(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (3e partie) » pp. 365-427
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(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (3e partie) » pp. 365-427

CXIVe entretien.
La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (3e partie)

I

Humboldt passe à la peinture et au dessin. Platon dit quelque part aux Grecs : « La terre est petite. »

« Platon laisse voir un sentiment profond de la grandeur du monde, lorsqu’il indique en ces termes, dans le Phédon, les bornes étroites de la mer Méditerranée. Nous tous qui remplissons l’espace compris entre le Phase et les colonnes d’Hercule, nous ne possédons qu’une petite partie de la terre, groupés autour de la mer Méditerranée comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marais. »

De là sont parties cependant toutes les expéditions navales qui ont agrandi l’idée du monde.

Les Égyptiens complètent l’idée nouvelle de la grandeur de la terre, en naviguant par le golfe Arabique jusqu’au Gange, et chez les Scythes par le Bosphore de Thrace. L’expédition d’Alexandre fond les races, les idées des deux mondes : la terre est connue. Les livres d’Aristote sur les animaux sont contemporains de l’expédition d’Alexandre, son élève.

Les Ptolémées, en Égypte, développent la nature ; les Romains, en soumettant le monde occidental, préparent à Pline les moyens de le décrire. Sa description est savante et réellement universelle : c’est le Cosmos latin. Le christianisme fait découvrir l’unité du genre humain.

II

Les Arabes apparaissent enfin comme des précurseurs de la race chinoise ; ils répandent, sous les califes, l’unité de Dieu, la médecine, les mathématiques, le commerce, la géographie, la chimie, l’algèbre, et disparaissent après avoir annoncé ces grandes découvertes. Ils fondent Bagdad, capitale du monde oriental civilisé. L’Espagne, le Portugal, les Anglais, complètent la géographie par la découverte de l’Amérique et des Indes orientales.

« La période de découvertes dans les espaces terrestres, l’ouverture soudaine d’un continent inconnu, n’ont pas ajouté seulement à la connaissance du globe ; elles ont agrandi l’horizon du monde, ou, pour m’exprimer avec plus de précision, elles ont élargi les espaces visibles de la voûte céleste. Puisque l’homme, en traversant des latitudes différentes, voit changer en même temps la terre et les astres, suivant la belle expression du poète élégiaque Garcilaso de la Vega, les voyageurs devaient, en pénétrant vers l’équateur, le long des deux côtes de l’Afrique et jusque par-delà la pointe méridionale du Nouveau Monde, contempler avec admiration le magnifique spectacle des constellations méridionales. Il leur était permis de l’observer plus à l’aise et plus fréquemment que cela n’était possible au temps d’Hiram ou des Ptolémées, sous la domination romaine et sous celle des Arabes, quand on était borné à la mer Rouge ou à l’océan Indien, c’est-à-dire à l’espace compris entre le détroit de Bab-el-Mandeb et la presqu’île occidentale de l’Inde. Au commencement du XVIe siècle, Amerigo Vespucci dans ses lettres, Vicente Yañez Pinzon, Pigafetta, compagnon de Magellan et d’Elcano, ont décrit les premiers, et sous les couleurs les plus vives, comme l’avait fait Andrea Corsali lors de son voyage à Cochin dans les Indes orientales, l’aspect du ciel du Midi, au-delà des pieds du Centaure et de la brillante constellation du Navire Argo. Amerigo, littérairement plus instruit, mais aussi moins véridique que les autres, célèbre, non sans grâce, la lumière éclatante, la disposition pittoresque et l’aspect étrange des étoiles qui se meuvent autour du pôle Sud, lui-même dégarni d’étoiles. Il affirme, dans sa lettre à Pierre-François de Médicis, que, dans son troisième voyage, il s’est soigneusement occupé des constellations méridionales, qu’il a mesuré la distance des principales d’entre elles au pôle et qu’il en a reproduit la disposition. Les détails dans lesquels il entre à ce sujet font peu regretter la perte de ces mesures. »

III

« Les taches énigmatiques, vulgairement connues sous le nom de sacs de charbon (coalbags, kohlensäcke), paraissent avoir été décrites pour la première fois par Anghiera, en 1510. Elles avaient été déjà remarquées par les compagnons de Vicente Yañez Pinzon, pendant l’expédition qui partit de Palos et prit possession du cap Saint-Augustin, dans le royaume du Brésil. Le Canopo fosco (Canopus niger) d’Amerigo Vespucci est vraisemblablement aussi un de ces coalbags. L’ingénieux Acosta les compare avec la partie obscure du disque de la lune, dans les éclipses partielles, et semble les attribuer à l’absence des étoiles et au vide qu’elles laissent dans la voûte du ciel. Rigaud a montré que ces taches, dont Acosta dit nettement qu’elles sont visibles au Pérou et non en Europe, et qu’elles se meuvent, comme des étoiles, autour du pôle Sud, ont été prises par un célèbre astronome pour la première ébauche des taches du soleil. La découverte des deux nuées Magellaniques a été faussement attribuée à Pigafetta. Je trouve qu’Anghiera, se fondant sur les observations de navigateurs portugais, avait déjà fait mention de ces nuages, huit ans avant l’achèvement du voyage de circumnavigation accompli par Magellan. Il compare leur doux éclat à celui de la Voie lactée. Il est vraisemblable au reste que le Grand Nuage (Nubecula major) n’avait pas échappé à l’observation pénétrante des Arabes ; c’est très probablement le Bœuf blanc, el Bakar, visible dans la partie méridionale de leur ciel, c’est-à-dire la Tache blanche dont l’astronome Abdourrahman Sofi dit qu’on ne peut l’apercevoir à Bagdad ni dans le nord de l’Arabie, mais bien à Tehama et dans le parallèle du détroit de Bal-el-Mandeb. Les Grecs et les Romains ont parcouru la même route sous les Lagides et plus tard ; ils n’ont rien remarqué, ou du moins il n’est resté dans les ouvrages conservés jusqu’à nous aucune trace de ce nuage lumineux qui pourtant, placé entre le 11e et le 12e degré de latitude nord, s’élevait, au temps de Ptolémée, à 3 degrés, et en l’an 1000, du temps d’Abdourrahman, à plus de 4 degrés au-dessus de l’horizon. Aujourd’hui la hauteur méridienne de la Nubecula major, prise au milieu, peut avoir 5 degrés près d’Aden. Si d’ordinaire les navigateurs ne commencent à apercevoir clairement les nuages magellaniques que sous des latitudes très rapprochées du Midi, sous l’équateur ou même plus loin vers le Sud, cela s’explique par l’état de l’atmosphère et par les vapeurs qui réfléchissent une lumière blanche à l’horizon. Dans l’Arabie méridionale, en pénétrant à l’intérieur des terres, l’azur profond de la voûte céleste et la grande sécheresse de l’air doivent aider à reconnaître les nuages magellaniques. La facilité avec laquelle, sous les tropiques et sous les latitudes très méridionales, on peut, dans les beaux jours, suivre distinctement le mouvement des comètes, est un argument en faveur de cette conjecture. »

IV

« L’agroupement en constellations nouvelles des étoiles situées près du pôle antarctique appartient au xviie  siècle. Le résultat des observations faites, avec des instruments imparfaits, par les navigateurs hollandais Petrus Theodori de Emden et Frédéric Houtmann, qui vécut de 1596 à 1599, à Java et à Sumatra, prisonnier du roi de Bantam et d’Atschin, a été consigné dans les cartes célestes de Hondius Bleaw (Jansonius Cæsius) et de Bayer.

