(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Parny poète élégiaque. » pp. 285-300
/ 2615
(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Parny poète élégiaque. » pp. 285-300

Parny poète élégiaque51.

« Parny : le premier poète élégiaque français. On lui reproche La Guerre des dieux et on a raison ; mais les élégies restent, ces élégies sont un des plus agréables monuments de notre poésie moderne. »
Fontanes, Projet de rétablissement de l’Académie française, 1800.

J’ai déjà écrit sur Parny52 ; je voudrais parler de lui une fois encore, et cette fois sans aucune gêne, sans aucune de ces fausses réserves qu’imposent les écoles dominantes (celle même dont on est sorti) et les respects humains hypocrites. Pour cela, je limite mon sujet comme les présents éditeurs eux-mêmes ont limité le choix des œuvres, comme Fontanes demandait qu’on le fît dès 1800 ; je laisse de côté le Parny du Directoire et de l’an VII, le chantre de La Guerre des dieux : non que ce dernier poème soit indigne de l’auteur par le talent et par la grâce de certains tableaux ; mais Parny se trompa quand il se dit, en traitant un sujet de cette nature :

La grâce est tout ; avec elle tout passe.

Un tel poème, qui n’aurait pas eu d’inconvénient lu entre incrédules, aux derniers soupers du grand Frédéric, et qui aurait fait sourire de spirituels mécréants, prit un tout autre caractère en tombant dans le public : il fit du mal ; il alla blesser des consciences tendres, des croyances respectables, et desquelles la société avait encore à vivre. Je laisserai donc ce poème tout à fait en dehors de mon appréciation présente, et il ne sera question ici que du Parny élégiaque, de celui dont Chateaubriand disait : « Je n’ai point connu d’écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages : poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme. »

Né à l’île Bourbon, le 6 février 1753, envoyé à neuf ans en France, et placé au collège de Rennes, où il fit ses études, Évariste-Désiré de Forges (et non pas Desforges) de Parny entra à dix-huit ans dans un régiment, vint à Versailles, à Paris, s’y lia avec son compatriote Bertin, militaire et poète comme lui, Ils étaient là, de 1770 à 1773, une petite coterie d’aimables jeunes gens, dont le plus âgé n’avait pas vingt-cinq ans, qui soupaient, aimaient, faisaient des vers, et ne prenaient la vie à son début que comme une légère et riante orgie. Que de générations de jeunes gens et de poètes ont fait ainsi, et depuis lors et de tout temps ! Mais le propre de cette aimable société de la caserne et de Feuillancour, c’est que la distinction, l’élégance, le goût de l’esprit surnageaient toujours jusque dans le vin et les plaisirs.

Rappelé à l’âge de vingt ans à l’île Bourbon par sa famille, Parny y trouva ce qui lui avait manqué jusqu’alors pour animer ses vers et leur donner une inspiration originale, la passion. Il y connut la jeune créole qu’il a célébrée sous le nom d’Éléonore ; il commença par lui donner des leçons de musique ; mais le professeur amateur devint vite autre chose pour son Héloïse ; les obstacles ne s’aperçurent que trop tard, après la faute, après l’imprudence commise ; l’heure de la séparation sonna ; il y eut ensuite un retour, suivi bientôt de refroidissement, d’inconstance. C’est l’éternelle histoire. Parny a eu l’honneur de graver la sienne en quelques vers brûlants, naturels, et que la poésie française n’oubliera jamais.

Les Poésies érotiques (vilain titre, à cause du sens trop marqué qui s’attache au mot érotique ; je préférerais Élégies), les Élégies de Parny, donc, parurent pour la première fois en 1778, et devinrent à l’instant une fête de l’esprit et du cœur pour toute la jeunesse du règne de Louis XVI. L’oreille était satisfaite par un rythme pur, mélodieux ; le goût l’était également par une diction nette, élégante, et qui échappait au jargon à la mode, au ton du libertinage ou de la fatuité. Les connaisseurs faisaient une différence extrême de cette langue poétique de Parny d’avec celle des autres poètes du temps, les Bouliers, les Pezai, les Dorat ; c’eût été une grossièreté alors de les confondre.

