1. CRÉBILLON, [Prosper Jolyot de ] de l’Académie Françoise, né à Dijon en 1674, mort à Paris en 1762.
Avant lui, notre Scène tragique retraçoit Sophocle & Euripide : il nous manquoit Eschile, & M. de Crébillon ne nous a rien laissé envier à la Grece. Corneille avoit élevé le cœur de l’homme, Racine l’avoit attendri, Crébillon y a répandu cette terreur, un des plus grands & peut-être le premier ressort de l’art de Melpomene. Son pinceau vraiment tragique l’éleve au dessus de tous ceux qui ont cultivé, après lui, & même de son temps, ce genre de Poésie où il est si difficile de réussir. Sans être sublime comme l’Auteur de Cinna, sans être naturel & tendre comme celui de Phédre, il s’est fait un genre particulier qu’il ne doit qu’à lui-même, & il excelle dans ce genre.
En vain chercheroit-on dans ses Tragédies une versification brillante, une harmonie flatteuse, une diction toujours pure ; emporté par son génie, il s’est peu occupé des accessoires. L’inspiration qui l’animoit étoit supérieure à ces ressources. Il n’a voulu qu’effrayer, ébranler, terrasser, & il a admirablement réussi. Ses peintures sont peu gracieuses, mais elles sont hardies ; ses images sont lugubres, mais elles saisissent l’ame & la subjuguent ; ses pensées ne sont pas philosophiques, mais elles sont vives & pleines d’énergie ; sa versification est quelquefois rude, mais elle est toujours mâle & vigoureuse.
La Tragédie d’Idomenée fut son début, & annonça les premiers traits de cette touche sombre qui devoit se développer dans la suite avec encore plus de vigueur & de génie, dans Atrée & Tieste, Radamiste & Zénobie. Ces Pieces mirent▶ le comble à sa gloire, & firent connoître que Corneille & Racine avoient trouvé un successeur.
Nous ne parlons pas de ses autres Tragédies : on y voit constamment briller le grand maître, au milieu même des défauts qui lui échappent & qu’on a un peu trop exagérés. N’y a-t-il pas de l’injustice à chercher à obscurcir la gloire des Hommes de génie, en relevant avec affectation & avec amertume, de légeres imperfections, presque inévitables dans le genre tragique, celui de tous qui offre le plus à une critique même raisonnable ? Si l’Auteur de Zaïre eût eu, à l’égard de ce Poëte, la même indulgence qu’il est dans le cas de réclamer pour ses Pieces, quelque bonnes qu’elles soient, il se seroit épargné le blâme d’une censure injuste, à l’égard d’un homme qu’il avoit si fort loué de son vivant. Cet Ecrivain eût donc mieux fait de ne jamais ◀mettre au jour un prétendu Eloge de M. de Crébillon, où ses mœurs ne sont pas plus ménagées que ses talens. Que pouvoit-il se proposer dans un pareil Libelle, d’autant plus odieux, qu’il parut au moment que la Nation étoit occupée à élever un Monument à la gloire de ce célebre Tragique ? A-t-il cru en imposer au Public par une tournure artificieuse qui n’en devenoit que plus révoltante, & ôtoit tout crédit à son jugement ? N’eût-il pas mieux fait de se rappeler que, dans la carriere du Théatre, il avoit suivi la route que son génie lui permettoit de suivre, & que M. de Crébillon, en se livrant au sien, étoit digne d’un genre de gloire, auquel il ne pouvoit prétendre lui-même, malgré ses efforts ? C’est renverser les notions du goût, que de vouloir dégrader les genres pour lesquels on n’a nulle disposition ; & c’est outrager la raison, que d’exhaler contre ses Rivaux les vapeurs de l’envie, qui retournent bientôt sur celui qui les a soufflées.