Le général Jomini. [V]
Ennuis ; apologie et polémique. — Travaux historiques ; renommé conquise. — Services et carrière du côté de la Russie. — Importance d’action et d’influence par ses écrits. — Autorité classique militaire consacrée.
Les hommes ne se rendent jamais bien compte de leur destinée, tandis qu’ils sont en train de se la faire. Au sortir de ces guerres gigantesques où il n’avait pas même eu la moitié du rôle qu’il ambitionnait, Jomini, malgré le poste élevé qu’il occupait auprès d’un puissant monarque, se disait tout bas que sa carrière était à peu près manquée. Qu’avait-il désiré en effet dans le premier orgueil de la jeunesse ? Non pas seulement assister d’une bonne place à ce savant et terrible jeu à combinaisons non limitées qu’on appelle la grande guerre, non pas seulement être appelé à donner en quatre ou cinq occasions des conseils plus ou moins suivis, mais être une bonne fois à même d’appliquer son génie, ses vues, sa manière d’entendre et de diriger les mouvements d’un corps d’armée, être compté, en un mot, lui aussi, dans la liste d’honneur des généraux qui ont eu leur journée d’éclat, qui ont combiné et agi, qui ont exécuté ce qu’ils avaient conçu. Art, science et métier, le sang-froid dans l’extrême péril, la liberté du jugement et la fermeté d’action au fort du combat, l’ensemble et le concert des grandes opérations, l’à-propos et le pied à pied de la tactique, il avait rêvé d’unir toutes ces qualités et toutes ces parties ; — tout un idéal complet du savant capitaine et du brave. Ce qu’il avait ambitionné jeune, il l’avait désiré derechef et à tout prix en 1813, au moment de sa démarche (comme il l’appelait) ; il s’était flatté alors, même en rabattant beaucoup de ses espérances, de saisir aux cheveux l’occasion telle quelle, de se venger d’un seul coup de ses ennemis et de ses envieux, en montrant du moins en quelque rencontre signalée tout ce qu’il savait et pouvait faire : c’eût été à ses yeux la justification suprême. Au lieu de cela, après toutes sortes de dégoûts et d’ennuis, la lutte terminée, il ne se voyait en position que de demeurer un grand consultant militaire sur le pied de paix, et de redevenir ce qu’il avait été tout d’abord, un écrivain tacticien, ce nom qu’on lui avait jeté si souvent à la tête en manière de raillerie ! Il ne sentait pas assez que ce serait justement là son titre bien suffisant dans l’avenir, son incomparable spécialité et sa gloire. Ils sont rares et par trop aimés du Ciel, ceux à qui il a été accordé d’emblée de donner au monde toute leur mesure : celui qui n’en donne que la moitié, et à la longue, est déjà l’un des heureux et des favorisés.
Ce n’est pas moi pourtant qui lui ferai un reproche d’être resté au fond mécontent de lui ; d’avoir eu comme une teinte de tristesse répandue jusqu’à la fin sur ses souvenirs, et, sans regretter précisément ce qu’il avait fait, d’avoir compris qu’il y avait sur cette partie de sa vie sinon une tache, du moins une obscurité qui demandait un éclaircissement. Un de ses premiers soins avec ceux qu’il voyait pour la première fois était de revenir sur le passé, de raconter les événements principaux de sa carrière active, et surtout la crise qui avait décidé de son changement de drapeau. Retz a dit de M. de La Rochefoucauld qu’il avait « un air d’apologie » dans tout son procédé et dans sa personne. On pouvait en dire autant de Jomini. Il sentait tout le premier le besoin d’aller au-devant des objections qu’on n’exprimait pas, de rectifier votre idée à son sujet et, au lieu du Jomini de prévention qu’on se figurait peut-être, d’expliquer le Jomini véritable et réel qu’il était.
Il eut et dut avoir plus d’une polémique, et il eut mainte fois à se défendre.
Chatouilleux et prompt, il ne laissait rien passer, à sa connaissance, sans le réfuter. On
trouvera, dans la seconde partie de la Notice colonel Lecomte, la liste aussi complète que
du possible (et elle est difficile à faire complète) de ces divers opuscules de
circonstance, mais qui tous sont d’un extrême intérêt, même historique ; il s’y rencontre
des faits et des particularités marquées qu’on ne retrouverait pas ailleurs. C’est ainsi
qu’il eut à répondre, dès 1815, au général Sarrazin, « de triste mémoire »
,
lequel, jugeant des autres d’après lui-même, avait supposé que Jomini avait fourni au
maréchal Blucher des plans faits pour compromettre l’armée qu’il venait de quitter. La
lettre très-verte de Jomini était accompagnée d’un cartel que son contradicteur ne releva
point.
Il y eut une Réplique adressée au lieu et place du général Jomini par
son frère ayant titre de colonel, à lord Londonderry, qui avait fait les dernières guerres
sous le nom de général Stuart. Il avait dit que « la présence de Jomini au quartier
général de Schwartzenberg compliquait et embarrassait tout. »
Sous la visière du
colonel son frère, on sent que c’est Jomini qui répond.
Cette Réplique au général Stuart, si l’on y joint un deuxième Appendice publié plus tard en réponse à des attaques allemandes, faites au nom du général Toll (car Jomini passa sa vie au moral entre deux feux), définit parfaitement son rôle à l’armée des Alliés en 1813. J’en ai tiré des informations précises.
Dans une Lettre publique adressée à M. Capefigue à l’occasion de certains passages de son Histoire d’Europe sous l’Empire, Jomini a résumé en termes élégants et dignes la substance des précédents opuscules (février 1841) ; mais les curieux et ceux qui aiment les traits pris sur le vif ne sont point dispensés de les lire.
