(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre V. Subordination et proportion des parties. — Choix et succession des idées »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre V. Subordination et proportion des parties. — Choix et succession des idées »

Chapitre V.
Subordination et proportion des parties. — Choix et succession des idées

Ces premiers points étant acquis, le travail qui reste à faire consiste principalement à régler le nombre, la subordination et les proportions réciproques des parties que l’œuvre doit comprendre, à choisir parmi toutes les idées que la réflexion a suggérées celles qui doivent y être reçues, à déterminer enfin l’ordre dans lequel elles seront employées.

L’unité du tout admet diverses parties ; la continuité du mouvement comprend plusieurs étapes. Dans toute action, dans tout raisonnement qui se développe, il y a des moments décisifs, où l’on sent qu’un grand pas est fait, qu’un point important est acquis. Il est indispensable pour la clarté de constituer ces groupes secondaires où s’unissent les idées particulières qui ont entre elles le plus d’affinité. Ces groupes forment les chapitres d’un livre, les paragraphes d’un chapitre ou d’une courte composition. On s’efforcera donc de distinguer les divisions naturelles du sujet que l’on traite, de partager en autant de sections qu’il faut le trajet à faire. On marchera plus allègrement ; on portera plus légèrement son fardeau, et la brièveté de chaque étape fera oublier la longueur totale du chemin.

Il ne suffit pas ici de voir par l’esprit les parties et le progrès de l’œuvre que l’on compose : il faut rendre les choses sensibles, et l’exécution matérielle importe extrêmement. J’ai vu des volumes de 400 pages où il n’y avait point de chapitres, point même d’alinéas : ils pouvaient être excellents, ils étaient illisibles. Une composition de quatre pages qui n’est point partagée en paragraphes, où l’on ne va point à la ligne en passant d’une idée importante à une autre idée importante, où l’écriture enfin ne sépare point visiblement ce que l’esprit sépare idéalement, est insupportable ; la clarté n’y saurait être parfaite.

Mais il faudra se garder aussi du défaut opposé, qui consiste à passer à la ligne chaque fois qu’on commence une phrase. Ces alinéas mettent toutes les idées sur le même plan, et la confusion renaît : elle sort de l’excessive division, comme de l’indivision.

Diviser un sujet n’est pas le morceler ; en séparer les éléments naturels n’est pas le découper en menus fragments. On ne gagne rien à isoler toutes les idées particulières : autant vaudrait les laisser agglomérées en une masse confuse. Ranger ses pierres le long de la route, une par une, ne mène à rien : il faut bâtir la maison. La division qu’on fait du tout en ses parties, se complète par la subordination de ces parties entre elles ; il faut en régler la distribution et le rapport selon le plan général de l’œuvre. Elles se commandent les unes aux autres, s’étagent et se soutiennent.

« Les interruptions, les repos, les sections, dit excellemment Buffon, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur ; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur, il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme, que toute interruption détruit et fait languir. »

La constitution essentielle du sujet marque à l’écrivain les reposoirs naturels, où il peut reprendre haleine, et son lecteur avec lui ; elle délimite les portions où le regard peut successivement s’arrêter, quand le champ total est trop vaste et ne se laisse pas embrasser d’une seule vue. Si les repos sont trop multipliés, c’est que l’écrivain est poussif, ou bien le lecteur. Ainsi Montesquieu n’a pas l’haleine longue : son Esprit des lois est coupé en beaucoup de livres, chaque livre en beaucoup de chapitres, presque tous très courts ; chaque chapitre en petits alinéas de quelques lignes. Les lecteurs du xviiie  siècle, d’autre part, esprits légers, mondains, incapables d’une attention longue et soutenue, avaient besoin qu’on leur divisât extrême-nient la matière : ils ne prenaient rien qu’à petite dose, et il fallait tout morceler. Mais quand les fragments sont trop nombreux et trop petits, on a beau les regarder tous successivement, on n’a point d’idée de l’ensemble : si on colle l’œil sur chaque feuille, chaque branche, chaque racine l’une après l’autre, on ne verra pas l’arbre : il faut se reculer et le saisir d’un regard.

