Il n’est guère dans la littérature de nom plus imposant que celui de Dante. Le génie d’invention, la beauté des détails, la grandeur et la bizarrerie des conceptions lui ont mérité, je ne dis pas la première ou la seconde place entre Homère et Milton, Tasse et Virgile, mais une place à part. Je vais parler un moment de sa personne et de ses ouvrages, et présenter ensuite son poëme de l’Enfer, la plus extraordinaire de ses productions.
Dante Alighieri naquit à Florence, en 1265, d’une famille ancienne et illustrée. Ayant perdu son père de bonne heure, il passa à l’école de Brunetto Latini, un des plus savants hommes du temps ; mais il s’arracha bientôt aux douceurs de l’étude, pour prendre part aux événements de son siècle.
L’Italie était alors tout en confusion ; ses plus grandes villes s’étaient érigées en Républiques, tandis que les autres suivaient la fortune de quelques petits tyrans. Mais deux factions désolaient surtout ce beau pays : l’une des Gibelins, attachée aux empereurs, et l’autre des Guelfes1, qui soutenait les prétentions des papes. Il y avait plus de soixante ans que les Césars allemands n’avaient mis le pied en Italie, quand Dante entra dans les affaires ; et cette absence avait prodigieusement affaibli leur parti. Les papes avaient toujours eu l’adresse de leur susciter des embarras dans l’empire, et de leur opposer les rois de France : de sorte que les empereurs, ne venant à Rome que pour punir un pontife, ou imposer des tributs aux villes coupables, revolaient aussitôt en Allemagne pour apaiser les troubles ; et l’Italie leur échappait. Leur malheur fut, dans tous les temps, de ne pas demeurer à Rome : elle serait devenue la capitale de leurs États, et les papes auraient été soumis sous l’œil du maître.
Au treizième siècle, la république de Florence était entièrement guelfe, et s’il y avait quelques Gibelins parmi ses habitants, ils se tenaient cachés : mais ils dominaient ailleurs, et on se battait fréquemment. Dante, dont les aïeux avaient été guelfes, se trouva à la bataille de Campaldino, que les Florentins livrèrent aux Gibelins d’Arrezzo et qui fut une des plus sanglantes. On voit encore, dans les histoires du temps, qu’il contribua par sa valeur à la victoire de Caprona, remportée aussi par les Florentins sur les républicains de Pise.
Un peu de calme ayant succédé à tant d’orages, le poëte en profita pour se livrer à son goût pour les lettres et aux charmes d’un amour heureux. Béatrix, qu’il aima, est immortelle comme Laure, et peut-être la destinée de ces deux femmes est-elle digne d’observation ; mortes toutes deux à la fleur de leur âge, et toutes deux chantées par les plus grands poëtes de leur siècle.
Dante se maria en 1291, et eut plusieurs enfants ; mais il ne trouva pas le bonheur avec sa femme et fut contraint de l’abandonner. Le dessin, la musique et la poésie le consolèrent et partagèrent ses moments, jusqu’à ce qu’il devint homme public, en 1300 : c’est là l’époque de tous ses malheurs. Il était âgé de trente-cinq ans lorsqu’il fut nommé prieur de la république, dignité qui revient à celle des anciens décemvirs. Mais les prieurs n’étaient qu’au nombre de huit. Ces magistrats, malgré leur autorité violente, ne tenaient pas d’une main ferme le gouvernail de l’État, puisque, outre les querelles du sacerdoce et de l’empire, la république nourrissait encore des inimitiés intestines ; et voici quelle en fut la source.
Pistoie, ville du territoire de Florence, était depuis longtemps troublée par les intrigues de deux familles puissantes, et ces intrigues avaient produit deux partis qu’on appela les Blancs et les Noirs, pour les mieux distinguer sans doute. Le Sénat, afin d’éteindre ces dissensions, attira autour de lui les principales têtes de la discorde ; mais ce levain, au lieu de se perdre dans la masse de l’État, aigrit tellement les esprits, qu’il fallut bientôt être Noir ou Blanc à Florence comme à Pistoie : c’étaient chaque jour des affronts et des atrocités nouvelles. Les choses furent portées au point que, pour sauver la République, Dante persuada à ses collègues d’envoyer en exil les chefs des deux partis : ce qui fut exécuté.