La pièce capitale de son apologie, la Correspondance avec le baron de Monnier, publiée en 1819, et de laquelle j’ai extrait tant de passages intéressants, m’a, je l’avoue, fort préoccupé, et il y a quinze jours encore j’inclinais à supposer que le correspondant du général pouvait bien avoir été (moyennant une légère faute typographique) le baron Mounier, le spirituel causeur, celui qui est mort pair de France, qui avait été secrétaire du cabinet de Napoléon, et qui me paraissait remplir plusieurs des conditions du correspondant confidentiel. Mais toutes mes conjectures et mes doutes ont dû cesser lorsque j’ai reçu de la fille même59 du baron de Monnier, mort en octobre 1863 au château de la Vieille-Ferté, dans l’Yonne, l’assurance de sa liaison étroite avec le général Jomini. Le baron de Monnier, attaché au duc de Bassano dans ses divers ministères et son chef de cabinet à la secrétairerie d’État, puis au département des relations extérieures, chargé de l’administration civile de la Lituanie à Wilna en 1812, était bien celui qui avait mérité l’entière confiance du général, et qui lui transmettait des indications si justes sur l’intérieur de l’état-major impérial et sur les dispositions même de l’Empereur à son égard.
Mais la meilleure réponse que Jomini pût faire à toutes les récriminations exagérées et injustes, à tous les jugements prévenus dont il se sentait l’objet, c’était de continuer résolument ses grands travaux et de poursuivre, sans se laisser détourner, ses belles études militaires. Je ne puis que signaler brièvement ici son histoire des Guerres de la Révolution, qui, ébauchée en 1806 et dans les années suivantes, fut reprise et refondue en 1820 et se déroula dès lors dans une publication continue ne formant pas moins de quinze volumes (1820-1824). C’est un excellent livre, et où la partie politique n’est nullement négligée. Le point de vue auquel se place l’auteur pour juger de la Révolution est celui d’un esprit modéré et judicieux qui, né et élevé dans une république, s’est pourtant dégagé avec les années des maximes démocratiques, mais sans cesser pour cela d’être libéral. Son libéralisme toutefois, qui n’est point précisément celui des libéraux français de cette date, qui est plutôt, ne l’oublions pas, le libéralisme d’un aide de camp d’Alexandre, se rattacherait à l’école gouvernementale éclairée et aux principes d’une bonne monarchie administrative. Sauf un petit nombre d’endroits qui portent la marque du moment où l’ouvrage parut, les jugements de Jomini sur les hommes de la Révolution sont sains et droits, et je dois confesser que je m’en accommode beaucoup mieux que de bien des jugements plus récents mis en circulation et en honneur par des historiens célèbres. On était très bien placé en 1820, quand on avait un bon esprit, et libre de passions, pour juger des hommes et des choses de notre grande Révolution, dont tant de témoins et d’acteurs principaux étaient encore vivants. On avait leurs entretiens, on avait ses propres souvenirs ; on avait ce je ne sais quoi que rien ne supplée et ne remplace : la tradition toute vive. La quantité de notions plus précises qu’on a pu acquérir depuis par la publication de papiers originaux, le jour qui s’est fait sur bien des événements controversés, toutes ces révélations, comme on dit, sont plus que compensées, selon moi, par la fausseté et l’énormité de certains systèmes et sophismes historiques qui ont plus ou moins prévalu, qui pèsent désormais sur l’esprit des générations nouvelles et y font nuage à leur tour, — qui font empêchement et obstacle dans un autre sens à une vue nette de la vérité. Pour arriver à saisir cette vérité, on avait, en 1820, à se dégager de ses impressions partiales, à se mettre au-dessus des passions intéressées et personnelles ; on a aujourd’hui à percer tout un voile de préjugés et de partis pris théoriques : c’est une autre forme d’illusions.
Mais, si l’ouvrage de Jomini me semble juste et suffisant sur la politique, il devient
supérieur dès que l’histoire militaire commence. Le chapitre IV de l’introduction (Coup d’œil sur la constitution des différentes armées européennes à l’époque
de la déclaration de guerre en 1792) est tel que Jomini seul pouvait l’écrire. On
sent qu’une fois sur ce terrain on a pour guide un maître. La mise en train des premières
campagnes, les tâtonnements et les inexpériences, une opinion motivée sur la valeur de ces
premiers généraux improvisés de la République, la mesure exacte et proportionnée de ces
hommes tour à tour exaltés ou dépréciés, le compte rendu clair et intelligible de leur
marche, de leurs essais, de leurs fautes et de leurs bévues, comme aussi de leurs éclairs
de perspicacité stratégique et de talent, toutes ces parties sont rendues dans une
narration bien distribuée et lumineuse, sans que le côté militaire devienne jamais trop
technique, sans que la considération politique et morale des choses soit oubliée ; car ce
tacticien éclairé est le premier à reconnaître que « la guerre est un
drame passionné et non une science exacte
60. »
Rien de tranché d’ailleurs ni d’absolu dans la
pensée ni dans l’expression : la modération et un esprit d’équité président. Et quand on
songe qu’une telle histoire est ainsi continuée d’un cours égal et plein à travers la
Convention et le Directoire jusques et y compris l’époque du Consulat et les victoires de
Marengo et de Hohenlinden, on appréciera tout ce que Jomini a préparé de matière toute
digérée et de besogne, relativement facile, aux historiens de la Révolution qui ont
succédé.
