Le comte Gaston de Raousset-Boulbon
Vie et aventures du comte Gaston de Raousset Boulbon, d’après ses papiers et sa correspondance, par Henri de la Madelène.
I
Il y a quelque chose de plus beau que les gloires heureuses, ce sont les gloires infortunées. L’homme est tellement fait pour le deuil, la tristesse, le désastre ; sa destinée est si bien l’inachèvement en toutes choses, que les grands efforts, les grands caractères, le génie, répandus en pure perte sur cette terre qui boit tout indifféremment, le sang et les larmes, nous prennent le cœur bien plus que le succès, les résultats éclatants, les fortunes ! L’Histoire n’en convient pas, la positive, l’utilitaire, la matérielle histoire ! À elle, comme aux États, dont elle est l’expression oublieuse ou reconnaissante, il faut que l’on remplisse les mains avec de l’or ou de la terre pour qu’elle se souvienne qu’on est mort pour lui en donner. Elle ne compte que ce qui est tangible. Elle a des ingratitudes et des brutalités singulières. Elle a inventé les mots d’intrigant et d’aventurier pour ceux-là qui ne réussissent pas dans leurs tentatives de grands hommes. C’est une chose féroce à penser, détestable, presque ridicule, mais certaine, que si Richelieu n’avait pu réussir à gouverner ces deux femmes vaporeuses, Louis XIII et sa mère, il n’était plus qu’un intrigant ; que si Cortez n’avait pas apporté le Mexique à l’Espagne, il n’était qu’un aventurier ! Ils auraient pourtant l’un et l’autre mis au jeu autant de génie, autant de sang-froid, autant d’audace, autant de foi en eux qu’ils en mirent ; mais ils auraient perdu !… Comme si l’on perdait toujours en raison d’une faute ! comme si nous connaissions l’affreux mystère qui nous fait échouer ! Dans les tripots on est plus juste. Un homme perd, tombe ruiné : « C’était un grand joueur, un beau joueur ! »
s’écrie-t-on, et on applaudit. Mais l’histoire ne connaît de grands joueurs que ceux qui gagnent la partie. L’histoire n’eût pas écrit le mot sublime : « Ce qui fait de Colomb un grand homme, ce n’est pas d’avoir découvert l’Amérique, c’est d’être parti la chercher ! »
Eh bien, si c’est de partir, si c’est de vouloir, si c’est de deviner le vrai et le possible d’une grande chose et d’avoir sacrifié sa vie pour la conquérir, le comte Gaston de Raousset-Boulbon est un de ces touchants grands hommes que l’histoire nomme un jour entre deux de ses pages et puis finit par oublier ! Le comte Gaston de Raousset a été, comme on le sait, fusillé au Mexique, après avoir envahi la Sonora avec une poignée d’hommes résolus, gagné une bataille et tenté d’élever une barrière française contre les empiétements journaliers et maintenant assurés du gouvernement américain. Aujourd’hui nous redisons ce noble nom d’un homme doué de facultés éclatantes et que beaucoup d’entre nous ont aimé, nous le disons parce que l’air de notre temps vibre encore des coups de feu sous lesquels il s’est si magnanimement abattu. Mais ce nom, comme celui de tant d’autres vaincus du sort, le Temps l’enveloppera bientôt de son ombre et l’arrachera peu à peu à la Renommée. Seul un grand artiste, un grand peintre, aussi difficile à rencontrer que les modèles comme Gaston de Raousset-Boulbon sont rares, pourrait peut-être, à la condition d’un chef-d’œuvre, empêcher de périr la mémoire de cet aventurier à qui tout a manqué, excepté lui-même, pour être le lord Clive de son pays !
Nous avons le héros ; avons-nous le chef-d’œuvre ? Disons quelques mots du héros.