Après cet événement, il se flattait d’une paix durable, lorsqu’étant allé en ambassade à Rome, les Noirs profitèrent de son absence, mirent à leur tête Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, et, secrètement aidés par Boniface VIII, rentrèrent dans la ville. Aussitôt, tout changea de face : les Blancs, déclarés ennemis de la patrie, furent chassés ; et Dante, qui était soupçonné de leur être favorable, apprit à la fois son exil et la perte de tous ses biens.
Dans son malheur, il s’attacha aux Gibelins ; et comme en ce moment Henri de Luxembourg était venu se faire couronner à Rome, ce parti avait repris vigueur, et l’Italie était dans l’attente de quelque grande révolution : si bien que Dante conçut le projet de se faire ouvrir par les armes les portes de Florence. Aussi coupable et moins heureux que Coriolan, il courait de l’armée des mécontents aux camps de l’empereur, passant sa vie à faire des tentatives infructueuses et témoin de toutes les humiliations des impériaux.
C’est avec aussi peu de succès qu’il eut recours aux supplications, comme on le voit par une lettre au peuple de Florence, qui commence par ces mots :
popule mee, quid feci tibi ?
Renonçant enfin à tout espoir de retour, il se mit à voyager, parcourut l’Allemagne et vint à Paris, où, comme on l’a dit de Tasse, on assure qu’il travaillait à ses poëmes. Forcé dans la suite d’implorer la protection des princes d’Italie, il vécut dans différentes cours et mourut en 1321, âgé de cinquante-six ans, chez Gui de Polente, prince de Ravenne.
Dante, à la fois guerrier, négociateur et poëte, eut sans doute des succès et quelques beaux moments ; mais pour avoir passé la moitié de sa vie dans l’exil et
l’indigence, il doit augmenter la liste des grands hommes malheureux. C’est ainsi qu’il s’en exprime lui-même, en pleurant la perte de ses biens et de son indépendance. « Partout où se parle cette langue toscane, on m’a vu errer et mendier ; j’ai mangé le pain d’autrui et savouré son amertume. Navire sans gouvernail et sans voiles, poussé de rivage en rivage par le souffle glacé de la misère, les peuples m’attendaient à mon passage, sur un peu de bruit qui m’avait précédé, et me voyaient autre qu’ils n’auraient osé le croire : je leur montrais les blessures que me fit la fortune, qui déshonorent celui que les reçoit. »
À une sensibilité profonde et à la plus haute fierté, Dante joignait encore cette ambition des républiques, si différente de l’ambition des monarchies. Quand son sénat, qui ne faisait pas tout ce qu’il en eût désiré, le nomma à l’ambassade de Rome, ce poëte, considérant l’état de crise où il laissait la république, et le péril de confier cette légation à un autre, dit ce mot devenu célèbre :
S’io vo, chi sta, e s’io sto, chi va : Si je pars, qui reste, et si je reste, qui part ?
Quoique logé chez le prince de Ravenne, il ne laissa pas de raconter dans son Enfer l’aventure délicate et désastreuse arrivée à la fille de ce prince ; et lorsque après son exil il se fut réfugié
auprès de Can de l’Escale, il conserva dans cette cour ses manières républicaines.
Un jour, ce petit souverain lui disait : « Je suis étonné, messer Dante, qu’un homme de votre mérite n’ait point l’art de captiver les cœurs ; tandis que le fou même de ma cour a gagné la bienveillance universelle. — Vous en seriez moins étonné, répondit le poëte, si vous saviez combien ce qu’on nomme amitié et bienveillance dépend de la sympathie et des rapports. »
Les différents ouvrages qui nous restent de lui2 attestent partout la mâle hardiesse de son génie. On sait avec quelle vigueur il a plaidé la cause des rois contre les papes, dans son Traité de la monarchie, et même dans ses poëmes. On trouve, par exemple, ces vers sur l’union du pouvoir spirituel et temporel, au seizième Chant du Purgatoire :
De la terre et du ciel les intérêts diversAvaient donné longtemps deux chefs à l’univers ;Rome alors florissait dans une paix profonde,Deux soleils éclairaient cette reine du monde :Mais sa gloire a passé quand l’absolu pouvoirA mis aux mêmes mains le sceptre et l’encensoir3.