Le style de cette histoire est très-convenable ; il est généralement sain : la marque réfugiée ne s’y fait point ou presque point sentir61, et je reprocherais plutôt à l’auteur par moments quelque emphase, quelque recherche d’élégance convenue, trop conforme au goût régnant (le timon de l’État, les trophées de la victoire, les bannières de la philosophie, etc.). En accueillant ces images qui étaient de mise à cette date dans les genres réputés nobles et que paraissait réclamer en particulier la dignité de l’histoire, Jomini ne faisait que suivre le courant public et les exemples d’alentour : il eût fallu de sa part un grand effort d’artiste pour atteindre, en 1820, à la simplicité d’Augustin Thierry ; il lui suffisait, quand il tâchait, d’écrire comme Lacretelle.
La haute impartialité militaire et politique qu’il observe dans ses récits ne le laisse
pourtant pas toujours indifférent. En toute rencontre, il s’est montré l’adversaire
déclaré et convaincu du despotisme maritime qu’exerçait alors l’Angleterre, et si ses vœux
qui percent à travers ses récits sont en général pour une liberté raisonnable et pour la
stabilité de l’Europe, ils ne sont pas moins vifs et constants pour ce qu’il appelle
« l’équilibre maritime et le libre parcours des mers. »
En ce sens, la
politique de Jomini a pu être qualifiée antianglaise.
On a remarqué que la Suisse aussi tient une grande place, et un peu disproportionnée
peut-être, dans ce vaste tableau historique ; et c’est même par un appel à ses concitoyens
suisses qu’il a jugé à propos de le terminer. Jomini en toute occasion se plaît à rappeler
(et même au moment où il trace un portrait flatteur de l’empereur Alexandre) qu’il est
« Suisse de nation et citoyen d’un pays libre. »
Il s’en prévaut pour
donner à ses compatriotes des conseils vigoureux et sages. On a remarqué pourtant qu’il
penche trop visiblement peut-être pour l’unitarisme en Suisse et pour le ralliement à un
centre. Ceci touche à des questions délicates et actuellement encore brûlantes. Que la
Suisse penche plus ou moins vers la fédération ou vers l’unité, ce sont là pour elle des
démêlés de famille et où l’on n’a que faire de s’immiscer. Un simple conseil, non plus
seulement de patriote, mais d’ami, c’est qu’elle prenne bien garde de conserver à travers
tout ses diversités précieuses, image et produit du sol même et des trois races qui en
habitent les vallées, les pentes et les replis ; c’est qu’elle conserve comme son plus
cher trésor et comme sa marque, à elle, toutes ses libertés. Les États modernes sont assez
enclins d’eux-mêmes à graviter vers la centralisation, sans qu’on les y pousse.
Nous cherchons aussi l’histoire des pensées et de l’âme de Jomini. Dans le temps où il était occupé à mener à fin son grand ouvrage, de fâcheuses et légères paroles tombées de la tribune française et prononcées par des généraux distingués, membres de l’opposition, tantôt par le général Sébastiani, tantôt par le général Foy, semblaient indiquer qu’il n’y avait plus, de la part des puissances, à compter ni sur la Suisse ni avec la Suisse. Jomini s’en émut et adressa deux Épître à ses Concitoyens (1822). Quoiqu’il n’y eût pas mis son nom, il ne défendait pas qu’on le devinât ; et comment ne pas le deviner tout d’abord quand il disait :
« A les en croire, il suffirait désormais des caprices du Conseil aulique de Vienne ou du comité militaire de Paris pour qu’un injuste agresseur décidât de l’existence d’une nation de deux millions de braves, qui peut mettre plus de soldats sur pied que Frédéric le Grand n’en avait en montant sur le trône de Prusse.
Non, Helvétiens ! j’en appelle à la noble fierté et au courage de vos ancêtres ; vous ne souffrirez jamais un tel outrage ! L’esprit de parti a pu vous diviser un instant, mais le sang de Winkelried coule encore dans vos veines…
Dites-vous bien qu’une nation assez faible pour supporter un attentat contre son territoire est une nation perdue, et qu’il vaut mieux encore succomber avec honneur comme les Bernois en 1798, que d’imiter l’exemple des hommes pusillanimes de 1813. Prouvez à l’Europe que vous êtes pénétrés de cette vérité, et vos voisins de l’Est, aussi bien que ceux de l’Ouest, y regarderont à deux fois avant de violer vos vallées.
… Surtout préparez dans votre intérieur les moyens de tenir vos engagements… Pénétrez-vous bien de cette vérité, que, pour s’illustrer par une résistance honorable au siècle où nous vivons, un peuple peu nombreux doit opposer aux armées disciplinées et permanentes le courage du Spartiate. Apprenez à vos milices à combattre en ligne s’il le faut, ou à se disperser en partisans après une bataille perdue pour reparaître sur des points donnés et y renouveler la lutte. Que vos chefs étudient les dernières guerres et apprennent à combiner leurs marches comme Napoléon, à combattre comme Wellington, ou à guerroyer au besoin comme Bonchamp, d’Elbée, les Vendéens et les Espagnols. »
Et après quelques conseils précis et topiques sur la formation d’un bon état-major, il ajoutait :
« Si, malgré le soin que je mettrai à garder l’anonyme, on parvenait à deviner l’auteur de ces vœux patriotiques, je ne les désavouerai point, et on sera facilement convaincu de leur désintéressement. Destiné par le sort à vivre loin de mes pénates, mon avis n’en est que plus impartial et plus méritoire. Je n’ambitionne rien dans mon pays que l’honneur d’être appelé au jour du danger à commander son avant-garde, dussé-je même subir le sort du respectable général d’Erlachl62 »
Ce dernier vœu assez inattendu, ce soudain souhait d’une mort patriotique et guerrière nous ouvre un jour sur l’âme de Jomini, sur sa plaie secrète, sur les ennuis dont il n’était pas venu à bout de triompher, et que nous révèle encore mieux une lettre intime écrite vers la même date. Cette lettre est adressée à l’un de ses amis, négociant et nullement militaire, qu’il avait connu à Paris dans le temps où lui-même était dans les affaires, et qui habitait en dernier lieu à Saint-Pétersbourg63 :
« 16/28 mars 1822. — Mon cher Pangloss, j’ai reçu votre aimable et philosophique épître du 8/20 février, et après l’avoir lue et savourée, je me suis bien demandé lequel de nous deux était le coupable du silence de 900 jours… Vous broyez donc décidément du noir sur les bords de la Newa, et, à vous entendre, il ne faut s’occuper ni du passé, ni du présent, ni de l’avenir. Vous connaissez assez la disposition actuelle de mon esprit pour présumer que je ne suis pas bien éloigné de partager votre avis ; cependant lire une ode d’Horace, une élégie de Parny64, quelque morceau d’un éloquent historien tel que Tacite ou Tite-Live, c’est bien s’occuper du passé, et c’est ce que Denys le Tyran ne manquerait pas de faire avec quelque plaisir s’il revenait dans ce bas monde.
