intelligence, la volonté et tous ces mots abstraits qui sont communs d’usage aux philosophes et au peuple, n’ont pas le même sens pour le peuple et pour les philosophes ; quoiqu’ils représentent essentiellement des idées générales, ils ne peuvent, en effet, être compris, même par un philosophe, que sous la catégorie particularité. Celui qui profère de tels mots sans pouvoir immédiatement les monnayer en faits concrets, observés ou collectionnés, je crains qu’il ne soit capable que de psittacisme ou que sa pensée ne soit d’une impénétrable obscurité. Une idée générale est en effet un réservoir de contradictions, au moins de nuances. L’amour : ce mot tout seul contient tant de sens différents, et même opposés, qu’il n’en a aucun de véritable. Il ne sera clair que conditionné par une épithète, par un discours préparatoire, par le caractère de qui le prononce, par le milieu où il est introduit, par tout ce qui, en somme, transforme une idée générale en une idée particulière ou du moins spécialisée.

Tel est notre alphabet que pour quarante-deux voyelles ou nuances de voyelles, environ, nous ne possédons que dix-neuf signes ou groupes désignés ; tel est notre langage que pour quinze ou vingt idées, nuances ou même oppositions d’idées, nous n’avons souvent qu’un mot. « Il y a fagot et fagot » : l’art d’écrire n’est pas de raturer, comme le croit M. AIbalat, mais de donner à cet unique « fagot », selon les occasions, une valeur représentative chaque fois exacte et chaque fois différente. C’est assurément très difficile. Cela s’apprend-il ? Non. On apprend à extraire laborieusement des racines carrées ; on n’apprend pas à les extraire sur la minute, à la manière d’Inaudi. L’écrivain de génie qui rature et corrige, reprend, recopie, il a sous les yeux de son esprit le dessin idéal qu’il prétend reproduire et qu’il reproduira ; l’élève de M. Albalat, comme dans le conte d’Andersen, noue, dénoue et renoue, opiniâtre, du vent et du néant.

Le mot est général et l’idée est particulière. Ecrire ou parler, c’est donc exprimer le particulier au moyen du général, l’individu par les termes qui qualifient l’espèce. Plus la civilisation se complique, plus les cerveaux s’emplissent d’images, plus les objets dont on parle deviennent nombreux, et plus il est difficile de les exprimer avec des mots, car, à l’inverse, les mots deviennent de plus en plus amples, embrassant des quantités parfois immenses de faits particuliers.

Dans les civilisations très restreintes, au contraire, le particulier se confond, presque toujours, avec le général. Les caractères sont moins différenciés, facilement classables sous quelques types. Pour distinguer entre eux les individus, Homère use du même expédient que les sauvages et nos paysans, le sobriquet : cela, faute de moyens d’analyse. A cette période de l’évolution humaine, les individus n’ont, à part quelques héros, qu’une existence sociale : comme unités, ils sont ce qu’est encore un soldat dans un régiment, ce que serait, avec le triomphe du socialisme absolu, le citoyen dans la cité. Ces états primitifs ou rétrogrades sont représentés jusque dans les civilisations les plus complexes par la masse aux intelligences rudimentaires ; on voit même des hommes d’une certaine culture superficielle qui croient s’exprimer clairement en disant : un ouvrier, un bourgeois, un curé, un militaire ; mais un esprit vraiment lucide se rend compte que chacun de ces termes contient des milliers de significations différentes ; un chasseur même sait qu’il y a perdrix et perdrix et un fermier, bœuf et bœuf. La nature ne contient que des faits particuliers ; ia généralisation de ces faits est une opération intellectuelle ; mais comme la pensée est la seule chose que nous connaissions directement, il est vrai de dire aussi que les idées que nous atteignons le plus facilement ce sont les idées générales. C’est même, en somme, une maladie de l’esprit humain, maladie peut-être heureuse, d’élever fatalement le particulier au général. Cependant l’art exige un retour de la pensée sur elle-même : il faut qu’elle se replie à la mesure de la nature et qu’elle redevienne le fait particulier. Il y a là un effort de torsion auquel peu d’esprits peuvent se soumettre sans angoisses et qu’un bien plus petit nombre encore supporte sans déchirures.

Le monde des choses est représenté pour nous parle monde des idées. Il y a donc sous notre domination intellectuelle deux mondes : le monde des idées et le monde des mots. Ecrire, parler, c’est les faire coïncider à peu près ; écrire parfaitement, c’est les faire coïncider parfaitement, c’est obtenir que les dessins se confondent : tâche impossible. Je pense qu’ayant retouché treize fois sa provinciale, Pascal n’en fut pas encore content. A la centième, comme à la treizième, il n’eût encore obtenu qu’une très faible approximation.

Buffon a voulu résoudre ce problème des coïncidences. Il conseillait, comme on sait, l’emploi des termes les plus généraux. Ce moyen semble paradoxal, puisqu’il éloigne indéfiniment toute chance de concordance entre l’idée et le mot. Il ne l’est peut-être qu’en apparence. En usant des termes les plus généraux, l’écrivain, renonçant à obtenir lui-même des coïncidences toujours contestables, laisse au lecteur le soin de les obtenir au gré de sa logique personnelle ; il livre une ébauche dont les imaginations particulières feront le tableau de leur rêve : des peintres ont réussi à plaire par un procédé analogue. Un autre motif peut faire admettre le système de Buffon : c’est que la précision est illusoire ; très souvent, elle ne fait qu’augmenter l’obscurité. La science a le droit de la chercher, parce qu’elle poursuit un but très différent du but littéraire ; elle l’a trouvée par la considération des traits fixes, spécifiques des groupes de faits ou des groupes d’êtres. Mais l’art vit de décrire le particulier, c’est-à-dire le dissemblable, encore que son intention dernière soit de rendre le particulier avec tant de force que les hommes donnent à ce dessin une valeur synthétique.

Je crains que tout cela n’explique pas très bien pourquoi l’art est difficile et son enseignement chimérique. S’il suffisait de raturer, de copier et de refondre, nous aurions davantage de bons écrivains. « Les refontes, dit M. Albalat, sont nécessaires à la perfection du style. » M. Albalat déduit cet aphorisme de l’examen de quantité de manuscrits d’écrivains illustres. Il semble presque raisonnable. Cependant prenons un nombre égal de manuscrits d’auteurs notoirement médiocres : nous y verrons la médiocrité obtenue exactement par les mêmes procédés que la perfection. La refonte signifie seulement que l’écrivain, quel qu’il soit, a un certain sens critique, illusoire ou véritable ; il corrige, parce qu’il se croit capable de faire mieux. Mais cela n’est pas toujours vrai, ni pour les mauvais, ni pour les bons écrivains. Plus d’un, par un fâcheux scrupule, a gâté de bonnes ou d’honorables pages. Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac est la critique eu action de cette habitude, qui peut s’accentuer jusqu’à la manie.

Il n’y a pas une psychologie pour les grands hommes et une pour les moyens et une autre pour les petits. Ce qui serait intéressant et scientifique, ce serait de pénétrer le mystère de la parole et celui de l’écriture ; quant au style, il est personnel et, comme disait Hello, par intuition, inviolable. L’exceptionnel et l’individuel ne sont pas matière à science ; on peut enseigner tout ce qui est général, tout ce qui, en se joignant à une intelligence, en reste séparé, tout ce qui se surajoute : l’essence reste indemne ; elle est impénétrable et inchangeable. Et c’est ce qui fait la beauté de l’homme et de tout animal, que sa nature intime et personnelle résiste à tous les pédagogues, à tous les dresseurs ; j’aime les têtes récalcitrantes qui reprennent, invariables, leur position naturelle : elles veulent bien apprendre tout, mais tout hormis ce qui les ferait changer de personnalité. Un âne qui broute ingénûment les chardons est plus agréable qu’un âne savant.

M. Albalat fait de la callipédie. Comme ce médecin qui enseignait l’art d’avoir de beaux enfants, il enseigne l’art d’avoir un beau style.

Le beau style et les beaux enfants dépendent de causes obscures et lointaines. C’est l’accident, le hasard du sol et des nourritures, la qualité de l’air, les multiples hérédités, et, comme méthode secondaire, une bonne éducation. On n’a sans doute vu que bien rarement un grand écrivain ignorant ; cependant l’instruction ne lui est nécessaire que parce qu’il vit dans un milieu instruit, parce qu’il s’adresse à un public dressé par la tradition. L’art de grouper les mots, les images, les idées selon un dessin harmonieux est indépendant de toute culture littéraire : le grand poète, en particulier, est un rossignol de génie, et n’est que cela.

L’instruction, cela est douloureusement visible dans la vie, n’est pas autre chose qu’un engrais ; c’est de l’azote ou do phosphate de chaux ; cela fait pousser la plante, mais ne change pas sa nature. On voit, le long des marais baignés par la mer, de magnifiques épis d’ivraie, plusieurs fois gros comme celle du bord des chemins ; une culture savante leur donnerait encore un plus bel aspect ; on en obtiendrait peut-être qui rivaliseraient avec les hampes grenues du maïs : et cela serait toujours de l’ivraie. Instruire un sot, c’est amplifier sa sottise, la faire voir, sous une cloche grossissante, énorme et ronde.

 

Les écrivains les plus médiocres au point de vue du style sont acceptables et parfois excellents, dès qu’ils incorporent à leur écriture quelque notion précise, un fait, une idée juste. Le talent y ajouterait peu de chose. Très souvent même le talent est nuisible et pénible, lorsque, profitant de son habileté, il s’exerce sur rien, souffle des bulles, enfile des perles diversement colorées. On peut acquérir une certaine apparence de talent littéraire, comme une femme peut, étant blafarde, se donner un teint factice. Et après ? Il faut craindre également les perfidies du fard et celles de la rhétorique. Un style ingénu n’est jamais tout à fait laid ; ce qui est affreux, c’est le masque que les professeurs de belles-lettres appliquent sur cette laideur naturelle.

II

L’art de raturer est représenté dans le livre de M. Albalat par Chateaubriand, Flaubert, Bossuet, Pascal, Rousseau, Buffon, Montesquieu, la Fontaine, Racine, Victor Hugo, Balzac, Fénelon, Stendhal, George Sand, Théophile Gautier et quelques autres qui, sous le nom d’improvisateurs, sont rapidement flagellés par l’apôtre de la rature : Mme de Staël, Lamartine, « l’immoral Restif de la Bretonne ».

Chateaubriand avait la passion d’écrire. Du moment qu’il fut revenu de son rapide voyage en Amérique, il n’eut guère d’autre véritable plaisir. Indifférent à tout, hormis au beau style, il travailla comme un violoniste l’agilité de son poignet. Jusqu’à sa dernière heure, on le vit reprendre et corriger ses mémoires, ajouter un mot, changer une épithète. Il se souciait de l’harmonie de la phrase plus que de l’exactitude. Il semble bien prouvé maintenant que le récit de son voyage en Amérique n’est qu’une fantaisie. Il parle des Natchez et de la Floride et il n’a vu, de toute l’Amérique, que les bords de la route qui, de Baltimore, mène au Niagara. En une récente étude, M. Bédier a démontré l’impossibilité de l’itinéraire que Chateaubriand prétend avoir suivi ; mais il a eu le bon goût de n’accompagner sa démonstration d’aucune invective contre l’imposture du grand écrivain. En critique intelligent, soucieux de surprendre une méthode de composition, M. Bédier a recherché et trouvé les sources du Voyage en Amérique ; il a montré comment le récit de Chateaubriand n’est qu’un roman composé de centons empruntés aux voyageurs réels et juxtaposés avec un art extrême39.

Chateaubriand était un visuel. Il avait besoin pour écrire d’avoir sous les yeux le tableau qu’il allait transposer. Ce tableau lui était fourni soit par le spectacle immédiat des choses, soit par sa mémoire, soit par des notes de carnet, soit par un texte étranger. La lecture du P. Charlevoix, par exemple, lui suggérait une vision très nette des paysages du nouveau monde, dont il avait lui-même aperçu quelques échappées : et il transcrivait Charlevoix, non pas seulement en corrigeant son texte, mais en adaptant ce texte à la vision qui lui était suggérée.

Après avoir cité, selon la méthode des deux colonnes, de nombreux exemples de ces emprunts de Chateaubriand aux récits des explorateurs anglais et français, M. Bédier résume ainsi son impression : « C’est parfois traduction littérale ou simple transcription : une humble retouche de syntaxe, ellipse ou inversion, un mot mis à sa place, un membre de phrase élagué, et la sèche matière amorphe s’organise et palpite ; un mot puissant, une image créée y projettent comme un afflux de sève ; la lumière s’y insinue, et les nombres, et la vie. Ce n’est qu’une ébauche encore : le poète la reprend à deux, à trois reprises ; elle passe du Voyage en Amérique au Génie du Christianisme, puis aux Mémoires d’outre-tombe : procédé de peintre40 ; et chaque transposition est création. »

Poussant plus loin l’analyse, M. Bédier ajoute que ces divers remaniements représentent autre chose que le travail préparatoire auquel doit se livrer tout écrivain qui veut peindre des mœurs étrangères, décrire des paysages exotiques. La persistance de Chateaubriand révèle encore ceci : « Il semble que pour créer il ait souvent besoin de la suggestion d’une page déjà écrite41… ». Il y a, disait Fourier, qui avait parfois des idées justes, deux sortes d’esprits, parmi les écrivains : les commenceurs et les finisseurs. Chateaubriand était un finisseur. Nul, mieux que ce créateur du romantisme, n’a pratiqué les préceptes de Boileau : il travaille rarement d’original et il corrige jusqu’à satiété. C’est bien, comme le dit M. Bédier, une méthode de travail. Les méthodes de travail, encore qu’on puisse les classer par genre, sont personnelles. Bourdaloue, avant d’écrire un sermon, se jouait un air de violon ; Thomson travaillait dans son lit ; Corneille ne pouvait composer que dans l’obscurité, et aussi Malebranche et Hobbes ; à Mézeray, il fallait de la chandelle, même en plein jour ; Cujas se couchait par terre à plat ventre ; à Beethoven, il fallait un appartement nouveau, chaque fois qu’il se mettait à une œuvre nouvelle. Voilà aussi des méthodes de travail. M. Albalat pourrait les conseiller à ses élèves ; elles ne sont pas plus déraisonnables que la rature érigée en principe absolu.

Ce n’est point seulement par association d’idées que j’ai laissé M. Bédier intervenir dans une question qu’il n’a jamais eu l’intention de traiter ; j’aurais voulu confronter sa méthode, qui est la méthode scientifique, avec celle de M. Albalat, qui est la méthode professorale. Voilà, dit M. Bédier, comment procédait Chateaubriand ; et il n’ajoute rien. Il dit cela comme il dirait, s’il faisait de l’entomologie : voici comment progresse le notonecte ; il nage sur le dos. M. Albalat, moins discret, donne des conseils ; il en a pour toutes les natures, parce qu’il les réduit toutes à un type unique : l’élève. S’il existait vraiment, l’élève, comme la tâche des professeurs serait simple et brillante, quels succès à ces éducateurs mécaniques ! Mais l’élève n’existe pas ; il y a, chez les hommes comme chez les enfants, des personnalités plus ou moins différenciées, assez sensibles pour que l’on n’ait jamais rencontré ni deux hommes identiques, ni deux enfants tout pareils. Alors la pédagogie n’est pas une science, mais un art : il ne faut pas traiter le coudrier comme l’osier ; l’un rompt et l’autre plie.