Partout ce poëte a heurté les préjugés de son temps ; et ce temps est un des plus malheureux que l’histoire nous présente. Les violences scandaleuses des papes, les disgrâces et la fin de la maison de Souabe, les crimes de Mainfroi, les cruautés de Charles d’Anjou, les funestes croisades de saint Louis et sa fin déplorable ; la terreur des armes musulmanes ; plus encore les calamités de l’Italie désolée par les guerres civiles et les barbaries des tyrans ; enfin les alarmes religieuses, l’ignorance et le faible de tous les esprits qui aimaient à se consterner pour des prédictions d’astrologie : voilà les traits qui donnent à ces temps une physionomie qui les distingue.
Quoique le génie n’attende pas des époques pour éclore, supposons cependant que, dans un siècle effrayé par tant de catastrophes, et dans le pays même théâtre de tant de discordes, il se rencontre un homme de génie, qui, s’élevant au milieu des orages, parvienne au gouvernement de sa patrie ; qu’ensuite, exilé par des citoyens ingrats, il soit réduit à traîner une vie errante, et à mendier les secours de quelques petits souverains : il est évident que les malheurs de son siècle et ses propres infortunes feront sur lui des impressions profondes, et le disposeront à des conceptions mélancoliques ou terribles.
Tel fut Dante, qui conçut dans l’exil son poëme de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, embrassant dans son plan les trois règnes de la vie future, et s’attirant toute l’attention d’un siècle où on ne parlait que du jugement dernier, de la fin de ce monde et de l’avènement d’un autre.
Il y a deux grands acteurs dans ce poëme : Béatrix, cette maîtresse tant pleurée, qui doit lui montrer le Paradis, et Virgile, son poëte par excellence, qui doit le guider aux Enfers et au Purgatoire.
Il descend donc aux Enfers sur les pas de Virgile, pour s’y entretenir avec les ombres des papes, des empereurs et des autres personnages du temps, sur les malheurs de l’Italie, et particulièrement de Florence ; ce n’est qu’en passant qu’il touche aux questions de la vie future dont le monde s’occupait alors.
Comme il savait tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, il met à profit les erreurs de la géographie, de l’astronomie et de la physique : et le triple théâtre de son poëme se trouve construit avec une intelligence et une économie admirables. D’abord la terre, creusée jusque dans son centre, offre dix grandes enceintes, qui sont toutes concentriques. Il n’est point de crime qui soit oublié dans la distribution des supplices que le poëte rencontre d’un cercle à l’autre : souvent une enceinte est partagée en différents donjons ; mais toujours avec une telle suite dans la gradation des crimes et des peines, que Montesquieu n’a pas trouvé d’autres divisions pour son Esprit des lois.
Il faut observer que, dans cette immense spirale, les cercles vont en diminuant de grandeur, et les peines en augmentant de rigueur, jusqu’à ce qu’on rencontre Lucifer garrotté au centre du globe, et servant de clef à la voûte de l’Enfer. Observons encore ici qu’une spirale et des cercles sont une de ces idées simples, avec lesquelles on obtient aisément une éternité : l’imagination n’y perd jamais de vue les coupables et s’y effraye davantage de l’uniformité de chaque supplice : un local varié et des théâtres différents auraient été une invention moins heureuse.
Dante et son guide sortent ensemble des ténèbres et des flammes de l’abîme par des routes fort étroites ; mais ils ont à peine passé le point central de la terre, qu’ils tournent transversalement sur eux-mêmes, et la tête se trouvant où étaient les pieds, ils montent au lieu de descendre. Arrivés à l’hémisphère qui répond au nôtre, ils découvrent un nouveau ciel et d’autres étoiles. Le poëte profite de l’idée où on était alors, qu’il n’y avait pas d’antipodes, pour y placer le Purgatoire.