Serions-nous devenus moins délicats en devenant plus savants ? Je sais que tout a changé ; nous n’en sommes plus à Horace en fait de goût, nous en sommes à Dante. Il nous faut du difficile, il nous faut du compliqué. Le critique, et même le lecteur français, ne s’inquiète plus de ce qui lui plaît, de ce qu’il aimerait naturellement, sincèrement ; il s’inquiète de paraître aimer ce qui lui fera le plus d’honneur aux yeux du prochain. Oui, en France, dans ce qu’on déprime ou ce qu’on arbore en public, on ne pense guère le plus souvent au fond des choses ; on pense à l’effet, à l’honneur qu’on se fera en défendant telle ou telle opinion, en prononçant tel ou tel jugement. Le difficile est très bien porté ; on s’en pique, on a des admirations de vanité. Un critique spirituel et sensé le remarquait à propos de la musique d’Auber, en parlant d’un de ses derniers opéras qui avait fort réussi : « Pour remporter ce succès avec une œuvre si élégante et si claire, un style si aimable et si charmant, il a fallu, disait-il, un très grand talent et un très grand bonheur ; car aujourd’hui, par la pédanterie qui court, par les doctrines absurdes qu’on voudrait accréditer, par l’ignorance et l’outrecuidance de quelques prétendus savants, la clarté, la grâce et l’esprit sont un obstacle plutôt qu’un avantage… Le beau mérite que d’entendre et d’admirer ce que tout le monde admire et comprend ! » Ainsi parlait un critique, qui est aussi un traducteur de Dante53, et auquel bien des gens doivent de le lire en français ; car l’original leur est absolument fermé. J’insiste sur ce travers de notre goût, sur cette gloriole de notre esprit. Que ceux qui arrivent à conquérir et à admirer ces fortes choses à la sueur de leur front, en aient la satisfaction et l’orgueil, je ne trouve rien de mieux ; mais que des esprits médiocres et moyens se donnent les airs d’aimer et de préférer par choix ce qu’ils n’eussent jamais eu l’idée de toucher et d’effleurer en d’autres temps, voilà ce qui me fait sourire. Un des derniers traducteurs de Dante, une manière de personnage politique, me faisant un jour l’honneur de m’apporter le premier volume de sa traduction, me disait d’un air dégagé : « Je l’ai traduit avec charme. » C’est là de la fatuité. Ce même homme, il y a trente ans, eût traduit Horace à la suite de Daru, avec charme, ou plutôt par mode encore, tout comme depuis il avait fait pour Dante. Il n’en est pas moins vrai que nous tenons tous plus ou moins de cette nouvelle et rude éducation que l’on s’est donnée ; nous avons repris à la scholastique et au gothique par quelque bout ; le Moyen Âge s’impose à nous, il nous domine : un peu de Sic et non a bien son charme ; nous avons tous, à doses plus ou moins inégales, avalé de l’Ozanam, de cet ardent et vigoureux écolier dont ils sont en train de faire un grand homme. Ce qui me console, c’est que les gens d’esprit de ces doctes générations assurent que cette voie est la meilleure, en définitive pour en revenir à apprécier tout ce qui rentre dans le génie de la France, et ce qui exprime le goût français. Est-il donc bien nécessaire d’en passer par la méthode de Gervinus pour sentir et admirer La Fontaine ? Pour faire à Gresset sa vraie place, pour réserver le rang qu’elle mérite à une élégie de Parny, est-il donc indispensable d’avoir fait le tour des littératures, d’avoir lu les Niebelungen, et de savoir par cœur des stances mystiques de Calderon ? Peut-être. C’est, dans tous les cas, le chemin le plus long, et le jour où l’on rentre au logis, on court risque d’être si. fort fatigué, que le sommeil s’ensuive. Le simple fruit qu’on se proposait de déguster au retour ne sera-t-il pas de bien peu de saveur pour un palais blasé et dédaigneux ?

J’admets pourtant que si un peu de science nous éloigne, beaucoup de science nous ramène au sentiment des beautés ou des grâces domestiques ; et alors l’élégie de Parny, vue à son heure, est, en effet, une des productions de l’esprit français qui mérite d’être conservée comme spécimen dans l’immense herbier des littératures comparées. Sans y mettre tant de façons, revoyons-la un moment, vivante et dans sa fleur, sous ce règne de Louis XVI, pendant les dix heureuses années qui précédèrent la plus terrible des révolutions.

Le poète est amoureux ; il l’est comme on l’était alors, et même un peu mieux, comme on l’est dans les époques naturelles, c’est-à-dire avec tendresse et abandon, d’une manière précise, positive, non angélique, non alambiquée, et aussi sans y mêler un sentiments étranger qui simule la passion et qui va par-delà. Je m’explique. Les Byron, les René, les Musset sont très peu, à mes yeux, des amoureux simples. Ils aiment une personne de rencontre, mais ils cherchent toujours plus loin, au-delà ; ils veulent sentir fort, ils veulent saisir l’impossible, embrasser l’infini. Je prends Musset comme le plus voisin de nous et à notre portée : croyez-vous qu’en aimant sa maîtresse, celle qu’il a tant célébrée, il n’aimât pas surtout le génie en elle, autre chose que la femme, l’idéalisation d’un rêve ? « Le bonheur ! le bonheur ! s’écriait-il dans sa violence de désir ; et la mort après ! et la mort avec ! » Beau cri, mais qui dépasse, ce me semble, la portée de l’amour, qui suppose dans le cœur une rage de bonheur antérieure à l’amour, et laquelle aussi lui survivra.

