Chapitre II.
De la métaphysique poétique
§ I. Origine de la poésie, de l’idolâtrie, de la divination et des sacrifices
[L’auteur établit d’abord la certitude du déluge universel, et de l’existence des géants. Les preuves les plus fortes qu’il allègue ont été déjà énoncées dans les axiomes 25, 26, 27. Voyez aussi le Discours préliminaire.]
C’est dans l’état de stupidité farouche où se trouvèrent les premiers hommes, que tous les philosophes et les philologues devaient prendre leur point de départ pour raisonner sur la sagesse des Gentils. Ils devaient interroger d’abord la science qui cherche ses preuves, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme de celui qui la médite, je veux dire, la métaphysique. Ce monde social étant indubitablement l’ouvrage des hommes, on pouvait en lire les principes dans les modifications de l’esprit humain.
La sagesse poétique, la première sagesse du paganisme, dut commencer par une métaphysique, non point de raisonnement et d’abstraction, comme celle des esprits cultivés de nos jours, mais de sentiment et d’imagination, telle que pouvaient la concevoir ces premiers hommes, qui n’étaient que sens et imagination sans raisonnement. La métaphysique dont je parle, c’était leur poésie, faculté qui naissait avec eux. L’ignorance est mère de l’admiration ; ignorant tout, ils admiraient vivement. Cette poésie fut d’abord divine : ils rapportaient à des dieux la cause de ce qu’ils admiraient. Voyez le passage de Lactance (axiome 38).
Les anciens Germains, dit Tacite, entendaient la nuit le soleil qui passait sous la mer d’occident en orient ; ils affirmaient aussi qu’ils voyaient les dieux.
Maintenant encore les sauvages de l’Amérique divinisent tout ce qui est au-delà de leur faible capacité. Quelles que soient la simplicité et la grossièreté de ces nations, nous devons présumer que celles des premiers hommes du paganisme allaient bien au-delà. Ils donnaient aux objets de leur admiration une existence analogue à leurs propres idées. C’est ce que font précisément les enfants (axiome 37), lorsqu’ils prennent dans leurs jeux des choses inanimées et qu’ils leur parlent comme à des personnes vivantes. Ainsi ces premiers hommes, qui nous représentent l’enfance du genre humain, créaient eux-mêmes les choses d’après leurs idées. Mais cette création différait infiniment de celle de Dieu : Dieu dans sa pure
intelligence connaît les êtres, et les crée par cela même qu’il les connaît ; les premiers hommes, puissants de leur ignorance, créaient à leur manière par la force d’une imagination, si je puis dire, toute matérielle. Plus elle était matérielle, plus ses créations furent sublimes ; elles l’étaient au point de troubler à l’excès l’esprit même d’où elles étaient sorties. Aussi les premiers hommes furent appelés poètes, c’est-à-dire, créateurs, dans le sens étymologique du mot grec. Leurs créations réunirent les trois caractères qui distinguent la haute poésie dans l’invention des fables, la sublimité, la popularité, et la puissance d’émotion qui la rend plus capable d’atteindre le but qu’elle se propose, celui l’enseigner au vulgaire à agir selon la vertu. — De cette faculté originaire de l’esprit humain, il est resté une loi éternelle : les esprits une fois frappés de terreur,
fingunt simul credunt que
, comme le dit si bien Tacite.
Tels durent se trouver les fondateurs de la civilisation païenne, lorsqu’un siècle ou deux après le déluge, la terre desséchée forma de nouveaux orages, et que la foudre se fit entendre. Alors sans doute un petit nombre de géants dispersés dans les bois, vers le sommet des montagnes, furent épouvantés par ce phénomène dont ils ignoraient la cause, levèrent les yeux, et remarquèrent le ciel pour la première fois. Or, comme en pareille circonstance, il est dans la nature de l’esprit humain d’attribuer au phénomène qui le frappe, ce qu’il trouve en lui-même, ces premiers hommes, dont toute l’existence était alors dans l’énergie des forces corporelles, et qui exprimaient la violence extrême de leurs passions par des murmures et des hurlements, se figurèrent le ciel comme un grand corps animé, et l’appelèrent Jupiter43. Ils présumèrent que par le fracas du tonnerre, par les éclats de la foudre, Jupiter voulait leur dire quelque chose ; et ils commencèrent à se livrer à la curiosité, fille de l’ignorance et mère de la science [qu’elle produit, lorsque l’admiration a ouvert l’esprit de l’homme]. Ce caractère est toujours le même dans le vulgaire ; voient-ils une comète, un parélie, ou tout autre phénomène céleste, ils s’inquiètent et demandent ce qu’il signifie (axiome 39). Observent-ils les effets étonnants de l’aimant mis en contact avec le fer ; ils ne manquent pas, même dans ce siècle de lumières, de décider que l’aimant a pour le fer une sympathie mystérieuse, et ils font ainsi de toute la nature un vaste corps animé, qui a ses sentiments et ses passions. Mais, à une époque si avancée de la civilisation, les esprits, même du vulgaire, sont trop détachés des sens, trop spiritualisés par les nombreuses abstractions de nos langues, par l’art de l’écriture, par l’habitude du calcul, pour que nous puissions nous former cette image prodigieuse de la nature passionnée ; nous disons bien ce mot de la bouche, mais nous n’avons rien dans l’esprit. Comment pourrions-nous nous replacer dans la vaste imagination de ces premiers hommes dont l’esprit étranger à toute abstraction, à toute subtilité, était tout émoussé par les passions, plongé dans les sens, et comme enseveli dans la matière. Aussi, nous l’avons déjà dit, on comprend à peine aujourd’hui, mais on ne peut imaginer comment pensaient les premiers hommes qui fondèrent la civilisation païenne.