Vous aurez donc soin, en distinguant les parties du sujet, d’en réduire le nombre au strict nécessaire, et de marquer la dépendance réciproque de ces parties. Leur division et leur subordination étant nettement conçues, vous tâcherez d’en trouver la juste proportion pour bien régler le développement. Chacune d’elles a sa mesure, relative à celle du tout et des parties voisines, que la logique et le goût indiquent. Selon l’étendue que vous pourrez donner à l’œuvre, chaque section aura plus ou moins de développement : mais, quelles que soient les dimensions qui vous seront imposées ou que vous choisirez, les proportions ne varieront pas.

C’est une affaire d’importance que cette justesse des mesures. Une composition où une idée s’étend aux dépens des autres et au-delà de ce que comporte sa valeur, est laide à voir et disgracieuse, comme un corps où quelque membre est hypertrophié, comme une statue qui a la tête trop grosse ou les bras trop longs. Ce défaut est des plus choquants : il est aussi des plus fréquents. La complaisance qu’on a pour ses idées, la peine qu’on éprouve à se retrancher, à repousser un trait d’esprit ou une pensée originale, font qu’on manque sans cesse aux lois de la proportion, qu’on développe les parties au gré de sa fantaisie et de son plaisir, non pas selon leur importance, et qu’on produit des œuvres boiteuses, bossues, des monstres difformes qui ne se tiennent pas debout et qui ne sauraient vivre.

Une fois qu’on aura arrêté les proportions de l’ouvrage qu’on se propose de faire, on passera à considérer les idées dont on a fait provision, pour mettre à part et retenir définitivement celles qui conviennent le mieux. Un choix attentif, une élimination rigoureuse sont nécessaires. Ne croyez pas que tout ce que l’esprit dans sa première et rapide inspiration a saisi, soit bon. Ge butin est très mêlé, il faut le trier.

D’abord l’esprit, dans la ferveur de l’invention, ne se pique pas d’une rigoureuse logique. Une idée lui plaît par un air de vérité : il l’accueille. Si bientôt une autre se présente, qui ne s’accorde pas avec la première, il ne la repousse pas pour cela. Il les reçoit toutes les deux, sans les opposer. Il n’y a guère d’improvisation où l’on ne voie subsister côte à côte, dans une démonstration, des arguments incompatibles, dans un récit, des circonstances inconciliables. Ces contradictions, ces incohérences doivent disparaître, quand l’ordonnance de l’œuvre est réglée avec réflexion. Il ne faut plus rien alors de flottant ou d’indécis dans la pensée : il faut prendre nettement parti ; entre deux explications contraires, se décider pour l’une et repousser l’autre ; entre deux versions d’un fait, opter franchement et ne point osciller de l’une à l’autre. Surtout gardez-vous de cette lâcheté d’esprit, qui se dispense d’affirmer en admettant tous les possibles également, ou de cette timidité conciliante, qui use en quelque sorte les contradictions, abat les angles, efface les reliefs, pour concilier les inconciliables dans une vague indécision. Allez au contraire hardiment : pensez-y aussi longtemps qu’il faudra, mais après déclarez-vous : ayez une manière de voir, une seule, et écartez tout ce qui ne s’y conforme pas. Éclairez ces douteuses lueurs dont souvent l’inspiration se laisse charmer, précisez ces formes flottantes ; et sans pitié, rudement, chassez tout ce qui romprait l’harmonie.