« La zone du ciel, située entre 50° et 80° de latitude Sud, où se pressent en si grand nombre les nébuleuses et les groupes étoiles, emprunte à la distribution inégale des masses lumineuses un caractère particulier, un aspect qu’on peut dire pittoresque, un charme infini dû à l’agroupement des étoiles de première et de seconde grandeur, et à leur séparation par des régions qui, à l’œil nu, semblent désertes et sans lumière. Ces contrastes singuliers, l’éclat plus vif dont brille la Voie lactée dans plusieurs points de son développement, les nuées lumineuses et arrondies de Magellan qui décrivent isolément leur orbite, enfin ces taches sombres, dont la plus grande est si voisine d’une belle constellation, augmentent la variété du tableau de la nature et enchaînent l’attention des observateurs émus aux régions extrêmes qui bornent l’hémisphère méridional de la voûte céleste. Depuis le commencement du xvie  siècle, l’une de ces régions, par des circonstances particulières dont quelques-unes tiennent à des croyances religieuses, a pris de l’importance aux yeux des navigateurs chrétiens qui parcourent les mers situées sous les tropiques ou au-delà des tropiques, et des missionnaires qui prêchent le christianisme dans les deux presqu’îles de l’Inde ; c’est la région de la Croix du Sud.

« Par suite de la rétrogradation des points équinoxiaux, l’aspect du ciel étoile change sur chaque point de la terre. L’ancienne race humaine a pu voir se lever dans les hautes régions du Nord les magnifiques constellations du Midi, qui, longtemps invisibles, reviendront après des milliers d’années. »

V

L’ère des mathématiciens succéda à l’ère des découvertes géographiques et à la découverte des télescopes : Kepler, Bacon, Galilée, Tycho Brahé, Descartes, Newton, Leibnitz, surgirent.

Copernic, le révélateur du vrai système de l’univers, proclame hardiment le rôle central du soleil en face des préjugés bibliques et théologiques, et sous l’autorité morale du pape lui-même.

« L’homme que l’on peut appeler le fondateur du nouveau système du monde, car à lui appartiennent incontestablement les parties essentielles de ce système et les traits les plus grandioses du tableau de l’univers, commande moins encore peut-être l’admiration par sa science que par son courage et sa confiance. Il méritait bien l’éloge que lui décerne Kepler, quand, dans son introduction aux Tables Rudolphines, il l’appelle un libre esprit, “ vir fuit maximo ingenio, et, quod in hoc exercitio (c’est-à-dire dans la lutte contre les préjugés) magni momenti est, animo liber ”. Lorsque Copernic, dans sa dédicace au pape, raconte l’histoire de son ouvrage, il n’hésite pas à traiter de conte absurde la croyance à l’immobilité et à la position centrale de la terre, croyance répandue généralement chez les théologiens eux-mêmes. Il attaque sans crainte la stupidité de ceux qui s’attachent à des opinions aussi fausses. Il dit que “si jamais d’insignifiants bavards, étrangers à toute connaissance mathématique, avaient la prétention de porter un jugement sur son ouvrage, en torturant à dessein quelque passage des saintes Écritures ( propter aliquem locum Scripturæ male ad suum propositum detortum ), il méprisera ces vaines attaques. Tout le monde sait, ajoute-t-il, que le célèbre Lactance, qu’on ne peut prendre à la vérité pour un mathématicien, a disserté d’une manière puérile sur la forme de la terre, et s’est raillé de ceux qui la regardaient comme un sphéroïde ; mais, lorsqu’on traite des sujets mathématiques, c’est pour les mathématiciens qu’il faut écrire. Afin de prouver que, quant à lui, profondément pénétré de la justesse de ses résultats, il ne redoute aucun jugement, du coin de terre où il est relégué, il en appelle au chef de l’Église et lui demande protection contre les injures des calomniateurs. Il le fait avec d’autant plus de confiance que l’Église elle-même peut tirer avantage de ses recherches sur la durée de l’année et sur les mouvements de la lune”. L’astrologie et la réforme du calendrier furent longtemps seules à protéger l’astronomie auprès des puissances temporelles et spirituelles, de même que la chimie et la botanique furent, dans le principe, entièrement au service de la pharmacologie.

« Le libre et mâle langage de Copernic, témoignage d’une conviction profonde, contredit assez cette vieille assertion, qu’il aurait donné le système auquel est attaché son nom immortel, comme une hypothèse propre à faciliter les calculs de l’astronomie mathématique, mais qui pouvait bien être sans fondement. “Par aucune autre combinaison, s’écrie-t-il avec enthousiasme, je n’ai pu trouver une symétrie aussi admirable dans les diverses parties du grand tout, une union aussi harmonieuse entre les mouvements des corps célestes, qu’en plaçant le flambeau du monde ( lucernam mundi ), ce soleil qui gouverne toute la famille des astres dans leurs évolutions circulaires ( circumagentem gubernans astrorum familiam ), sur un trône royal, au milieu du temple de la nature.” L’idée de la gravitation universelle ou de l’attraction ( appetentia quædam naturalis partibus indita ) qu’exerce le soleil, comme centre du monde ( centrum mundi ), paraît aussi s’être présentée à l’esprit de ce grand homme, par induction des effets de la pesanteur dans les corps sphériques. C’est ce que prouve un passage remarquable du traité de Revolutionibus, au chapitre 9 du livre premier. »

VI

Cependant le télescope découvert par le hasard en Hollande, en 1608, opérait ses miracles de grossissement et de rapprochement. Galilée s’en servait déjà à Venise ; Kepler constate que toutes les étoiles sont autant de soleils entourés, comme le nôtre, de leurs planètes.

Ici finit le second volume, qui ne mérite le nom de Cosmos qu’à la fin, quand l’auteur se relève de la misérable contemplation littéraire des écrivains les plus modernes sur la vague nature à sa pensée astronomique, dont la grandeur grandit tout et le contemplateur lui-même.

Le troisième volume recommence encore l’astronomie.

Il rencontre par accident le Dieu créateur du monde dans une phrase d’Anaxagore de Clazomène. « Ce philosophe astronome s’élève de l’hypothèse des forces motrices de la nature à l’idée d’un grand esprit moteur et régulateur de tout esprit de matière. » Mais, un peu plus tard, lorsque la physiologie ionienne eut pris un nouveau développement, Anaxagore de Clazomène s’éleva de l’hypothèse des forces purement motrices à l’idée d’un esprit distinct de toute espèce de matière, mais intimement mêlé à toutes les molécules homogènes. « L’intelligence (νοῦς) gouverne le développement incessant de l’univers ; elle est la cause première de tout mouvement et par conséquent le principe de tous les phénomènes physiques. Anaxagore explique le mouvement apparent de la sphère céleste, dirigée de l’Est à l’Ouest, par l’hypothèse d’un mouvement de révolution général dont l’interruption, comme on l’a vu plus haut, produit la chute des pierres météoriques. Cette hypothèse est le point de départ de la théorie des tourbillons qui, après plus de deux mille ans, a pris, par les travaux de Descartes, de Huyghens et de Hooke, une si grande place entre les systèmes du monde. L’esprit ordonnateur qui, selon Anaxagore, gouverne l’univers, était-il la Divinité elle-même, ou n’était-ce qu’une conception panthéistique, un principe spirituel qui soufflait la vie à toute la nature ? C’est là une question étrangère à cet ouvrage. »