C’est une colline dont le sommet se perd dans le ciel, et qui peut avoir en hauteur ce qu’a l’Enfer en profondeur. Les deux poëtes s’élèvent de division en division et des punitions qui deviennent toujours plus de clartés en clartés, trouvant sans cesse légères. Le lecteur s’élève et respire avec eux : il entend partout le langage consolant de l’espérance, et ce langage se sent de plus en plus du voisinage des Cieux. La colline est enfin couronnée par le Paradis terrestre : c’est là que Béatrix paraît, et que Virgile abandonne Dante.
Alors il monte avec elle de sphère en sphère, de vertus en vertus, par toutes les nuances du bonheur et de la gloire, jusque dans les splendeurs du Ciel empyrée ; et Béatrix l’introduit au pied du trône de l’Éternel.
Étrange et admirable entreprise ! Remonter du dernier gouffre des Enfers jusqu’au sublime sanctuaire des Cieux, embrasser la double hiérarchie des vices et des vertus, l’extrême misère et la suprême félicité, le temps et l’éternité ; peindre à la fois l’ange et l’homme, l’auteur de tout mal, et le Saint des saints ? Aussi on ne peut se figurer la sensation prodigieuse que fit sur toute l’Italie ce poëme national, rempli de hardiesses contre les papes, d’allusions aux événements récents et aux questions qui agitaient les esprits ; écrit d’ailleurs dans une langue au berceau, qui prenait entre les mains de Dante une fierté qu’elle n’eut plus après lui, et qu’on ne lui connaissait pas avant. L’effet qu’il produisit fut tel, que, lorsque son langage rude et original ne fut presque plus entendu, et qu’on eut perdu la clef des allusions, sa grande réputation ne laissa pas de s’étendre dans un espace de cinq cents ans, comme ces fortes commotions dont l’ébranlement se propage à d’immenses distances.
L’Italie donna le nom de divin à ce poëme et à son auteur ; et quoiqu’on l’eût laissé mourir en exil, cependant ses amis et ses nombreux admirateurs eurent assez de crédit, sept à huit ans après sa mort, pour faire condamner le poëte Cecco d’Ascoli à être brûlé publiquement à Florence, sous prétexte de magie et d’hérésie, mais réellement parce qu’il avait osé critiquer Dante. Sa patrie lui éleva des monuments, et envoya, par décret du Sénat, une députation à un de ses petits-fils, qui refusa d’entrer dans la maison et les biens de son aïeul. Trois papes ont depuis accepté la dédicace de la Divina Comedia, et ont fondé des chaires pour expliquer les oracles de cette obscure divinité4.
Les longs commentaires n’ont pas éclairci les difficultés, la foule des commentateurs n’ayant vu partout que la théologie ; mais ils auraient dû voir aussi la mythologie, car le poëte les a mêlées. Ils veulent tous absolument que Dante soit la partie animale, ou les sens ; Virgile, la philosophie morale, ou la simple raison ; et Béatrix, la lumière révélée, ou la théologie. Ainsi l’homme grossier, représenté par Dante, après s’être égaré dans une forêt obscure, qui signifie, suivant eux, les orages de la jeunesse, est ramené par la raison à la connaissance des vices et des peines qu’ils méritent, c’est-à-dire aux Enfers et au Purgatoire : mais quand il se présente aux portes du Ciel, Béatrix se montre et Virgile disparaît. C’est la raison qui fuit devant la théologie.
Il est difficile de se figurer qu’on puisse faire un beau poëme avec de telles idées, et ce qui doit nous mettre en garde contre ces sortes d’explications, c’est qu’il n’est rien qu’on ne puisse plier sous l’allégorie avec plus ou moins de bonheur. On n’a qu’à voir celle que Tasse a lui-même trouvée dans sa Jérusalem.
Mais il est temps de nous occuper du poëme de l’Enfer en particulier, de son coloris, de ses beautés et de ses défauts.