II
Vers la fin de 1854, au milieu des préoccupations inquiètes de l’Europe, à peine rassise des coups terribles que lui avaient portés les révolutions, on apprit qu’un Français venait d’être fusillé, comme un pirate, par le gouvernement mexicain, et que ce Français, ce jeune homme, qu’on appelait au Mexique le vainqueur d’Hermosillo, du nom de sa première bataille, gagnée avec deux cent cinquante hommes contre une armée et contre une ville, avait été jusqu’au dernier moment l’honneur de la France et avait donné d’elle la grande idée qu’elle n’a pas cessé de donner au monde quand, se détournant de ses misères intérieures, elle s’est retournée vers les autres nations et leur a montré un bout d’épée. Tombé dans la fleur de sa force (il avait trente-six ans), ce jeune homme, ce Français, appartenait aux vieilles familles politiquement déchues, mais qui ont encore de ces descendants dans leur déchéance. Gaston de Raousset-Boulbon — d’une des familles les plus nobles et les plus anciennes de Provence — était le dernier rejeton d’une de ces races militaires qui, selon le mot du grand-duc de Guise, « doivent se bâtir des renommées sur les ruines de leur propre corps »
. En France, qui n’est pas de grande race militaire ? Mais c’est le bénéfice de quelques familles d’avoir concentré dans le feu de leur sang l’ardeur gauloise qui nous anime tous ! Tel était le sang de Raousset. Jeté par ses folies de jeune homme et les passions d’une époque qui avait aussi ses folies sur le pavé de Paris, ce bitume d’enfer qui fond les fortunes, les caractères et les courages, Gaston de Raousset, même quand il fut le plus ce qu’on appelle un franc jeune homme, ivre de ce pauvre luxe dont il eut bientôt vu la fin, éprouva toujours ces virils tressaillements intérieurs qu’éprouvent les natures héroïques quand elles sentent que l’action leur manque, l’action pour laquelle elles sont faites ! Quoique poète, comme nous allons le voir, quoique ayant à un degré éminent les qualités qui doivent un jour produire l’écrivain, il n’avait pas, il n’eut jamais l’inquiétude du xixe
siècle, le vague à l’âme des Obermann et des René, ces génies idiots de caractère, qui ont une tête, mais pas de cœur, mais pas de mains, et qui finissent par mourir d’une hypertrophie de rêveries ! Il semblait avoir été trempé par des eaux moins troubles et plus toniques. Gaston de Raousset rêvait d’action, quand il rêvait. Il était persécuté, dès sa jeunesse, par la pensée qu’il fallait faire quelque chose de grand. Or, nos désirs sont les voix secrètes de la destinée. Ruiné en très peu de temps par le train d’une vie que ne comporte plus en France la médiocrité des fortunes, il ne s’appliqua pas sur le front le pistolet qui fit long feu quatre fois sur le front prédestiné de Clive. Il eut moins de bonheur et plus de courage. Au lieu de se suicider, il passa en Algérie, où il montra une intelligence profonde de la colonisation et où il se fût créé une haute position et une vaste fortune si la révolution de 1848 n’avait renversé tous ses plans. Après 1848, il partit pour la Californie, sans dessein arrêté que d’agir encore, et c’est là qu’une idée qui pouvait valoir un empire s’empara de lui et lui fit jouer sur le dé pipé qu’on appelle le sort des armes une vie qu’il y a laissée !
Ce n’était pas une idée nouvelle. C’était la vieille idée si simple et si vraie contre laquelle la philosophie proteste et réclame, et que tous les Congrès de la paix à mourir de rire ne parviendront jamais à déshonorer ! C’était cette vieille idée de la conquête, qui fait qu’un homme, à la tête de quelques hommes comme lui, s’empare d’un pays mal gouverné, malheureux, exploité par des corrupteurs imbéciles, et le pousse dans des voies de prospérité, d’intelligence et de gouvernement. C’était la conquête au profit de ceux que l’on conquérait, ou plutôt que l’on arrachait à une domination néfaste. Cette idée, qui est celle de tous ceux qui ont aspiré à la plus grande gloire qu’il y ait parmi les hommes, depuis Fernand Cortès jusqu’à Raousset, depuis Christophe Colomb jusqu’à Lapérouse, — car découvrir des mondes, c’est toujours les prendre à quelqu’un, — cette idée que Raousset manqua, mais qui lui eût donné taille d’histoire s’il l’avait réussie, ne lui vint point comme ces bouffées d’ambition qui passent dans la tête des aventuriers et y portent parfois l’éclair… Le comte Gaston est un singulier mélange de justesse d’esprit et d’audace, d’imagination et de bon sens, de positivisme et de