« Pour moi, mon lot n’est pas si agréable : c’est avec de lourds tacticiens et avec de froides descriptions de combats qui ne ressemblent guère à ceux d’Homère, que je suis forcé de passer tous les instants que je consacre aux événements antérieurs. Si, par hasard, un de ces aimables ou doctes écrivains me tombe sous la patte, je feuillette et admire, mais je le referme aussitôt, pour ne pas me laisser entraîner à une déviation de mes ennuyeux travaux. Mon cadre est tracé, il faut le remplir, et je compte les minutes que la Parque me laisse ; à chaque instant je sens ses ciseaux chatouiller le fil65, et il n’est guère possible, après avoir glissé deux ou trois fois entre ses serres, que je l’évite au prochain tour.
« Vous gémissez autant sur le présent que sur le passé : hélas ! il en est le malheureux fils, et, pour me servir de l’expression allemande qui dit que le temps présent est gros (enceinte) de l’avenir, je vous assurerai que, si la progéniture va ainsi en dégénérant, nous ne perdrons pas grand’chose à quitter le monde sans faire connaissance avec elle.
Quant à moi, je vous déclare que je vis tout entier sur le passé ; les souvenirs seuls me retiennent encore au nombre des vivants. Précipité dans un immense néant, je suis sans appui pour achever ma carrière, je nage dans le vide.
Ma santé est telle, que je ferais un mauvais guerrier, et cependant j’ai besoin de prouver que je fus capable de l’être. — Je ne suis pas comme le renard de la fable, qui veut que les raisins soient du verjus parce qu’il ne peut pas y atteindre : je suis au contraire comme un renard à qui l’on donnerait une poularde du Mans dans la gueule, et qui n’aurait ni dents ni gosier pour la croquer.
Désenchanté de toutes les illusions humaines, je ne désire qu’une retraite que je ne puis pas décemment demander, ayant si peu servi depuis ma démarche ; je traînerai donc par reconnaissance et par devoir ma triste carcasse sur le premier champ de bataille où il me sera possible de courir au-devant d’un boulet bienfaiteur. Ce n’est pas la gloire que j’irai chercher, ce n’est pas non plus une maladie morale que j’irai guérir, ce sont des maux physiques et l’ennui d’une position à laquelle je ne puis plus faire honneur, auxquels j’irai mettre un terme66.
En attendant, je poursuis l’entreprise qui m’a aidé à filer sans ennui ces quatre dernières années. J’ai publié depuis mon retour de 1817 :
Un Traité des grandes Opérations militaires en 3 volumes ;
Une Histoire militaire des Guerres de la Révolution en 40 volumes. Les quatre derniers, c’est-à-dire les tomes VIl, VIII, IX, X, viennent de paraître il y a un mois. Les tomes XI et XII sont sous presse, et les XIII et XIV sont sur le chantier.
Je m’arrêterai là selon toute apparence.
Si vous lisez tout cela à monsieur de Motschanoff, je vous souhaite bien du plaisir. »
Revenons aux études sévères. — Son Histoire des Guerres de la Révolution
terminée, Jomini, malgré ses plaintes et cet ennui d’écrire qu’il ne faudrait cependant
pas s’exagérer, devait n’avoir qu’une pensée et qu’un désir : continuer son récit et
donner l’histoire des guerres de l’Empire. Comment ne pas l’écrire en effet, cette
histoire, lui témoin, souffleur en quelques cas, si bien informé et si bon juge ? Il
aurait eu beau dire le contraire et faire le dédaigneux, il brûlait de reprendre la
plume ; les doigts lui démangeaient, on peut l’affirmer. Mais aussi comment traiter
librement une pareille histoire, lui officier général russe et aide de camp du souverain ?