Chateaubriand n’est pas un exemple ; c’est un caractère ; il est unique ; et uniques sont également les autres modèles que M. Albalat soumet à notre vigilance. Voici Flaubert. Son génie était lent, alenti encore par la solitude, par des habitudes déprimantes de rêverie. Il vivait dans une paresse laborieuse. Elle a, sans doute, donné de merveilleux fruits, mais avec le risque de l’infécondité. Tout autre que Flaubert eût succombé dans une lutte où l’ennemi était la langueur. Ne le regardons pas travailler, détournons les yeux de ce sofa où il se vautre, en cherchant des combinaisons musicales pour ses fins de phrases. Stendhal, qui ne savait pas écrire, vaut autant que lui, littérairement, et Balzac, au jugement commun, vaut davantage. Les pages harmonieuses de Madame Bovary et de la Tentation ne nous consolent pas de l’absence du second volume de Bouvard et Pécuchet. Ce roman, qui a exactement, pour notre temps, la valeur que Don Quichotte eut au dix-septième siècle, est presque vulgaire de style, à force de simplicité. Le manuscrit porte certainement des corrections : croit-on qu’elles soient littéraires ? Elles sont plutôt des corrections d’idées. Flaubert est mort au moment où il comprenait enfin la vanité du grand style romantique. « Flaubert, dit plaisamment M. Albalat, finit par se stériliser dans la dessiccation du style. La prose de Bouvard et Pécuchet n’a plus ni chair ni sang ; il ne reste que l’ossature. » Exactement comme dans celle de Molière. Flaubert est arrivé, à force de travail, à la dureté précise que Molière trouvait du premier coup. Il n’y a peut-être d’autre exemple d’un pareil dépouillement que dans La Rochefoucauld ; mais lui était naturellement abstrait et Flaubert a dû conquérir lentement cette sécheresse qui est signe que l’idée a vaincu l’image plastique. Ne pas écrire : comment faire pour ne pas écrire ? Voilà la question que l’on se pose avec angoisse, quand on a lu l’Art d’écrire et ses naïfs succédanés. Nous sommes arrivés au moment où le romantisme peut être jugé. Le juger, c’est le rejeter. Pour retrouver la langue française il faut remonter, par-dessus Michelet, au-delà de Rousseau, jusqu’à Montesquieu. Le sentimentalisme allemand, cause de tant de troubles dans la syntaxe, nous fait sourire enfin. Le dernier écrivain romantique, Judith Gautier, écrit maintenant comme le cardinal de Retz, qu’elle n’a peut-être jamais lu.

C’est à propos de Bossuet surtout que M. Albalat confond la correction du style avec la correction des idées. Je cite, pour égayer un peu cet article sévère : « En général, les refontes de Bossuet sont faites avec beaucoup de tact. » On n’en saurait dire autant des remarques de M. Albalat : « Bossuet transitionne avec infiniment d’adresse. » Et voilà le style avec lequel on nous enseigne le style !

Bossuet écrivait fortement, parce que sa pensée était forte, sûre d’elle-même. Ce grand esprit autoritaire ne considère le style que comme l’instrument de la pensée. Là où M. Albalat voit des intentions de poète, Bossuet n’avait que des intentions de théologien. Il veut le mot exact et, quand il l’a trouvé, il le répète jusqu’à trois fois de suite sans souci de l’harmonie : tel un savant qui relate des faits et qui doit, pour rester un savant, caractériser le même fait toujours avec les mêmes mots. Comment ne pas comprendre cela, et comment voir une simple hésitation entre deux synonymes dans ce passage d’un manuscrit :

« Voilà comme les trois sources et les trois premières notions qui {portent / obligent} l’homme à adorer Dieu… »

Pour justifier, l’un contre l’autre, un de ces deux mots, une dissertation théologique ne serait pas inutile. Je ne sais lequel Bossuet a choisi définitivement, mais on doit être assuré qu’il s’est décidé par des raisons de pensée, et non par des raisons d’oreille. Il y a dans les manuscrits de Bossuet, comme dans tous les manuscrits, de simples corrections verbales : il ne faut pas les confondre avec les corrections d’idées.

On poursuivrait inutilement cet examen. Je lisais récemment une savante étude de psychologie où un des maîtres de cette science nous apprenait sans rire, moyennant d’abondants exemples, que les enfants sont, plus que les grandes personnes, suggestibles. M. Albalat, avec le sérieux dont il ne se départit jamais, nous apprend que les manuscrits originaux des grands écrivains sont rarement vierges de ratures. Jusqu’ici, c’est anodin ; mais il a le tort d’ajouter : le plus grand écrivain est celui qui rature le plus ; et, voulez-vous devenir, sinon un grand, du moins un bon écrivain ? Raturez. On se demande pourquoi. Il est impossible, en effet, d’établir entre ces deux ordres d’idées aucun rapport légitime. Du moins, le travail de M. Albalat ne le permet pas. Il a choisi arbitrairement dans des séries de manuscrits les pages les plus chargées de corrections, les plus souvent recopiées et refondues, et il tire de ces exemples des conclusions tout à fait factices. On pourrait faire la démonstration inverse et, au moyen de pages pures, établir que le grand écrivain écrit spontanément sous la dictée de son génie.

Mais cela serait réprouvé, car il s’agit de cultiver la rhétorique. Tout ce qui dans un manuscrit est venu de jet, tout ce qui est spontané, innocent et inconscient, M. Albalat est disposé à le trouver médiocre. Parlez-lui d’une page bien noire, bien tachée, et pareille à ces gribouillis où s’amusent les écoliers : il exulte. Voilà, dit-il, les marques du génie : le pâté et la rature. D’astucieux improvisateurs, pour capter notre indulgence, ont insinué qu’ils coupent et corrigent dans leur tête avant de prendre la plume. Qui le prouve ? Je veux voir sur le papier la preuve de vos hésitations : sans rature, pas de génie.

Cependant, c’est tout le contraire, et, théoriquement, cela doit être tout le contraire ; le génie improvise. Quand il n’improvise plus, c’est qu’il est fatigué. Ce qu’il y a de meilleur dans les grands écrivains, ce sont les pages venues naturellement, sans choix, souvent sans conscience. Mais les heures de génie sont presque aussi rares que les hommes de génie, et les grands écrivains sont, comme les moindres, soumis à la loi de l’effort. Ce qu’il faut affirmer et redire, jusqu’à la satiété, c’est que l’effort sans le génie est parfaitement vain et que l’on ne fait sortir d’un cerveau que ce qu’il contient en puissance. Par génie, on entend l’aptitude naturelle à une fonction.

Il est certain, d’après son manuscrit même, que la plupart des plus profondes pensées de Pascal sont sorties brusquement de son cerveau, comme des éclairs : il les a fixées si rapidement que la lecture en est difficile. D’autres, aussi belles, sans doute, ont été d’un accouchement plus ou moins laborieux. Nous ne devrions pas le savoir : il y a quelque impudeur à considérer de trop près ces mouvements secrets du génie, et cela, parce que l’étude en est inutile et qu’on n’y apprend rien.

M. Albalat est, avec Pascal, familier : « Pascal tâtonne et piétine… (p.131). » Il lui fait des compliments : c’était en somme « un fin joaillier… (p. 132) ». Il se met à sa place, avec bonhomie : « A la place de Pascal, il me semble que j’eusse… (p. 136). » Et tout le temps, M. Albalat croit que Pascal joue avec les mots, que sa pensée dépend des mots, et qu’un nouveau degré de condensation en augmenterait beaucoup la valeur. L’illusion est naturelle à un esprit nourri de la rhétorique classique ; je la partage jusqu’à un certain point : une rédaction esthétique n’a jamais nui à la beauté ou à la hardiesse d’une pensée, mais quand la pensée est belle ou hardie, les mots qui l’expriment sont éclairés par son reflet et ils brillent, même humbles, de toute la lumière qui rejaillit sur eux. Pascal est, avec Spinoza, Hobbes et Nietzsche, l’un des plus grands démolisseurs philosophiques, et peut-être le plus grand, étant le plus spontané ; comme c’est important, quand on songe à cela, d’apprendre qu’il a remplacé, un soir qu’il se relisait, considère par contemple et entrevoir par apercevoir !

Il y a d’excellents écrivains qui, on le sait, ne se corrigeaient jamais visiblement. M. Albalat les connaît, car il est bien renseigné, et il les juge. D’après ses principes, ils ne peuvent être que médiocres : tel Gautier.

Quand il écrivait, dit sa fille42, « il ne réclamait ni le silence, ni la solitude, aimant, au contraire, à être un peu dérangé. On allait le voir un instant, l’embrasser, le plaindre d’être forcé de travailler. Alors il montrait les pages déjà remplies de cette jolie écriture si nette et si fine : « Tu vois, disait-il, comme c’est bien écrit ! Remarque que je boucle les e, malgré la petitesse des lettres ! Et pas de ratures ; au bout de ma plume la phrase arrive retouchée déjà, choisie et définitive : c’est dans ma cervelle que les ratures sont faites. »

A cette déclaration, M. Albalat hoche la tête. Il n’a pas confiance dans ces ratures cérébrales. Est-ce bien sûr ? se demande-t-il. D’ailleurs, cela ne compte pas : la seule rature sérieuse est celle qui se voit, qui laisse des traces et des taches. Ce qui prouve bien l’utilité de la nature visible, c’est que Théophile Gautier écrit mal ; et M. Albalat est allé chercher dans les rapides chroniques du journaliste une page, à la vérité insignifiante. Ici, la mauvaise foi est évidente. Tout n’est pas bon dans Gautier, mais il y a, dans son œuvre, de belles œuvres, et dans ces œuvres d’admirables pages. La préface de Mademoiselle de Maupin suffirait à elle seule à le mettre au rang des maîtres : elle est, pour le roman, ce que fut pour le drame la préface de Cromwell. Et ce roman lui-même reste l’une des cinq ou six œuvres vivantes du romantisme.

Mais la bête noire de M. Albalat, ce n’est pas Théophile Gautier, c’est Stendhal. Pour celui-là, il est tout mépris. Il le prend par la peau du cou, comme un chat méchant, et le jette par la fenêtre. « La perfection racinienne et noble, dit Stendhal, m’est antipathique. » M. Albalat trouve cela « bizarre pour un écrivain ». Maintenant peut-être que nous n’avons plus rien (ou presque rien) à craindre de Racine ; mais, en 1820, il fallait détester Racine. « Il est des morts qu’il faut qu’on tue. » Il fallait tuer Racine, parce que cela égorgeait en même temps le honteux troupeau des dégénérés classiques. Racine, quand il est venu, était une floraison ; sa tragédie était la perfection, donc la fin d’un genre. On la prit pour modèle, et cela stérilisa tout le dix-huitième siècle. En 1822 (date de Racine et Shakespeare), le propos de Stendhal était naturel ; il fut fécond.

Stendhal dit quelque part : « Je ne savais jamais en dictant un chapitre ce qui arriverait au chapitre suivant. » C’est intéressant, cela, avoué par l’auteur de trois ou quatre chefs-d’œuvre. M. Albalat proteste : « Une pareille méthode, affirme-t-il d’un ton docte, devait fatalement engendrer dei ouvrages indigestes. » Mais ce qui l’indispose surtout contre Stendhal, c’est qu’il ne raturait pas. Sur les conseils de Balzac, il essaya de corriger la Chartreuse de Parme. Il en résulta quelques « ajoutés », mais aucune correction vraie. M. Pierre Brun, qui a beaucoup étudié Stendhal, le loue de n’avoir pas été capable de cette besogne de « regratteur de syllabes ». M. Albalat, pour qui regratter les syllabes constitue presque tout le génie, manifeste pour Stendhal une douce pitié. « Il n’y a peut-être pas dans son œuvre, nous dit-il, une page qui soit tout à fait digne d’être imprimée. » Pour qu’il y en ait au moins une, M. Albalat a pris la plume, faisant ce que Stendhal ne pouvait ou dédaignait. Voici cette page :

Le Rouge et le Noir par Stendhal Le Rouge et le Noir par M. Albalat
Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux… Julien contemplait avec ravissement jusqu’aux chapeaux…
Admirant la beauté et l’arrangement de tout ce qu’il trouvait S’extasiant sur la beauté et l’arrangement de tout ce qu’il touchait, …
Mme de Rénal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés à instruire ainsi… Mme de Rénal, de son côté goûtait (ou savourait, ou éprouvait) la plus douce des voluptés à instruire ainsi…

 

Cette rhétorique enfantine aurait bien amusé Stendhal ; mais elle n’était pas possible de son temps. Les écoles primaires supérieures n’étaient pas inventées.

Stendhal, le mauvais écrivain, est tout de même un grand écrivain : voilà le fait contre lequel se brisent toutes les rhétoriques. Casanova, bien plus mauvais écrivain encore, et dont, à vrai dire, on ne connaît pas même le style, est, lui aussi, un grand représentant des passions humaines ; et j’y ajouterais volontiers Restif et quelques autres physiciens de la vie. Mauvais écrivains, non ; c’est mauvais rhétoriciens qu’il faut dire, ce qui est bien différent.

La conclusion de tout cela, je la trouve dans ce mot de Stendhal lui-même : « Ce n’est pas le tout de faire de jolies phrases, il faut avoir quelque chose à mettre dedans. »

Essai sur la simplification de l’orthographe43

Pour répondre à un vœu déposé à la fin de l’année 1901 par quelques membres du Conseil supérieur de l’Instruction publique, le ministre constitua une Commission « pour étudier les simplifications à apporter à l’orthographe dans l’enseignement de la langue française », — car, ainsi que chacun l’a appris à ses dépens, on enseigne aux Français la langue française ; on ne la leur enseignait pas du temps de Rabelais et de Montaigne, de Pascal et de Molière, de Voltaire et de Montesquieu : « Peu de personnes, disait Rollin vers 1730, sçavent la langue françoise par principes, parce que peu de maîtres prennent soin de l’enseigner. » Depuis ces temps d’insouciance, il s’est fait dans les mœurs de grands changements. Satisfait d’avoir quelques libertés nouvelles, et surtout apparentes, le peuple a permis à l’Etat de mettre la main sur quelques libertés anciennes, très utiles et même primordiales. On verra peut-être, cette année même, un ministre de l’Instruction publique, sur l’avis de quelques professeurs de philologie, hommes éminents d’ailleurs, modifier par un simple décret l’aspect séculaire de plusieurs milliers de mots de la langue française. C’est un pouvoir tel que n’en connurent ni les empereurs romains ni nos rois absolus. Le fait dépasse de beaucoup la matière linguistique ; son importance est sociale.

Ceci dit, et dit pour bien montrer que la question est des plus sérieuses, j’aborde aussitôt l’examen du rapport. Les idées générales qu’il suggère, et celles qui naîtront de la critique que j’ai entrepris d’en faire, viendront au cours de cette étude ou en conclusion.

Signes diacritiques : Accents, tréma

1. Accents. — La Commission admet l’utilité des accents aigu et grave portant sur la lettre e. M. Meyer rappelle que le premier fut imaginé par Geofroy Tory (1629), et le second par Pierre Corneille (1664). Ce dernier accent a usurpé un autre emploi ; les grammairiens l’ont utilisé pour établir une distinction entre a et à, la et là, ou et . Rien ne nous semble plus commode et plus logique ; mais tel n’est pas l’avis de la Commission, qui proscrit cet accent, « dans tous les cas inutiles ». C’est aller un peu vite. La distinction de ou et de est si peu oiseuse qu’elle sert de pivot à une scène fameuse de théâtre. M. Paul Meyer a oublié de consulter Beaumarchais. Les deux mots ont d’ailleurs une origine différente, l’un représentant aut (ou) et l’autre ubi (où), et il est bon que, dans ce cas, des mots de sonorité pareille soient légèrement différenciés dans l’écriture ; c’est une remarque que l’on aura l’occasion de reprendre un peu plus tard.

Il y a peu de chances de confusion entre et la, l’article ne s’employant jamais seul ; cependant le dialogue, avec ses suppressions, ses hachures, peut, à l’occasion, utiliser une distinction en apparence un peu subtile. Ici encore la question d’origine pourrait être invoquée. Elle le sera, à plus forte raison, s’il s’agit de la particule à et de la forme verbale a. Ici la distinction est tellement nécessaire que pour la maintenir les Italiens n’ont pas hésité, proscrivant partout l’h initiale, à la maintenir devant ha, verbe, « La fille à Nicolas », dit bonnement La Fontaine en un de ses contes, cela ne veut pas dire sans doute la même chose que : « La fille a Nicolas. » II faut maintenir ces accents, sans hésitation. Qu’on le supprime sur déjà, cela sera sans inconvénient : ainsi les méditations de la Commission sur l’accent grave n’auront pas été tout à fait infructueuses.

Je lui accorderai, de plus, que l’accent aigu n’a aucune raison d’être sur des mots tels que irréligieux, dorénavant, énamourer ; que le second e de événement est ouvert et qu’il y a lieu d’écrire évènement, comme on écrit d’ailleurs avènement ; qu’il est fâcheux que les accents, souvent mal placés, ne soient pas allés se poser sur bloc ou sur broc, sur œuf ou sur œufs, qui auraient pu ainsi manifester clairement la différence de leurs sonorités. « Faute d’un signe diacritique, dit excellemment M. P. Meyer, la prononciation de certains mots est actuellement en voie de détérioration. » Cela est vrai, mais il y a une cause plus générale, au moins quand il s’agit des pluriels et des singuliers à sonorité différente : c’est que le singulier emporte le pluriel et tend à l’effacer. On entend œufs prononcé comme œuf ; coqs, comme coq ; et il n’est pas jusqu’à chevaux qui n’ait peut être commencé un très léger mouvement de recul devant chevals. Il est vrai qu’en certains coins de province c’est la forme du pluriel qui a influé sur le singulier, devenu chevau.