Peut-on plus clairement proscrire la seule idée raisonnable ? Reléguer l’auteur de son âme et, pour éviter de nier Dieu, l’écarter de l’univers ? N’est-ce pas le mot de Laplace ou d’Arago : « Je n’ai rencontré Dieu nulle part, et cette hypothèse ne m’a été nulle part nécessaire. » Illustres éblouis qui ne le rencontrez nulle part que parce qu’il est partout !…

VII

John Herschel, à l’aide de son télescope, arrive à cette assertion : « C’est que les étoiles soi-disant fixes, de la Voie lactée, visibles seulement dans son télescope de six mètres, sont situées à une distance telle de nous que, si ces étoiles étaient des astres nouvellement formés, il faudrait deux mille ans pour que leur premier rayon de lumière arrivât jusqu’à la terre !… » Quelle idée de distance et d’étendue !… Et de quoi cette étendue incommensurable est-elle remplie ? par l’éther. Et sur quoi flottent ces mondes innombrables ? sur l’éther. Et qu’y a-t-il au-delà ? l’éther et d’autres mondes !…

« La lumière des astres est variable. Sir John Herschel a tenté, à l’exemple de Wollaston, de déterminer le rapport qui existe entre l’intensité de lumière d’une étoile et celle du Soleil. Il a pris la Lune pour point de comparaison intermédiaire, et en a comparé l’éclat à celui de l’étoile double α du Centaure, une des plus brillantes (la 3e) de tout le ciel. Ainsi fut accompli, pour la seconde fois, le souhait que John Michell formait dès 1787. Par la moyenne de 11 mesures, instituées à l’aide d’un appareil prismatique, sir John Herschel trouva que la pleine Lune est 27 408 fois plus brillante que α du Centaure. Or, d’après Wollaston, le Soleil est 801 072 fois plus brillant que la pleine Lune. Ainsi la lumière que le Soleil nous envoie est à celle que nous recevons de α du Centaure dans le rapport de 22 000 millions à 1. En tenant compte de la distance, d’après la parallaxe adoptée pour cette étoile, il résulte des données précédentes que l’éclat absolu de α du Centaure est double de celui du Soleil (dans le rapport de 23 à 10). Wollaston a trouvé que la lumière de Sirius est, pour nous, 20 000 millions de fois plus faible que celle du Soleil : son éclat réel, absolu, serait donc 63 fois plus grand que celui du Soleil, si, comme on le croit, la parallaxe de Sirius doit être réduite à 0″, 230. Nous sommes conduits ainsi à ranger notre Soleil parmi les étoiles d’un médiocre éclat. »

Ces étoiles se renouvellent comme de lentes éclosions du ciel : les unes vieillies, les autres rajeunies.

« Avant de passer aux considérations générales, il nous paraît bon de nous arrêter, un moment, à un cas particulier, et d’étudier, dans les écrits d’un témoin oculaire, la vive impression que peut causer l’aspect inattendu d’un phénomène de ce genre. »

VIII

« Lorsque je quittai l’Allemagne pour retourner dans les îles danoises, dit Tycho Brahé, je m’arrêtai ( ut aulicæ vitæ fastidium lenirem ) dans l’ancien cloître admirablement situé d’Herritzwald, appartenant à mon oncle Sténon Bille, et j’y pris l’habitude de rester dans mon laboratoire de chimie jusqu’à la nuit tombante.

« Un soir que je considérais, comme à l’ordinaire, la voûte céleste dont l’aspect m’est si familier, je vis avec un étonnement indicible, près du zénith, dans Cassiopée, une étoile radieuse d’une grandeur extraordinaire. Frappé de surprise, je ne savais si j’en devais croire mes yeux. Pour me convaincre qu’il n’y avait point d’illusion, et pour recueillir le témoignage d’autres personnes, je fis sortir les ouvriers occupés dans mon laboratoire, et je leur demandai, ainsi qu’à tous les passants, s’ils voyaient, comme moi, l’étoile qui venait d’apparaître tout à coup. J’appris plus tard qu’en Allemagne des voituriers et d’autres gens avaient prévenu les astronomes du peuple d’une grande apparition dans le ciel, ce qui a fourni l’occasion de renouveler les railleries accoutumées contre les hommes de science (comme pour les comètes dont la venue n’avait pas été prédite).

« L’étoile nouvelle, continue Tycho, était pourvue de queue ; aucune nébulosité ne l’entourait ; elle ressemblait de tout point aux autres étoiles ; seulement elle scintillait encore plus que les étoiles de première grandeur. Son éclat surpassait celui de Sirius, de la Lyre et de Jupiter. On ne pouvait le comparer qu’à celui de Vénus, quand elle est le plus près possible de la Terre (alors un quart seulement de sa surface est éclairé pour nous). Des personnes pourvues d’une bonne vue pouvaient distinguer cette étoile pendant le jour, même en plein midi, quand le ciel était pur. La nuit, par un ciel couvert, lorsque toutes les autres étoiles étaient voilées, l’étoile nouvelle est restée plusieurs fois visible à travers des nuages assez épais.

« Les distances de cette étoile à d’autres étoiles de Cassiopée, que je mesurai l’année suivante avec le plus grand soin, m’ont convaincu de sa complète immobilité. À partir du mois de décembre 1572, son éclat commença à diminuer, etc., etc. »

D’autres, selon M. de Laplace lui-même, sont des astres non détruits, mais éteints, qui gardent leur place dans le ciel et éclipsent les autres. Les étoiles, par leur changement de place relativement à la Terre, servent à motiver les pas que notre système planétaire lui-même fait en s’avançant dans l’espace absolu. On peut conjecturer, sans le savoir, que tous ces mouvements des cieux étoilés sont gouvernés de plus loin par un grand astre universel, dont notre propre soleil dépend.

D’immenses énumérations et considérations sur les volcans du globe, sortes d’embouchures de ses veines de feu, remplissent ce quatrième volume. Elles ne renferment ni faits ni aperçus nouveaux. Aristote en savait autant au temps d’Alexandre.

Voilà ce procès-verbal de l’univers connu en 1860 ; ce tableau immobilier et mobilier des mondes, ce domaine de la pensée humaine.

Ajoutez-y le phénomène de la vie, qui n’est, selon M. de Humboldt, qu’une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, que la nature rallume et éteint comme une lampe, et qui produit la respiration et la pensée, et tout est dit.

Voilà le Cosmos de M. de Humboldt.

IX

J’avoue qu’en commençant à étudier cette savante apocalypse, je m’attendais à autre chose.

C’est le caput mortuum de la matière.

J’oserais poser à ce philosophe une série de questions cosmiques dont ces quatre énormes volumes ne seraient que le premier chapitre.

En les lisant qu’ai-je appris ? tout, excepté ce qui intéresse l’homme, la nature et Dieu.

Il y a quatre mille ans que les premiers philosophes indous, égyptiens, grecs, en savaient davantage.

Où est donc le progrès ?

Évidemment inverse !

Triste résultat de cette philosophie naturelle.

Les mots sont changés. — Oui.

Mais la cause du Cosmos, mais le mot des mots a disparu.

Cette philosophie matérialiste a perdu sa lanterne, et cette ignorance savante a épaissi les ténèbres au lieu de les dissiper.

La main de feu qui écrivait le Mane Thecel Phares sur son œuvre a disparu.

Le Cosmos est devenu muet.

La plus élémentaire des notions, celle qui remonte et qui descend sans cesse de l’effet à la cause et de la cause à l’effet, s’est voilée.

C’était bien la peine de vivre quatre-vingt-treize ans !

Un enfant de trois ans, qui sait balbutier le nom de l’Infini et de l’Éternel, en sait un million de fois plus.