S’il la faisait favorable ou simplement impartiale, ne passerait-il point pour manquer à
ses nouveaux devoirs et ne soulèverait-il pas les accusations des militaires
antifrançais ? Si d’autre part il la faisait sévère et trop peu bienveillante, il ne
manquerait pas moins à son passé et au grand capitaine qu’il avait servi. Après y avoir
bien songé, il s’en tira par un détour et moyennant une fiction toute littéraire. Et
d’abord il garda l’anonyme, — un anonyme assez transparent, il est vrai, — mais enfin il
n’attacha point son nom au titre de l’ouvrage ; puis surtout il imagina de mettre toute
cette relation sur le compte et dans la bouche de Napoléon lui-même, qui serait censé
plaider sa cause aux Champs Élysées au tribunal de César, d’Alexandre et de Frédéric… Une
fiction surannée, dira-t-on, imitée et réchauffée de Lucien et de Fontenelle, ou encore
une manière de Dialogue de Sylla et d’Eucrate, un dialogue ou plutôt un
monologue agrandi, démesuré et poussé jusqu’à quatre gros volumes, un bien long discours
de 2,186 pages et bien invraisemblable assurément. Qu’importe ? Ce défaut si sensible au
point de vue littéraire disparaissait pour Jomini auprès des avantages et des facilités
que cette fiction lui procurait. Et en effet, par cela seul que Napoléon était censé
parler et se raconter lui-même, le ton général était donné, l’histoire devenait alors
forcément indulgente ; elle l’était, sous peine de déroger aux convenances premières. Il
pouvait d’ailleurs faire faire de temps en temps à l’illustre mort quelques concessions et
des aveux de fautes, lui prêter un peu de la sérénité élyséenne et de l’impartialité
d’au-delà du Styx ; et enfin il suffisait de quelques petites notes jetées çà et là au bas
des pages pour remettre les choses au vrai point. Mais surtout, moyennant ce tour,
l’écrivain militaire en Jomini était satisfait et à l’aise, car il pouvait pleinement
exposer et développer les grandes vues et les combinaisons savantes qui avaient en général
présidé aux actions de guerre de ce règne entre tous mémorable. Selon l’opinion de Jomini,
quoique Napoléon, à partir de 1806, eût commis de grandes fautes militaires, « sa
chute néanmoins avait été plutôt le résultat de ses fautes politiques et de ses erreurs
comme homme d’État. »
En passant condamnation sur le cadre, disons vite que dans un genre faux Jomini a montré un talent véritable, même parfois un talent d’écrivain. Il a souvent le ton digne, élevé, et par instants la nuance ingénieuse. Je n’en veux pour preuve que ce portrait de l’empereur Alexandre placé dans la bouche de Napoléon. Qu’on veuille songer à toutes les convenances qu’avait à observer l’auteur. Il fallait faire entendre, sans le dire, qu’Alexandre, sous ses dehors séduisants, était une nature glissante et fuyante, assez peu sûre. Lisez bien ce portrait : sous sa touche flatteuse, il ne dément pas absolument le mot célèbre de Napoléon qu’on ne saurait oublier : C’est un Grec du Bas-Empire. Le Napoléon de Jomini s’exprime de la sorte :
« Notre première entrevue eut lieu sur un radeau au milieu du Niémen. En m’abordant, l’empereur Alexandre me dit qu’il n’avait pas moins de griefs contre l’Angleterre que moi. Dans ce cas, lui répondis-je, la paix est faite, et nous nous donnâmes la main en signe de réconciliation. Nous eûmes ensuite plusieurs autres entrevues à Tilsitt, où l’empereur Alexandre vint s’établir. Son extérieur était noble, gracieux et imposant : la vivacité de sa conception me parut grande ; il saisissait d’un trait les plus graves questions. Assez semblable en tout à François Ier et à Louis XIV, on peut dire aussi de lui que c’était un roi chevalier… Il a pu entrer dans ma politique de le présenter autrement que je ne l’ai vu ; mais il est certain que sa conduite en 1812 et 1813 a été supérieure à ce que j’aurais attendu de lui, bien qu’il m’eût prévenu en sa faveur. Je lui avais reconnu de la facilité, mais je lui croyais de la faiblesse. Au reste, ce n’est pas en ce point seulement que je me trompai sur le caractère de ce prince. La Bruyère même eût été embarrassé de le définir exactement… (Et plus loin, après les entretiens d’Erfurt) : Je crus avoir jeté de la poudre aux yeux de mon rival de gloire et de puissance ; la suite me prouva qu’il avait été aussi fin que moi. »
Napoléon, obligé de juger lui-même sa campagne de 1812 et de se condamner, se souvient à
propos d’un beau mot de Montesquieu : « Les grandes entreprises lointaines
périssent par la grandeur même des préparatifs qu’on fait pour en assurer la
réussite. »
Un trait fort juste sur Napoléon et qu’ont trop oublié ses détracteurs aussi bien que ses
panégyristes, c’est que cette volonté de fer était souvent bien mobile comme celle de tous
les joueurs passionnés, et qu’elle remettait souvent ses résolutions ultérieures les plus
graves aux chances les plus fortuites. Cela fut surtout vrai dans cette campagne de
Russie, où son plan n’eut rien de fixe et où il fit tout dépendre d’une grande victoire
présumée au début de la guerre. « Ses idées devaient se développer selon la
tournure des événements : c’était à la fois l’homme le plus décidé et le
plus indécis. »
Jomini a glissé ce trait essentiel de caractère dans une
note au bas d’une page.
Le plus grand éloge qu’on puisse faire de ce livre, c’est qu’après tout ce qu’on a publié de Napoléon et de ses textes authentiques, il se lit encore avec intérêt, et que les curieux qui sont de loisir trouveront à y apprendre.
Jomini, dans cet ouvrage, s’est donné le plaisir de faire parler sur son propre compte Napoléon et de lui prêter à son sujet les expressions indulgentes qu’il aurait lui-même désirées. Si différents que soient ces termes (tome IV, p. 368) de ceux qu’on a lus dans la Correspondance impériale, il n’est pas impossible qu’en dernier lieu Napoléon n’ait en effet porté sur lui un jugement qui se rapprochait de celui-là. Le fait est que la mémoire ou (pour entrer dans la donnée mythologique) que l’Ombre de Napoléon n’a eu à se plaindre d’aucun des écrits de Jomini.