Du poëme de l’Enfer. — Au temps où Dante écrivait, la littérature se réduisait en France, comme en Espagne, aux petites poésies des Troubadours. En Italie, on ne faisait rien d’important dans la langue du peuple ; tout s’écrivait en latin. Mais Dante ayant à construire son monde idéal, et voulant peindre pour son siècle et sa nation5, prit ses matériaux où il les trouva : il fit parler une langue qui avait bégayé jusqu’alors, et les mots extraordinaires qu’il créait au besoin n’ont servi qu’à lui seul. Voilà une des causes de son obscurité. D’ailleurs il n’est point de poëte qui tende plus de pièges à son traducteur ; c’est presque toujours des bizarreries, des énigmes ou des horreurs qu’il lui propose : il entasse les comparaisons les plus dégoûtantes, les allusions, les termes de l’école et les expressions les plus basses : rien ne lui paraît méprisable, et la langue française, chaste et timorée, s’effarouche à chaque phrase. Le traducteur a sans cesse à lutter contre un style affamé de poésie, qui est riche et point délicat, et qui, dans cinq ou six tirades, épuise ses ressources et lui dessèche ses palettes. Quel parti donc prendre ? Celui de ménager ses couleurs ; car il s’agit d’en fournir aux dessins les plus fiers qui aient été tracés de main d’homme ; et lorsqu’on est pauvre et délicat, il convient d’être sobre. Il faut surtout varier ses inversions : Dante dessine quelquefois l’attitude de ses personnages par la coupe de ses phrases ; il a des brusqueries de style qui produisent de grands effets ; et souvent dans la peinture de ses supplices il emploie une fatigue de mots qui rend merveilleusement celle des tourmentés. L’imagination passe toujours de la surprise que lui cause la description d’une cause incroyable à l’effroi que lui donne nécessairement la vérité du tableau : il arrive de là que ce monde visible ayant fourni au poëte autant d’images pour peindre son monde idéal, il conduit et ramène sans cesse le lecteur de l’un à l’autre ; et ce mélange d’événements si invraisemblables et de couleurs si vraies fait toute la magie de son poëme.
Dante a versifié par tercets ou à rimes triplées, et c’est de tous les poëtes celui qui, pour mieux porter le joug, s’est permis le plus d’expressions impropres et bizarres ; mais aussi, quand il est beau, rien ne lui est comparable. Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d’une seule épithète6.
Si les comparaisons et les tortures que Dante imagine sont quelquefois horribles, elles ont toujours un côté ingénieux, et chaque supplice est pris dans la nature du crime qu’il punit. Quant à ses idées les plus bizarres, elles offrent aussi je ne sais quoi de grand et de rare qui étonne et attache le lecteur. Son dialogue est souvent plein de vigueur et de naturel, et tous ses personnages sont fièrement dessinés. La plupart de ses peintures ont encore aujourd’hui la force de l’antique et la fraîcheur du moderne, et peuvent être comparées à ces tableaux d’un coloris sombre et effrayant, qui sortaient des ateliers des Michel-Ange et des Carrache et donnaient à des sujets empruntés de la religion une sublimité qui parlait à tous les yeux.
Il est vrai que, dans cette immense galerie de supplices, on ne rencontre pas assez d’épisodes ; et, malgré la brièveté des chants, qui sont comme des repos placés de très-près, le lecteur le plus intrépide ne peut échapper à la fatigue. C’est le vice fondamental du poëme.
Enfin, du mélange de ses beautés et de ses défauts, il résulte un poëme qui ne ressemble à rien de ce qu’on a vu, et qui laisse dans l’âme une impression durable. On se demande, après l’avoir lu, comment un homme a pu trouver dans son imagination tant de supplices différents, qu’il semble avoir épuisé les ressources de la vengeance divine ; comment il a pu, dans une langue naissante, les peindre avec des couleurs si chaudes et si vraies, et, dans une carrière de trente-quatre chants, se tenir sans cesse la tête courbée dans les Enfers.