Le hasard a découvert la boussole.

Le hasard a découvert le télescope qui a découvert les astres.

Le hasard a découvert l’électricité.

Le hasard a découvert le magnétisme.

Le hasard et la matière ont découvert à Newton la gravitation.

Le hasard a découvert à Montgolfier la navigation aérienne.

La science proprement dite n’a découvert que des mots pour nommer ces phénomènes, et des chiffres pour les calculer. Qu’est-ce donc que la science purement matérielle ?

La Nomenclature de l’univers !

Il nous faut la logique des mondes.

Voyons.

X

Quant à moi, — si j’avais, non pas le génie des découvertes que M. de Humboldt n’avait évidemment pas reçu du ciel, mais l’aptitude patiente et infatigable aux études physiques que cet homme, remarquable par sa volonté, a manifestée pendant quatre-vingt-douze ans d’existence ;

Et si je possédais, comme lui, la notion exacte et complète de tous les phénomènes dont l’univers est composé, de manière à me faire à moi-même et à reproduire pour les autres le tableau de l’universelle création, je commencerais par une humble invocation à genoux à l’auteur caché de ce Cosmos à travers lequel il me permet, sinon de l’entrevoir, du moins de le conclure ; et une belle nuit d’été, soit sur les vagues illuminées de l’Océan qui me porte aux extrémités de l’univers, soit sur un sommet neigeux du Chimboraço, soit sur un rocher culminant des Alpes, je tomberais à ses pieds ; je laisserais sa grandeur, sa puissance, sa bonté, me pénétrer, m’échauffer, m’embraser, comme le charbon de feu qui ouvrit les lèvres du prophète, et je lui dirais en face de ses soleils, de ses étoiles, de ses nébuleuses et de ses comètes :

« Toi qui es ! toi dont j’ignore le nom, parce qu’aucun être et aucun Cosmos n’est assez vaste pour contenir l’image ou le son du nom de son auteur ; infini ! incréé ! innommé ! source et abîme de tout ! océan sans rivage et sans fond, qui, dans ton flux et reflux éternel, laisse écouler, sans jamais t’épuiser, ces myriades de mondes grands ou petits les uns vis-à-vis des autres, mais qui, par rapport à toi, sont tous également grands, — depuis le soleil qui arpente d’un pas l’incommensurable étendue, jusqu’aux animalcules impalpables dont l’univers est composé, qu’on ne distingue qu’au télescope, et dont les corps organisés et couchés par la mort dans leur sépulcre commun ne formeraient pas l’ongle du doigt d’un enfant avec deux cent millions de leurs cadavres en poussière !

« Je me sens saisi devant tes œuvres, non-seulement de ce tressaillement sacré qui m’écrase d’enthousiasme devant tes immensités et tes perfections réunies, mais encore de la passion de te rendre gloire dans tes ouvrages, comme un insecte qui, ayant vu la trace du pied d’un géant imprimée sur le sable, s’arrête épouvanté d’admiration, la mesure, l’adore et la baise, comme une mesure de la grandeur de l’Être inconnu, — avant de la décrire pour lui et pour les autres.

« De même que l’homme a besoin d’exprimer ce qu’il sent pour le bien comprendre et pour se rendre compte de ses impressions, en les communiquant à ses semblables, de même mon âme, recueillie en soi-même, sent un foyer croissant de contemplation intérieure qui l’échauffe, l’embrase, l’incendie, et cherche à se répandre au dehors. Je cherche des noms pour te nommer, des formes pour t’incarner, des limites pour te contenir, des couleurs pour te peindre, et, n’en trouvant point que tu ne dépasses, je me tais, je me confonds, je reste ébloui et muet de ton incorporéité ! puis, poussé de nouveau par l’instinct de l’infini qui est en moi, je me relève et je célèbre en balbutiant les miracles de ta nature. Je sais que je ne dis que des à peu près, des probabilités, des contresens, des ombres ; mais tu me pardonneras comme le père pardonne au murmure confus du nouveau-né qui cherche à prononcer son nom ! Sa nature est de l’ignorer, son instinct est de le découvrir toujours ! »

XI

Enfin, cet être infini et mystérieux dans ses desseins me prête de siècle en siècle des lueurs pour m’approcher de lui par des spectacles rapprochés et plus sublimes ; je finis non par comprendre, car l’étincelle ne peut comprendre l’étoile, mais par conjecturer je ne sais quoi d’immense, de parfait, d’accompli, qui me contient moi et les univers, et qui, sous le nom de divinité ou de Providence, m’a donné, tout insecte invisible que je suis, la même place, le même rang, la même part d’importance, d’attention et d’amour qu’à ses soleils.

Convaincu de cette foi évidente, je me rassure en sa présence, et je me dis : « Mon Créateur est là-haut ! » — Allons à lui par la contemplation, et rendons-nous compte de son œuvre complète, afin de l’adorer plus complètement dans son œuvre, qu’il me permet d’entrevoir, jusqu’au moment où des instruments intellectuels plus parfaits me rapprocheront encore davantage, et où la science fera tomber les voiles qui me dérobent la perfection et l’immensité de l’infini.

XII

Voici donc comment mon intelligence se poserait la question de l’univers, et comment mon humilité ignorante et sublime s’efforcerait de la résoudre.

Je commencerais par le mot de Descartes :

« Je pense, donc je suis. »

Et qui suis-je ? un être sorti d’un autre être, qui lui-même était sorti d’un autre, et ainsi de suite jusqu’à l’origine de cette espèce d’êtres appelés hommes. — Mais le premier de cette famille humaine, l’ancêtre de l’univers, vivant, pensant, aimant, qui lui avait donné la vie ? Évidemment une vie supérieure, un ancêtre au-dessus de tous les ancêtres, un créateur au lieu d’un père.

Qui est-il ? Où est-il ? Il a agi, et il s’est caché dans l’éblouissement de sa toute-puissance, dans le mystère, cette ombre de Dieu !

Il m’a donné une seule évidence pour me parler dans ces ténèbres : la liaison de l’effet a la cause. Je sens que je suis, donc il est !

Je ne savais pas en naissant que je devais mourir ; l’expérience me l’a enseigné.

Je vis entre la naissance et la mort, mes deux lois. Deux mystères aussi. L’un, le mystère du passé ; l’autre, le mystère de l’avenir.

Ma seule science est d’avouer mon ignorance, et de dire : « J’ignore et je me soumets. »

Nul ici-bas n’en sait plus que moi sur l’effet homme et la cause Dieu.

Seulement je puis penser, et je dois penser, puisque la pensée est la vie morale produite en moi par la vie matérielle.

Pensons donc ! — Les éléments de mes pensées sont mes sens, entrouverts au spectacle de moi-même et du monde.

Mais ma vie ne se compose pas seulement de pensées comme celle d’un pur esprit qui n’a d’autre objet que la contemplation. Elle est diversifiée, agitée, charmée, ennuyée par une foule d’autres passions, parmi lesquelles l’amour est la plus impérieuse et la plus brûlante, l’amour qui est le premier et le dernier mot de la nature, l’amour, image terrestre de ce suprême amour qui aspire à créer, qui jouit de créer, et qui sans savoir ce qu’il veut éprouve, en créant, quelque chose d’analogue au plaisir que la création divine donne à celui qui crée, — l’attrait divin, le plaisir de Dieu en créant l’homme et les mondes ; — attrait tel que l’homme y sacrifierait mille fois sa courte vie.