La campagne de Waterloo, qui avait été un peu écourtée et brusquée à la fin de ces quatre volumes, devint pour Jomini l’objet d’une publication à part en 1839 ; il reprit cette fois la forme vraiment historique et rejeta tout appareil étranger67. L’auteur, parlant en son nom, n’aborde pas seulement la guerre, il traite aussi la question politique ; il s’y abandonne même sur ce terrain à plus de digressions qu’on n’en trouve dans ses précédents ouvrages ; il y fait de la polémique : c’est un tort et un défaut. Quoi qu’il en soit, le Napoléon de 1815 n’a jamais rencontré de juge plus impartial, plus ouvert, plus disposé à faire la part des mérites▶ comme celle des contretemps ou des défaillances. On a beaucoup écrit et discuté depuis sur les circonstances qui ont précédé et amené le désastre de Waterloo : on a peu ajouté à ce que Jomini avait tout d’abord vu, et bien vu, de l’ensemble et des détails de cette rapide campagne. Il n’a cessé, en la retraçant, et pour ses divers points de vue, de se placer au quartier général de celui qu’il suivait neuf ans auparavant à Eylau ; c’est là qu’il se suppose en idée, et non dans le camp de ses adversaires. On dirait que, pour raconter ce dernier jour de deuil, il a retrouvé son drapeau.
Cependant, ne l’oublions pas, il était au service de la Russie. Il lui avait été permis dès 1817 de se fixer à Paris pour se consacrer à ses travaux de cabinet. Au commencement de 1826, il retourna en Russie pour assister aux obsèques de l’empereur Alexandre et au couronnement de l’empereur Nicolas. Ce souverain lui témoigna la même confiance que son prédécesseur et le consulta sur toutes les réformes militaires qu’il projetait.
L’une des plus importantes fut celle de la défense de l’empire russe par les forteresses. — Et ici je n’indiquerai que l’indispensable, mais je le ferai d’après les guides les plus sûrs. — Jomini s’efforça de prouver la fausseté du système qui prévalait encore, et qui consistait à placer un réseau de forteresses sur les frontières comme autant de boucliers destinés à repousser une invasion de l’ennemi. Il démontra que ce système, bon au temps de Louis XIV, avait été renversé par Frédéric et Napoléon, qui faisaient la chasse aux armées actives et s’inquiétaient peu de forteresses. Celles-ci tombaient d’elles-mêmes lorsque ces armées étaient battues, et elles n’avaient par conséquent d’autre effet que de les affaiblir par la nécessité des garnisons. Jomini proposait de se borner à choisir avec soin, en arrière des frontières, quelques points stratégiques et de les fortifier comme points d’appui, de ravitaillement et de refuge, pour les armées actives.
Ces idées, qui se fondaient sur les plus saines notions de l’art moderne, ne prévalurent pas entièrement. Comme toujours on s’arrêta à un terme moyen ; on n’abandonna pas le système des forteresses extérieures, mais on adopta en outre celui des forteresses intérieures sur des points habilement déterminés.
Chose étrange ! Jomini, dans son zèle infatigable pour la vérité stratégique, fut appelé à énoncer les mêmes principes à propos de la Belgique, où il s’était retiré après la révolution de 1848. Des officiers instruits et capables (et l’armée belge en compte de fort distingués) soulevèrent la question de l’abandon et de la démolition de la fameuse ceinture de forteresses érigées en 1815 comme un boulevard contre la France et qui n’avait d’autre résultat que de mettre la Belgique dans l’impossibilité de se défendre. Jomini était d’avis de concentrer la défense sur un seul point intérieur ; mais là encore on ne suivit qu’à moitié son avis : il eût préféré le choix de Bruxelles comme point central et siège du gouvernement et de l’administration. Des raisons de politique extérieure et d’alliance anglaise firent alors prévaloir le choix d’Anvers comme une tête de pont qui permît à l’Angleterre de venir, en cas de péril, au secours de sa protégée. Fit-on bien ? fit-on mal ? Question toujours pendante… Mais ceci s’écarte de notre sujet.
Une guerre, qui couvait depuis plusieurs années, éclata en 1828 entre la Russie et la Turquie. Jomini s’empressa naturellement d’aller offrir ses services à l’empereur Nicolas ; il fit auprès de lui la campagne de 1828. Rien n’a été publié sur la part qu’il y a prise. Je ne crois pas me tromper en disant que l’empereur, dès la déclaration des hostilités, lui avait demandé son plan : Jomini avait répondu que, pour faire un tel plan et savoir jusqu’où l’on pouvait s’engager au-delà du Danube, il fallait savoir où l’on en était avec l’Autriche et la Prusse ; qu’autrement c’était une souricière. L’empereur Nicolas le rassura ; mais la suite répondit peu à cette espérance politique trop confiante. Jomini eut là son rôle éternel de consultant militaire non repoussé, non entièrement écouté. On sait seulement qu’au siège de Varna, après l’assaut donné, les Russes se trouvèrent en présence d’une seconde ligne de fortifications dont ils ignoraient l’existence ; mais une poignée de soldats de marine, ayant escaladé l’obstacle, traversèrent toute la ville et se firent massacrer jusqu’au dernier. Cet acte de vigueur frappa vivement et consterna, paraît-il, les Turcs. Jomini fut d’avis de profiter de ce moment d’effroi pour imposer une capitulation : il rappela l’exemple de la sommation adressée à Mack dans Ulm vingt-trois ans auparavant. L’avis fut adopté, et la sommation rédigée presque dans les mêmes termes : elle eut un plein succès. Mais ne disons rien de plus que ce que nous savons68. Cette campagne, en confirmant Jomini dans son renom déjà établi d’officier d’état-major du meilleur conseil, lui laissa encore le regret de n’avoir pu une seule fois dans sa carrière se dessiner hautement comme homme d’action.