Les remarques de la Commission sur l’emploi souvent fautif de l’accent circonflexe sont assez raisonnables, mais les exemples qu’elle donne ne sont pas très clairs. Il suffirait pour montrer l’incohérence de l’(^), de mettre en regard rose, dont l’o est fermé long, et hôpital dont l’o est fermé moyen ; si l’un des deux mots demandent le circonflexe, c’est rose assurément. Mais il y a tant d’autres nuances ! Si l’on ne peut demander à l’écriture de figurer la parole, on peut lui demander toutefois de ne pas la défigurer.

2. Tréma. — En ce qui est du tréma, la Commission semble professer pour ce signe, difficile à écrire nettement, et qui vient rarement bien à l’impression, une passion immodérée. Elle le supprime, il est vrai, à Noël, ce qui est une faute, parce que les primaires auront la tentation de le prononcer comme moelle (moile), mais elle en gratifie tous les mots où la séparation des deux voyelles est marquée par h ou y. Cela donne : êbaïr, traïson, caïer, baïadère, etc. Mais si bayadère est incohérent vis-à-vis de abaye, payer ne l’est pas moins vis-à-vis du même abaye, puisque la Commission conserve en leur présente forme ces deux mots qui se prononcent l’un pèier et l’autre abèi.

Voyelles simples et composées

3. A. — Jusqu’ici la Commission n’a fait que préluder. La véritable partition commence ici et tout d’un coup s’annonce par un coup de tonnerre. « Le son a, dit-elle, n’est guère noté d’une façon irrégulière que dans femme. » Si la Commission passait résignée à une exception unique et qui porte sur un des mots de la langue les plus souvent prononcés, il n’y aurait pas de coup de tonnerre. Le voici ; désormais, on écrira : fame.

La discussion, si elle était possible, ne serait pas d’ordre linguistique. Elle emprunterait ses éléments soit à la comédie, soit à la physiologie. On invoquerait les Fames savantes, ou bien l’on ferait intervenir tout ce qui se lève dans le cœur d’un homme de souvenirs, de désirs, de larmes, de joies, de rires, d’appétits ou de tressaillements au seul aspect des syllabes que l’on veut défigurer. Il faudrait peut-être prendre l’un de ces partis, ou faire ce que la Commission, oubliant la décence, n’a pas fait : passer. Mais quelques remarques directes sont nécessaires.

 

On verra plus loin que l’homme, recevant aussi son coup de grattoir, devient l’home, en attendant l’orne, que l’on nous promet après une seconde série de manipulations. Ainsi il y aura peu de jalousie. On dit qu’un des arguments de la Commission contre femme est la présence dans le dictionnaire du mot dilemme. Mais que craint-elle ? Que les primaires se mettent à prononcer dilame ? Pas même, puisque, ainsi qu’on va le voir par la suppression des lettres doubles, dilemme ainsi que lemme seraient réduits à dilème et lème. « Fame, dit M. Meyer, est une graphie fréquente au moyen-âge. » Toutes les graphies simplistes se rencontrent dans les textes anciens, aussi bien, du reste, que les plus compliquées. Faut-il donc écrire tesmoing, dampner (damner), ymagenes (images) parce qu’on trouve ces formes trop savantes dans Brunnetto Latini et Jean d’Arkel, ou herbergiét pour hébergé, parce que telle est la forme usitée dans le Voyage de Charlemagne ; et si fame se recommande du Couronnement de Louis, faut-il lui prendre aussi apostoiles pour apôtre, besoigne, chastoier (châtier) ?

Il existait d’ailleurs en ancien et moyen français un autre moi fame, calque du latin fama, qui n’est mort qu’avec la vieille jurisprudence. Jusqu’à la fin de l’ancien régime on put plaider pour se faire rétablir « en sa bonne fame et renommée ». De là nous est resté famé qui vit toujours dans malfamé, diffamer ; Saint-Simon dit encore bien famé 44. On voit les jeux de mots que provoquerait me, sans compter affamé. De plus, comme on l’a déjà fait observer, les dérivés féminin, efféminé, etc., se trouveraient en l’air. Mais ceci est peu de chose devant l’énormité de l’attentat médité par la Commission.

4. An, en. — Si hardie contre les femmes, la Commission a reculé devant une réforme qui a pourtant été préconisée par Didot et approuvée par cet homme modéré entre tous, M. Gréard. Il s’agissait de différencier les finales en ent, lesquelles ici se prononcent (couvent, conventus), là sont muettes (couvent, couver). M. Gréard, après Didot, conseillait d’écrire ant la finale qui se prononce et de conservèrent pour celle qui ne se prononce pas. Comme conséquence, on aurait remplacé la finale ence par ance dans les substantifs correspondants. « Il est évident, dit M. Meyer, qu’il aurait fallu aller plus loin et substituer partout où la prononciation le permet an à en. La Commission a reculé devant cette réforme qui, appliquée avec logique, modifierait l’orthographe de plusieurs milliers de mots. » Voilà une soudaine sagesse à laquelle on ne s’attendait pas ; elle n’est d’ailleurs que provisoire : n’osant faire directement cette modification dont elle étend au-delà du raisonnable les limites théoriques, elle en pose l’amorce au paragraphe suivant.

5. Ien. — Ce groupe, comme le précédent, représente deux prononciations, ien (chrétien) et ian (orient). On écrirait désormais, si les conclusions de M. Meyer étaient admises : oriant, cliant, patiant. Cela implique patiance, que l’on verra plus tard devenir paciance, et pour lequel on prévoit la forme pasianse. « Il n’est pas douteux, conclut le rapport, que cette réforme conduira45 logiquement à remplacer en par an dans tous les cas où ces deux groupes de lettres représentent le même son. »

Et voilà le piège, — et voici : anfoncer, anfer, anfant, annui, s’an aler, etc.

Cependant, et même aussi radicale, la réforme ne résout pas la question des finales muettes, ent. Il restera qu’au lieu de les prononcer ant les ignorants auront la tentation de les prononcer int. A la vérité, une modification plus grave, s’il est possible, nous est, fort discrètement d’ailleurs, promise pour l’avenir. Les finales ien s’écriraient iin. Plus de confusion possible, mais à quel prix ! M. Paul Meyer, qui est un savant, prend la position de Marie, qui était un pauvre homme, et nous voici face à face avec les « grafies » sitoiiin 46, chiin, mintiin ! Ce qu’il y a de terrible dans cette Commission, c’est qu’elle pose des principes de logique générale. Ce système, en linguistique, conduit au phonétisme pur. Elle le sait et n’en est pas effrayée. Le représentant le plus audacieux de cette tendance parmi ses confrères semble être M. Brunot47, mais tous en sont atteints ; l’esthétique leur est étrangère, ainsi que toute considération d’ordre littéraire ou traditionnel.

6. Aon. — « La graphie faon, paon, taon, dit M. P. Meyer, conserve le témoignage d’une prononciation depuis longtemps disparue. On écrivait jadis flaon qui a été ramené, dès le xviie  siècle, à flan. Nous proposons d’écrire de même fan, pan, tan. »

Il y a quelques inexactitudes dans cette note. Ce n’est pas au xve  siècle, mais dès le xve , que flaon a été ramené à flan ; témoins ces vers de Villon :

Tartes, flans, œufz fritz et pochez
………………………………………
De grasses souppes jacobines
Et flans leur fais oblation.
……………………………………….…
Mon long tabart en deux je fens,
Si vueil que la moitié se vende
Pour leur en acheter des flans…

Mais, d’autre part, Richelet (1680), d’après Bouteroue, Traité des Monnoyes, donne encore flaon au sens technique. Flaon se prononce nettement dans le Roman de la Rose :

Ou de tartes et de flaons
ou de fromages en glaons48,

Faon était plus avancé que flaon au XVIIe siècle. Richelet dit : «  Fan, faon. Quelques-uns écrivent faon, mais comme on prononce toujours fan et jamais faon, le plus court est d’écrire fan. » Théodore de Bèze avait déjà, au siècle précédent, fait cette remarque49 : In paon et faon o quiescit. At in faonner mansit. » Ménage dit : « Aujourd’hui, on prononce fanner. » Mais Hindret affirme50 : « Dites fa-o-ner et non pas faner. »

On a beaucoup réformé l’orthographe française, au dix-septième siècle, dans les imprimeries de Hollande. Les contrefaçons des Fables de La Fontaine donnent pan, comme elles donnent glan, mandians, orison, pêle-mêle avec fourmy, oyseaux, arbaleste, bize et beaucoup de fautes d’impression. Richelet rédige ainsi son article : « Paon, prononcez pan, et même il n’y aurait pas grand mal quand on l’écrirait, mais comme cette sorte d’orthographe n’est pas encore bien établie, je ne l’ai osé hazarder. » Paonneau se prononçait également panneau. Seul un dérivé inusité, ou plutôt un italianisme, paonace, de paonazza, avait gardé la prononciation ancienne. Ce mot signifiait une couleur entre le bleu et le noir, « tra azzurro e nero », dit la Crusca.

Le sort de taon avait été assez différent, et il l’est encore. En beaucoup de provinces on dit ton, selon l’usage ancien. Le Manuel-Lexique (1765), le Dictionnaire de Marguery (1818), plusieurs autres, dont l’un, français-latin, de 1818, enfin le dernier paru et l’un des meilleurs dictionnaires classiques et populaires, le « Petit Larive et Fleury », donnent formellement la prononciation ton. Richelet est catégorique : « Taon, tahon ou ton. On prononce ton ; même quelques-uns l’écrivent. » Je crois, malgré la Commission, que tan est inadmissible ; c’est une prononciation livresque, née de l’analogie ; seuls disent des tans ceux qui n’en ont jamais vu, ou qui les ont vus d’abord dans les livres51. Il est possible que cet usage tende à se répandre ; il est tout nouveau, et il suffirait, pour le modifier, d’une notation différente dans les vocubulaires usuels, car le mot est de ceux qui ne se disent que rarement.

On ne peut donc, en toute assurance, assimiler taon à faon et à paon. Dans l’incertitude, -gardons pour la mouche la forme ancienne ; cela nous en gagera à la garder aussi pour le quadrupède et pour l’oiseau. Il ne faut pas traiter la langue française comme une sorte d’espéranto. Il y a le point de vue esthétique. Ces vieilles orthographes sont des sortes de broderies sur la trame uniforme des langues ; mettons, si l’on veut, des mousses et des lichens sur un mur : c’est plus amène à l’œil que la blancheur du plâtre.

7. Eu. — Le son eu, suivi ou non d’I mouillée, est figuré par eu, œu, æ, ue. Comment, se demande la Commission, uniformiser cela ? Il y aurait un moyen, c’est de ramener à la première les trois dernières formes, mais que deviendra cœur ou orgueil. Ici s’intercale un des vœux secrets de la Commission, c’est-à-dire une de ses menaces. Dans un temps prochain, quand les présentes réformes auront été acceptées, on se remettra à la besogne, et l’on décrétera « que le c et le g ont en toute circonstance la prononciation gutturale ». Nous aurons ceur, orgeuil, éceuil. En attendant cet âge d’or il faut nous contenter de la permission « d’écrire neu, seur, veu, au lieu de nœud, sœur, vœu ». Je pense que peu de personnes sensées seront tentées d’en user.

Il était naturel qu’après ce massacre la Commission dépouillât de son e le groupe eu, quand le son est u. Elle nous offre donc : j’ai u, j’us, j’usse, gajure. Verjure, ainsi habillé, quittera donc verge pour se rapprocher de verjus. Non pas, car nous verrons plus loin que verge, comme tous les mots à g doux, prendra un j et deviendra verje.

A propos du groupe eu ayant le son u, M. P. Meyer, d’après Thurot (De la prononciation française), affirme qu’au XVIIe siècle heur, bonheur, malheur se prononçaient ur, bonhur, malur, mais que, l’Académie ayant oublié, en 1740, de supprimer les e dans ces mots, comme elle les avait supprimés dans veu (voir), deu (devoir), leur prononciation « fut faussée par la graphie ». M. Meyer est concis, mais il n’est pas clair. Il est plus d’un paragraphe de son rapport qu’il faut, avant de l’avoir compris, méditer comme un texte mutilé du moyen âge. Il me semble qu’il a voulu dire ceci : encore au XVIIe siècle heur se prononçait ur, mais l’Académie, dans son édition de 1740, ayant maintenu la forme heur, la prononciation s’y conforma. Il n’y a aucun rapport logique entre les deux propositions du rapporteur. Si l’Académie, en 1740, a maintenu heur, c’est sans doute que dans l’intervalle de cinquante ou soixante ans la prononciation ur s’était restituée en heur. On peut reprocher au Dictionnaire de l’Académie d’avoir presque toujours été en retard sur l’usage, mais jamais de l’avoir contrecarré.

Est-il exact, d’abord, qu’au XVIIe siècle le groupe eu, dans heur et quelques autres mots, se prononçât ur ? Richelet dit : « heurler et hurler. Tous les deux sont bons. » Au renvoi : « Heurler semble plus usité que hurler. » A heur, il ne dit rien, preuve que la prononciation n’est pas « r, car il note avec soin toutes les anomalies. A heureux, il dit : « Prononcez üreux. » A malheur, il dit « prononcez Maleur ». A malheureux ; « Malüreux ». A bonheur, il ne dit rien, signe que la prononciation est normale. Les déclarations de Ménage concordent exactement, sauf pour hurler, qu’il préfère à heurler, avec celles de Richelet : « Quoi qu’on die heur, bonheur et malheur, il faut dire hureux, bien-hureux, malhureux. L’usage le veut ainsi. » Hindret nous donne une nouvelle confirmation. « Heureux, dit-il, se prononce hureux. » « Quant à bonheur ce serait parler en badaut que de dire bonur, comme quantité de gens disent à Paris. » Bonur était une prononciation affectée ; elle ne tarda pas à se rectifier. Elle n’avait jamais été adoptée unanimement, même pour heureux. « Il me semble, dit Damon (l’ouvrage de Hindret est dialogué comme les Entretiens d’Ariste et d’Eugène), que la plupart de ceux qui parlent en public ne prononcent pas la première syllabe d’heureux, heureuse, heureusement comme notre u.Philinthe : Ils n’en font pas mieux pour cela. »

On voit combien est hasardée l’affirmation de M. Paul Meyer.

8. In. — La Commission, nous l’avons déjà dit, remet à plus tard la substitution de in à ain, ein, en, dans tous les cas où ces groupes se prononcent in. Elle se borne sur ce point, ce sont ses expressions, « à une proposition très modeste », qui est de ne pas différencier par l’écriture dessein et dessin et de ramener le premier mot à cette dernière forme. Rien de plus juste. Dessein n’est que la métaphore de dessin 52, comme plan (projet pensé) est la métaphore de plan (projet dessiné). Une même orthographe convient à deux mots qui ne se sont, en réalité, qu’un seul et même mot. C’est d’après le même principe que l’on se prononcera pour la conservation des différentes finales ain, ein, en, afin de marquer la diversité de leurs origines. La finale anum donne généralement ain, quand la consonne précédente persiste en français (romanum-romain) et en ou yen, quand cette consonne disparaît (paganum-payen) ou quand elle est un t suivi de ei ou de i (anteianum-ancien ; chrestianum — chrétien). Il y a des exceptions, dont quelques-unes dialectales ; ainsi le patois du Dauphiné a fourni à chrétien le doublet crétin, qui a pris par la suite un sens spécialisé. Si on uniformisait en in toutes ces finales, comment dirions-nous les féminins ? Il faudrait au moins différencier en, nasalisation de l’é et in, nasalisation de l’i. Romaine pourrait encore à l’extrême rigueur devenir romène, mais chrétienne ne pourrait tout de même pas devenir chrétine, comme voisine. Le danger de toucher à la langue est extrême ; il y faut une prudence et un tact infinis.