Mille autres besoins de mes sens et de mon âme se partagent mon existence ; puis je meurs, c’est-à-dire que cette existence cesse ici-bas, que mon âme, mon souffle, mon principe d’être, s’évanouit dans la douleur, la douleur mortelle, preuve que l’immortalité est mon premier besoin, et que je vais chercher ma vie nouvelle et supérieure, avec des conditions parfaites ou meilleures, avec ceux ou celles que je quitte en pleurant et regrette dans ce monde.

XIII

Mais, avant de mourir, le besoin de penser et de conclure me travaille incessamment.

Le premier objet de cette pensée, partout, chez tous les peuples plus ou moins policés, c’est l’auteur du monde. L’objet de cette pensée est infini ; aussi occupe-t-il infiniment cette pensée, infinie elle-même dans son objet. Elle s’y enchaîne comme l’effet à la cause, sans repos jusqu’à ce qu’elle ait trouvé sa paix dans sa foi : existence de son âme. Elle scrute la nature sous sa double forme matérielle et morale. Elle invoque, elle supplie, elle se consume de désir, elle brûle de volonté, puis elle se dit pour dernier mot : mystère ! Et elle s’endort dans ce mot humain, seule explication de la divine énigme.

Cependant, ne pouvant pas en découvrir l’essence, la substance, la nature incompréhensible de son ouvrage, elle contemple de nouveau l’univers et elle le voit sous ses deux formes : matière et esprit. Sous la forme matière, cette œuvre est très grande et assez belle pour que ses investigateurs lui aient donné à faux le nom de science. Faux nom, puisqu’en réalité nous ne savons que ce que nous comprenons, et que, même dans l’ordre matériel, l’homme ne comprend absolument rien. — Donc il ne sait rien. — Rien que des mots qui n’ont aucune signification, sauf des significations matérielles.

Tant que l’intelligence ne remonte pas à son principe et n’essaye pas de se rendre compte des mondes, ou qu’elle ne s’incline pas avec confiance devant le mystère évidemment voilé de la création, rien n’existe en effet qu’une sombre énigme, et le mot science est une dérision de notre superbe ignorance. Lisez les trois volumes de M. de Humboldt, et demandez-vous de bonne foi ce que vous savez de plus qu’avant de les avoir lus.

Vous aurez mis dans votre tête beaucoup de mots, beaucoup de nombres, mais pas une idée ; vous aurez appris que la mécanique céleste consiste dans la supposition des globes circulant appelés planètes, les uns brillants de leur propre lumière, les autres reflétant la lumière d’astres par eux-mêmes lumineux ; qu’au-delà de ces soleils immenses, si nous les comparons à notre petitesse, il se cache au fond d’un éther sans fond et sans bornes des milliers d’autres soleils gouvernant par leur mouvement d’autres systèmes, d’autres planètes ; que plus loin encore on aperçoit, sans savoir ce que c’est, des voies lactées, vaste épanchement d’étoiles répandues dans cet éther et que le télescope arrive à distinguer par leur noyau solide et distinct de cette lumière diffuse avec laquelle on les confondait ; que plus loin encore on aperçoit les nébuleuses, magasin flottant de matières enflammées qui germent dans l’éther pour éclore un jour en soleils ; que plus loin encore, et à des distances que le calcul se refuse à calculer, quelques soleils invisibles, auprès desquels le nôtre est un atome qui brûle un certain nombre de siècles, minutes à l’horloge des cieux, repoussent ou attirent d’autres systèmes étoilés, jusqu’à ce qu’ils les consument dans un cataclysme du ciel.

Mais cela ne vous dit rien que l’immensité d’espace, et l’immensité de durée, et l’immensité de matière rayonnant des œuvres du grand inconnu !

Qu’en concluez-vous ?

Qu’en ajoutant un poids de plus à ces milliers de poids, à ces univers, on arriverait à les former comme à les comprendre ?

Une année ou un jour de plus ajouté et surajouté à leur durée formerait leur durée éternelle, car l’éternité n’est qu’un jour éternellement ajouté à un jour.

Quant à leurs mouvements, on cherche en vain dans la rotation de la matière la loi qui les chasse ou les rappelle ; tous les Newton et tous les Laplace de l’univers ne découvriront pas hors de la volonté d’un premier moteur divin la loi de leur circulation. Or, comme le Cosmos n’en dit rien, évidemment la science ne sait rien des causes et n’écrit qu’un procès-verbal de la terre et des cieux : — donc rien ! donc néant de la prétendue science ! — Vous regarderez éternellement tourner la toupie flamboyante des mondes ; que si le doigt qui la lance et l’impulsion qui la continue disparaît, vous serez ébloui, mais non instruit. En toutes choses, celui qui ne sait pas la cause et la fin d’une œuvre, ne sait rien !

Telle est la science de M. de Humboldt : rien encore !

Tout ou rien, voilà l’énigme du Cosmos !

Vous ne voulez pas voir le tout (Dieu) :

Donc vous ne voyez que néant, noyé dans un océan de mots !

Une telle science vaut-elle qu’on s’en occupe ?

XIV

Mais la chimie céleste, dites-vous, depuis quelque temps parvient par analogie, par conjecture et même par expérience (en admettant que les pierres tombantes, les étoiles filantes décomposées par vos creusets soient des échantillons du ciel, des composés ignés, des planètes ambiantes tombées dans notre atmosphère), à analyser les huit ou dix métaux enflammés qu’elles contiennent, à constater que leurs matériaux sont les mêmes que ceux de nos volcans, et que les soleils eux-mêmes brûlent des mêmes éléments que les entrailles de notre terre !

Comme cette découverte bien contestable retracerait encore le domaine mystérieux de la science de la matière céleste ! Les univers incendiés ne seraient que les cinq ou six métaux de la fournaise solaire. Quelle pitié pour la richesse de l’Être Suprême ! Vulcain et les cyclopes en avaient autant.

Quant au mouvement, silence ; la science cosmique n’en connaît pas la cause ; un de ces jours elle apportera un nouveau mot qui remplacera dans un néant de plus la divine, ineffable et constante volonté de l’auteur des mondes.

Ces adorateurs de la matière ont oublié qu’à côté et au-dessus de la matière il existe une puissance éternelle, la pensée, la pensée qu’ils reconnaissent en eux et qu’ils se refusent à reconnaître dans son divin principe, Dieu !

La pensée qui a tout conçu avant d’avoir rien créé ;

La pensée éternelle du Cosmos, qui est Dieu !

La matière n’est pas Dieu, mais c’est l’esclave organisé dont les lois éternelles ou périssables sont créées pour recevoir et subir les lois de Dieu.

Donc la pensée divine qui crée en pensant, et la matière inférieure qui reçoit et exécute les lois de Dieu :

Voilà les deux éléments dont le Cosmos se compose.

Ils ont oublié la moitié supérieure de l’univers et ils ont dit : « Voilà du mouvement, voilà de vils éléments matériels en circulation et en combustion, voilà des balances, voilà des poids dans ces balances, voilà des pesanteurs et des gravitations ! mais voilà tout !

« La volonté divine, nous ne la voyons pas, donc elle n’est pas. Un géomètre, un physicien plus avancé viendra, qui inventera une nouvelle puissance matérielle, et un télescope plus parfait nous montrera un Cosmos plus complet.

« Peut-être, alors, verrons-nous ce rêve sans corps, que vous appelez Dieu ! »

La pensée, cet élément du monde intellectuel, n’existe pas. Le monde est un monstre sans père ni mère, un effet sans cause ! — Allons ! — et ils vont, et ils s’appellent la science ! — Quelle science, que la négation du seul principe qui peut rendre raison de tout !

