Sur une pétition de directeurs de théâtres contre les auteurs, compositeurs et éditeurs de musique82
Messieurs les sénateurs, les nos 504 et 506 ne forment qu’une seule et même pétition, identique dans les termes.
Un directeur de théâtre de l’Algérie (le sieur de Presles, directeur des théâtres de la province de Constantine), des directeurs de théâtres de province (M. Roubaud, directeur du théâtre de Cherbourg, M. Simon Lévy, directeur du théâtre de Lille), se plaignent d’abus qui se seraient produits à leur préjudice et qui seraient du fait de diverses sociétés représentant les artistes compositeurs de musique.
On sait, messieurs, que les temps sont loin où l’auteur dramatique était aux gages de la troupe et du directeur, et confectionnait une pièce de théâtre pour un écu. Les auteurs en ont appelé depuis : ils se sont émancipés ; ils ont pris leur revanche, depuis Beaumarchais surtout. Pour cela ils n’ont eu qu’à s’entendre, je ne veux pas dire à se coaliser. Ils ont fait leur 89. C’est une loi de 1791 qui régit encore la matière. Un auteur d’une prodigieuse fécondité et en même temps de beaucoup de précision, M. Scribe, a été de nos jours le promoteur et l’âme de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, s’entendant pour exercer leurs droits, pour faire valoir leurs intérêts.
Cette société, dans ses rapports avec les directeurs de théâtre, fonctionne et procède de la manière la plus régulière. Une commission composée d’un certain nombre de membres représente les intérêts communs. Les droits sont perçus par deux agents nommés par la société. Un traité particulier fixe le prix proportionnel que chaque directeur de théâtre doit payer pour la représentation d’une œuvre quelconque. (L’Opéra et le Théâtre-Français seuls payent des droits d’auteur fixés par un arrêté ministériel.)
Après celle-ci et à côté de celle-ci, une autre société s’est fondée, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Les directeurs de théâtre s’entendent avec le représentant de cette dernière société et payent par abonnement un droit fixe pour la magique des morceaux intercalés dans les vaudevilles, mélodrames, etc.
C’est ce dernier mode de perception, moins aisé apparemment à définir, et plus sujet à litige, que paraissent avoir eu en vue, dans leurs plaintes, les directeurs dont nous avons les pétitions sous les yeux.
Il n’est pas mal assurément, messieurs, que dès que quelqu’un se croit victime d’une injustice ou croit apercevoir un abus, il s’écrie : « J’en appellerai au Sénat. » Le Sénat ne saurait décourager un sentiment si honorable de confiance en sa justice. Mais, en accueillant la plainte avec attention, en lui donnant déjà une certaine satisfaction par la publicité de ses rapports, il lui est le plus souvent impossible d’entrer dans les moyens et les expédients qu’on lui propose.
Dans le cas présent, il n’y a pas lieu. Et d’abord les susdits directeurs, dont la plainte est déjà ancienne, excipent de leur privilège pour demander au Gouvernement une protection directe. Or, depuis le décret du 6 janvier 1864, qui a accordé la liberté des théâtres, il n’y a plus de directeur privilégié, si l’on excepte à Paris les directeurs des théâtres impériaux subventionnés par l’État.
Dans aucun cas, d’ailleurs, le Gouvernement n’eût pu intervenir comme le désiraient les directeurs, lesquels demandaient une enquête ayant pour but :
1º La révision de la loi du 13 janvier 1791, qui permet aux sociétés d’auteurs de traduire en police correctionnelle tout directeur qui peut se trouver en désaccord avec elles ;
2º La création d’un tarif pour les œuvres des auteurs, quelque minimes que soient ces œuvres, tarif qui, une fois établi et fixé, couperait court à bien des prétentions ;
3º Enfin que les contestations entre auteurs et directeurs, contestations qui sont essentiellement commerciales et rentrant dans le droit commun, soient jugées par les tribunaux civils ou de commerce et non par les tribunaux correctionnels.
Sur chacun de ces points, si on avait à les discuter, on aurait à opposer des réponses.
La loi du 13 janvier 1791 défend de jouer sur un théâtre public une pièce dramatique ou lyrique sans le consentement de l’auteur (ou des auteurs).
Si on ne peut jouer sans le consentement de l’auteur, il faut payer ce consentement au prix que l’auteur exige.
Il y a là convention individuelle et libre.
C’est le droit de l’auteur de ne pas permettre de jouer la pièce ou de ne le permettre qu’aux conditions qu’il agrée, après avoir négocié avec l’entrepreneur du théâtre.
L’abonnement qui, selon les pétitionnaires, prêterait à l’abus, n’est qu’une forme de payement, un mode de convention.
L’entrepreneur n’est jamais forcé d’y souscrire, et une fois qu’il l’a fait, il en subit les conséquences.
La demande d’un tarif à fixer par l’État est contraire aux idées généralement admises aujourd’hui en bonne économie politique. Ces sortes de tarifs, connus sous le nom de maximum, sont et doivent être des exceptions très rares, qui tendent de plus en plus à disparaître.
Il semblerait plus raisonnable d’admettre ce que demandent en troisième lieu les pétitionnaires, qu’un tribunal civil ou commercial soit appelé à juger des contestations entre auteurs et directeurs. Cependant, en y réfléchissant, on voit que le prix étant l’objet d’une convention libre, le juge n’a pas à le fixer ; et que si, sans le consentement de l’auteur, l’entrepreneur joue, c’est là un fait matériel simple à constater, un délit analogue à ce que serait pour un livre imprimé ou pour une gravure le délit de contrefaçon, et qui rentre sous la répression correctionnelle.
Par toutes ces considérations, messieurs, la commission conclut à proposer l’ordre du jour.