L’énumération des groupes qui se prononcent in est fort incomplète dans le rapport, pourtant très prompt à rassembler toutes les anomalies. Ce son est encore représenté par aint, aim, eing, eint, im, int, ingt, inq. « Ramener toutes ces variétés à Punité », comme le voudrait la Commission, n’est peut-être pas un but très désirable. Sain, saint, sein, ceint, seingn et cinq, sauf dans les liaisons, pourraient évidemment s’écrire sin ; cela n’augmenterait que de peu, semble-t-il, la beauté et la clarté de la langue française.

9. Y. — La Commission note les emplois divers et assez mal réglés de l’y, mais, renonçant à y remédier, elle passe. Passons.

Consonnes

40. Consonnes parasites. — Comme l’a écrit quelque part Darmesteter, au seizième siècle, « des groupes de consonnes vinrent de toutes parts s’abattre sur l’orthographe ». Il y eut comme une lutte entre les imprimeurs ou entre les humanistes ; chacun renchérissait et l’on vit des formes telles que dompter, sonbdar, vasche, bastelier, gausche, où la lettre intercalée (on la souligne) semble jetée au hasard dans le mot qu’elle rend bossu. D’autres fois ce sont des lettres restituées d’après le type latin : oreille devient awreille ; à reconnu on rend le g et cela donne recongneu. C’est de ce moment de pédantisme que datent nuyct, nopces, doibz-je, soubstraict, escript, prœsagist et toutes ces orthographes grossièrement savantes dont Rabelais est tout défiguré. La réaction fut d’ailleurs assez rapide. Dès les premières années du XVIIe siècle, la langue imprimée a repris une apparence moins barbare ; tout le monde n’avait pas cédé, d’ailleurs, à l’entraînement pédantesque (on peut s’en rendre compte en étudiant les anciennes éditions de Ronsard, par exemple), et le bon sens reprit assez vite ses droits. Il est très exact de dire avec M. Meyer : « Au XVIIIe siècle, l’Académie s’attache, particulièrement dans la troisième édition de son Dictionnaire, à faire disparaître toutes les superfluités qui pouvaient être retranchées sans conséquence. » Mais il ne l’est plus du tout d’ajouter : « C’est ainsi que, depuis 1740, les graphies advocat, bienfaicteur, subject et autres du même genre furent abolies. » Dès 1662 (Remarque sur la langue française), et ce n’est qu’un exemple pris au hasard, Vaugelas écrit sujet. Remontons en ouvrant, toujours au hasard, quelques livres anciens ; voici sujet dans la préface du Moyse de Saint-Amant (1660) ; le voici dans la dédicace de Mirame (1641) ; le voici dans le Ronsard de 1672, rimant avec objet, souhait, parfait. L’Académie a donc voulu, en 1740, non point réformer l’orthographe, mais seulement sanctionner un usage très ancien. Ce fut d’ailleurs son rôle, depuis l’origine et c’est sans doute celui qu’elle tiendra encore cette fois, devant les injonctions de la Commission. « L’Académie, dit l’abbé d’Olivet dans la préface même du Dictionnaire de 1740, ne fait que suivre le public, qui est allé plus loin qu’elle », Aujourd’hui, le public ne bouge pas. Aucun journal n’a prêté l’oreille aux prétentions des réformistes ; une revue de science, qui avait adopté quelques simplifications, dut y renoncer devant le rire ou la colère de sa clientèle. Jamais l’opinion ne fut moins qu’aujourd’hui favorable à un bouleversement de l’orthographe.

Quant à la question précise des lettres parasites, elle est insoluble, par sa complexité même. M. Paul Meyer considère seules comme parasites les lettres, dites étymologiques, qui ont été ajoutées, au XVIe siècle aux mots de formation ancienne ; il les absout naturellement, quand elles se prononcent, comme il est arrivé pour exception, rédempteur, etc. Il s’agirait de soustraire à une prononciation vicieuse quelques mots qui ont échappé à la contagion ou qui ne sont encore que sur la limite, tels que dompter, sculpter, promptitude. S’il ne s’agissait que d’ôter le p de ces trois mots et de quelques autres, il n’y aurait qu’à approuver une réforme innocente, mais la Commission va beaucoup plus loin. Elle poursuit ces lettres parasites jusque dans les mots les plus usuels, jusque dans ces monosyllabes qui doivent à une consonne supplémentaire l’originalité distinctive de leur figure. On écrirait donc, si les vœux indiscrets de M. Meyer étaient exaucés, cors, ni, neu, doit, pois, puis, set, conter, vint, tens, etc., au lieu de corps, nid, nœud, doigt, poids, puits, sept, compter, vingt, temps. Par la même occasion, prends, rends, couds, mouds, deviendraient prens, rens, cous, mous. Aura-t-on pié ou lieu de pied ? La Commission le désire, mais n’ose pas l’exiger. Elle aurait bien voulu aussi réduire à une seule forme, à quant, les deux quant et quand ; mais elle hésite, cependant qu’elle rétablit le t dans appas, ce qui ne laisserait pas que de rajeunir un mot qui n’a plus guère qu’un emploi ironique.

Cette question des consonnes parasites a été, semble-t-il, résolue bien cavalièrement par la Commission ; je veux dire qu’elle a négligé toutes les nuances et oublié de préciser ses principes. Une lettre cesse de se prononcer, on cesse de l’écrire, mais elle garde sa valeur et une existence virtuelle qui se fait sentir en certains mots dérivés. Y a-t-il réaction étymologique le jour où des écrivains font resurgir cette lettre ? Pedem donne successivement en français piéd, piét enfin pié, forme qui persiste au moins pendant trois siècles ; mais le mot, malgré cette forme phonétique, n’a pas cessé déposséder, quoique non écrit, un t final, et la preuve en est dans les dérivés piéter, piéton, piétin, piétiner. Rétablir ce t à la fin de pié, ce n’est nullement charger le mot d’une consonne parasite, c’est faire reparaître une consonne effacée, mais dont les traces étaient encore visibles et actives. Il est vrai qu’à ce moment l’image du d latin est intervenue et s’est imposée. Villon écrit pied. Cette restitution remonte donc assez loin pour qu’il y ait de bonnes raisons de le respecter, d’autant plus que ce d insolite semble régler par sa présence la prononciation fermée de l’é. Le t (que la Commission accepterait à la rigueur) n’aurait pas cette vertu, car on entend souvent empiéter et il faudrait écrire piét, ce qui serait bien plus insolite que pied.

La Commission ne reconnaît dans doigt qu’une seule consonne parasite, g ; mais si le d de pied est parasite, le t de doigt l’est aussi. Les formes successives de ce mot sont deit, doit, doi. Ronsard écrit encore doi (ou doy, ce qui est la même chose) :

Ainsi que cet anneau s’est rompu dans mon doy53.

Si la Commission était logique, elle réclamerait doi, comme elle réclame pié et n’accepterait doit que comme une concession aux préjugés.

Dans le mot temps, le p est assurément une restitution étymologique, mais ne pourrait-on pas dire la même chose de l’e ? Si la véritable forme française est celle qui serre déplus près la prononciation, qui se soucie le moins des lettres latines, il faut écrire tans, comme Adenet le Roi :

Tout droit à celui tans que je ci vous devis.

ou comme Rutebeuf :

Lonc tanz ai avec li estei.

Le tens de la Commission est, lui aussi, une concession à tempus, quoique, on le reconnaîtra, fort modérée.

M. Paul Meyer nous apprend que Descartes préférait l’orthographe cors à celle de corps. C’est possible ; Ronsard aussi écrivait cors. Il est peut-être regrettable que leur exemple n’ai pas été suivi ; mais il est un peu tard pour corps, comme pour poids ou puits, de revenir sur un usage aussi fortement établi. Il ne semble pas d’ailleurs que ces consonnes, quoique parasites, soient absolument inutiles, ni absolument illogiques. Comme je l’ai dit déjà à des mots d’origine différente, il faut garder leurs formes différentes, quand cela est possible. Cela n’est pas non plus sans apporter quelque secours à la clarté des phrases écrites.

Sans doute, dit M. Meyer, corporel ne se rattachera plus à cors, mais, en revanche, on y joindra plus facilement corset et corsage, qui en dérivent tout droit. Ces considérations sont évidemment secondaires. Quelque forme que l’on donne à poids, on ne rendra pas plus claire sa parenté avec peser. Elle l’était quand poids se dirait peis ; ceux qui ont cru que son origine était pondus, au lieu qu’elle est pensum, et qui ont ajouté un d à sa forme normale, ignoraient évidemment la philologie romane, mais ils ont ainsi différencié deux mots qu’il était d’autant plus utile de ne pas confondre que les pois servaient souvent de poids. Gardons pois, poix et voids, temps, tant et tan, et toutes les formes diversifiées. Le demi-phonétisme de la Commission est irritant. Quand on entre dans la logique pure, il faut aller jusqu’au bout ; toute station dans ce domaine ne peut être qu’arbitrairement choisie.

On ne sait pas d’ailleurs où s’arrêterait cette guerre aux consonnes parasites. Il est probable qu’un nombre très grand de mots se trouveraient défigurés. On verrait tomber avec le t de rempar, le d de homard, l’h et le d de hasard, qui deviendra azar, le d de canard, qui sera remplacé par un t (quanart au XIIIe siècle), et celui d’épinard, tandis que le lézard, où toutes les lettres, ou à peu près, sont anormales, redeviendrait le lésert. Parasite encore le t de pavot, de falot, de fagot, de canot. Parasites, enfin, toutes les lettres qui ne se prononcent pas ; et s’il y a une règle et un but pour la simplification de l’orthographe, les voilà notées dans une formule simple et nette.

11. Consonnes doubles suivies d’un e muet. — Ce paragraphe assez long peut se résumer en quelques lignes. La Commission propose de ramener à l’unité toutes les consonnes doubles suivies d’un e muet, sauf quand il s’agit de II avec son mouillé. Quand la voyelle précédant la consonne double sera un e on lui donnera l’accent grave. Résultats : bèle, vile (pour ville), cole, tule, guère, beure, boure, home, flame, cane, boue, chiène, anciène, nète, quite, etc.

12. Consonnes doubles suivies d’une voyelle sonore. — Même traitement que dans le cas précédent, avec cette réserve que la Commission maintient la double consonne dans tous les cas où la prononciation la fait sentir. Les exemples sont inutiles ; nous donnerons d’ailleurs plus loin une liste d’ensemble de mots réformés.

Cette partie du travail de la Commission (§§ 11 et 12), si elle se présentait seule, pourrait être acceptée. Aucune règle bien prise n’étant applicable à la duplication des consonnes, on peut ou les doubler toutes ou n’en doubler aucune, mais il vaut mieux n’en doubler aucune, les consonnes doubles se prononçant réellement quelquefois, par suite, il est vrai, d’une réaction de l’écriture sur la parole. Jointe aux autres réformes de la Commission, cette simplification modifierait entièrement l’aspect de certains mots. On s’habituerait mal à des réformes telles que tère, année, caré, vile, vilage, etc. La question est cependant à retenir et à discuter.

Consonnes simples

13. H. — La Commission n’ose pas supprimer les h muettes initiales. Ce sera, dit-elle, pour la prochaine fois. Demain nous serons des homes ; après demain des omes, pu des om, tout bonnement, si le phonéiisme vient à triompher de la tradition.

14. G. — Voici un chapitre important. M. Meyer en effet ne se propose pas moins que de remplacer le g doux et le groupe ge par j. Cela donne manjer, langaje, Jeneviève, juje. La Commission regrette vivement de ne pouvoir attribuer au g un son dur uniforme. Alors, dit avec enthousiasme M. Paul Meyer, on pourrait écrire gé, gêpe, gérir, au lieu de gué, gêpe, guérir, et si le c était pareillement durci, nous aurions cœur, accueil, qui, au lieu de ces grafies barbares qui déshonorent la langue française, cœur, accueil, qui. Un des avantages de cette réforme future sera que tous les livres imprimés antérieurement seront, c’est le cas de le dire, lettre morte pour tous les enfants instruits selon la nouvelle méthode. Un fossé plus profond que celui qui sépare le français d’aujourd’hui de celui du douzième siècle se creusera entre hier et demain. Il faudra de patientes études pour arriver à déchiffrer les littératures passées et celle que nous produisons aujourd’hui. Pour rendre quelques pages de Victor Hugo accessibles au commun des lecteurs, on écrira :

Chace orne dans son ceur crée à sa fantèzie…

15. S. — Cette lettre a deux sons en français, cela est certain ; mais le son fort est représenté aussi par sc, c, g, ce, t, x ; et le son faible ou doux par x et z. Devant des habitudes si complexes, la Commission, par ailleurs si hardie, recule à demi. Elle se borne à proposer le remplacement de t par c dans les mots, tels que inercie, parcial, inicier, nacion. Mais, dit M. P. Meyer, ce n’est qu’un commencement ; à une seule articulation, une seule consonne doit suffire et la vraie forme de ces mots seraient inersie, parsial, inisier, nasion. Ayons un peu de « pasianse », science deviendra sianse. En attendant, contentons-nous de pouvoir écrire soissante, comme soissons, c’est toujours cela.

« Pour la sifflante faible, continue le Rapport, la Commission propose la substitution générale de z à s. On écrira caze, extazejraze, braize, chaize, niaize, plaize, diocèze, pèze, tranzijer, cloze, roze, pauze, blouze, épouze, jaloaze, buze, confuze, ruze, deuzième, dizième, etc. » Cela fait beaucoup de z ; l’italien va devenir jaloux. De toutes les imaginations de la Commission, celle-ci est une des plus nocives, en même temps que la plus inutile ; c’est l’art pour l’art, le mal pour le mal.

Pourquoi, après un bouleversement si radical, la Commission respecte-elle les finales en z, chez, venez, où cette consonne n’a aucunement le son de la sifflante faible ? On n’en sait rien. Elle reprend sa hardiesse contre Yx final qui disparaîtra de partout, des pluriels comme des singuliers. On dira des veus ; on dira deus, chevaus, bedus, sis, dis (six, dix). Sis (six) se prononcera sice, et sis (situé) se prononcera si ; de même pour dis (dix) et dis (dire) ; et voilà ce qu’ils appellent apporter de la logique dans la langue française. La Commission ne semble avoir réussi, en général, qu’à remplacer des exceptions par d’autres exceptions, un arbitraire ancien, connu et inoffensif, par un arbitraire nouveau, obscur et dangereux, autant pour l’esthétique orale que pour l’esthétique écrite de la langue française.

16. N. mouillé . — l’n mouillée est figuré par gn. La Commission, pour entraver la prononciation usuelle, mais fautive, oi-gnon, poi-gnet, propose d’écrire ognon, pognet. C’est assez raisonnable, mais il est bien tard.

Mots scientifiques venus du grec

17. — Les propositions de la Commission sont exactement celles que j’ai formulées dans l’Esthétique de la langue française : remplacement de y par i ; de th par t ; de rh par r ; de ph par f. Elle maintient les h initiales, ce qui est une concession esthétique. Elle remplace le ch dur par un k, ce qui est admissible à la rigueur, quoique le groupe qu soit indiqué pour ce rôle. Enfin, comme je l’ai déjà fait, elle donne pour ces réformes, très recommandables, l’exemple de l’italien, qui a su merveilleusement s’assimiler les mots d’origine grecque.

Voici, indiqué par quelques exemples, ce que deviendraient, selon les « nouvèles grafies », les Fables de la Fontaine :

Dès que vous vèrez que la tère
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les jens n’étant plus occupés
Feront aux oizïllons la guère,
Quand rejinglètes et rézeaus
Atraperont petits oizeaus…
----------
Autrefois le rat de vile
Invita le rat des chans…
---
A la porte de la sale…
Arive un troizième laron…
Un home de moïen âje
---
Et tirant sur le grizon
Jujà qu’il était de saizon
De sonjer au mariaje…
A l’euvre ou couait l’artizan…
---
Je plie et ne rons pas
---
Paciance et longueur de tens…54
---
La solfies obiija de décendre en un puis…
---
Corijez-vous, dira quelque saje cervèle…
---
Damoizèle Belète au cors long et fluet…
---
Un cer s’étant sauvé dans une étable à beus…
---
Les alouètes font leur ni…
---
Le glan qui n’est pas gros come mon petit doit…
---
Le vieillard ut raizon, l’un des trois jouvenceaus…
---
Je ne suis pas de ceus qui dizent : ce n’est rien,
---
C’est une fame qui se noie.

