Senac de Meilhan
Une préface aux Annales de Tacite53
Senac de Meilhan est plus apprécié de loin et plus connu de nom que lu et que répandu par ses écrits mêmes, qu’on ne réimprime pas. Des plus distingués comme administrateur et comme peintre de mœurs sous le règne de Louis XVI, il eut surtout une réputation de grand monde et de société : la Révolution y coupa court et le jeta dans l’exil. Pendant ce séjour à l’étranger, il acheva de prendre rang comme écrivain par de piquants ouvrages, des portraits, des romans, etc. Cependant tout cela ne pénétrait qu’imparfaitement en France, et lui-même étant mort dans l’émigration, il n’eut jamais les honneurs de son esprit et de son talent. Ce ne sont encore que les curieux qui le recherchent aujourd’hui. Le nombre en est augmenté depuis quelque temps. On est très-disposé à goûter la finesse de ses aperçus, la justesse et quelquefois la hardiesse de son coup d’œil, ses jugements pénétrants des hommes et des choses. On donne volontiers raison au prince de Ligne, lorsqu’il disait :
« Dans les pensées de M. de Meilhan, il y a des traits de feu qui éclairent toujours, et des fusées qui vont plus haut qu’elles ne font de bruit. »
M. de Meilhan s’était exercé, dans la première partie de sa vie, à traduire les Annales de Tacite, une double école de politique et de style. Il en publia les deux premiers livres en 1790. C’était à la fois de l’à-propos et du contretemps : — de l’à-propos, parce que Tacite reprenait tout son sens profond à la clarté des événements nouveaux ; — du contretemps, parce qu’on jouissait bien peu alors de cette liberté d’esprit qui seule eût permis d’être attentif à un tel essai littéraire et de rendre justice aux efforts méritoires du nouveau traducteur. Cependant M. de Meilhan avait mis en tête de sa traduction une Préface qui est un de ses meilleurs morceaux. Il y appréciait tout naturellement d’abord son auteur, le plus grand peintre d’histoire, et cet examen le conduisait à marquer la différence de la société moderne à l’ancienne, l’amoindrissement qu’il n’hésitait pas à y voir dans les caractères et dans les âmes. Il était amené non moins naturellement à citer le cardinal de Retz et à le mettre en regard de Tacite, en ayant soin toutefois de distinguer entre la valeur morale des deux personnages ; mais le rapprochement politique était des mieux indiqués. Tacite et le cardinal de Retz sont, en effet, un double bréviaire à porter avec soi en des temps de révolution. Cette Préface de M. de Meilhan se termine par une vue que je signale et qui était presque alors, à sa date, une prédiction. M. de Meilhan paraît craindre que l’imprimerie et tout ce qu’elle amène avec elle sous un régime d’entière publicité et de liberté ne serve bien moins à favoriser le génie et les grandes œuvres qu’à exciter le goût de la malignité, de la raillerie, de la chronique satirique, à propager les productions du genre de celles dont il était déjà témoin en 1790, à cette seconde année de la Révolution. J’espère que cette vue, qu’il ne met d’ailleurs en avant que comme un aperçu lointain, ne se trouvera pas vérifiée dans l’avenir des sociétés libres et démocratiques. Il n’est pas moins vrai que cette Préface de M. de Meilhan est un morceau de prix, digne d’être conservé ; et comme ce premier volume des Annales de Tacite, traduit par lui, est devenu à peu près introuvable54, nous avons pensé qu’il n’était pas indigne de l’Académie des Bibliophiles de vouloir bien autoriser et patronner la réimpression du Discours préliminaire. Que cette Académie, qui avait bien voulu déjà accueillir de nous un autre opuscule55, reçoive ici tous nos anciens et nos nouveaux remerciements, aujourd’hui que nous ne sommes qu’éditeur.