grandiose. Tout d’abord il ne vit pas l’immense portée d’une chose qu’au début de son action il eût pu prendre pour un rêve. Ce plan hardi de s’emparer de la Sonora, d’insurger le pays outré, presque révolté, n’en pouvant plus, et d’y établir un gouvernement quelconque, n’apparut, ne se forma et ne se clarifia dans son esprit que quand il eut vu le pays dont il était question et dont il nous a laissé, dans des pages magnifiquement rapides et caractérisées, une vue qui simplifie et justifie tous les projets. Le comte de Raousset ne fut, au commencement de son expédition, que l’agent de la maison Jecker, Torrès et compagnie. Les mines d’Arizona, depuis longtemps abandonnées à cause du voisinage affreux des Indiens Apaches, sont les plus belles et les plus aisées à exploiter de la Sonora. Raousset s’était engagé à en obtenir la concession du gouvernement mexicain, à y attirer l’émigration française, à en chasser les Indiens et à faire produire et fructifier ce sol unique que le désert reprend chaque jour. À force d’activité, de fermeté et de volonté maîtrisante, il avait obtenu la concession ; mais ce fut quand il s’agit de l’exploiter qu’il put juger de la mauvaise foi du gouvernement auquel il avait affaire et des dispositions générales du pays contre cet incroyable gouvernement. Alors, mais seulement alors, il comprit que l’exploitation régulière serait forcée, pour ne pas périr, de s’élever jusqu’à la conquête, et cette conquête, il résolut de la tenter.
Voilà l’homme dont Henri de la Madelène a entrepris de nous donner et de nous détailler la vie10. Il l’a surtout tirée de ses papiers et de sa correspondance ; car cet homme, qui savait écrire comme il agissait, a beaucoup écrit, et nous avons dans ses diverses lettres une relation vivante et presque haletante de ses efforts, de ses intentions et de ses projets, qui nous émeut, nous, les admirateurs de tant d’âme, mais que les gouvernements aux longues pensées doivent un jour méditer. Un homme meurt, tué sur son idée, cela fait engrais à l’avenir sous les gouvernements qui prévoient et qui se souviennent. Mais nous souviendrons-nous longtemps de l’idée et de la mort de Raousset ?… Si le coup d’œil, le courage, le dévouement, le bon droit, le droit de l’intelligence et du juste (car l’aventurier n’avait rien du flibustier en lui, quoiqu’on l’ait tué comme un pirate), oui ! si toutes les qualités et toutes les forces pouvaient créer les circonstances comme elles ont l’art d’en profiter, Raousset serait dans l’opinion un grand homme comme il l’est pour nous… N’est-on pas potentiellement un grand homme quand on a une grande âme, et d’ailleurs qui niera que le vainqueur d’Hermosillo n’ait agi ? Mais les circonstances ne se créent point. « Elles font le génie »
, disait un grand génie, qui s’est donné un démenti à lui-même en étant plus grand dans la défaite que dans la victoire. Frédéric de Prusse connaissait une majesté plus grande que la sienne : c’était Sa Majesté le hasard. Lisez cette histoire, belle jusqu’aux larmes ! Raousset, dans la conduite de ses plans, n’a commis ni faute d’attention, ni faute d’intelligence, ni faute de justice. Il a toujours été égal à lui-même. Après avoir merveilleusement commencé, il a tragiquement fini, d’une mort sublime, mais inutile. Il n’a pas réussi, parce qu’il n’a pas réussi ! Cette explication qui n’est que le pléonasme de l’ignorance, et que l’homme jette à l’événement lorsqu’il ne le comprend plus.
III
Oui ! les faits de cette histoire sont beaux jusqu’aux larmes, et quand on les lit dans Raousset lui-même, ils doivent écraser tout autre historien. C’est la raison, sans doute, qui explique l’abandon familier de la notice d’Henry de la Madelène, lequel s’est contenté de nous raconter son héros dans un style rapide et quelquefois un peu saccadé, mais qui va de verve et rencontre çà et là des touches limpides. De la Madelène a de la facilité dans le talent. N’en aurait-il pas trop ?… Ce qu’il fallait à ce pauvre Raousset, qui n’aura qu’une médaille dans l’histoire, c’était au moins un bronze bien marqué. Il fallait appuyer patiemment, tendrement, longuement, pour les faire mieux voir, sur toutes les lignes de ce profil si fier, de cette tête ardente, énergique et fatale. De la Madelène s’est hâté. Avait-il peur d’être devancé dans son œuvre par quelque œuvre rivale ?… La biographie nous dévore, et une biographie comme celle du comte Gaston de Raousset-Boulbon, l’héroïsme des hommes n’en donne pas l’occasion tous les jours !