Le sacrifice est dur parfois. Il arrive que, dans cette liberté vagabonde qu’on donnait à sa pensée, lorsqu’on rêvait sur le sujet à traiter, on a rencontré des idées gracieuses, spirituelles, originales : elles ne tiennent peut-être pas de très près au sujet ; il faudra se détourner un peu pour les montrer au lecteur ; elles ne sont pas non plus toujours d’accord avec les vraies raisons ou les faits essentiels, avec le ton ou le sens général du développement. Mais elles sont si jolies, elles feront tant d’honneur à l’écrivain, elles se présentent dans une forme déjà achevée et qui les fait si bien valoir, qu’on n’a vraiment pas la force de les exclure. Quand on a tant de peine souvent à trouver que dire et à dire ce qu’on a trouvé, qui aura le courage de chasser ce qui s’offre de soi-même sous la main, ce qu’on peut prendre sans peine, sans travail, et qui avec cela joint l’éclat et la beauté ? Et pourtant ce courage, il faut l’avoir ; il faut être inaccessible à la séduction de ses propres découvertes. Tout ornement qui n’est qu’ornement, une beauté qui n’est que belle, un trait d’esprit qui n’est mis que pour être spirituel, tout cela est mauvais et doit être écarté. Il faut s’en rapporter au plan médité : tout ce qui n’est pas un anneau nécessaire de la chaîne, une pierre nécessaire de l’édifice, est de trop ; tout ce qui n’est pas indispensable, est à rejeter. Il n’y a point de beauté ou d’esprit qui tienne : le premier mérite, le mérite fondamental de toute partie, de la plus petite comme de la plus grande, c’est de servir à soutenir le tout ; la grâce, le piquant, le plaisant, le sublime s’ajouteront par surcroît : il faut d’abord que la chose contribue à prouver ou à peindre, à pousser l’œuvre vers la fin qui lui est assignée. Tout ce qu’on n’assoit point sur cette base, de quelque forme qu’on le revête, est une beauté en l’air, sans solidité, fragile et prompte à flétrir : ce n’est vraiment que du clinquant. C’est pour cela qu’on a dit que les beaux vers étaient la marque des mauvaises tragédies : non pas que les vers des bonnes tragédies ne soient beaux aussi, mais ce sont surtout des vers de situation, des traits de caractère, au lieu que les mauvaises tragédies ont seules ces beaux vers, qui ne sont que de beaux vers, qui ne jaillissent ni de la situation ni des caractères, qui, saisissant l’esprit et la mémoire du spectateur, le divertissent de la pièce avec laquelle ils n’ont pas de rapport nécessaire. Ce rapport nécessaire est tout pour les grands écrivains. Qu’est-ce que les mots sublimes de Corneille, ou les mots comiques de Molière ? des effets imprévus, mais logiques, qui sont tirés du sujet et le développent. Ce n’est pas Corneille qui fait de l’héroïsme, ni Molière de l’esprit. Que valent ces traits :

Rodrigue, as-tu du cœur ?

ou :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix,

ou :

Soyons amis, Cinna,

et tant d’autres vers fameux, sans la situation qui les crée ? Et, pour Molière, nous avons son propre aveu. Justifiant une plaisanterie d’une de ses comédies, qu’on ne trouvait guère fine, il disait qu’elle n’était plaisante que par réflexion au personnage : « l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, et peint d’autant mieux son extravagance ».

Pascal, dans ses Provinciales, voulant adoucir pour les gens du monde l’amertume de la théologie et en rendre agréable l’austérité, s’y est pris de telle sorte que, faisant une démonstration de l’injustice, des erreurs et des scandales de ses adversaires, il n’a rien dit qui ne serve à cette démonstration : il n’a point mis l’agrément dans son sujet, il l’en a tiré ; ce qui est ornement est aussi argument, et ce qui plaît, prouve. Invention de personnages, indication de caractères, exposition dramatique, vivacité piquante ou comique de dialogue, anecdotes amusantes, plaisanteries, traits d’esprit, il n’est rien qui ne pousse en avant le raisonnement et n’ajoute aux résultats déjà acquis. C’est son mérite singulier : et c’est par là qu’il a été un incomparable artiste : il a, sans l’altérer, sans la travestir, ni la farder, donné une forme souverainement aimable à une matière rude et sévère. Et voici le secret de sa perfection : « Ce n’est pas assez, écrit-il, qu’une chose soit belle, il faut qu’elle soit propre au sujet, qu’il n’y ait rien de trop ni rien de manque. »

Ce retranchement exact assure l’unité et la brièveté. Comme dit Fénelon, « on ne peut rien en ôter sans couper dans le vif ». L’ouvrage est homogène, puisque tout fait corps, tout y est organe vital et essentiel : il est court, puisqu’il devient incomplet, quoi qu’on en retire.