M. Paul Meyer conseille en terminant la fabrication d’un petit dictionnaire qui renseignerait clairement sur les modifications apportées aux mots français. Voici le spécimen de ce que demande la Commission. Le petit vocabulaire que nous donnons présentera comme un résumé de toutes les réformes discutées au cours de cette étude.

  • Abaye55, abéie 56
  • Acsès (accès)57.
  • Aquérir.
  • Aflijer
  • Afreus (affreux)
  • Aje.
  • Aize.
  • Anée
  • Argent, arjant
  • Acension, asansion
  • Assiète, asiète.
  • Atencion, atansion.
  • Bage (bague).
  • Bin (bain).
  • Baîzer.
  • Bare (barre).
  • Beaus.
  • Bêle.
  • Berjer.
  • Bezoîn,
  • Beure.
  • Bijous.
  • Beuf.
  • Bote.
  • Bourjois.
  • Brose (brosse).
  • Caleus (calleux).
  • Cacet (caquet).
  • Carese (caresse)
  • Caze.
  • Case (casse).
  • Se (ce).
  • Sinture (ceinture).
  • Chate.
  • Choze.
  • Cizeaus, sizeaus.
  • Ceur (cœur).
  • Come.
  • Comètre.
  • Cocet (coquet).
  • Cous (couds).
  • Couzin.
  • Cousin (coussin).
  • Crois (croix).
  • Cuise (cuisse).
  • Danjer.
  • Dézaroi (désarroi).
  • Dézir.
  • Deus (deux).
  • Efroi.
  • Anfant (enfant).
  • Annui (ennui).
  • Enflamer,
  • anflamer.
  • Envaïr, anvaïr.
  • Epous.
  • Ecivoce (équivoque).
  • Eciant (escient).
  • Etranjer.
  • Dificile.
  • Dige (digue).
  • Dous.
  • Ebaïr.
  • Efacer.
  • Ele.
  • Faccion.
  • Faus.
  • Femèle.
  • Fuzil.
  • Gange (gangue).
  • Jendre, jandre (gendre).
  • Jenéral.
  • Jenous (genoux).
  • Jîte.
  • Gramaire.
  • Guère (guerre).
  • Gide (guide).
  • Guize, gize (guise.)
  • Abit (habit).
  • Haie (halle).
  • Ameson (hameçon).
  • Erbe.
  • Hideus.
  • Home, ome (homme).
  • Horloje, orloje.
  • Lange (langue).
  • Léjende, léjande.
  • Léjer.
  • Lisanse (licence).
  • Linje.
  • Lute (lutte).
  • Majistrat.
  • Manjer.
  • Mensonje mansonje
  • Miète.
  • Muzique.
  • Nacion.
  • Najer.
  • Ni (nid).
  • Neu (nœud).
  • Nouvèle.
  • Euil (œil).
  • Euf (œil).
  • Euvre.
  • Oizeau.
  • Oriant.
  • Paje.
  • Pais (paix.)
  • Pan (paon).
  • Péis (pays).
  • Persone.
  • Pijon.
  • Pieus (pieux).
  • Pois (poids).
  • Pois (poix).
  • Pous (pouls).
  • Pous (poux).
  • Puis (puits).
  • Ce (que).
  • Cel (quel).
  • Ci (qui).
  • Roze.
  • Rouje.
  • Rous (roux).
  • Sis (six).
  • Sizième.
  • Seur (sœur).
  • Sianse (science).
  • Soissante.
  • Some (somme).
  • Sufraje.
  • Tan (taon).
  • Tens, tans (temps).
  • Tère (terre).
  • Tous (toux).
  • Traïr.
  • Tranzijer.
  • Vère (verre).
  • Vile (ville).
  • Viléjiature.

De cette étude sévère, on pourrait conclure que l’auteur est l’ennemi de toute réforme orthographique. Il n’en est rien. Presque plus personne à Paris maintenant n’est, sous prétexte de pittoresque, partisan des étroites ruelles nauséeuses et des maisons sales. Nul ne s’oppose à ce que, de temps en temps, un petit coin de la ville soit nettoyé et assaini ; mais tout le monde protesterait, je pense, et pour cause, si l’on nous proposait de démolir Paris tout entier pour le rétablir sur un plan plus beau. La Commission n’a pas agi autrement. Elle a, il est vrai, sérié la besogne. On va d’abord, dit-elle, raser la rive gauche ; quand le travail sera en bonne voie de reconstruction, on rasera la rive droite. Les réformes partielles qu’elle propose suffiraient à défigurer l’écriture française traditionnelle ; ses réformes globales feraient de la future langue écrite un langage aussi différent du français actuel que l’espagnol ou l’italien. Aucun esprit sensé ne peut prêter son concours à une pareille entreprise.

Comme l’a fort bien dit M. Bréal dans sa brochure sur Réforme de l’orthographe 58 petites et imperceptibles, elles devront se glisser une à une pour arriver à s’annexer au capital de savoir qui est à la base de toute éducation. » L’écriture, la lecture surtout, sont d’un usage trop constant, en France, pour qu’il soit possible de modifier brusquement l’aspect usuel des mots. Une réforme radicale de l’orthographe a pu se faire en Espagne au xviiie  siècle ; elle aurait pu se faire en France au xvie peut-être, comme le pressentaient les Pelletier, les Ramus et les Meigret ; elle est impossible aujourd’hui. La langue écrite n’appartient plus au groupe restreint des écrivains et des amateurs, elle est devenue le domaine du peuple tout entier. Quel est le plus grand journal qui osera appeler son roman : la Famé nouvèle, et continuer sur ce ton : « Le vint novambre mil huit sent soissante dis set, par un tens pluvieus, un home ajé, etc… » Il est vrai, dit la Commission, que l’on n’attaquera pas le peuple directement. On agira par l’école. Il y a de grandes chances alors pour que l’on ait appris aux enfants une orthographe qu’ils devront désapprendre à leur entrée dans la vie réelle. Mais les écoles peuvent-elles être transformées en laboratoires d’expériences ? De quel droit l’Etat fera-t-il enseigner une orthographe particulière ? Pourquoi pas une prononciation nouvelle, une syntaxe spéciale ? Pourquoi pas la géométrie non euclidienne ? Pourquoi pas l’astrologie ou le spiritisme ? Le ministère trouvera, pour recommander ces études et en tracer le programme, les éléments d’autant de commissions qu’il lui plaira d’en instituer.

La réforme de l’orthographe intéresse très peu de personnes, quoique plusieurs sociétés se soient formées pour y travailler. S’il y avait dans le public une opinion à ce sujet, ce serait celle-ci : que l’on accorde à l’orthographe une place beaucoup trop grande dans les études secondaires ; que le temps qu’on lui consacre dans les écoles primaires est du temps rigoureusement perdu ; qu’il n’y a à tenir compte dans les divers examens de la connaissance de l’orthographe usuelle qu’autant que cette connaissance implique l’habitude des lectures attentives.

Les maîtres de la langue écrite, ce sont les écrivains, et le public est leur juge. Si même ceux qui détiennent les plus beaux plans de réforme n’osent les appliquer dans leurs propres ouvrages, c’est qu’ils sentent bien que leurs innovations se heurteraient à l’hostilité générale. C’est dans ce désarroi que les réformistes se sont adressés à l’Etat. Leur requête a été accueillie. On en connaît les résultats, d’abord prudemment cachés dans une revue spéciale. Les voici exposés au grand jour. Il ne s’agit plus de soumettre le projet de la Commission ministérielle au jugement de quelques professeurs dépendants du ministre. C’est le public tout entier, celui des écrivains et celui des liseurs qui est convié à donner son jugement, les fames come les homes, et même, car il s’agit de l’avenir, les anfans.

L’Académie française, d’ailleurs, est saisie du rapport de M. Paul Meyer. Elle l’examinera avec la prudence traditionnelle qu’elle a toujours apportée en ces questions si particulièrement délicates. « Comme il ne faut point se presser de rejeter l’ancienne orthographe, dit la préface du Dictionnaire de 1718, on ne doit pas non plus faire de trop grands efforts pour la retenir. » Ainsi parlait-elle en un temps où il y avait à prendre parti entre deux usages, l’un suranné, l’autre très vivant. Aujourd’hui que l’usage est unique, que les protestations qu’il subit sont sans réelle valeur sociale, il est assez facile de prévoir quel sera le jugement de la Compagnie59. Il est peu probable qu’elle veuille entrer en lutte avec le sentiment public et qu’elle tolère la blessure dont une assemblée de philologues savants, trop savants, médite de balafrer la figure auguste de la langue française.

Notes de philologie

I — La Parole et l’Écriture

Les Fonétistes sont des savants ingénus qui veulent réaliser ce principe : qu’il faut écrire comme l’on prononce, et n’écrire que ce qui doit se prononcer.

Rien de plus simple ; rien surtout de plus séduisant pour les esprits simples. Il semble, en effet, quand on parle du langage et de l’écriture, que l’on se trouve en présence de faits réductibles l’un à l’autre, ou, du moins, rigoureusement parallèles. Il n’en est rien. Le langage est naturel ; l’écriture est artificielle. Le langage est un produit physiologique, comme le chant des oiseaux ; l’écriture est une invention humaine. Comme fait naturel, le langage évolue en dehors de l’attention et malgré la volonté] l’écriture court après, aussi vite qu’elle peut, ruais ne le rattrape jamais. Son organisme factice est trop rudimentaire pour s’adapter pleinement à toutes les sinuosités, infiniment variables, de la parole.

Notre alphabet, qui est très ancien, est, surtout pour les voyelles, d’une imperfection irrémédiable. Mais cette imperfection est probablement très heureuse. Il y a, en effet, dans le langage français parlé, environ trente-huit voyelles ; s’il fallait les représenter chacune par un signe différent, cela nous donnerait, avec les vingt-deux consonnes, un alphabet de soixante lettres. Ces soixante signes, cependant, ne suffiraient pas encore à noter toutes les nuances de la prononciation, et il subsisterait bien de l’arbitraire et bien des confusions. De plus, la prononciation évoluant sans cesse, il faudrait constamment réviser le système. Les grammairiens hindous se sont ingéniés à construire un tel alphabet ; mais les quarante-sept lettres primordiales du sanscrit et ses cent cinquante groupes ou ligatures ne rendent pas des plus sympathiques les abords de cette langue vénérable.

Un alphabet défectueux a donc de grands avantages, en permettant de produire une très grande somme de travail avec un très petit effort. Pour comprendre ceci, il faut bien se rendre compte que, en dehors de la période où l’on apprend à lire, on ne perçoit en lisant, ni les lettres, ni les syllabes. L’œil absorbe aussitôt le mot tout entier, et il le reconnaît non d’après ses éléments, mais d’après sa forme générale. Il en est de même pour les fragments de phrase et les phrases courtes. Dans cette question de l’orthographe, le lecteur n’a donc qu’un seul intérêt : c’est que le même mot lui soit toujours présenté sous la même forme. Si la manière d’écrire le mot lui donnait en même temps la manière exacte de le prononcer, le travail de la lecture se trouverait compliqué d’autant, sauf pour les mots nouveaux ou inconnus. Le mot est un signe ; le mot est un dessin.

Pour l’écriture, il en va de même, et, à la vérité, on n’écrit pas, si, par l’écriture, on entend un assemblage logique de lettres : on dessine. Peu importe donc la forme du dessin : ici encore, l’intérêt pour l’écriveur est que cette forme soit immuable.

Cette forme est immuable depuis quelque deux cents ans. Au cours du dix-septième siècle, elle s’était déjà stabilisée. En ce temps-là, l’orthographe n’est pas encore fixée, mais sa forme se simplifie, se régularise. Le seizième siècle avait laissé les mots français dans un état que l’on peut qualifier d’anarchie prétentieuse. Les imprimeurs étaient ou des lettrés, ou, plus souvent, des demi-lettrés, et chacun réformait à son gré, non pas en simplifiant, mais en compliquant. On réintégrait dans les mots français les lettres latines qui étaient tombées au cours des siècles. C’est ainsi que nous avons ces formes, certainement abusives, croix, noix, poix, voix. Ces mots, en ancien et légitime français, étaient crois, nois, pois, vois ; ils venaient, en effet non pas de crux, nux, pix, vox, mais de crucem, nucem, picem, vocem, et c’est le c qui était devenu un s. En d’autres mots, comme les pluriels chevaux, époux, etc., la présence de l’x est peu facile à expliquer. C’est sans doute une réaction de l’écriture. L’x était une abréviation égalant us. Alors, chevaus s’écrivait chevax, comme Deus (Dieu), Dex.

Il semble bien que jusqu’au quinzième siècle l’orthographe française, malgré quelques retours vers les formes latines, eut des tendances purement phonétiques ; on suivait, autant que possible, dans l’écriture, la prononciation. Il ne faut pas s’y fier, les voyelles françaises ayant évolué avec une grande rapidité, en prononçant aujourd’hui comme ils sont écrits les mots du douzième siècle, nous ne leur donnons pas assurément le son qu’ils avaient alors. Un témoignage de la variabilité de la prononciation se présente dans les diverses formes qu’a revêtues en français le mot homme, modification de la forme latine hominem ; on trouve, pour le singulier : om, hom, hum, huom, hoem, hon, hons ; pour le pluriel : home, homne, homme, homes, humes, etc.

La régularisation de l’orthographe, qui s’est dessinée très nettement au dix-septième siècle, qui s’est affirmée au dix-huitième, et que le siècle suivant a vu complètement respectée, a été un grand bienfait pour la langue française. Il ne faut toucher qu’avec la plus grande précaution à des formes architecturales qui ont été consacrées par le temps et par une littérature goûtée du monde entier. Il y aurait cependant des corrections utiles ; elles porteraient principalement sur ces groupes inexprimables qui ont la prétention de figurer en français certaines lettres grecques. Les th, les ph, les rh, les ch durs doivent disparaître. Ce ne sont pas des fautes, ce sont des bêtises60. Quant aux consonnes doubles, la question est délicate. Tous les philologues savent ce que c’est qu’une voyelle entravée ; elle n’évolue pas comme une voyelle libre. Or, supprimer les consonnes doubles, c’est transformer en voyelles libres des voyelles entravées. Il peut en résulter un assourdissement fâcheux de la prononciation, en un temps où l’écriture réagit fortement sur la parole.

Il en est de l’orthographe, en somme, comme de la mode ; on s’y conforme avec décence et détachement. Pour la vouloir réformer en ce qu’elle a d’essentiel, de traditionnel et de pratique, il faut bien de la hardiesse ou bien de l’ignorance,

II — L’idée de sexualité dans le Langage61

M. de la Grasserie a essayé d’élucider cette question obscure, mais il n’y a réussi que très imparfaitement.

Il essaie d’abord de démontrer que l’idée sexualiste n’est entrée que tardivement dans les langages ; la principale preuve qu’il en donne c’est qu’une langue peut s’en passer, témoin différentes langues dites primitives et, fort souvent, l’anglais. « Ce n’est pas dit-il, une idée première. » On pourrait croire le contraire, quoiqu’il y ait, en effet, des langages où les genres grammaticaux sont, non pas le masculin et le féminin, mais, par exemple, les arbres, les fruits, les membres, les liquides, les objets longs ou ronds, etc. Il y aurait dans les langues bantou douze ou quatorze genres. Ce serait là le stade primitif. Au second nous voyons les genres distinguer entre le vif et l’inanimé. Au troisième la distinction se fait entre l’homme et le reste des choses. Au quatrième enfin, l’idée sexualiste apparaît. Cette construction hiérarchique est des plus arbitraires, car il est impossible d’établir une chronologie universelle des langues. Mais M. de la Grasserie n’insiste pas sur ce point. Après une brève introduction, il étudie ce quatrième stade des genres grammaticaux, le stade sexualiste, où la logique le dispute éternellement à l’incohérence.

Etant donnée l’idée sexualiste, il devrait y avoir normalement trois genres, le masculin, le féminin et le neutre, qui renfermerait tous les objets asexués. Mais ici se présente une difficulté : c’est qu’il y a une très grande quantité d’êtres vivants chez lesquels les sexes sont indiscernables ou que l’homme n’a nul intérêt à discerner. Ces êtres, y compris les plantes, où les ranger ? On les trouve répartis assez inégalement, selon les langues. Le neutre en recueille une grande quantité ; dans les langues néolatines, où le neutre a disparu, ils se partagent, de même que les objets inanimés, entre les deux sexes de la grammaire.