De retour à Saint-Pétersbourg, il reprit ses studieux travaux. Ce fut sur son initiative que l’on créa l’Académie militaire. Jomini devait en être le président ; mais les larges vues qu’il y apportait heurtaient les idées qui prévalaient alors. On redoutait par-dessus tout l’esprit révolutionnaire, et l’on n’aimait pas les baïonnettes intelligentes. Les projets rédigés par Jomini furent donc peu à peu altérés dans leur esprit, au point que l’exécution dut en être remise à d’autres. Mais aujourd’hui, sous le règne plus éclairé et libéral (au point de vue russe) de l’empereur Alexandre II, on est revenu à l’idée première qui présida à cette institution destinée à créer une pépinière d’officiers instruits et capables. L’Académie a placé le portrait du général Jomini dans une des salles de l’établissement, comme l’un de ses fondateurs.
Quand on vit assez longtemps, la postérité se fait peu à peu autour de celui qui le ◀mérite▶. C’est ainsi que dans son pays natal, où Jomini était loin d’avoir toujours été prophète, le conseil d’État du canton de Vaud décida à son tour que le portrait de son illustre concitoyen serait placé au musée de Lausanne ; et ce portrait s’y voit aujourd’hui, de la main de l’excellent et généreux peintre Gleyre.
En 1837, Jomini fut appelé par les ordres de l’empereur Nicolas à diriger les études stratégiques du grand-duc héritier, actuellement régnant. Ce fut dans ce but qu’il rédigea son Tableau analytique des principales Combinaisons de la Guerre et de leurs rapports avec la Politique des États, qui est devenu dans les éditions suivantes le Précis de l’Art de la Guerre (2 vol.), un résumé condensé de tous les principes posés et démontrés dans ses divers ouvrages. Ce Traité est la quintessence de l’art militaire ; il en restera la base permanente.
Si je ne commençais (et les lecteurs sans doute eux-mêmes) à sentir vivement le besoin de finir et de conclure, je n’aurais pas de peine à montrer que les deux tiers de ce Traité sont à la portée de tous les lecteurs, même les moins guerriers et les plus civils ; qu’ils sont à lire et à consulter pour la quantité de résultats historiques et de faits curieux qu’ils renferment. Il en est que Jomini raconte d’original et qu’il doit à son expérience personnelle, comme par exemple, au chapitre des Guerres nationales, les deux faits qui se rapportent au temps où il était chef d’état-major de Ney en Espagne, et qui prouvent que les conditions habituelles de la guerre sont tout à fait changées et les précautions ordinaires en défaut, quand on a tout un pays contre soi69.
Dans son rôle spécial de général russe, Jomini rédigea en particulier une série d’études sur toutes les hypothèses de guerre possibles pour la Russie. Cet ouvrage est resté secret.
L’année 1854 le trouva retiré à Bruxelles, où il résidait depuis 1848. Malgré son âge et ses infirmités, il suivait avec une vive attention tous les faits contemporains. La crise qui s’annonçait lui causa de grandes préoccupations. Une rupture entre la Russie et la France était l’événement qui pouvait l’affecter le plus ; car une entente entre la France et la Russie a été jusqu’à la fin le plus caressé de ses vœux et de ses rêves. Quoiqu’il eût trop d’expérience pour s’attribuer le rôle de prophète, qui ne sied guère qu’aux ignorants, il avait jugé, dès le début, que le véritable objectif de la guerre serait Sébastopol, et il l’écrivit à Pétersbourg dès le mois de mars 1854, avant même que la guerre fût déclarée.
Toutefois, il lui fut impossible de rester spectateur inactif de la lutte qui allait s’engager. Bien qu’il eût un congé illimité, il crut devoir spontanément se rendre à Saint-Pétersbourg afin de mettre le reste de ses forces et de sa vie au service de la Russie. Son rôle durant cette grande crise fut, comme toujours, celui de conseiller pas toujours écouté. — Les divers mémoires secrets qu’il soumit à l’empereur Nicolas sont ensevelis dans les archives du ministère de la guerre russe.
À la conclusion de la paix, le général Jomini se retira à Paris, qu’il ne quitta plus. Habitant volontiers dans ses souvenirs, en même temps qu’il suivait toujours de son regard le plus attentif les progrès de la science militaire et l’application des principes qu’il avait posés, ses dernières œuvres furent un Précis inédit des campagnes de 1812, 1813, 1814, et quelques brochures sur des questions militaires spéciales. La plus récente est celle que lui suggéra la guerre de 1806, où, tout en reconnaissant la valeur des armes perfectionnées, il s’élève contre l’importance excessive qu’on serait tenté de leur attribuer. Il maintenait les grands principes stratégiques, sans se dissimuler toutefois que les chemins de fer avaient apporté un élément tout nouveau et imprévu dans les opérations des armées. Son esprit toujours lucide et présent se posait le problème sous sa forme renouvelée ; on sentait qu’il eût aimé à le reprendre et à le discuter à fond70.