Il ne suffirait pas de se retrancher les choses de pur ornement et manifestement superflues, pour accueillir des idées qui conviennent au sujet sans lui être nécessaires. Cette complaisance encore serait trop large. Vous ne sauriez trop vous astreindre à choisir sans indulgence : ce n’est pas assez qu’une chose puisse se dire, il faut qu’elle doive se dire. Sa présence ne gêne pas, semble-t-il : ne la tolérez pas pour cela, mais voyez si son absence gênerait. Là est le vrai critérium : il faut recevoir ce dont on ne peut pas se passer. Économisez vos idées, et faites votre récit, votre peinture, votre preuve avec le strict nécessaire : soyez sûr que si tout l’effet cherché, l’effet le plus grand que le sujet comporte, est produit par un certain nombre de détails, en ajouter encore n’augmentera pas, mais diminuera l’effet. De là vient que souvent un morceau gagne moins par ce qu’on laisse que par ce qu’on retranche.

Au reste, les idées que vous abandonnerez ainsi ne seront pas toutes perdues. Si vous renoncez à les exprimer, vous ne vous obligez pas à ne point les évoquer dans l’esprit de votre lecteur. Vous pourrez disposer ou rendre vos idées de telle façon que ce que vous dites mène à ce que vous ne dites pas par un insensible engagement, et que l’on soit conduit en vous lisant à découvrir soi-même ce qu’il ne vous était pas nécessaire d’exprimer. Et vraiment, quelque sujet que l’on traite, il est essentiel de garder ainsi par devers soi une certaine quantité de matière, et de ne point tout dépenser à fabriquer son ouvrage. Un écrit qui vide l’esprit de son auteur est, à l’ordinaire, étriqué et stérile : il n’est pas suggestif, il ne fait pas penser. Au contraire, on sent vite quand l’esprit et la science de l’écrivain débordent son œuvre, et l’on est soi-même sollicité sans cesse en la lisant d’aller au-delà du texte. Il se rencontre à chaque moment comme une foule d’amorces qui nous font pénétrer dans la pensée inexprimée de l’auteur et poussent notre esprit dans une féconde recherche. Il me semble qu’un livre, un discours, une dissertation, ne doivent être qu’une sorte d’affleurement continu de la pensée, qui permet de suivre la direction et de sonder la richesse de la veine intérieure de l’esprit. Si l’on ne pense que ce qu’on écrit, on est sec ; si on écrit tout ce qu’on pense, on est prolixe.