Selon quelles règles ? Il semble, au premier abord, dit M. de la Grasserie, qu’il n’y en ait jamais eu aucune et que la répartition ait été purement anarchique. Après réflexion, cependant, il croit en trouver trois « d’importance très inégale et qui, au fond, peuvent se réunir en une seule qui les domine. Ce principe directeur consiste en ce que le masculin est considéré comme supérieur au féminin ». On masculinisera les objets et les êtres qui sont réputés posséder les qualités viriles et on féminisera les autres. On donnera le masculin aux mots qui semblent représenter l’activité, la précision, la limitation ; le féminin, à ceux dont le sens est vague ou très étendu. M. de la Grasserie voit là une concordance physiologique rappelant l’agressivité du mâle, la passivité de la femelle.

Alors il donne des exemples, lesquels, malheureusement pour sa thèse, sont presque tous contestables.

« Le mot voile est chez nous alternativement des deux genres : au féminin, quand il signifie voile de navire, c’est-à-dire une voile de grande étendue ; il est masculin, quand il se réduit aux dimensions petites, mais nettes, de l’étoffe qui couvre le visage.

La pendule est plus vaste que le pendule, c’est le contenant vis-à-vis du contenu ; mais le pendule est plus important, c’est l’âme de la pendule, celui-ci est sa matière et lui en est là partie active et mobile. Il en est ainsi du mémoire vis-à-vis de la mémoire. Le premier est un acte, la seconde une faculté indéterminée. Les amours sont du féminin, parce que l’idée est vague, générale, multiple, tandis que l’amour au masculin est un amour précis, unique, distinct de la simple faculté. Il en est de même du mot délice et de plusieurs autres. »

Ce sont là d’ingénieuses rêveries. La psychologie n’a rien à voir dans le sexe des mots français représentant des êtres asexués. Que devient le critère de M. de la Grasserie devant bassin et bassine ? Quel est le plus précis de ces deux mots, celui au sens le plus limité ? Voile est féminin, parce qu’il représente le latin vela (pluriel neutre pris pour un féminin) et l’autre voile est masculin, parce qu’il représente la forme velum. Il n’y a nul mystère. Mémoire, au masculin, est un abrégé de « un écrit pour mémoire ». Bandeau, paraît-il, est plus précis que bande ; « c’est une espèce particulière de bande ». Vaisseau serait-il donc une espèce particulière de vaisselle ? Non. Mais vaisseau représente vascellum, et vaisselle, vascella. Quant à bandeau, il a eu un homonyme en ancien français bandelle, d’où bandelette, bien plus précis encore que bandeau, comme cwife/fe est plus strict que voile.

Espérance est féminin ; espoir est masculin. C’est que, pense M. de la Grasserie, l’espoir est une espérance limitée, précise. Comparons à cela triomphe. Ce mot masculin a le sens général de victoire, réussite ; il forme le verbe triompher ; et de ce verbe on refait un second mot triomphe, au sens rigoureusement limité de atout.

Je ne puis suivre le savant grammairien dans le bantou, le cri, l’algonquin, le caraïbe et les cinquante langues sauvages qu’il invoque, mais je puis bien assurer que le limaçon n’est pas une limace d’une espèce particulière. De ces deux mots, sans valeur dans la langue scientifique, le premier indique que le gastéropode en question a une coquille ; le second, qu’il n’en a pas. D’ailleurs limace a eu et a encore la forme limas, mot masculin.

C’est un fait en apparence singulier que certains noms génériques d’animaux soient, en français, masculins et les autres féminins. Il y a la bécasse, la caille, la corneille, l’alouette ; il y a le castor, le blaireau, le daim, et chacun de ces noms désigne également l’un et l’autre sexe. Là encore, il faut presque toujours interroger le latin. On remarquera, au surplus, que, d’une façon générale, l’homme ne désigne par un nom particulier chacun des sexes des animaux que lorsque cela représente pour lui une utilité : un bœuf et une vache, cela a des destinations différentes ; ou quand l’aspect est très différent : cerf, biche. Dans tous les autres cas, un seul mot suffit pour les deux sexes. Notons d’ailleurs qu’il y a des féminins et des masculins qui, inusités dans la langue générale, ont leur place dans les langues techniques, ou de métier, parce qu’alors la différenciation des sexes est utile. M. de la Grasserie donne daim et chevreuil comme s’appliquant au mâle et à la femelle ; c’est une erreur ; il oublie daine et chevrette.

Dans les langues sémitiques, nous dit l’auteur, « tous les noms abstraits, sans exception, sont féminins, parce qu’ils ne représentent pas des êtres tangibles et précis, et chez nous encore ces substantifs sont en grande majorité féminins et pour la même raison ». Nullement, la raison est qu’ils étaient féminins en latin. Mais les mots abstraits masculins sont fort nombreux tant en latin qu’en français, A vérité s’oppose mensonge ; à haine, amour ; à vertu, vice, etc.

Est-il véritable, comme il le dit, en terminant, que l’idée sexualiste n’ait laissé de côté dans les langues qui ont un neutre que les êtres irrémédiablement inférieurs ou amorphes ? C’est faux pour l’anglais où les noms d’animaux s’appliquant aux deux genres sont neutres. Ce n’est pas absolu pour le latin. Pourquoi genu, dorsum à côté de manus, pes ? Ce dernier critérium n’est pas meilleur que les autres.

L’étude de M. de la Grasserie est intéressante en ce qu’elle pose, à propos d’une question, des questions. Mais ses réponses, quoique ingénieuses et d’allure philosophique, sont insuffisantes et, en plusieurs cas, inexactes.

Nous savons pourquoi main est féminin, et pied masculin ; c’est qu’ils ne sont que les manières de prononcer le féminin manus et le masculin pedem. Mais si nous considérons ces mêmes mots en latins, nous n’avons plus rien à répondre. M. de la Grasserie, du moins, n’a rien répondu de définitif, ni sur ce point particulier, ni sur aucun de ceux qu’il a abordés.

III — Le français parlé62

Le français, ni d’ailleurs aucune langue, n’est écrit tel qu’on le parle ; de plus, il y a un français littéraire et un français familier, une langue des mandarins et une langue du peuple — et aussi des mandarins en déshabillé. La meilleure des deux est assurément la langue familière ; mais l’existence de l’autre est assurée par la tradition littéraire, par le travail perpétuel de l’imprimerie.

Le désaccord est grand entre la langue littéraire et l’écriture ; il est immense entre l’écriture et la langue familière. « Dans le cas de le féminin, comme dans celui de la liaison, dit M. Nyrop, le français se trouve perpétuellement tiraillé entre les deux tendances opposées ; il ne lit pas les vers comme il lit la prose ; il ne parle pas comme il lit, et quand il parle, sa prononciation varie dans les mots ou groupes les plus usuels. » C’est l’examen de ces variations et de ces tendances qu’a entrepris le savant grammairien qu’il ne faut pas hésiter à tenir, bien qu’il soit danois de naissance et d’habitat, pour une de nos meilleures autorités en linguistique française.

Il n’y a rien à reprendre à ce qu’il dit sur la question si délicate de l’e muet ou féminin et l’on conseille la lecture de son chapitre, encore qu’il soit un peu bref, aux entêtés et aux ignorants qui s’obstinent à prendre pour une voyelle la vibration des consonnes finales : « Il ne faudrait pas confondre le féminin avec la détente vocalique des consonnes fermées. M. Paul Passy fait observer à ce sujet : « Quand nous prononçons dogue, guide, bague, nous faisons vocalique l’arrivée de la consonne initiale et la détente de la consonne finale. C’est pour cela que beaucoup de personnes croient entendre sonner l’e muet. » M. Nyrop cite, comme contrepartie, des expressions dans lesquelles, malgré l’orthographe, la prononciation intercale des e, qui ne sont alors que des ponts jetés entre deux couronnes : le turc pur ; un ours blanc ; l’est de la France, etc. Il n’y a plus d’e dans dogue que dans grog, dans brusque que dans buse, — ou bien il y en a également un dans chacun de ces mots de sonorité pareille. Sans la tyrannie oculaire de l’écriture, nul ne pourrait avoir même l’idée de différencier un saint juste de Saint-Just. Il y a, ou il n’y a pas d’e dans les deux cas ; tenir compte de l’e dans le premier exemple, si on ne le respecte pas dans le second, c’est de la stupidité pure.

Pour mettre un peu d’ordre dans les caprices de la prononciation, M. Nyrop adopte la « loi des trois consonnes » qu’il formule ainsi : « L’e féminin se prononce ou apparaît dans la plupart des cas, lorsqu’il y a au moins trois consonnes en présence, et alors il s’intercale en général après les deux premières consonnes. Ainsi on dit simplement et non simpl’ment, justement et non just’ment, etc. La règle apparaîtra avec plus d’évidence si nous prenons un mot commençant par une consonne suivie de e ; nous voyons cet e disparaître ou reparaître selon que la finale du mot précédent est vocalique ou consonantique. Prenons par exemple la préposition de :

On dit un valet d’chambre ;          mais une femme de chambre,
    — un chien d’chasse ;           — une chienne de chasse.
    — la cité d’Paris ;             — la ville de Paris.
    — un bracelet d’diamants ;      — une rivière de diamants.
    — le mari d’Madame ;            — le domestique de Madame,
    — un lapis d’salon ;            — un meuble de salon.

C’est à la même règle que se rattachent les intercalations vicieuses d’e dans certains groupes de consonnes : Erneste Blanc. M. Gaston Paris a entendu à l’Académie prononcer : postequam, poste-tonique. Et cependant, disait-il, on entendra très bien : La post’s’est trompée. Car cette règle abuse de ce que toute règle a droit à des exceptions. La tendance à prononcer l’e muet dans le cas des trois consonnes est fortement contrebalancée par la tendance, surtout populaire, à ne pas le prononcer et, surtout littéraire, à ne pas l’intercaler facticement quand il n’y est pas.

« Pour traiter à fond cette question de l’e féminin, conclut fort bien M. Nyrop, il faudrait se lancer dans des considérations de phonétique syntaxique, distinguer entre les mots isolés et les mots en groupe, examiner ces derniers et étudier l’influence exercée sur la prononciation par le rôle grammatical des mots et leur place dans la phrase. Ainsi le mot chemin isolé, lu dans le dictionnaire, se prononce chemin ; précédé de l’article, il se prononce ch’min… » La vraie prononciation est assurément celle du mot au milieu de la phrase, car les mots isolés n’existent pas plus dans les langues que les êtres isolés dans les sociétés humaines ou animales.

Sur l’écriture et la prononciation, M. Nyrop s’exprime excellemment : « La langue française écrite ne donne qu’une image très imparfaite de la langue française parlée. Il y a peu de langues où le désaccord entre l’écriture et la prononciation soit aussi profond, où il soit aussi difficile de conclure de l’une à l’autre. » Et il en donne les causes :

« La langue parlée est en voie d’évolution continuelle, tandis que la langue écrite reste immobile ou ne subit que des changements insignifiants ; elle ne nous indique pas comment on prononce le français de nos jours, mais comment on le prononçait il y a quelques siècles. Prenons pour exemple le mot enfant : il s’écrit avec six lettres ; mais dans la langue parlée actuelle il se compose seulement de trois phonèmes : a nasal, f, a nasal, et se représente phonétiquement par trois signes. Si nous comparons cette orthographe phonétique avec l’orthographe ordinaire, nous constatons que la seule lettre qu’elles aient en commun est la lettre f et que le mot prononcé ne contient ni e, ni a, ni n ni t. En réalité, la graphie enfant représente le mot tel qu’il se prononçait vers le milieu du xie  siècle. Depuis le moyen âge, il a subi toute une série de changements phonétiques : les voyelles se sont nasalisées ; les consonnes nasales sont devenues muettes ; l’e nasal s’est confondu avec l’a nasal ; le t final a disparu ; si bien que du groupe primitif l’f seule est resté intacte. Et pourtant l’orthographe enfant s’est maintenue jusqu’à nos jours, véritable fossile, témoin des âges disparus. »

M. Nyrop explique ensuite comment le pédantisme a augmenté un désaccord historiquement normal : « L’archaïsme voulu, conscient, a joué un très grand rôle dans la formation de l’orthographe française. C’est surtout au xvie  siècle que les grammairiens et les écrivains, par respect pour le grec et le latin, introduisirent des lettres dites étymologiques, sortes de fioritures, d’enjolivements gothiques, qui ne correspondaient et ne correspondent à rien de réel. On se mit à écrire faict, dict, nud, pauvre, puits, etc. Une partie de ces fioritures a été rejetée par la suite ; mais une partie considérable s’est conservée et rend l’inestimable service d’enseigner des étymologies latines très souvent fausses — à des gens qui pour la plupart ignorent le latin et se soucient fort peu de l’étymologie63. » On en est arrivé à ceci que des sons se trouvent représentés dans l’écriture par des lettres dont aucune ne correspond au son même qu’elles veulent faire suggérer : eaux pour o.

L’écriture a eu nécessairement une influence sur la prononciation, et cela dès le dix-septième siècle ; mais cette réaction a augmenté à mesure que l’instruction a été prodiguée à des hommes manquant de tradition orale et qui, en beaucoup de régions, apprennent le français comme une langue étrangère. Il faut, comme le dit M. Nyrop, en prendre son parti et voir là simplement « la tendance instinctive du peuple à chercher une harmonie entre la langue parlée et la langue écrite, tendance naturelle, logique, et à laquelle il serait temps de donner quelque satisfaction en simplifiant l’orthographe française. »

Pour illustrer cette influence de l’écriture sur la parole, M. Nyrop donne cet exemple : « Beaucoup de Français s’obstinent maintenant à prononcer le mot gajeure comme il s’écrit, c’est-à-dire à le faire rimer avec heure et non avec mesure. Pourquoi la prononciation traditionnelle s’est-elle affaiblie, laissant le champ libre à l’influence orthographique ? C’est que le mot gageure a cédé peu à peu la place au mot pari, concurrent plus heureux dans la lutte pour l’existence ; gageure est en train de devenir rare et livresque. De même, si beaucoup de Français prononcent aujourd’hui le g de legs, c’est que ce mot est plutôt technique et qu’on lui préfère souvent des synonymes approximatifs, comme donation, fondation, etc. » La remarque est très juste en principe ; mais je la crois d’une exactitude douteuse en ce qui concerne legs. Ce mot n’est nullement archaïque et les journaux l’impriment très souvent à propos des générosités envers l’Institut, les villes, les hospices ; il est vrai qu’on a plutôt occasion de le lire que de le prononcer et que beaucoup, qui l’ont souvent lu, ne l’ont presque jamais entendu. Et c’est précisément parce qu’on l’imprime beaucoup qu’on le prononce mal.

D’ailleurs M. Nyrop a très bien vu que beaucoup de mots, qui n’ont jamais cessé d’être usuels, et même qui se disent plus encore qu’ils ne se lisent, ont fini par acquérir une prononciation orthographique. Souvent, la consonne finale se fait sentir, qui jadis restait mette. Les monosyllabes sont surtout atteints : dot, fils, etc. D’autres, encore sur la limite, le seront bientôt : fait, but, sens, etc. Pour gens, que cite aussi M. Nyrop, je crois qu’il est encore permis de taxer de mauvaise prononciation ceux qui disent gensses.

La cause de ces modifications dans les sons doit souvent être cherchée dans l’analogie : tendance, comme le dit M. Nyrop, à unifier la prononciation du pluriel et celle du singulier ; de là l’apparition de l’f et du c dans cerf, dans porc. Il faut y voir aussi l’influence du genre assigné au mot. On a fini par dire une dote parce que le mot est féminin. A l’inverse le peuple dit une omnibus, parce que le mot a une terminaison féminine.

Je n’ai résumé de l’ouvrage de M. Nyrop que les parties les plus pittoresques ; mais il est intéressant tout au long. Curieux pour tout lecteur françaisqui s’intéresse à sa langue, il sera précieux pour tous les étrangers qui veulent affiner leur prononciation et acquérir cette absence d’accent, si appréciée en France chez les étrangers. Car c’est en même temps un manuel et un traité, un livre de science et un guide pratique.

Il reste à M. Nyrop, qui est très bien qualifié pour cela, à nous donner la grammaire du français oral. Tant que nous n’aurons pas ce livre, indispensable pourtant, nous ne saurons pas combien, au fond de sa complexité apparente, notre langue est simple et logique.