Au reste, ce poëme ne pouvait paraître dans des circonstances plus malheureuses : nous sommes trop près ou trop loin de son sujet. Dante parlait à des esprits religieux, pour qui ses paroles étaient des paroles de vie, et qui l’entendaient à demi-mot : mais il semble qu’aujourd’hui on ne puisse plus traiter les grands sujets mystiques d’une manière sérieuse. Si jamais, ce qu’il n’est pas permis de croire, notre théologie devenait une langue morte, et s’il arrivait qu’elle obtînt, comme la mythologie, les honneurs de l’antique ; alors Dante inspirerait une autre espèce d’intérêt : son poëme s’élèverait comme un grand monument au milieu des ruines des littératures et des religions : il serait plus facile à cette postérité reculée de s’accommoder des peintures sérieuses du poëte7, et de se pénétrer de la véritable terreur de son Enfer ; on se ferait chrétien avec Dante, comme on se fait païen avec Homère.
Voilà le précis du poëme ; il est long et ne dit pas tout : mais on trouvera semées dans les notes les idées qui manquent ici ; l’application en sera plus facile et moins éloignée que si on les eût fait entrer dans ce discours préliminaire, et qu’il eût ensuite fallu les transporter et les appliquer de mémoire, en lisant le poëme.
De la traduction. — Comme on a beaucoup parlé des traductions, je n’en dirai qu’un mot en finissant, pour ne pas paraître mépriser ce genre de travail, ou l’estimer plus qu’il ne vaut. J’ai donc pensé qu’elles devraient servir également à la gloire du poëte qu’on traduit, et au progrès de la langue dans laquelle on traduit ; et ce n’est pourtant point là qu’il faut lire un poëte, car les traductions éclairent les défauts et éteignent les beautés ; mais on peut assurer qu’elles perfectionnent le langage.
En effet, la langue française ne recevra toute sa perfection qu’en allant chez ses voisins pour commercer et pour reconnaître ses vraies richesses ; en fouillant dans l’antiquité à qui elle doit son premier levain, et en cherchant les limites qui la séparent des autres langues. La traduction seule lui rendra de tels services. Un idiome étranger, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens : bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue ; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces, surtout lorsqu’il traduit les ouvrages d’imagination, qui secouent les entraves de la construction grammaticale, et donnent des ailes au langage.
Notre langue n’étant qu’un métal d’alliage, il faut la dompter par le travail, afin d’incorporer ses divers éléments. Sans doute elle n’acquerra jamais ce principe d’unité qui fait la force et la richesse du grec ; mais elle pourra peut-être un jour s’approcher de la souplesse et de l’abondance de la langue italienne, qui traduit avec tant de bonheur. Quand une langue a reçu toute sa perfection, les traductions y sont aisées à faire et n’apportent plus que des pensées.
Puisqu’on va parcourir des lieux peuplés d’ombres, de mânes et de fantômes, il est bon de dire un mot sur ce que les anciens entendaient par ces expressions.
De l’état des morts. — Ils distinguaient après la mort, l’âme, le corps et l’ombre.
L’âme était une portion de l’esprit qui anime l’univers, une subtile quintessence, un rayon très-épuré : mais c’était toujours de la matière▶ ; et quoiqu’elle ne tombât point sous les sens, on ne la croyait pas pur esprit : tout alors avait une forme et occupait un lieu quelconque. Seulement on lui donnait quelquefois la figure d’un papillon qui s’échappe de la bouche d’un mourant, pour exprimer son excessive légèreté, et non pour assigner sa véritable forme, qui n’était pas déterminée.
Mais l’ombre différait de l’âme, en ce qu’elle retenait la figure et l’apparence du corps. Elle en était le spectre, le simulacre, le fantôme ; et, bien qu’elle fût d’une ◀matière assez ténue pour échapper au toucher, cependant elle était visible et conservait les idées, les goûts et les affections que le mort avait eus dans sa vie.
Les noms d’ombre, de spectre, de simulacre et de fantôme signifient donc tous image et représentation de l’homme. Les mânes signifient restes, et désignent ce qui survit à l’homme, ce qui est permanent après lui. Toutes ces expressions emportent la même idée : ce sont les mânes ou l’ombre d’un mort qu’on rencontre aux Enfers ; c’est encore cela qu’on voit errer autour de son tombeau. Observez pourtant que le génie du défunt était autre chose : il gardait le sépulcre, et se montrait sous la forme de quelque animal, symbole de la qualité dominante du mort. Énée, faisant des libations à son père, voit sortir du mausolée un beau serpent, emblème de la haute sagesse de ce héros. Il arrivait quelquefois qu’un homme voyait son génie avant de mourir ; mais le cas était rare, et on ne compte guère que Dion, Socrate et Brutus qui aient eu cet avantage. Nos anges gardiens ont remplacé les génies, avec cette différence, qu’ils ne s’occupent plus de nous après la mort.