C’est ainsi que les premiers poètes théologiens inventèrent la première fable divine, la plus sublime de toutes celles qu’on imagina ; c’est ce Jupiter roi et père des hommes et des dieux, dont la main lance la foudre ; image si populaire, si capable
d’émouvoir les esprits, et d’exercer sur eux une influence morale▶, que les inventeurs eux-mêmes crurent à sa réalité, la redoutèrent et l’honorèrent avec des rites affreux. Par un effet de ce caractère de l’esprit humain que nous avons remarqué d’après Tacite (
mobiles ad superstitionem perculsæ semel mentes
, axiome 23), dans tout ce qu’ils apercevaient, imaginaient, ou faisaient eux-mêmes, ils ne virent que Jupiter, animant ainsi l’univers dans toute l’étendue qu’ils pouvaient concevoir. C’est ainsi qu’il faut entendre dans l’histoire de la civilisation le Jovis omnia plena ; c’est ce Jupiter que Platon prit pour l’éther, qui pénètre et remplit toutes choses ; mais les premiers hommes ne plaçaient pas leur Jupiter plus haut que la cime des montagnes, comme nous le verrons bientôt.
Comme ils parlaient par signes, ils crurent d’après leur propre nature que le tonnerre et la foudre étaient les signes de Jupiter. C’est de nuere, faire signe, que la volonté divine fut plus tard appelée numen ; Jupiter commandait par signes, idée sublime, digne expression de la majesté divine. Ces signes étaient, si je l’ose dire, des paroles réelles, et la nature entière était la langue de Jupiter. Toutes les nations païennes crurent posséder cette langue dans la divination, laquelle fut appelée par les Grecs théologie, c’est-à-dire, science du langage des dieux. Ainsi Jupiter acquit ce regnum fulminis, par lequel il est le roi des hommes et des dieux. Il reçut alors deux titres, optimus dans le sens de très fort (de même que chez les anciens latins, fortis eut le même sens que bonus dans des temps plus modernes) ; et maximus, d’après l’étendue de son corps, aussi vaste que le ciel.
De là tant de Jupiters dont le nombre étonne les philologues ; chaque nation païenne eut le sien.
Originairement Jupiter fut en poésie un caractère divin, un genre créé par l’imagination plutôt que par l’intelligence (universale fantastico), auquel tous les peuples païens rapportaient les choses relatives aux auspices. Ces peuples, durent être tous poètes, puisque la sagesse poétique commença par cette métaphysique poétique qui contemple Dieu dans l’attribut de sa Providence, et les premiers hommes s’appelèrent poètes théologiens, c’est-à-dire sages qui entendent le langage des dieux, exprimé par les auspices de Jupiter. Ils furent surnommés divins, dans le sens du mot devins, qui vient de divinari, deviner, prédire. Cette science fut appelée muse, expression qu’Homère nous définit par la science du bien et du mal, qui n’est autre que la divination
44. C’est encore, d’après cette théologie mystique que les poètes furent appelés par les Grecs, μύσται, [qu’Horace traduit fort bien par
les interprètes des dieux
], lesquels expliquaient les divins mystères des auspices et des oracles. Toute nation païenne eut une sibylle qui possédait cette science ; on en a compté jusqu’à douze. Les sibylles
et les oracles sont les choses les plus anciennes dont nous parle le paganisme.