IV — Du Bellay grammairien64

Les grandes réputations sont assurées par la haine, bien plus souvent que par l’admiration. Ce sont leurs ennemis qui ont créé la gloire de Ronsard et celle de Victor Hugo. Malherbe et Boileau oublièrent de malmener du Bellay et c’est contre Hugo que répandaient leurs injures classiques les Viennet et les Baour-Lormian. Du Bellay et Vigny furent de grands critiques en même temps que de grands poètes ; le public, qui goûte les spectacles émouvants, n’aime guère ni la critique des spectacles, ni la critique de la vie. Une romance ou une féerie lui plaît davantage qu’un chapitre de grammaire ou de philosophie ; se sont pourtant aux grammairiens de génie, comme du Bellay, que les hommes d’une race doivent d’avoir gardé un peu le sens de la beauté de leur langue ; quant aux philosophes hautains à la manière de Vigny, ils préservent de l’humiliation optimiste, ainsi qu’un sel précieux, les démocraties trop disposées à se sourire, un peu bêtement, devant leur miroir. Ni du Bellay, ni Vigny, ne sont satisfaits ; celui-là se met en colère contre le marotisme, dont la poésie est fardée et la prose tachée ; l’autre, royaliste sans foi et stoïcien sans ferveur, se retire de l’action par mépris, et cache sa pensée, par dédain.

Du Bellay aime la langue française et en a le sentiment à un degré qui ne se retrouvera plus et qui, à l’heure actuelle, est tombé très bas. Les récents linguistes, échoués dans la méthode purement botanique et descriptive, ne font aucune différence entre les mots de vraie race et les immigrants barbares. La sérénité du Dictionnaire général de Darmesteter et Hatzfeldt est glaciale. Ils enregistrent sans jugement les produits les plus hideux et les plus inutiles de l’impéritie des savants et des industriels. Le sens de la beauté verbale leur manque absolument. Un chimiste, s’il isole un nouveau gaz, ne craint pas de qualifier son odeur ; un vocabuliste, s’il enregistre un nouveau mot, devrait noter son degré de conformité avec la langue où il veut entrer. Du Bellay aurait songé à cela. Lui, que l’on accusa, d’avoir, avec Ronsard, infecté le français de grec et de latin, il a une telle peur du sang aliène qu’il dit, à propos des mots de science em— puntés au grec : « Ces mots la donques seront en nostre langue comme étrangers en une Cité. » Il conseille de les traduire ou de les expliquer par d’élégantes tournures cicéroniennes. Ceci est une erreur et qui ne sauverait les langues savantes de la barbarie que pour les condamner à l’imprécision, La langue même dont se sert Du Bellay dans sa Déffence est toute pleine de mots nouvellement tirés du grec ou du latin, quelques-uns brutalement, d’autres avec une certaine adresse analogique. 0n connaît d’une façon certaine l’origine des plus communs en politique et en économie. Vers l’an 1350, Pierre Berceure, moine Bénédictin, mit en français ce que l’on connaissait alors de Tite-Live, c’est-à-dire la première et la troisième décades et les neuf premiers livres de la quatrième. Dans le chapitre qui précède la table, Berceure établit un catalogue de tous les mots latins que, n’ayant pu traduire, il a francisés. On y trouve : Augure, Inauguration, Auspice, Chose publique, Colonie, Cohorte, Cirque, Enseignes, Expier, Faction, Fastes, Magistrats, Prodiges, Station, Sénat, Sénateur, Transfuge, Triomphe, Tribun du Peuple. A la même époque exactement, Nicolas Oresme, chapelain de Charles V et évêque de Lisieux, donna une liste analogue des mots qu’il avait francisés du grec ou du latin, à la suite de sa traduction de la Politique et des Economiques d’Aristote. On y trouve : Actif, Action, Aristocratie, Barbare, Contemplation, Démagogue, Démocratie, Despote, Héros, Economie, Illégal, Incontinent, Législation, Mélodie, Armonie, Mercenaire, Monarque, Monarchie, Oligarchie, Période, Philanthropes, Poèmes, Poétiser, Politique, Potentat, Préteur, Prétoire, Sacerdotal, Sédition, Spectateur, Spéculation, Tyrannie, Tyrannique, Tyranniser. N’est-il pas amusant de voir aujourd’hui les hurleurs démocratiques rédiger leurs fourberies et affoler le peuple en une langue qu’ils croient révolutionnaire, et qui fut créée au quatorzième siècle — en pleine nuit du moyen âge ! — par un moine et par un évêque ? On remarquera aussi, dans un ordre d’idées très différent, poèmes et poétiser ; poétique est de vingt ou trente ans plus jeune ; poète, beaucoup plus vieux, apparaît dès le douzième siècle.

Du Bellay venait donc un peu tard pour s’opposer à l’invasion. Ronsard fut le premier à lui désobéir ; dans la suite, l’ancienne langue disparut presque tout entière sous la horde des nouveaux venus. Ils sont, d’ailleurs, loin d’être tous mauvais, et quelques-uns étaient indispensables.

Parmi les conseils linguistiques de la Deffence, les uns ont été écoutés et suivis, avec plus ou moins d’adresse ; les autres dédaignés ou incompris. Du Bellay s’indigne qu’on ose traduire les poètes ; ses raisons, qui sont excellentes, n’ont découragé personne. Il veut qu’on les imite, comme Horace et Virgile imitèrent les Grecs, et cette tendance, qui n’avait nul besoin d’être encouragée, a stérilisé pendant des siècles toute notre poésie lyrique. On ne peut lui reprocher de croire naïvement que les déclinaisons sont le fruit de la « curieuse diligence » des Grecs et des Romains ; mais il a vraiment tort de ne pas sentir que les vers prosodiques sont impossibles en français, et d’ailleurs inutiles. Baïf, qui le crut sur parole, ne procréa que des monstres. Il est bien plus sage en cherchant, quoiqu’il s’en défende, à détourner ses contemporains d’écrire en latin. Qu’on apprenne les langues anciennes, le latin tout eu moins ; c’est indispensable même pour « faire œuvre excellent en son vulgaire » ; mais il serait bien d’avis « qu’après les avoir apprises on ne déprisât la sienne ». Il appelle ceux qui écrivent en latin « des reblanchisseurs de murailles », montrant par là des gens qui s’attardent bien inutilement à vouloir faire du neuf avec du vieux. Mais, là encore, il ne fut pas entendu ; quoique la grande période érasmienne fût accomplie, on écrivit encore en latin, et même des poèmes, pendant plus d’un siècle. L’usage eût d’ailleurs été bon à conserver au moins pour les sciences et dans les relations internationales. Le latin nous manque, et c’est irréparable, malgré qu’il y ait en circulation dix-huit langues universelles, toutes admirables, toutes recommandées par tout ce que compte l’Europe et l’Amérique de savants frivoles, de juifs internationaux et de journalistes ignorants. Que l’on ne puisse même plier le latin à la littérature, cela n’est pas assuré : Barclay a écrit en latin de curieux romans ; pour vulgariser dans toute l’Europe les Lettres Provinciales, on tes traduisit en latin ; enfin ni Second, ni Marulle, ni Fracaster, ni plusieurs autres ne sont des poètes indignes. Etre immédiatement compris de l’élite dans le monde entier, c’est un avantage. Ce qu’on donne n’est qu’une traduction, sans doute ; du moins s’est-on traduit soi-même. Le conseil de du Bellay était néanmoins excellent en un temps où la mode venait de mépriser la langue française ; il soupçonne que l’on estime le latin à cause de sa difficulté, « pour ce que la curiosité humaine admire trop plus (beaucoup plus) les choses rares et difficiles à trouver, bien qu’elles ne soient si commodes pour l’usage de la vie, comme les odeurs et les gemmes ; que les communes et nécessaires, comme le pain et le vin. Je ne voy pourtant qu’on doyve estimer une langue plus excellente que l’autre, seulement pour estre plus difficile, si on ne voulait dire que Lycophron feust plus excellent qu’Homère, pour estre plus obscur ; et Lucrèce que Virgile, pour cette même raison. »

L’examen qu’il fait des poètes français commence à Jean de Meung, qui lui semble représenter la plus haute antiquité connue. Un siècle plus tard, Boileau n’osa remonter si haut, quoiqu’il connût certainement le Romant de la Rose. De là, renvoyant à l’épigramme où Marot énumère les poètes du xve  siècle, il passe à Lemaire des Belges, qui lui semble « avoir premier illustré et les Gaules et la langue françoyse » ; mais il n’en recommande pas la lecture, ni d’aucun autre ; il en revient toujours aux Grecs et aux Latins. Il faut bien reconnaître que la période qui a précédé l’avènement de la Pléiade fut des plus pauvres en poètes et que Marot, s’il a de la finesse, est un cerveau bien enfantin. Ronsard et du Bellay sont d’un autre limon ; un certain dédain leur est permis. À défaut des anciens, du Bellay engage les poètes (qui lui obéirent volontiers) à imiter les Italiens et les Espagnols. Tout ce qui est de tradition française, hormis la langue qu’il aime et qu’il veut pure, lui répugne. Nous voici à l’endroit où il se met en colère contre les Jeux Floraux et les Puys ; où il rejette « rondeaux, ballades, vyrelaiz, chants royaulx, chansons, et autres telles épisseries, qui corrompent le goust de nostre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de nostre ignorance. Son enthousiasme amuse : « Jete toy à ces plaisans épigrammes… ces pitoyables (attendrissantes) élegies, .., ces odes, incongnues de la muse françoyse… » Et enfin : « Donne moy ces beaux Sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne ». Ici encore, et sans aucun dommage, du Bellay fut entendu ; le sonnet commença aussitôt aussitôt de fleurir en France65. Cela dura un siècle ; puis la plante mourut. Sainte-Beuve en retrouva la graine. Il n’oublie rien, ni les églogues, ni les comédies et tragédies, par quoi, selon son vœu, le vieux théâtre français va périr étouffé ; ni le « long poème », mais que nul ne réalisera, ni de son temps, ni jamais. C’est peut-être que son conseil ne fut pas suivi à la lettre. Il eût voulu que l’on reprît Tristan ou Lancelot pour essayer de donner une beauté neuve à ces vieilles légendes. Il ne semble d’ailleurs en connaître que les thèmes ou les récentes imitations en prose. Mais c’était voir clair. A une époque où on lisait encore les banales et prolixes transcriptions des vieux poèmes français, il eût été possible de les faire revivre sous une forme moderne ; Ronsard ennuya avec Francus que tout le monde ignorait, on eût écouté l’histoire d’Amadis ou celle de Fierabras.

On a dit sa crainte du mot étranger ; il revient à cette question dans la seconde partie de la Deffence. Il veut, et c’est une idée excellente, que l’on francise hardiment tous les noms propres « de quelque langue que ce soit ». L’un des vieux mots qu’il recommande, asséner (frapper), est rentré dans la langue ; un autre, isnel (léger), n’a pu se faire reconnaître, malgré que du Bellay ait lui-même donné l’exemple de son emploi ;

Dieu leur a donné des aisles
Qui sont bien assez isnelles
Pour voler jusques aux cieux.

Si le vers français ne peut être prosodique, au moins qu’il soit rimé richement. Les poètes firent de leur mieux ; mais aucun, si ce n’est Théodore de Banville, ne rima plus richement que Rutebeuf, trouvère du treizième siècle. Du Bellay, dont la sensibilité est exquise, réprouve les rimes de brèves et de longues du même son, telles que passe et trace. Mais les poètes, qui devenaient des scribes, de plus en plus, ne comprirent pas. Que ne l’a-t-on écouté, du moins, quand il demandait que l’adjectif fût substitué à l’adverbe : Il vole léger, pour Il vole légèrement. L’uniformité de l’adverbe est une des taches de la langue française. Il avait raison encore, quand il conseillait aux écrivains de fréquenter, autant que les savants, « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, sçavoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usitez en leurs Arts et Métiers, pour en tyrer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses ». Les langues des métiers ont toujours été admirables ; celles des sciences sont hideuses : rien ne prouve mieux que la fonction linguistique est une fonction populaire. Un « ignorant absolu » ne peut pas plus se tromper linguistiquement qu’un oiseau qui chante ou qu’un chat qui miaule. Toutes les manières de « mal parler » qu’on relève dans le peuple proviennent d’en haut, un instinct de maladroite singerie portant les ignorants à imiter ceux qui croient savoir. Du Bellay aurait eu bien du chagrin s’il lui avait été donné d’assister à cette constante dégradation de la langue française, dont nous sommes les témoins impuissants.

Il est le poète le plus sûr et le plus pur du seizième siècle. Ses hardiesses et ses intempérances se poussent toujours dans le sens de la beauté linguistique. Ronsard, pourtant bien délicat d’oreille, obéit surtout à la sensibilité visuelle. L’un est d’abord musicien, l’autre est d’abord peintre. Mais l’éducation de l’oreille était rudimentaire alors ; et c’est le peintre des intimités sentimentales qui « a cueilli le laurier ». Pour des motifs inverses, venus en un temps fou de musique, Verlaine nous a paru délicieux ; Sully-Prudhomme, insupportable et fade. Il faut que la forme de la sensibilité d’un poète s’accorde avec la sensibilité générale de sa génération. Là est le secret ; là est la gloire.

V — Date de quelques clichés

En un excellent ouvrage, qui prouve une connaissance parfaite d’un moment de notre histoire linguistique, M. F. Gohin a étudié les Transformations de la langue française pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle (1740-1789). Cette période peut être, au point de vue de la verbalité, considérée comme l’aurore du romantisme. Elle contient Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. Elle est grosse déjà du Chateaubriand dont elle accouchera sitôt la Révolution accomplie. Assurément, pendant ces cinquante ans, la langue française subit une véritable transformation, puisque de classique elle devient romantique. Malgré Voltaire, malgré La Harpe et tous les encyclopédistes qui, sauf Diderot, écrivent en vieux style, il se forme un nouveau style. Laclos, sec et précis dans ses Liaisons, devient sensible et verbeux dans ses notes sur L’Éducation des Femmes.

Mais il n’y a point de transformations subites dans les langues. Rien, en linguistique, n’est un commencement qui ne soit en même temps une suite. La période qui va de 1716 à 1740 ou 1750 n’avait peut-être pas été moins révolutionnaire que celle dont s’est occupé M. Gohin. La vérité est que le dix-huitième tout entier a été linguistiquement très fécond. C’est la grande époque de la prose ; nulle autre peut-être ne montra jamais une telle audace créatrice. Une grande partie de nos manières usuelles d’écrire facilement, ou mal, date du dix-huitième siècle.

En voici une liste dressée d’après un livre curieux, le Dictionnaire des richesses de la Langue française et du néologisme qui s’y est introduit ; contenant les termes nouveaux et reçus, les nouvelles locutions, les tours figurés et brillants, les expressions de génie, les grâces et les délicatesses dont la Langue a été ornée et enrichie depuis le commencement du XVIIIe siècle. Le tout par des exemples tirés des Ecrivains les plus estimés, et qui se sont distingués par l’élégance du style. — A Paris, chez Saugrin, 1770, in-12.

Afficher du mépris. — Bertier.

En dernière analyse. — Desfonfaïnes.

Aspect sous lequel on envisage. — Houtteville.

Attacher du prix à… — Riccoboni.

Aurore de la vie. — Poncet de La Rivière.

Servir de base. — Bertier.

Caresser l’image d’un projet, — Bertier.

Chagrin imprimé sur le visage. — Montagnac.

Chatouiller la malignité. — Desfontaines.

Cœur qui s’éveille. — Boismont.

Commander à sa douleur. — La Baumelle.

Contraste piquant. — Bertier.

Côté brillant. — Coyer, Raynal.

Couvrir du masque… — Coyer.

Creuser les motifs. — La Bletterie.

Le vent de la discorde. — Coyer.

L’Edifice de nos connaissances, — Thomas.

Effleurer l’âme. — Raynal.

L’empreinte du génie. — Desfontaines.

Faire époque. — Séguier.

Equilibre des sociétés. — Loiseau.

Faire de l’esprit. — La Baumelle.

Etoile qui pâlit. —La Baumelle.

Etouffer un sentiment. — Diderot,

Donner l’éveil. — Marmontel.

Façon d’être. — Madame de Staël.

Couper le fil d’un raisonnement. — Bertier.

Fleur de l’innocence. — Madame de Lambert,

Rentrer dans ses foyers. — Coyer.

Sacrifier aux Grâces. — Voltaire

La main des Grâces. — Laugier.

Graver dans l’âme. — Massillon.