Il se présente ici une question. Était-ce l’ombre qui la première donnait au corps sa forme et au visage ses traits ? ou bien ne gardait-elle l’apparence du corps que par les longues habitudes qu’ils avaient eues ensemble ?
L’antiquité pensait que l’ombre était d’abord façonnée sous la figure humaine ; que cette créature légère errait longtemps sur les bords du Léthé, avec les traits et le costume du personnage qu’elle devait un jour habiter ; et qu’elle cachait l’âme ou le souffle de vie dans sa substance. La Genèse, en disant que Dieu fit l’homme à son image, semble indiquer aussi cette première portion de l’homme. On pourrait conclure de là que l’âme avait deux enveloppes : cachée d’abord dans l’ombre qui avait la figure humaine, elle formait un homme intérieur, sur qui se moulait l’homme extérieur, c’est-à-dire le corps.
C’est de toutes ces idées qu’est dérivée une expression, admirable pour l’énergie, et qui n’aurait pas de sens si on rejetait ce que nous avons dit. On la trouve chez les Latins : Mens informat corpus ; et chez les Italiens, la mente informa il corpo. Elle est peu usitée dans notre langue ; et
cependant J.-J. Rousseau dit quelque part : « L’univers ne serait qu’un point pour une huître, quand même une âme humaine informerait cette huître. »
Enfin c’est de là que semble venir la persuasion générale, que l’homme montre au dehors ce qu’il est au dedans, et que le visage est le miroir de l’âme.
Le christianisme n’a retenu de toutes ces divisions que celle de l’âme et du corps ; et cependant on voit dans la Bible l’ombre de Samuel.
Dante se sert partout, comme les anciens, des mots de spectres, de mânes, d’ombres, de fantômes, d’âmes et de simulacres, pour désigner les morts. Il suppose que les ombres ont les sens plus exquis que nous ; et, au vingt-quatrième chant de l’Enfer, il dit que des yeux vivants ne peuvent pénétrer dans les profondeurs de l’abîme, comme les yeux d’un mort. Il suppose aussi, d’après les anciens, que les ombres parlent la bouche béante, parce que la parole leur sort toute formée du fond de la poitrine ; et il est reconnu lui-même pour un homme encore vivant, aux mouvements de ses lèvres.
Homère, dans l’Odyssée, représente les mânes suçant le sang des victimes ; et voilà pourquoi on leur en immolait. On croyait que le sang, la fumée et ce qu’il y a de plus spiritueux dans nos aliments, était la part des morts comme celle des dieux. Les âmes à qui on négligeait de faire des sacrifices s’attachaient quelquefois à leurs parents ou à des personnes de leur connaissance, et celui qui était ainsi sucé par un mort dépérissait à vue d’œil.
La croyance d’un purgatoire a bien donné le change à ces idées, en substituant le besoin des prières et des œuvres pies à celui des sacrifices ; mais elles ne laissent pas de subsister parmi le peuple. N’a-t-on pas vu au commencement de ce dix-huitième siècle une bonne partie de l’Europe sucée par des vampires ; et ne continue-t-on pas toujours de porter le dernier repas au convoi d’un mort ? Cette cérémonie et bien d’autres qui se glissèrent autrefois dans notre liturgie, sont comme les médailles du paganisme qu’on retrouve dans les fondations du christianisme.
Toutes ces distinctions, que j’ai tâché d’établir avec quelque clarté, sont un peu confuses chez les anciens : ce sont bien des notions différentes, mais dont les limites ne sont pas bien marquées. Il y a dans la fable autant de législateurs que de poëtes, et il ne faut pas donner un code à l’imagination.