Tout ce qui vient d’être dit s’accorde donc avec le mot célèbre,
… La crainte seule a fait les premiers dieux ;
mais les hommes ne s’inspirèrent pas cette crainte les uns aux autres ; ils la durent à leur propre imagination (ce qui répond à l’axiome : les fausses religions sont nées de la crédulité et non de l’imposture). Cette origine de l’idolâtrie étant démontrée, celle de la divination l’est aussi ; ces deux sœurs naquirent en même temps. Les sacrifices en furent une conséquence immédiate, puisqu’on les faisait pour procurare (c’est-à-dire pour bien entendre) les auspices.
Ce qui nous prouve que la poésie a dû naître ainsi, c’est ce caractère éternel et singulier qui lui est propre : le sujet propre à la poésie c’est l’impossible, et pourtant le croyable (impossibile credibile). Il est impossible que la matière soit esprit, et pourtant l’on a cru que le ciel, d’où semblait partir la foudre, était Jupiter. Voilà encore pourquoi les poètes aiment tant à chanter les prodiges opérés par les magiciennes dans leurs enchantements ; cette disposition d’esprit peut être rapportée au sentiment instinctif de la toute-puissance de Dieu, qu’ont en eux les hommes de toutes les nations.
Les vérités que nous venons d’établir renversent tout ce qui a été dit sur l’origine de la poésie, depuis Aristote et Platon jusqu’aux Scaliger et aux Castelvetro. Nous l’avons montré, c’est par un effet de la faiblesse du raisonnement de l’homme, que la poésie s’est trouvée si sublime à sa naissance, et qu’avec tous les secours de la philosophie, de la poétique et de la critique, qui sont venues plus tard, on n’a jamais pu, je ne dirai point surpasser, mais égaler son premier essor45. Cette découverte de l’origine de la poésie détruit le préjugé commun sur la profondeur de la sagesse antique, à laquelle les modernes devraient désespérer d’atteindre, et dont tous les philosophes depuis Platon jusqu’à Bacon ont tant souhaité de pénétrer le secret. Elle n’a été autre chose qu’une sagesse vulgaire de législateurs qui fondaient l’ordre social, et non point une sagesse mystérieuse sortie du génie de philosophes profonds. Aussi, comme on le voit déjà par l’exemple tiré de Jupiter, tous les sens mystiques d’une haute philosophie attribués par les savants aux fables grecques et aux hiéroglyphes égyptiens, paraîtront aussi choquants que le sens historique se trouvera facile et naturel.
§ II. Corollaires relatifs aux principaux aspects de la science nouvelle
1. On peut conclure de tout ce qui précède que, conformément au premier principe de la Science nouvelle, développé dans le chapitre de la Méthode (l’homme n’espérant plus aucun secours de la nature, appelle de ses désirs quelque chose de surnaturel qui puisse le sauver), la Providence permit que les premiers hommes tombassent dans l’erreur de craindre une fausse divinité, un Jupiter auquel ils attribuaient le pouvoir de les foudroyer. Au milieu des nuées de ces premiers orages, à la lueur de ces éclairs, ils aperçurent cette grande vérité, que la Providence veille à la conservation du genre humain. Aussi, sous un de ses principaux aspects, la Science nouvelle est d’abord une théologie civile, une explication raisonnée de la marche suivie par la Providence ; et cette théologie commença par la sagesse vulgaire des législateurs qui fondèrent les sociétés, en prenant pour base la croyance d’un Dieu doué de providence ; elle s’acheva par la sagesse plus élevée (riposta) des philosophes qui démontrent la même vérité par des raisonnements, dans leur théologie naturelle.
2. Un autre aspect principal de la science nouvelle, c’est une philosophie de la propriété (ou autorité dans le sens primitif où les douze tables prennent ce mot46). La première propriété fut divine : Dieu s’appropria les premiers hommes peu nombreux, qu’il tira de la vie sauvage pour commencer la vie sociale. — La seconde propriété fut humaine, et dans le sens le plus exact ; elle consista pour l’homme dans la possession de ce qu’on ne peut lui ôter sans l’anéantir, dans le libre usage de sa volonté. Pour l’intelligence, ce n’est qu’une puissance passive sujette à la vérité. Les hommes commencèrent, dès ce moment, à exercer leur liberté en réprimant les impulsions passionnées du corps, de manière à les étouffer ou à les mieux diriger, effort qui caractérise les agents libres. Le premier acte libre des hommes fut d’abandonner la vie vagabonde qu’ils menaient dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et de s’accoutumer à une vie sédentaire, si opposée à leurs habitudes. — Le troisième genre de propriété fut celle de droit naturel. Les premiers hommes qui abandonnaient la vie vagabonde occupèrent des terres et y restèrent longtemps ; ils en devinrent seigneurs par droit d’occupation et de longue possession. C’est l’origine de tous les domaines.