Moi, je crois que la matière est vile, que la pensée est Dieu, et que Dieu pensant est tout le Cosmos !

Le véritable télescope de l’homme n’est pas ce tube de bois peint, multiplicateur de la lumière et abréviateur des distances, placé au sommet d’un observatoire ; le véritable télescope, c’est le bon sens pieux de l’homme ignorant ou savant, peu importe, au travers duquel il ne voit pas, mais il conclut Dieu, le régulateur des univers qu’il lui a plu de créer, et de créer pour leur faire part de son éternité ! Voilà le Cosmos des ignorants, voilà le mien. Je suis sûr que ce Cosmos m’approche plus de la vérité que celui de M. de Humboldt.

XV

Je prends le monde tel qu’il est aujourd’hui, dans les différents hémisphères de ce petit globe terrestre, insignifiant comme pesanteur et comme étendue, mais égal au millième ciel des cœurs, par cette pensée dont Dieu le fait participant, communion divine qui nourrit l’homme de l’essence de Dieu lui-même, et je me place, pour contempler ce Cosmos, sur cinq ou six points culminants de l’espace. Suivez-moi, commencez par la forêt vierge de l’équateur, ce miracle de la puissance créatrice végétative.

XVI.
Une Forêt Vierge

L’immense forêt qui relie, dans la zone torride de l’Amérique du Sud, le bassin de l’Orénoque à celui de l’Amazone est assurément une des merveilles du monde. M. de Humboldt décerne à cette région le nom de forêt vierge dans la plus précise acception du terme. « S’il faut, dit-il dans ses Tableaux de la nature, regarder comme forêt vierge toute vaste étendue de bois sauvages où l’homme n’a jamais porté la hache, c’est là un phénomène commun à une foule de localités dans les zones tempérées et froides ; mais si le caractère distinctif d’une forêt vierge consiste à être impénétrable, ce caractère n’existe que dans les régions tropicales. »

Telle est la définition du grand voyageur naturaliste, qui fait autorité dans la matière, celui qui, de tous les anciens explorateurs, Bonpland, Martius, Poppig et les Schombourg, c’est-à-dire avant MM. Wallace et Bates, a le plus longtemps vécu dans les forêts vierges de l’intérieur d’un continent. Nous préférons conserver au terme le sens simple et usuel d’une forêt que l’industrie de l’homme n’a point aménagée. Disons même, à propos de l’explication assez arbitraire de Humboldt, que l’impénétrabilité en question ne tient point, comme on a le tort de le supposer trop souvent en Europe, à la présence d’un fouillis inextricable de lianes grimpantes et de plantes rampantes. C’est la moindre partie du menu bois. Le grand obstacle provient des halliers, qui remplissent tous les intervalles d’un arbre à l’autre dans une zone où toutes les formes végétales ont une tendance à devenir arborescentes.

Dans ces forêts primitives l’homme disparaît. « On s’accoutume presque, dit ailleurs Humboldt, dans toute une partie de l’intérieur du nouveau continent, à considérer l’homme comme ne faisant point une partie essentielle de l’ordre de la création. La terre est encombrée de plantes dont rien n’arrête le développement. Une immense couche de pur humus manifeste l’action continue des forces organiques. Les crocodiles et les boas sont maîtres du fleuve ; le jaguar, le pécari, l’anta et les singes à queue prenante parcourent la forêt sans crainte et sans danger : c’est leur domaine, leur patrimoine. » En un mot, ce que la géologie nous enseigne, que la terre, à l’époque où les fougères arborescentes croissaient dans nos climats tempérés, où le règne animal se réduisait à une classe d’amphibies monstrueux, où prédominait sans doute une atmosphère chaude et humide, saturée d’acide carbonique, n’était point encore prête à recevoir l’homme, cela est vrai aujourd’hui, dans une certaine mesure, des vastes forêts primitives de l’Amérique tropicale. Elles ne sont encore habitables que pour le précurseur de l’homme, pour le singe, à part quelques défrichements.

« Ce spectacle d’une nature animée où l’homme ne paraît point, continue Humboldt, a quelque chose d’étrange et de triste. Nous avons peine à nous réconcilier avec son absence sur l’Océan et au milieu des sables de l’Afrique ; mais ces dernières scènes, où rien ne rappelle à notre esprit nos champs, nos bois et nos rivières, nous laissent moins étonnés de l’immensité des solitudes que nous traversons. Ici, c’est dans une contrée fertile, parée d’une éternelle verdure, que nous cherchons en vain une trace du pouvoir de l’homme ; il semble que nous soyons transportés dans un monde différent de celui où nous avons vu le jour. L’impression est d’autant plus vive qu’elle est plus prolongée. Un soldat qui avait passé sa vie entière dans les missions de l’Orénoque supérieur, campait avec nous sur les bords du fleuve. C’était un homme intelligent qui, durant le cours d’une nuit calme et sereine, m’accabla de questions sur la grandeur des astres, sur les habitants de la lune, sur mille sujets à propos desquels mon ignorance égalait la sienne. Comme mes réponses étaient impuissantes à satisfaire sa curiosité, il me dit d’un ton convaincu : “Quant aux hommes, je suis persuadé qu’il n’y en a pas plus là-haut que vous n’en trouveriez si vous alliez par terre de Javita à Cassiquaire. Je m’imagine voir dans les étoiles, comme ici, une plaine couverte de gazon et une forêt traversée par un fleuve.” Ces simples paroles sont éloquentes et peignent l’impression que cause l’aspect monotone de ces régions solitaires. »

Il y a plus, et la philosophie de Humboldt ne donne point le dernier mot de l’énigme. L’homme est profondément humilié de sentir que l’antique forêt n’est point encore propre à lui servir de demeure. Voilà pourquoi elle lui inspire une aversion dont triomphent seuls l’esprit d’aventure et la nécessité. Il comprend qu’elle reste jusqu’à présent l’héritage exclusif de l’homme des arbres, — le singe.

XVII

Une autre catégorie de philosophes, Buckle, par exemple, ont voulu voir dans la végétation luxuriante de la forêt primitive la cause qui doit empêcher la civilisation d’y prendre pied : dans une pareille région on ne parvient que par une excessive dépense de travail et d’énergie à lutter contre les milliers de germes végétaux qui disputent à l’homme la jouissance du sol. Cette façon de parler manque de justesse, et le terme de population serait plus à sa place que celui de civilisation. Rien au monde ne s’oppose au déploiement de la civilisation la plus avancée dans le bassin de l’Amazone. De grands cours d’eau navigables ouvrent des routes naturelles à travers les bois. Le terrain est susceptible de culture et les produits seraient de ceux qui permettent l’emploi des engins et des machines les plus perfectionnés. C’est à l’établissement et au succès de l’humble colon isolé que s’oppose la vigueur excessive de la végétation. C’est ainsi qu’elle fait obstacle à l’extension de la population, mais non point de la civilisation proprement dite.