Enfin il faut prendre garde que l’esprit, dans l’activité de l’invention, ne se rend pas toujours un compte exact de ce qu’il crée : il produit plus de formes que d’idées, et ne s’aperçoit pas que des images, des tours qui lui plaisent ne sont en somme que les enveloppes différentes de la même chose. De là vient la surprise qu’on éprouve souvent, quand, tout échauffé encore d’une inspiration qu’on croit féconde, on veut faire l’examen rigoureux de ce qu’on a inventé : on sentait en soi un bouillonnement d’idées, prêtes à déborder, et voilà qu’on ne retrouve presque plus rien. Le désenchantement est grand. Toutes ces imaginations rentrent les unes dans les autres et finalement se réduisent à peu de chose. Par une sorte de mirage, le désert s’était peuplé de clochers, de palais et de forêts. Les idées brillantes dont on se laissait enchanter crèvent dès qu’on y touche, et ne laissent rien de solide entre les doigts. De là vient aussi la prolixité stérile des écrivains qui s’abandonnent à leur facilité naturelle : ils reçoivent dans leurs ouvrages tout ce que leur présente leur fantaisie agitée, mais ils ne remarquent pas qu’elle leur envoie toujours les mêmes idées diversement habillées, comme au théâtre on fait passer et repasser sans cesse les mêmes figurants sur la scène pour donner l’illusion des grandes armées. Aussi leur abondance n’est-elle qu’une apparence : l’esprit trouve peu son compte auprès d’eux, et se lasse vite. Sans compter que ce qu’ils ont de bon est plus difficile à rencontrer chez eux, qui n’excluent rien, que chez les écrivains qui font un choix sévère. Théophile a peut-être écrit plus de beaux vers que Malherbe ; mais Malherbe, par un contrôle inexorable, ne laisse guère passer sous sa plume que l’excellent, Théophile ne l’isole pas du médiocre et du pire. Sur 100 vers de Malherbe, il y en a 80 de bons ; et 80 bons vers de Théophile sont noyés dans un millier de vers plats ou ridicules : c’est un travail de sauveteur que de les y repêcher.

Quand vous aurez soigneusement distingué dans les produits de l’invention première ce qu’il faut garder ou rejeter, vous ne serez pas encore au bout de votre peine : il vous restera à distribuer, à ordonner ce que vous aurez gardé. Cela semble facile, puisque vous avez déjà arrêté le dessin général de l’œuvre, puisque vous avez pris votre point de départ et votre point d’arrivée, puisque vous avez compté, mesuré, subordonné les parties principales : et pourtant c’est encore une chose qui demande un soin minutieux. Si les rapports que peuvent avoir les idées entre elles étaient bien limités et bien sensibles, il serait en effet commode de les ranger dans le cadre qu’on a préparé : ce serait comme un jeu de patience, où chaque pièce, par sa dimension, par sa figure, par ses angles rentrants ou sortants, ne peut occuper qu’une place. Mais les idées se tiennent entre elles ou peuvent se tenir par une infinité de relations : elles peuvent occuper dans le plan dessiné une quantité de places. Et il faut choisir entre toutes ces possibilités : il faut couper la communication entre une idée et toutes les autres sauf deux, dont l’une la précédera et l’autre la suivra ; il faut lui fermer toutes les places qu’elle peut occuper, sauf une seule. Qui nous guidera dans ce choix ? Ce sera ce qu’on peut appeler la loi d’économie : on mettra chaque idée là où elle devra prendre le plus de force et produire le plus d’effet, là aussi où elle pourra le mieux s’acquitter de toutes les fonctions qui lui appartiennent, de façon qu’il n’y ait pas besoin de la rappeler dans le cours de l’ouvrage.

Étudiez l’agencement des scènes et la distribution du dialogue dans les tragédies de Corneille et de Racine : vous verrez ce que peut produire cette habile économie. On les a gâtées, là où on a prétendu les corriger. Les comédiens se sont longtemps obstinés à commencer le Cid par la querelle de don Diègue et du comte : c’était brusque, et partant dramatique, à leur avis. Corneille avait mis devant une grande, longue conférence de Chimène avec sa confidente : le maladroit ! On ne s’avisait pas que, dans cette peu saisissante ouverture, le public apprenait les sentiments réciproques des deux jeunes gens et l’accord certain des deux pères pour les marier. Donc la querelle, qui venait ensuite, si elle n’était plus une vive entrée en matière, devenait un coup de théâtre émouvant : intéressés à la passion des jeunes gens, nous sommes plus touchés de la dispute des pères ; mais voir entrer deux hommes, qu’on ne connaît pas, dont on ne sait rien, qui ne nous sont rien, et les entendre échanger des insolences et des injures, c’est vif, si l’on veut : mais d’effet dramatique, je n’en vois pas. Cela intéressera tout juste comme deux inconnus qu’on voit se colleter dans la rue ; les coups peuvent intéresser, les hommes, non.