Parny est moins violent et plus simplement amoureux ; il est amoureux d’une personne, nullement d’un prétexte et d’une chose poétique. Sa première élégie reste charmante : « Enfin, ma chère Eléonore… » c’est l’a b c des amoureux. Tous ceux qui l’ont lue l’ont retenue, et de tous ceux qui la savent par cœur, pas un ne l’oublie. Oh ! je ne vous la donne pas pour une création profonde et neuve : c’est un lieu commun qui recommence sans cesse aux approches de quinze ans pour toutes les générations de Chloé et de Daphnis ; mais ici le lieu commun a passé par le cœur et par les sens, il est redevenu une émotion, il est modulé d’une voix pure ; il continue de chanter en nous bien après que le livre est fermé, et le lendemain au réveil on s’étonne d’entendre d’abord ce doux chant d’oiseau, frais comme l’aurore.

Faites l’épreuve, s’il est encore temps, si vous n’avez pas atteint le chiffre fatal où il est honteux d’aimer : Nec amare decebit…, cet âge « où, comme le dit Joseph de Maistre, il ne faut être fou qu’en dedans » ; si donc vous trouvez encore une heure de reste pour avoir une écolière en musique et même en amour, récitez à une jeune fille naïve une élégie de Lamartine, si belle quelle soit, et une élégie de Parny, vous verrez laquelle elle comprendra, laquelle elle retiendra.

Je ne crains pas le sourcil jaloux des censeurs ; qu’ils viennent se montrer, s’ils osent, en ces matières aimables. Je les renverrai, non pas couronnés, mais fouettés de roses. Le plus rébarbatif de tous, M. de Bonald, a dit : « Je crois que la poésie érotique est finie chez nous, et que, dans une société avancée, on sentira le ridicule d’entretenir le public de faiblesses qu’un homme en âge de raison ne confie pas même à son ami. La poésie érotique n’est pas l’enfance, mais l’enfantillage de la poésie. » Voilà l’anathème du vieux Caton ; — pas si Caton qu’il en avait l’air, pas si Aristide du moins, et qui, dans son austérité de censeur en titre, ne dédaignait ni les places, ni les émoluments, ni les biens solides pour sa famille : — « Les Bonald, je les connais », disait M. Royer-Collard. — Il a donc lancé l’anathème aux poètes amoureux. Je ne sais si leur règne est aussi fini que le prédisait ce prophète du passé. Ce serait tant pis pour la joie humaine ! Le Devin du village pourrait bien en savoir plus long sur l’amour que l’auteur de la Législation primitive. Jusqu’à Parny du moins, le refrain de la célèbre chansonnette restait une vérité (C’est un enfant, c’est un enfant !), et l’élégie du poète est bien celle de cet éternel enfant.

Parny, je dois le dire, a fait quelques concessions de détail, quelques corrections que je n’approuve pas dans ses élégies revues par lui sous l’Empire. Il y a de lui une frayeur que j’aime mieux dans les premières éditions, et qui y est beaucoup mieux motivée. Il y a, par-ci par-là, des invocations à la bouteille, qui ont disparu dans les éditions plus rassises. Il a eu tort. Laissons aux folies de la jeunesse, dès qu’elles ont jailli et que la coupe circule, la mousse pétillante et rosée dont elles se couronnent.

Une très belle élégie, c’est le Projet de solitude :

Fuyons ces tristes lieux, ô maîtresse adorée !
Nous perdons en espoir la moitié de nos jours.

L’écho de Lamartine, cette fois, en a répété quelque chose :

La moitié de leurs jours, hélas ! est consumée
    Dans l’abandon des biens réels.

La pièce de Parny (trente-deux vers en tout) est pure, tendre, égale, d’un seul souffle, d’une seule veine. C’est du parfait Tibulle retrouvé sans y songer, et la flûte de Sicile n’a rien fait entendre de plus doux.

Le Fragment d’Alcée n’est que du grec transparent et pour la forme. Parny est trop entièrement épris et trop paresseux pour aller faire comme André Chénier, pour revenir, par une combinaison de goût et d’érudition, aux maîtres de la lyre éolienne. Ici il n’a voulu que masquer sous des noms anciens le déplaisir tout moderne d’un amant qui sent sa maîtresse lui échapper aux approches de Pâques. Les vers sont beaux, fermes, pleins, et d’un épicuréisme hardi qui rappelle Lucrèce.