Le premier trait distinctif de la forêt vierge étant donc d’être impénétrable, le second de ne point convenir au développement de la race humaine, le troisième est l’énergie sauvage et pour ainsi dire forcenée de la végétation. Un voyageur allemand, Burmeister, a dit que la contemplation d’une forêt brésilienne avait produit sur lui une impression pénible, tant la végétation semblait déployer un esprit d’égoïsme farouche, de rivalité furieuse, d’astuce. À ses yeux, le calme paisible et majestueux des forêts de l’Europe offre un spectacle bien plus aimable, où il prétend même voir une des causes de la supériorité morale des nations de l’ancien monde. Dans cet ordre d’idées, non-seulement la forêt vierge ne s’accommode point au développement de l’espèce humaine, mais encore elle serait plutôt faite pour dégrader ses facultés morales et intellectuelles. Une page pittoresque de M. Bates va expliquer ce qu’il peut y avoir de vrai là-dedans :

« Dans ces forêts tropicales, chaque plante, chaque arbre, semble rivaliser avec le reste à qui s’élèvera plus vite et plus haut vers la lumière et l’air, branches, feuillage et tronc, sans pitié pour le voisin. On voit des plantes parasites en saisir d’autres comme avec des griffes, et les exploiter pour ainsi dire avec impudence, comme des instruments de leur propre prospérité. La maxime qu’enseignent ces solitudes sauvages n’est certainement point de respecter la vie d’autrui en tâchant de vivre soi-même, témoin un arbre parasite dont la variété est très commune aux environs de la ville de Para et qui est peut-être le plus curieux de tous. Il s’appelle sipo matador, autrement dit la liane assassine. Il appartient à la famille des figuiers, et il a été décrit et dessiné dans l’atlas des voyages de Spix et Martius. J’en ai observé un grand nombre d’individus. La partie inférieure de la tige n’est pas de taille à porter le poids de la partie supérieure ; le sipo va donc chercher un appui sur un arbre d’une autre espèce. En cela il ne diffère point essentiellement des autres arbres ou plantes grimpantes. C’est sa façon de s’y prendre qui est particulière et qui cause une impression désagréable. Il s’élance contre l’arbre auquel il prétend s’attacher, et le bois de la tige croît en s’appliquant, comme du plâtre à mouler, sur un des côtés du tronc qui lui sert de point d’appui. Puis naissent à droite et à gauche deux branches ou deux bras qui grandissent rapidement : on dirait des ruisseaux de séve qui coulent et durcissent à mesure. Ces bras étreignent le tronc de la victime, se rejoignent du côté opposé et se confondent. Ils poussent de bas en haut à des intervalles à peu près réguliers, et de la sorte, quand l’étrangleur arrive au terme de sa croissance, la victime est étroitement garrottée par une quantité de chaînons rigides. Ces anneaux s’élargissent à mesure que le parasite grandit, et vont soutenir jusque dans les airs sa couronne de feuillage mêlée à celle de la victime, qu’ils tuent à la longue en arrêtant le cours de la sève. On voit alors ce spectacle étrange du parasite égoïste qui étouffe encore dans ses bras le tronc inanimé et décomposé qu’il a sacrifié à sa propre croissance. Il en est venu à ses fins ; il s’est couvert de fleurs et de fruits, il a reproduit et disséminé son espèce ; il va mourir avec le tronc pourri dont il a causé la mort, il va tomber avec le support qui se dérobe sous lui. »

XVIII

« Le sipo matador n’est, après tout, qu’un emblème parlant de la lutte forcée des formes végétales dans ces forêts épaisses où l’individu est aux prises avec l’individu, l’espèce avec l’espèce, dans le seul but de se frayer une voie vers l’air et la lumière, afin de déployer ses feuilles et de mûrir ses organes de reproduction. Aucune espèce ne saurait être autrement victorieuse qu’aux dépens d’une foule de voisins et d’appuis ; mais le cas particulier du matador est celui qui frappe le plus vivement les yeux. Certains arbres n’ont pas moins d’efforts à faire pour loger leurs racines que les autres pour gagner de la place en hauteur. De là les troncs arc-boutés, les racines suspendues en l’air et autres phénomènes analogues.

« La forêt vierge impénétrable, impropre au séjour de l’homme, vrai champ de bataille des végétaux, présente encore d’autres phénomènes particuliers et frappants. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est la docilité des plantes à devenir grimpantes, des animaux à devenir grimpeurs. Que la tendance à grimper se soit imposée à diverses espèces par une nécessité de circonstance, celle d’arriver jusqu’à l’air et à la lumière au milieu d’une végétation aussi drue, cela est démontré jusqu’à l’évidence par ce fait, que les arbres grimpants ne constituent ni une famille ni un genre spécial. Point de catégorie exclusive : cette habitude pour ainsi dire adoptive, ce caractère forcé, sont communs à des espèces d’une foule de familles distinctes qui, en général, ne grimpent point. Légumineuses, guttifères, bignoniacées urticées, telles sont celles qui fournissent le plus de sujets. Il y a même un palmier grimpant dont la variété (desmoncus) s’appelle jacitara en langue tupi. Il a une tige grêle, fortement tordue, flexible, qui s’enroule autour des grands arbres, passe de l’un à l’autre, et atteint une longueur incroyable. Les feuilles pinnées, comme dans le reste de la famille, que cette forme caractérise, sortent du stipe à de grands intervalles, au lieu de se réunir en couronne, et portent, à la pointe terminale, de longues et nombreuses épines courbes. Merveilleuse pour aider l’arbre à s’accrocher en grimpant, cette structure est fort désagréable pour le voyageur, quand le stipe épineux, suspendu sur son passage en travers du sentier, lui arrache son chapeau ou lui déchire ses habits. Les arbres qui ne grimpent point s’élancent à une extrême hauteur. Ils sont partout enchaînés et reliés dans tous les sens par les tiges ligneuses et tortueuses des parasites. Grands arbres et parasites confondent leur feuillage, qui n’apparaît que très loin du sol. De ces parasites, les uns ressemblent à des câbles composés de plusieurs torons ; les autres ont un gros stipe contourné de mille façons, qui s’enroule comme un serpent autour des troncs voisins, et va former entre les grosses branches des œils-de-bœuf ou des replis gigantesques ; d’autres encore courent en zigzag ou sont dentelés comme les marches d’un escalier qui monterait à une hauteur vertigineuse. »

XIX

« La faune offre, comme la flore, une propension très générale à devenir grimpante. Disons d’abord que, dans les forêts vierges, la faune est bien moins nombreuse et bien moins variée qu’on ne le supposerait à priori. Elle compte un certain nombre de mammifères, d’oiseaux et de reptiles, mais extrêmement disséminés, et fuyant tous l’homme, dont ils ont grand-peur. Dans cette vaste région uniformément couverte de bois, les animaux n’abondent que dans certaines localités propices qui les attirent. Le Brésil entier est pauvre en mammifères terrestres, et les espèces sont toutes de petite taille ; elles ne se détachent point sur le fond du paysage. Le chasseur y chercherait en vain des groupes analogues aux troupeaux de bisons de l’Amérique du Nord, aux bandes d’antilopes, aux compagnies de pesants pachydermes de l’Afrique du Sud. Au Brésil, la grande majorité de la faune mammifère, qui est aussi la plus intéressante, vit habituellement sur les arbres. Tous les singes du bassin de l’Amazone, ou plutôt tous ceux de l’Amérique du Sud, sont des grimpeurs. Pas un seul groupe correspondant aux babouins de l’ancien monde, qui vivent à terre. On ne connaît point d’animaux mieux organisés pour vivre sur les arbres que les singes de l’Amérique méridionale des genres alouate, atèle, lagotriche, sapajou, saki, sagoin et nocthore, dont la plupart ont, comme en guise de cinquième main, une queue musculeuse, nue en dessous et prenante. Un genre de carnivores plantigrades voisins de l’ours (les cercoleptes), qu’on ne rencontre que dans les forêts de l’Amazone, habite exclusivement les arbres et possède une queue longue et flexible comme celle des singes du nouveau monde. Les gallinacés mêmes, qui tiennent ici la place des poules et faisans de l’Asie et de l’Afrique, ont les doigts disposés de manière à pouvoir percher, et on ne les voit jamais que sur la cime des arbres. Beaucoup de genres ou d’espèces de géophiles, c’est-à-dire d’insectes carnivores qui vivent ailleurs sous la terre, ont aussi des pattes conformées pour vivre sur les branches et les feuilles. M. Bates, qui adopte les théories de Darwin, voit dans ces faits la preuve que la faune de l’Amérique méridionale s’est insensiblement accommodée à la vie des bois, et il en conclut qu’il y a toujours eu dans cette région de vastes forêts, dès l’apparition des mammifères. »