Quoi qu’il en soit, c’est une biographie à la manière des temps actuels bien plus qu’une vie historique composée, profonde et sévère. C’est plus un portefeuille ouvert, des documents très intéressants, souvent très pathétiques, répandus dans des pages aisées et volantes, que l’histoire du comte de Raousset comme l’imagination l’exige. Pour bien raconter cette brûlante existence, si vite foudroyée, il semble qu’on aurait besoin du sentiment du poète qui a écrit les poèmes les plus chers à l’imagination contemporaine. Il y a, en effet, quelque chose de byronien dans la destinée de Raousset ; mais il est plus beau, plus simple et plus pur que tous les héros de Byron. Il n’est point drapé comme eux. Il n’a ni le spleen de l’orgueil ni le cant du vice. Il n’est pas sombre et solitaire, — alone ! Il est cordial, il est sympathique. Il a une patrie, il aime mieux tout perdre, il aime mieux périr, que de se dénationaliser, comme le lui proposait le gouvernement mexicain. Il a bien sur le front un reflet de la féodalité qui n’est plus ! Il a bien la fierté romanesque des Conrad et des Lara ! Mais c’est un chrétien et non pas un giaour, un chrétien profond, resté tel dans les abîmes de son être, — dans le cours de son sang, — par-delà et par-dessous tous les doutes, toutes les mauvaises pensées, toutes les tentations du xixe
siècle ; c’est un chrétien naïf de foi, qui écrit à son frère, avant de mourir comme il convient, disait-il, à un gentilhomme ; « Le curé de Guaymas sort d’ici : c’est un homme intelligent et doux, un homme comme il en faut pour adoucir ce qu’il y a de trop léonin et d’indompté en moi. Je suis à cette heure en capilla. Après demain matin, je verrai flamber la dernière capsule et brûler la dernière cartouche. Mes dernières heures ne devaient être que calmes, et, grâce à cet excellent prêtre, je vois qu’elles vont être douces. Mon cœur se rouvre aux idées religieuses de ma jeunesse, et je vais à la mort comme à une fête. Si le Père Deschamps était à Avignon, écris-lui de ma part, je suis sûr que tu le combleras de joie. Si les enfants tombaient quelque jour dans les idées ridiculement irréligieuses que j’ai eues quelquefois moi-même, fais-leur lire cette lettre et dis-leur que l’oncle Gaston qui, plein de vie, de force et de raison, est mort entre les mains d’un prêtre, était cependant un homme intrépide… »
Comparez en beauté morale▶, et même en beauté dramatique, la mort de Raousset à celle de Lara, et vous verrez si la vérité historique n’est pas plus grande que l’invention du grand poète !
Ce qui vit, ce qui éclate, sourit, s’impatiente, ronge son frein, traverse tous les milieux, mais reste inaliénable chez Raousset, est un sentiment inconnu aux plus imposants héros de lord Byron : c’est le sentiment de l’honnête homme, c’est ce cœur de vieille roche d’où l’honneur jaillit comme une source ! Les brigands mexicains qui, de son vivant, osaient l’appeler « le Pirate » (et il faut dire que le gouvernement qui l’a tué a eu la pudeur, dans sa sentence de mort, de ne pas l’appeler de ce nom), les brigands mexicains savaient bien que, pour cacher leur perfidie, il était nécessaire de lui donner juste le nom qui calomniait sa loyauté. Mais qu’on lise ses admirables lettres, qu’on lise les notes qu’y a attachées de la Madelène, et l’on reconnaîtra que le fond du caractère de Raousset-Boulbon fut la probité, — une probité chevaleresque, immense, étendue sur toutes les relations de la vie. Il a préféré toujours l’intérêt des autres au sien propre. Il n’y a que son honneur qu’il ait mis au-dessus de ces intérêts ! Je l’ai dit : il pouvait être Clive ; il n’eût jamais été Hastings ! Il ne se fit envahisseur, il ne songea à être conquérant qu’à la dernière extrémité, quand on l’eut indignement trompé et que tout fût décidément perdu si le lion enfin ne s’éveillait pas ! Il ne conspira contre Santa-Anna que quand le général, comme il l’écrit lui-même, l’eut mis au nombre de ses ennemis : « Conspirer avec eux, m’unir à eux pour le renverser, c’est mon droit ! — ajoute-t-il. — La légation de France a été jouée comme moi par le général Santa-Anna. Or je ne suis pas de ceux qui plient sous une insulte… »
Enfin, quand, pour la dernière fois, il courut aux armes, il vint partager le péril de ses compagnons encore plus que le leur prescrire, et il laissa le commandement qu’on lui décernait à ceux qui l’avaient, imprudence de générosité et de délicatesse qui fut peut-être sa seule faute, car le chef auquel il laissa le commandement se fit battre, et Raousset fut pris. Traduit devant un conseil de guerre, il ne chargea point ses compagnons, mais fut accusé et chargé par eux pour sauver leur vie, — plus tué par cela que par les balles, trahi par des amis, chose plus cruelle que d’être fusillé !