—————— la mémoire. — Coyer.

Hérissé de pointes, de jeux de mots. — du Fresnel.

L’Homme du jour. — Elie de Beaumont.

Femme honnête. — Marmontel.

Qui honore l’humanité. — Bertier.

Idées qui germent. — Mehegan.

Imagination couleur de rose. — Coyer.

Imprimer aux esprits un mouvement — Bougainville

Le poison de la jalousie. — La Baumelle.

Donner du jeu. — Coyer.

Boulets qui labourent. — Coyer.

Le langage des passions. — La Motte.

Chercher à lire dans les yeux. — Duclos.

La logique du cœur. — La Baumelle.

Faire languir l’attention. — Duclos.

Se reposer sur ses lauriers. — Duclos.

Levain qui fermente. — Duclos.

Tenir dans ses mains le sort de… — Bertier.

La majesté de la nature. — Madame de Lambert.

Y entendre malice. — Bertier.

Manier une langue. — Desfontaines.

Morale en action. — Desfontaines.

Noyer son dépit dans l’ivresse. — Loiseau.

Se perdre dans la nuit des siècles, des temps. — Fontenelle, Bertier

Pétrir l’âme des principes de. — La Baumelle.

Papilloter devant les yeux. — Mirabeau.

Etre en pâture à la malignité. — Fontenelle.

Pétri de lys et de roses. — Hamilton.

Les leçons de la postérité, — Voltaire.

Imagination qui retrace des images. — Massillon.

Vice revêtu de couleurs séduisantes. — Desfontaines

Sacrifier aux Muses. — Coyer.

Sang— qui lave la honte. — Hénault.

Saper le trône et l’autel. — Po m pignan.

——— la réputation. — Voltaire.

Faire sensation. — Coyer.

Sourire qui effleure les, lèvres. —Marmontel.

La sphère de l’activité. — Frédéric.

———— des sciences. — Le même.

———— des idées. — Le même.

———— des actes. — Laugier.

———— des probabilités. — Bertier.

Sentir le terroir — Desfontaines

Gout de terroir — Desfontaines.

Tourbillon des passions. — Le Batteux.

Traits saillants. — Buffon.

Mérite transcendant. — La Bletterie.

Trempe d’esprit. — Bertier.

Pensées renfermées dans un tour vif. — Voltaire.

Sujet vierge. — Desfontaines.

Jeter un voile impénétrable sur… — Neuville.

Voix du devoir. — Loiseau,

Beaucoup de ces images furent d’abord des plus heureuses ; elles ne sont devenues des clichés que parce qu’on les répéta, faute de trouver mieux. Que d’écrivains demeurés obscurs ont enrichi la langue d’expressions qui, quoique redites sans cesse, sont toujours fraîches et neuves ! Comme nous sommes injustes pour des écrivains originaux tels que l’abbé Desfontaines et l’abbé Coyer ! Ce Coyer est un des plus singuliers créateurs d’images de toute la littérature française. La hardiesse de son style faisait scandale. Songez qu’il a créé des manières de dire telles que « Faire sensation » ! Coyer avait la manie de ne pas écrire comme tout le monde ; il disait, par exemple : « Les manufactures fournissent des étoffes volatiles qui n’ont que quelques représentations. »

L’histoire de la langue française, l’histoire du style, de l’expression verbale des pensées et des sentiments demande sa place à côté de l’histoire de la littérature.

VI — « En » et « au » devant les noms géographiques

On dit : en Chine et au Chili, au Tonkin et en Algérie, pourquoi ? Est-ce incohérence, caprice, hasard ? L’Intermédiaire a posé une question à ce sujet : on essaie d’y répondre et de montrer que le problème est purement philologique, donc soumis à une règle, c’est-à-dire plus scientifiquement, à une cause.

Il y a, en français, deux mots au. L’un représente à le ; l’autre, qui est le fruit de transformations plus complexes, représente en le. En le est devenu enl, puis el, puis ou, puis, par analogie et confusion, au. Quand nous disons : Il est au Chili, nous ne disons pas : Il est à le Chili, mais bien : Il est en le Chili.

Quand nous disons : Il est en Chine, nous usons d’une forme abrégée, pour en la Chine, forme abrégée probablement par analogie, afin de faire correspondre exactement au-en. Les langues sont pleines de ces balancements esthétiques.

Mais il y a une preuve à ces deux hypothèses, et la voici ; c’est que pour tous les noms féminins, nous disons en, abrégé de en la ; et que pour tous les noms masculins, nous disons au, abrégé de en le.

Exemples :
     en (la) France,     Et ;     au (en le) Monténégro,
     en (la) Hollande,    au (en le) Bengale,
     en (la) Chine,    au (en le) Tonkin,
     en (la) Normandie,     au (en le) Japon,
     en (la) Mongolie,    au (en le) Siam,
     en (la) Serbie,    au (en le) Népaul,
     en (la) Suède, etc.     au (en le) Venezuela, etc.

Quelquefois au est employé au féminin singulier : à la Guyane 66 ; quelquefois, au féminin pluriel : aux Philippines. Ces deux formes, irrégulières, sont nées très naturellement de la confusion entre au (en le) et au (à le).

Il y a une exception apparente, mais qui au fond rentre dans la règle, c’est celle qui fait dire, quand il s’agit d’îles : à Madagascar, à Ceylan, à Cuba, à Tahiti, à Jersey, tandis que l’on dit : en Sicile, en Corse, en Nouvelle-Calédonie. L’explication est que les îles ont été assimilées tantôt à des pays, tantôt à des villes, étant, comme les villes, des territoires restreints et parfaitement délimités.

On trouve quelques particularités, produites certainement par le besoin d’euphonie : en Afghanistan pour au Afghanistan, de même que : en Avignon pour à Avignon ou, si Avignon était considéré comme un pays, pour au Avignon. On a dit de même : en Alger, du temps que ce nom signifiait à la fois la ville et le pays.

Pour les départements français, il s’est formé un usage différent, mais qui n’est encore ni très clair, ni très sûr. Les anciens noms, comme Savoie, suivent la règle générale : en Savoie. Les noms nouveaux sont traités selon un principe où l’état du nom, sa longueur, sa composition, semblent jouer un rôle. Les monosyllabes de prononciation paraissent exiger dans le ou dans la ; les noms composés s’accommodent de en : dans l’Aube, et nom : en Aube ; en Seine-et-Oise, et non : dans Seine-et-Oise. Il s’agit d’ailleurs de noms artificiellement promus à une fonction pour laquelle ils n’étaient pas faits.

Les anciennes provinces et les pagi, ou petits pays, suivent la règle générale, mais les noms féminins étant bien plus nombreux, ils ont imposé leur formule aux autres, et l’on dit en Nivernais et en Bauptois, de même que : en Bretagne et en Provence. Pour les pagi il faut noter que au (= ou, en le) s’est dit et se dit encore concurremment avec en devant beaucoup de noms masculins : au Houlme et en Houlme.

Donc, devant les noms de villes : a (latin ad) ;

Devant les noms de pays :

1° masculins : au (ou — en le. Latin : in illo ; in illum),

2° féminins : en (pour en la. Latin : in illa ; in illam).

Sauf les exceptions, lesquelles sont logiquement expliquées par la contagion de l’analogie, si puissante dans les langues.

VII — Si les femmes lisaient au XVIe siècle

« Nous écrivons pour notre temps, Rabelais écrivait pour le sien, c’est-à-dire pour un siècle où les femmes ne lisaient point… » Il est convenu, en effet, pour les journalistes pressés, que les femmes de l’ancienne société étaient ignorantes et maintenues par système dans l’ignorance absolue. Comment cette notion s’accorde-t-elle avec la liste infinie des femmes qui ont écrit dans toutes les langues de l’Europe, y compris le latin, depuis Charlemagne, ce n’est pas l’affaire du journaliste pressé. Il lui faut sur-le-champ une antithèse ; il interroge son ignorance et l’article est bâclé. Les travaux des historiens et des érudits demeurent inutiles et sans influence ; les seuls écrivains qui pourraient en répandre les résultats ignorent jusqu’à leur existence, jusqu’à leur possibilité. Les hommes en une semaine lisent davantage de lignes d’imprimerie, peut-être, aujourd’hui qu’au seizième siècle, et les femmes aussi : mais si l’on juge de la lecture par la qualité, et non plus par la quantité, il est assez probable que même les femmes du temps de Rabelais lisaient davantage que la plupart de nos contemporaines. Celles qui ne savaient pas lire disaient et écoutaient tour à tour des chansons et des contes merveilleux dont les moindres sont pieusement recueillis maintenant sur les lèvres des derniers illettrés. Mais toutes les femmes de haut parage lisaient au seizième siècle. Cent ans plus tôt, Christine de Pisan rédigeait ses Epîtres sur le Romant de la Rose pour détourner les femmes et les filles de la lecture de ce poème qui troublait les têtes et les cœurs. Au temps de Rabelais et avant, c’est pour les femmes que Clément Marot écrivait ; et pour qui, sinon pour les femmes, furent donc composés le poème de la Parfaite Amie et tous ces discours sur l’amour où s’évertuaient les poètes galants d’avant Ronsard ? C’étaient les femmes qui alors décidaient du mérite d’un poème ou d’un conte. Plusieurs femmes de l’entourage de la Reine de Navarre avaient, avant elle, écrit des nouvelles à la manière de Boccace. Elles cédèrent la parole à Marguerite. Croit-on que cette protectrice de Rabelais, de Marot, de Despériers, de Saint-Gelais, d’Amyot, ne fut pas un exemple impérieux pour les femmes de sa cour ? On lisait et on lisait même Rabelais chez la Reine de Navarre ; c’était un ami de la maison. Rougissait-on de Rabelais ? C’est peu probable. Toutes ces femmes élégantes et instruites connaissaient les impudents conteurs italiens : beaucoup d’entre elles savaient le latin. Leurs oreilles n’étaient pas chastes, parce que la chasteté du langage n’était pas inventée. Le seizième siècle, c’est aussi le siècle de Louise Labé ; c’est aussi le siècle de Marie Stuart qui, en 1553, l’année même de la mort de Rabelais, récitait au Louvre un discours latin de sa composition, où elle vantait le savoir, comme un des charmes que la femme peut ajouter à ses autres charmes. Il est probable que cette princesse de quatorze ans n’avait pas appris le latin en filant ou en parfilant.

Les bourgeoises savaient lire. Pour dire : restons-en là,

Laisons nos Heures à ce signe,

dit la Bourgeoise, dans le Débat de la Demoiselle et de la Bourgeoise. Une femme qui sait lire dans les livres d’Heures sait lire aussi dans les livres d’amour.

Il y a une règle de jugement qui permet d’éviter provisoirement les erreurs générales historiques : Si vous ignorez les mœurs d’une époque, supposez — les semblables aux mœurs du temps où vous vivez.

Ainsi vous aurez beaucoup de chances de ne pas vous tromper. Mais, en tout cas, vous vous tromperez moins qu’en les supposant absolument différentes.

VIII — Le Mauvais Œil

Voici l’analyse d’un petit traité rare et très curieux intitulé : Cicalata sul Fascino, volgarmente detto Jettatura (S.l.n.d. mais sans doute Naples, 1787, in-16). L’auteur est D. Nicola Valletta, qualifié dans l’Approbation de dottissimo giureconsulto.

1. — La jettatura, quoique mystérieuse, est incontestable, Tous les peuples, en tous les temps, y ont cru.

2-3. — La jettatura n’a rien de diabolique, ni de magique. C’est simplement un influx naturel, mauvais.

4. — Etymologie des mots fascination et jettatara : fascination signifie incantation ; jettatura est l’action de jeter un sort, spécialement par les yeux ; les Toscans disent : le mauvais œil.

5-7. — L’idée de la fascination est très ancienne : Aulu-Gelle parle de tribus africaines et illyriennes qui avaient la puissance redoutée de jeter des sorts, par le regard, sur les enfants, les femmes, les moissons, les animaux, etc. Catulle, Horace, Tibulle, Columelle, Varron, Pline, Macrobe, etc., parlent de la fascination comme d’une croyance religieuse : Priape empêchait les mauvais sorts jetés sur les jardins ; la déesse Cunina protégeait les petits enfants contre le mauvais œil et le même Priape, porté en image, les adolescents et les grandes personnes. Némésis était dans les cas analogues invoquée par les Grecs. — La loi des douze Tables porte deux articles contre les fascinateurs (viie table : Quei. Malom. Carmen, incantasît, etc., et Quei, Fruces. Ecstantasit).

7 bis à 10. — II y avait la jettatura par la parole, à laquelle fait allusion Catulle :

Quae nec pernumerare curiosi
Possint, nec mala fascinare lingua.

Par les yeux ; Plutarque appelle l’œil fascinateur ; Virgile dit ;

Δφθαλμόν βαοχαονν
Nescio quis lencros oeulus mihi fascinat agnos.

À la fois par la parole et par les yeux ; Pline (vii, 2) allègue cette double jettatura, plus puissante que la jettatura simple.

Par le contact ; Pline parle, au même chapitre, de gens qui faisaient maigrir quelqu’un en le touchant ; d’une femme qui tuait ainsi les enfants dans le ventre de leur mère. Albert le Grand rapporte une observation analogue.

Il — Saint Paul croyait à la fascination : qui donc vous a fascinés, dit-il aux Galates, que vous ne pouvez obéir à la vérité ? D’ailleurs la Bible renferme quelques allusions au mauvais œil : il n’y a rien de plus méchant que l’œil, dit l’Ecclésiaste. Cette expression se retrouve dans saint Mathieu.

12. — Pour les temps modernes, Muratori rapporte (Rer. ital. Script., II) qu’en 842 Landulf, archevêque de Capoue, considérait les moines comme des jettateurs dangereux à rencontrer : Quotiens monachum visu cerno, semper mihi futura dies auspicia tristia subministrat. Mendoza, au quatrième problème de son livre IV, In Viridario, parle d’un familier du duc de Bragance qui faisait choir mort un faucon rien qu’en le regardant. Les Mémoires de l’Académie des Sciences (1739) contiennent plusieurs observations de glaces ou de marbres brisés par le regard.

13. — Faits recueillis par l’auteur : Une personne tenant à la main une boîte en porcelaine ; un jettateur lui en demande le prix et la boîte tombe. On broyait du chocolat sur un marbre ; un jettateur s’informe si le marbre est solide et le marbre se brise. Une jettatrice passe et tous les fruits mûrissants d’un arbre choientà ses pieds. Un jettateur visite une volière : tous les oiseaux meurent. Mal- : heurs, tempêtes, douleurs, périls, mort, dents qui tombent, œufs qui se brisent, chevaux qui s’abattent, fontaines qui se dessèchent, etc., voilà ce que procure le regard d’un fascinateur. On entreprend un voyage, un jettateur vous dit : Vous aurez bien des ennuis. Le voyage est un désastre.

14-28. — Explication de la jettatura par une obscure théorie de l’influx et une comparaison avec les effets de l’électricité.

29. — Il faut fuir tous les hommes laids et antipathiques ; ce sont en général des jettateurs ; il est bon d’être incivil avec eux. Quant aux moyens de combattre la jettatura, ils sont nombreux. On peut porter sur soi de la rue, la queue d’un loup, un morceau de cuir fait avec la peau du front de la hyène, un oignon, de l’herbe appelée le Gant de Notre-Dame, laquelle, selon Dioscoride et Athénée, restreint la dilatation des esprits et par conséquent bouche les pores par où entre le fluide fascinateur ; les chasseurs rompent et emportent une branchette de chêne ; d’aucuns se mouillent le front à jeun avec de la salive ; on porte encore une corne de bouc, un morceau de corail rouge ; on projette le doigt médius, selon le conseil de Martial :

Et digitum porrigito medium

ou bien on « fait la figue », en se passant le pouce entre l’index et le medius, etc.

30-31. — Epilogue et mise au concours par l’auteur, non sans cette sorte d’ironie tolérée dans une Ciccalata ou bavardage académique, des questions suivantes :

Si les hommes sont plus jettateurs que les femmes ? — Si plus que les autres : Ceux qui portent perruque ; — Ceux qui portent lunettes ; — Les femmes enceintes ; — Les moines, et de quel ordre ? Etc. — De quelle distance les sorts peuvent être jetés ? — Si le mauvais œil opère mieux en face que de profil ou par derrière ? — Enfin quels sont les plus sûrs moyens de reconnaître les jettateurs et de parer à leurs œillades ?