XX

Les reptiles et les insectes ne pullulent point, comme on le croirait, dans les forêts vierges. La première peur d’un nouveau débarqué sous ces ombrages marécageux est de marcher à chaque pas sur des reptiles venimeux. Pour être nombreux à certains endroits, il s’en faut bien qu’ils soient nombreux partout, et encore appartiennent-ils la plupart du temps à des espèces sans venin. Il n’arriva qu’une fois à M. Bates de se trouver enlacé dans les replis d’un serpent merveilleusement mince, avec un diamètre maximum d’un demi-pouce sur six pieds de long. C’était une variété du dryophis. Le hideux sucurugu ou boa aquatique, eunectes murinus, est plus redoutable que les serpents des bois (hors les espèces les plus venimeuses, comme le javaraca, craspedocephalus atrox), et il attaque souvent l’homme. Dans la saison des pluies, les boas sont si communs qu’on en tue jusque dans les rues de Para. On range au nombre des plus communs et des plus curieux serpents les amphisbènes, espèce inoffensive, voisine des orvets d’Europe, qui vit dans les galeries souterraines de la fourmi saüba. Les indigènes l’appellent, en style oriental, maï das saübas, mère des fourmis.

La forêt vierge n’est point en général empestée de moustiques et autres diptères du genre cousin. L’absence de ce fléau, un mélange de variété et d’immensité, la fraîcheur relative de l’air, les formes diverses et bizarres de la végétation, la majesté de l’ombre et du silence, tous ces éléments combinés donnent de l’attrait à ces solitudes sauvages, que peuplent seuls les arbres et les lianes. « Ces lieux, dit M. Bates, sont le paradis du naturaliste, et pour peu qu’il soit porté à la contemplation, il n’y a point ailleurs de milieu plus favorable à l’esprit rêveur. Les forêts intertropicales produisent sur l’âme, comme l’avait déjà fait observer Humboldt, une impression analogue à celle de l’Océan. L’homme sent qu’il est en face de l’immensité de la nature. »

XXI

« On peut se faire une idée de l’aspect des basses terres en se représentant une végétation de serre chaude qui s’étendrait sur une vaste surface marécageuse, des palmiers mêlés à de grands arbres exotiques semblables à nos chênes et à nos ormes, couverts de plantes grimpantes et parasites, un sol encombré de troncs déracinés et pourris, de branches, de feuilles ; le tout illuminé par les rayons ardents d’un soleil vertical et saturé d’humidité.

« Vrai pour les bords du fleuve, ce tableau ne l’est plus pour les grandes régions de la forêt vierge que la géographie mesure et qui s’étendent sans interruption à des centaines de milles dans tous les sens. Le pays se relève et s’accidente ; les plantes aquatiques aux longues et larges feuilles disparaissent ; il y a moins de taillis et les arbres sont moins rapprochés. Généralement ces arbres sont moins remarquables par l’épaisseur du tronc que par la grande et uniforme hauteur à laquelle ils s’élancent avant d’avoir une seule branche. On rencontre çà et là un véritable géant. Il ne peut pousser dans un espace donné qu’un seul de ces arbres monstrueux, qui accapare le domaine, et aux abords duquel on n’aperçoit que des individus d’une dimension beaucoup plus modeste. Le fût a pour l’ordinaire de vingt à vingt-cinq pieds de circonférence. Von Martius assure en avoir mesuré, dans le district de Para, qui avaient de cinquante à soixante pieds au bas du fût. Ces énormes colonnes végétales n’ont pas moins de cent pieds de hauteur du sol à la branche la plus basse. On peut estimer la hauteur totale, stipe et cime, à cent quatre-vingts ou deux cents pieds, et chacun de ces géants élève sa tiare de feuillage au-dessus des autres arbres de la forêt, comme une cathédrale fait de son dôme au-dessus des maisons de la ville. Les gallinacés perchés dans les couronnes, sont parfaitement à l’abri des atteintes d’un fusil de chasse.

« Ce qui achève de donner à ces arbres un aspect original, ce sont des projections en forme de contreforts qui croissent tout autour du bas du stipe. Les vides compris entre les contreforts, qui sont généralement des cloisons ligneuses, forment des chambres spacieuses que l’on peut comparer aux stalles d’une écurie ; quelques-unes sont assez grandes pour contenir une demi-douzaine de personnes. L’utilité de cette disposition saute aussi vite aux yeux que celle des arcs-boutants de maçonnerie destinés à soutenir une haute muraille. Elle n’est point particulière à telle ou telle espèce, mais commune à la plupart des grands troncs. On se rend fort bien compte de la nature de ces soutiens et de leur façon de croître, quand on examine une série de jeunes sujets d’âges différents. On voit alors que ce sont les racines qui sont sorties de terre sur tout le périmètre de la base et qui ont monté peu à peu, à mesure que la hauteur croissante de l’arbre exigeait un point d’appui plus solide. Elles sont visiblement destinées à soutenir la masse du tronc et de la couronne dans ces bois enchevêtrés, et elles affectent une forme pivotante, parce qu’il leur serait difficile de s’étendre dans un plan horizontal, à cause de la multitude de plantes qui leur disputent le sol.

« Beaucoup de lianes ligneuses qui pendent aux arbres ne sont point des tiges grimpantes. Ce sont les racines aériennes des épiphytes (aroïdées), qui vivent sur les cimes, en plein air, qui se passent fort bien d’emprunter leur nourriture à la terre et sont comme une seconde forêt par-dessus la première, qui s’attachent à demeure aux plus fortes et aux plus hautes mères branches, et retombent droit comme un fil à sonde, tantôt isolément, tantôt en paquets, s’arrêtant ici à moitié chemin du sol, finissant ailleurs par y toucher et par y enfoncer leurs radicules. »

XXII

« Le taillis de la forêt vierge change d’un endroit à l’autre. Ici il se compose surtout de jeunes individus de la même espèce que les grands arbres ; plus loin, de diverses sortes de palmiers, dont les uns s’élèvent à vingt ou trente pieds, dont les autres, grêles et délicats, ont une tige épaisse comme le doigt ; plus loin encore, d’une variété infinie de buissons et de lianes qui se mêlent et se disputent l’espace.

« Les fougères arborescentes appartiennent aux collines de l’Amazone supérieure. Les fleurs sont en petit nombre. Les orchidées sont très rares dans les fourrés des basses terres. Il y a bien des arbustes et des arbres fleuris, mais ils échappent à la vue. Par une conséquence naturelle, les insectes qui vivent sur les fleurs sont tout aussi rares. L’abeille forestière (genre mélipone et genre euglosse) est presque partout réduite à tirer sa nourriture de la sève sucrée que distillent les arbres ou des excréments que les oiseaux déposent sur les feuilles. »

Lamartine.