Les deux volumes qu’il avait fait imprimer et tirer à petit nombre sur les campagnes de 1812, 1813 et 1814 n’ont point paru ; le peu d’exemplaires qu’il avait confiés à des amis (il m’en avait promis un à moi-même) ont été retirés. On m’assure que par suite d’une volonté dernière ils ne seront publiés que dans dix ans. Ce que je puis dire, c’est que Jomini paraissait tenir beaucoup à ce Précis inédit, qui devait présenter la relation complète et dernière de ses propres années les plus critiques et les plus combattues. La piété d’un fils ne saurait dérober longtemps ce précieux legs à l’histoire. Dans sa charmante retraite de Passy, il était intéressant à visiter : il aimait la conversation, et bien qu’un cornet acoustique fût nécessaire, il suffisait d’y jeter quelques mots pour amener sur ses lèvres des récits vivants et où l’âge ne se faisait sentir que par plus d’à-propos et d’expérience. Deux affections de famille représentaient assez bien la double politique qu’il eût aimé à concilier. L’une de ses filles, mariée en France à un officier supérieur du génie71, le rattachait à nous, et d’autre part il était fier d’un fils digne de lui dans sa diversité de ◀mérite▶, et qui remplit depuis plusieurs années un poste élevé au département des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg.
Il s’éteignit le 22 mars 1869, à l’âge de quatre-vingt-dix ans accomplis : il fut enterré le 25 à Passy, selon le rite de l’Église réformée. Le colonel fédéral Huber-Saladin, en quelques paroles émues et touchantes, lui envoya le suprême adieu de la patrie helvétique. Le colonel Lecomte a donné depuis une seconde édition de son Esquisse biographique, à laquelle il a ajouté quelques pages qui complètent le tableau des dernières années de Jomini.
Qu’ai-je voulu, qu’ai-je cherché à mon tour dans ce long travail qui s’est étendu sous ma plume au-delà de ce que je présumais d’abord ? Étudier sans doute en elle-même une physionomie militaire distinguée et singulière en son genre, un personnage plus cité que connu ; traverser avec lui la grande époque, la traverser au cœur par une ligne directe, rapide et brisée, par un tracé imprévu et fécond en perspectives ; recueillir chemin faisant des traits de lumière sur quelques-uns des grands faits d’armes et des événements historiques auxquels il avait pris part ou assisté. J’ai voulu tout cela sans doute, et aussi payer un tribut personnel à la mémoire d’un homme bienveillant, dont les entretiens m’avaient beaucoup appris. Mais j’ai songé, en parlant si à fond de lui, à autre chose encore ; j’ai tenu surtout, en découvrant sincèrement sa vie et ses pensées, en y introduisant si avant le lecteur, à détruire un préjugé à son égard, à faire tomber une prévention (s’il en existait) dans l’esprit de notre jeunesse militaire française. Un auteur de ce ◀mérite, dont les écrits sont classiques, dont les livres sont entre les mains de tout officier qui étudie et pense ; un maître qui a donné les meilleures leçons pour régler autant que possible et soumettre à la raison, pour préciser, diriger, pour accélérer et par conséquent pour diminuer la guerre, pour la faire ressembler le moins qu’il se peut (et c’est de plus en plus difficile) à une œuvre d’extermination et de carnage, un tel maître, — le Malherbe du genre 72, — ne saurait garder de l’odieux sur son nom, ni même laisser de lui comme caractère une idée obscure et louche. J’ai donc tâché d’y apporter toute lumière et, sans rien voiler, rien qu’en exposant, de faire en sorte que tous ceux qui sont et seront plus ou moins ses disciples puissent l’apprécier, le voir tel qu’il était en effet, le bien comprendre dans ses vicissitudes de sentiments et de destinée, le plaindre, l’excuser s’il le faut, pour tout ce qu’il a dû souffrir, l’aborder, l’entendre, le connaître enfin de près et comme il sied, d’homme à homme, et peut-être l’affectionner. — Dirai-je en finissant toute ma pensée ? j’ai cru possible de montrer et de faire accepter son portrait vu de la France.
Cette Étude sur Jomini, qui se compose de cinq articles publiés dans le journal le Temps, a eu la faveur d’être reproduite dans plusieurs journaux suisses : par la Revue militaire suisse, recueil spécial des plus estimés ; par le Démocrate, de Payerne, lieu de naissance du général ; enfin par le Journal de Genève. Le colonel Lecomte, à cette occasion, a cru devoir adresser à ce dernier journal quelques observations relatives aux articles mêmes, et il l’a fait avec la courtoisie la plus flatteuse pour leur auteur. J’ai profité dans cette réimpression de quelques remarques qu’il m’avait déjà adressées personnellement. Si je ne reproduis point ici les lettres qui ont paru dans le Journal de Genève, nos des 28 août, 1er et 2 septembre 18S9, j’indiquerai du moins les points sur lesquels portent ces observations et ces légers dissentiments.
Le colonel pense, après examen et discussion dos lettres de la Correspondance de Napoléon à la date de septembre 1806, que la désignation de Bamberg comme lieu de concentration des troupes pour l’entrée en campagne et comme clef des prochaines opérations stratégiques n’était pas si clairement désigné que je l’ai cru, et que par conséquent, dans la conversation qu’il eut avec Jomini le 28 septembre, à Mayence, l’Empereur put très bien en effet lui recommander de n’en dire mot à personne, pas même à Berthier.
De même pour les mouvements du maréchal Ney dans la seconde quinzaine de mai 1813, dans les jours qui précédèrent la bataille de Bautzen, le colonel Lecomte, en discutant la Correspondance impériale, y signale des lacunes et s’attache à montrer d’ailleurs que, même avec les éléments qu’on a, il y a tout à fait lieu et moyen d’attribuer à l’influence directe de Jomini le changement de résolution qui détourna le maréchal Ney de faire front vers Berlin pour se rabattre sur Bautzen. Dans l’un et l’autre cas, je lui ai paru trop hésitant sur la rigoureuse exactitude du récit oral et un peu trop sceptique.
Les autres points discutés dans les lettres du colonel sont plus particuliers et intéressent surtout les rapports de Jomini avec la Suisse.