Il faut saisir le point d’où l’idée rayonnera en quelque sorte sur l’œuvre entière, et sera présente, toutes les fois qu’il faudra, sans qu’on la répète. En principe, il faut se proposer de n’exprimer chaque idée qu’une fois. Ce n’est pas qu’il n’y ait des répétitions qu’on n’a pas le droit de blâmer : mais pour être tolérables, il faut qu’elles soient indispensables ; et cette nécessité ne doit pas être le produit de la maladresse, qui ne peut sortir autrement d’embarras, elle doit venir du fond des choses et de la constitution naturelle du sujet.

Je ne parle point ici de l’obligation où l’on peut être de répéter plusieurs fois de suite, en un même passage, la même idée, sous des formes diverses, pour la faire mieux saisir du public et l’enfoncer dans les esprits. J’entends qu’on peut être amené à évoquer en divers endroits une même idée, parce qu’en ces divers endroits elle est nécessaire à l’enchaînement exact de la pensée, parce qu’il y aurait, si on ne l’y rapportait, une lacune, un vide, que rien d’autre ne saurait combler ou couvrir. Ainsi les géomètres ne se font pas scrupule de répéter leurs axiomes, leurs définitions, leurs précédents théorèmes, aussi souvent qu’il le faut pour soutenir la démonstration qu’ils ont entamée.

Il y a, dans une composition littéraire, des idées qui n’ont rien par elles-mêmes de grand ou d’intéressant, et qui sont pourtant les ressorts et comme les nerfs de tout l’ouvrage. Un récit ne sera vraisemblable que par telle petite circonstance, qu’il faudra tenir toujours présente sous les yeux du lecteur : la dire une fois, ce serait tout risquer, on ne saurait la trop rappeler. Un raisonnement reposera tout entier sur un fait reconnu ou sur une proposition admise, qu’il ne faut jamais laisser perdre de vue : là encore on ne craindra pas de se répéter.

Dans le Jules César de Shakespeare, Antoine vient prononcer l’oraison funèbre du dictateur. Le peuple est défiant, hostile. « Il fera bien de ne pas dire du mal de Brutus ici », dit un citoyen. « Ce César était un tyran », crie un autre.

Antoine connaît les dispositions de cette foule brutale et tumultueuse : il faut l’amadouer pour la dominer et la retourner. Voici comment il parle :

« Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l’oreille. Je viens pour ensevelir César, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os : qu’il en soit ainsi de César ! Le noble Brutus vous a dit que César était ambitieux : si cela était, c’était un tort grave, et César l’a gravement expié. Maintenant, avec la permission de Brutus et des autres (car Brutus est un homme honorable, et ils sont tous des hommes honorables), je suis venu pour parler aux funérailles de César. Il était mon ami fidèle et juste ; mais Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Il a ramené à Rome nombre de captifs, dont les rançons ont rempli les coffres publics : est-ce là ce qui a paru ambitieux dans César ? Quand le pauvre a gémi, César a pleuré : l’ambition devrait être de plus rude étoffe. Pourtant Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Vous avez tous vu qu’aux Lupercales je lui ai trois fois présenté une couronne royale, qu’il a refusée trois fois : était-ce là de l’ambition ? Pourtant Brutus dit qu’il était ambitieux, et assurément c’est un homme honorable. Je ne parle pas pour contester ce qu’a déclaré Brutus, mais je suis ici pour dire ce que je sais. Vous l’avez tous aimé naguère, et non sans motif : quel motif vous empêche donc de le pleurer ? »

Il continue sa harangue, répétant encore diverses fois que Brutus est un homme honorable ; mais à mesure qu’il se sent plus maître de la populace qui l’entend, à mesure qu’il peut louer César sans ameuter contre lui toutes les fureurs, il espace le retour de l’éloge donné à Brutus, jusqu’à ce qu’enfin cet éloge ne serve plus qu’à provoquer contre lui les mêmes injures dont le nom de César était couvert tout à l’heure.