Toute cette partie de l’histoire du comte Gaston de Raousset est navrante et a l’intérêt passionné d’un roman magnifique et déchirant. Vus de cette hauteur, de ces cinq années passées à chercher une fortune pour la France et pour lui, les autres détails de cette biographie paraissent insignifiants, si attachants, si curieux qu’ils puissent être, et tant on est enlevé dans une sphère supérieure à ces détails ! Qu’importe, en effet, que Raousset fût un poète, lui qui fut cinq ans la Poésie, lui dont la moustache blonde faisait trembler les hommes du Mexique et rêver ses femmes, alors que les plus belles quittaient leurs mères pour venir sous sa tente et disaient de lui à leurs compatriotes irrités : « Si, quiero el conde, y lo quiero con amor ! »
Qu’importe qu’il eût pu être comme nous, en travaillant, un écrivain, et gagner ainsi son morceau de pain et sa miette de gloire ! On a publié de lui un roman intitulé : Une conversion. Sa plus belle conversion fut de changer l’auteur en homme ; car
il fut un homme, comme dit Shakespeare, et la Nature pourra s’en vanter !
Il fallait une époque comme la nôtre, un temps amoureux fou des mots, pour songer à introduire dans l’auréole sanglante du vainqueur d’Hermosillo et du condamné de Guaymas l’auréole, si pâle à côté, d’un talent littéraire réel, mais qui ne trouva sa sincérité et sa plénitude que dans les lettres où l’observateur politique, l’homme d’intuition et d’exécution, le lutteur contre la difficulté, dominent tout ! C’est toujours dans leurs correspondances qu’on doit chercher les hommes, même ceux qui, par état et nécessité, font des livres. Mais cela est surtout vrai des hommes d’action, qui crient sur le cœur d’un ami, dans leurs lettres, quand l’action impossible ou empêchée ne les révèle plus. Gaston de Raousset est tout dans sa correspondance. Il y est fulminant de talent, d’expression, — cent fois plus écrivain, dans sa spontanéité fougueuse, que ceux qui font métier, marchandise de littérature. Était-ce bien la peine de le chercher ailleurs ?… Aller le prendre dans les élucubrations risquées de sa jeunesse, quand toutes les jeunesses de ce temps écrivassier et uniforme ont la plume à la main, c’est peut-être trouver les vestiges d’un poète mort dans son germe, mais ce n’est pas toucher le vrai Gaston de Raousset-Boulbon.
Mais la Madelène, qui est de son temps, et de plus écrivain, n’a pu s’empêcher de découvrir ce petit côté de poésie et de phrase que le xixe siècle aime à choyer dans les plus mâles et les plus réels d’entre nous. Ce petit côté était dans Raousset. Il avait été poète, au sens littéraire syllabique du mot, comme il avait eu dix-huit ans. La Madelène cite quelques-uns de ses vers. Mais, pourquoi ne le dirions-nous pas ? ils ne dépassent pas le niveau poétique de tous ceux qui font des vers après en avoir lu beaucoup.