Cette philosophie de la propriété suit naturellement la théologie civile dont nous parlions. Éclairée par les preuves que lui fournit la théologie civile, elle éclaire elle-même avec celles qui lui sont propres, les preuves que la philologie tire de l’histoire et des langues ; trois sortes de preuves qui ont été énumérées dans le chapitre de la méthode. Introduisant la certitude dans le domaine de la liberté humaine, dont l’étude est si incertaine de sa nature, elle éclaire les ténèbres de l’antiquité, et donne forme de science à la philologie.
3. Le troisième aspect est une histoire des idées humaines. De même que la métaphysique poétique s’est divisée en plusieurs sciences subalternes, poétiques comme leur mère, cette histoire des idées nous donnera l’origine informe des sciences pratiques cultivées par les nations, et des sciences spéculatives étudiées de nos jours par les savants.
4. Le quatrième aspect est une critique philosophique qui naît de l’histoire des idées mentionnée ci-dessus. Cette critique cherche ce que l’on doit croire sur les fondateurs, ou auteurs des nations, lesquels doivent précéder de plus de mille ans les auteurs de livres, qui est l’objet de la critique philologique.
5. Le cinquième aspect est une histoire idéale éternelle dans laquelle tournent les histoires réelles de toutes les nations. De quelque état de barbarie et de férocité que partent les hommes pour se civiliser par l’influence des religions, les sociétés commencent, se développent et finissent d’après des lois que nous examinerons dans ce second livre, et que nous retrouverons au livre IV où nous suivons la marche des sociétés, et au livre V où nous observons le retour des choses humaines.
6. Le sixième aspect est un système du droit naturel des gens. C’était avec le commencement des peuples, que Grotius, Selden et Pufendorf devaient commencer leurs systèmes (axiome 106 : les sciences doivent prendre pour point de départ l’époque où commence le sujet dont elles traitent). Ils se sont égarés tous trois, parce qu’ils ne sont partis que du milieu de la route. Je veux dire qu’ils supposent d’abord un état de civilisation où les hommes seraient déjà éclairés par une raison développée, état dans lequel les nations ont produit les philosophes qui se sont élevés jusqu’à l’idéal de la justice. En premier lieu, Grotius procède indépendamment du principe d’une Providence, et prétend que son système donne un degré nouveau de précision à toute connaissance de Dieu. Aussi toutes ses attaques contre les jurisconsultes romains portent à faux, puisqu’ils ont pris pour principe la Providence divine, et qu’ils ont voulu traiter du droit naturel des gens, et non point du droit naturel des philosophes, et des théologiens moralistes. — Ensuite vient Selden, dont le système suppose la Providence. Il prétend que le droit des enfants de Dieu s’étendit à toutes les nations, sans faire attention au caractère inhospitalier des premiers peuples, ni à la division établie entre les Hébreux et les Gentils ; sans observer que les Hébreux ayant perdu de vue leur droit naturel dans la servitude d’Égypte, il fallut que Dieu lui-même le leur rappelât en leur donnant sa loi sur le mont Sinaï. Il oublie que Dieu, dans sa loi, défend jusqu’aux pensées injustes, chose dont ne s’embarrassèrent jamais les législateurs mortels. Comment peut-il prouver que les Hébreux ont transmis aux Gentils leur droit naturel, contre l’aveu magnanime de Josèphe, contre la réflexion de Lactance cité plus haut ? Ne connaît-on pas enfin la haine des Hébreux contre les Gentils, haine qu’ils conservent encore aujourd’hui dans leur dispersion ? — Quant à Pufendorf, il commence son système par jeter l’homme dans le monde, sans soin ni secours de Dieu. En vain il essaie d’excuser dans une dissertation particulière cette hypothèse épicurienne. Il ne peut pas dire le premier mot en fait de droit, sans prendre la Providence pour principe47. — Pour nous, persuadés que l’idée du droit et l’idée d’une Providence naquirent en même temps, nous commençons à parler du droit en parlant de ce moment où les premiers auteurs des nations conçurent l’idée de Jupiter. Ce droit fut d’abord divin, dans ce sens qu’il était interprété par la divination, science des auspices de Jupiter ; les auspices furent les choses divines, au moyen desquelles les nations païennes réglaient toutes les choses humaines, et la réunion des unes et des autres forme le sujet de la jurisprudence.
7. Considérée sous le dernier de ses principaux aspects, la Science nouvelle nous donnera les principes et les origines de l’histoire universelle, en partant de l’âge appelé par les Égyptiens âge des Dieux, par les Grecs, âge d’or. Faute de connaître la chronologie raisonnée de l’histoire poétique, on n’a pu saisir jusqu’ici l’enchaînement de toute l’histoire du monde païen.