Voltaire, imitant Shakespeare, a tout réduit, sous prétexte de régularité et de correction, à une précaution oratoire d’Antoine prend une fois pour toutes :

Contre ses meurtriers je n’ai rien à vous dire ;
C’est à servir l’État que leur grand cœur aspire……
Sans doute il fallait bien que César fût coupable.
Je le crois.

Mais que cela est froid et pâle, à côté de cette répétition infatigable qu’on trouve dans Shakespeare ! Combien le discours du poète anglais est plus fort, plus naturel, plus vraisemblable ! On voit Antoine, à chaque fois qu’il a dit un mot en faveur de César, averti par une agitation houleuse, par un sourd grognement de la canaille, se hâter de retirer tout, et de décerner à Brutus un compliment aussi creux que pompeux.

En général, dans une courte et simple composition, comme sont les exercices d’école, il n’y a guère lieu de répéter en divers endroits la même idée. Et pourtant il n’est rien qu’on lasse plus fréquemment, faute d’avoir suffisamment réfléchi sur la répartition de la matière entre les diverses parties du sujet. On a cédé à une liaison naturelle des choses, et de fil en aiguille on est arrivé à dire ce qu’on n’avait pas besoin de dire encore : plus tard, quand le moment est venu de placer l’idée, quand on ne peut plus s’en passer, pour ne pas avoir à défaire l’ouvrage fait et à tout recommencer, par paresse, on aime mieux la répéter que de la retirer de l’endroit où elle s’était glissée à tort. La composition se couvre ainsi d’idées parasites, qui doublent les idées utiles, leur font ombrage et en escomptent l’effet.

L’ordre qu’on donne à ses idées doit être tel, en résumé, que ce qu’on dit, à chaque moment s’explique pleinement par ce qui a été dit déjà : ne demandez jamais de crédit au lecteur, ni pour donner la preuve d’une proposition, ni pour expliquer la possibilité d’un fait. N’ayez jamais recours à ces avertissements, qui sont comme les béquilles d’une composition boiteuse : « On verra plus tard pourquoi. — J’en donnerai la preuve tout à l’heure. » Ne cherchez pas à piquer la curiosité aux dépens de la clarté, à faire du mystère pour frapper un coup plus grand. Ce sont des artifices indignes le plus souvent d’un esprit sérieux. On peut suspendre l’intérêt pour l’accroître : mais suspendre l’intelligence, cela ne mène à rien qu’à déconcerter, fatiguer, dégoûter le lecteur.

Quand la matière est ample, et l’ouvrage étendu, il peut être utile de remettre de temps à autre sous les yeux du lecteur les résultats acquis, de lui faire mesurer le chemin déjà parcouru et celui qui reste à faire. Mais dans un devoir d’écolier, où les proportions sont nécessairement fort modestes, les récapitulations, les indications préalables de plan ne sont que rarement utiles. Tout au plus pourra : t-on, dans certains cas, annoncer au début la marche qu’on se propose de suivre, refaire à la fin dans un résumé rapide tout le travail qu’on a fait pour atteindre la conclusion. Si, au lieu d’une composition écrite, on faisait une exposition orale, cette précaution serait toujours utile, souvent nécessaire, pour faciliter l’attention de l’auditeur et remédier à ses distractions possibles. Mais alors il faut éviter les divisions scolastiques et les dénombrements arides : Fénelon n’a pas eu tort de blâmer là-dessus les habitudes de Bourdaloue. Bossuet ne manque jamais de faire connaître le plan qu’il se propose de suivre dans ses oraisons funèbres : mais il le fait sans le dire, sans compter sur ses doigts les parties et les parties des parties, sans sécheresse en un mot ni nomenclature rebutante. On a saisi son plan, sans avoir songé un moment que c’était son plan qu’il faisait : ou bien on croit l’avoir deviné, lui avoir dérobé son secret, et ce petit et imaginaire triomphe de l’amour-propre enfonce les choses dans l’esprit.