Dans les rouges haillons sur ses genoux drapés,La vieille consulta les tarots fatidiques ;Elle lut dans ma main les signes symboliques ;Elle hocha la tête et puis elle me dit :Ce n’est pas moi qui parle, écoute ! c’est l’esprit !Enfant qui ne crois pas, écoute ! Quand ton heurePlaintive aura sonné comme une voix qui pleure,Lorsque tu sentiras plier ton front hardi,Lorsque tu douteras si le ciel t’a maudit,Enfant, rappelle-toi la sorcière espagnole !Fortune, amis, jeunesse, amours, feuille qui voleEt que le temps emporte et qu’il ne rend jamais,Bientôt tu perdras tout ! Des jours que tu rêvais,Des soleils appelés par ton âme ravie,Peut-être les rayons luiront-ils sur ta vie ;Peut-être vers le soir, lorsque la trahison,La faim, la soif, le feu, le fer et le poisonSe seront émoussés sur ton corps et ton âme,Alors si ton grand cœur n’a pas perdu sa flamme,Si, mille fois trompé, tu conserves ta foi,Si tu luttes encore… enfant, tu seras roi !Peut-être ! mais, avant, ta tête qui s’inclineAura longtemps saigné sous ton bandeau d’épine.Tu souffriras ! Hélas ! chacun pourra te voir,Comme la grappe mûre et jetée au pressoir,Foulé par le destin…………………………Tu souffriras ! Ton or glissera dans ta main,Tu seras pauvre et seul, tu gagneras ton pain.Tes jours seront mauvais sur la rive lointaine.……………………………………………………Reverras-tu jamais ton antique châteauEt ton vieil écusson gravé sur le créneau ?…………………… Loin, par-delà les flots,Qui sait, qui pourra dire où blanchiront tes os ?Est-ce la bête fauve ou la blanche colombeQui dans l’ombre des nuits visitera ta tombe ?…
On ne cite de tels vers que parce qu’ils s’appellent La Sorcière, — parce que cet homme qui a manqué un empire se promettait une royauté, — parce qu’il n’a pas revu son château et que nous savons à présent où ses os blanchissent… Macbeth pur, tué avant la couronne, et qui n’a sur les mains que son propre sang ! On a beaucoup remarqué aussi un couplet de chanson où le mot Qu’on me fusille ! rime à Camille ! Mais que seraient ces vers et ce couplet, sans cet écho réveillé d’un pressentiment sinistre qui revient les frapper et leur communique sa poésie !
Laissons ces bagatelles. La gloire de Raousset est plus haut. La Madelène est un biographe, c’est le soubassement de l’historien, et il a voulu nous tenir au courant de toute la vie de son héros, sachant l’intérêt qu’il inspire encore et cherchant à l’aviver par tous les moyens dont la biographie dispose. Il a pris Gaston de Raousset dès son enfance, — le petit loup, comme les paysans appelaient cet enfant à la tête fauve, dont la fierté sauvage s’adoucit, mais ne plia jamais. Il nous l’a montré fuyant le château maternel à la moindre contradiction, quittant la maison des Jésuites, qu’il aimait pourtant, parce qu’on avait voulu le faire mettre à genoux un jour de punition. À vingt ans de là il refusait encore de se mettre à genoux devant la mort ! mais il ne pouvait plus s’enfuir, et il ne l’aurait pas voulu ! Toute la vie de Raousset tient entre ces deux refus de se mettre à genoux, digne encadrure de son incoercible fierté !
Voilà qui valait mieux déjà que les vers de jeunesse qui, plus tard, devaient venir en cette tête plus poétique que poète. La véritable supériorité de Raousset est dans son caractère, et c’est ce qu’il faut surtout glorifier, car, au xixe
siècle, c’est la volonté qui défaille, et les caractères sont infiniment plus rares que l’esprit. Comme la vie ◀morale est au-dessus de la vie intellectuelle, les héros sont au-dessus des poètes, et Raousset était un héros. Il est mort jeune ; plaignons sa mère, mais ne le plaignons pas, lui ! La mort dans la jeunesse sied aux héros. Il s’est élancé dans le séjour des bienheureux du faîte de l’existence humaine, et il restera toujours jeune et fort dans la mémoire de la postérité, comme dit Goethe, si toutefois cette postérité doit avoir pour lui une mémoire. « En effet, — continue Goethe, — c’est dans la forme que l’homme avait en quittant la terre qu’il se promène parmi les ombres, et c’est ainsi qu’Achille se présente toujours à nous comme un jeune homme éternel. »