Le Plan d’études :

De vos projets je blâme l’imprudence :
Trop de savoir dépare la beauté…

est agréable. La Rechute est d’un sentiment vrai, naturel, sans rien de forcé, ni du côté de l’angélique, ni du côté de l’érotique. Le Retour est d’un bel élan au début, d’un jet vif et bien lancé :

Ah ! si jamais on aima sur la terre.
Si d’un mortel on vit les dieux jaloux…

et l’ensemble a de la légèreté et de la délicatesse. Le Raccommodement est joli. Le Souvenir serait une vraie élégie si la fin répondait au commencement ; mais l’expression abstraite gâte l’effet : il y manque l’image. J’en dirai autant de Ma retraite ; on sent ce qui fait défaut à l’aimable poète : il a plus de sentiment que d’imagination, que d’étude et de science pittoresque, que de style et d’art poétique. L’invention lui est refusée. Il ne songe pas à rehausser et à redorer son cadre, à rajeunir ses images de bordure et de lointain par l’observation de cette nature nouvelle, qu’il avait eue pourtant sous les yeux et qu’il éteignait sous des couleurs un peu vagues : il estimait que Bernardin de Saint-Pierre l’exagérait et la rendait trop ; lui, il ne la rendait pas. Tout à l’amour et au sentiment, il ne prenait pas garde à sa flore des tropiques, et ne paraissait pas se douter qu’il y avait là pour le premier occupant une conquête et un trésor. Il laissa cueillir la pomme d’or de son île natale par un étranger. La langue poétique elle-même avait besoin alors d’être refrappée, d’être retrempée ; elle est fluette, mince et atteinte de sécheresse. Parny s’en sert avec élégance, pureté, grâce, mais une grâce qui n’est pas la divine et la suprême. En un mot, c’est un amant, c’est un poète que Parny, ce n’est pas un enchanteur : il n’a pas la magie du pinceau. Il n’est pas de force à créer son instrument ; il se sert bien d’une langue toute faite, trop faite, et déjà affaiblie et un peu usée.

Je n’ai pas craint de marquer les défauts : il est juste de rappeler les qualités et les avantages. La passion chez Parny se présente nue et sans fard. Il n’y ajoute rien ; il n’y met pas des couleurs à éblouir et à distraire du fond, il ne pousse pas non plus de ces cris à se tordre les entrailles. La nature parle ; l’expression suit, facile, heureuse, égale à ce qui est à dire. Ce sont deux ou trois belles élégies que celles où il essaye de décrire le calme retrouvé ; où il retrouve tout à coup à l’improviste la passion tumultueuse, et où il invoque enfin avec succès la bienheureuse Indifférence :

  D’un long sommeil j’ai goûté la douceur, etc.
J’ai cherché dans l’absence un remède à mes maux, etc.
  Calme des sens, paisible Indifférence, etc.

La seconde de ces élégies est de toute beauté, dans la première moitié surtout, où s’exhale une si poignante douleur, où le poète va demander au grand spectacle d’une nature bouleversée, à ce qu’on appelle le pays brûlé de l’île, l’impression muette et morne à laquelle il aspire et qu’il s’indigne de ne point éprouver :

Tout se tait, tout est mort. Mourez, honteux soupirs !
    Mourez, importuns souvenirs, etc.

Il eût fallu un peu plus de nouveauté de pinceau dans l’autre moitié. Mais au moins aucun trait ne heurte et n’arrête ; ce qu’on ne saurait dire de bien des élégies plus modernes et passionnées de nos illustres romantiques.

La dernière de ces trois belles élégies me rappelle une particularité assez piquante. On lisait à l’Académie ces quatre vers qui peignent si bien un profond besoin d’apaisement :

Calme des sens, paisible Indifférence,
Léger sommeil d’un cœur tranquillisé,
Descends du ciel ; éprouve ta puissance
Sur un amant trop longtemps abusé !

C’est M. Patin qui les avait cités dans un article du Dictionnaire au mot Abusé, et il les lisait devant une partie de la compagnie, à ce moment peu attentive. — « Que c’est mauvais ! » s’écrie à l’instant un éloquent prosateur. — « Que c’est mauvais ! » répètent bien des voix.

Léger sommeil d’un cœur tranquillisé…

Ce mot expressif et neuf ainsi placé, tranquillisé, choquait surtout ces habiles prosateurs et leur semblait prosaïque. M. Patin n’était pas du tout convaincu, mais il se contentait de protester à demi-voix ; je faisais de même, en m’irritant toutefois un peu plus vivement de cette faute de goût que l’Académie allait faire, et de cette injure à Parny, là où il est excellent et où il me paraissait le plus digne d’être cité. M. de Montalembert, ce jour-là mon voisin, et témoin de mon frémissement de critique, m’enhardit à parler et, je puis dire, m’y poussa. Il aime en toute chose qu’on ne garde pas sur le cœur ce qu’on pense. Je demandai alors à relire à haute voix ces quatre vers, en indiquant ce qui les précède dans l’ordre des sentiments et ce qui les amène ; j’en appelai de l’Académie distraite à l’Académie attentive ; j’insistai précisément, je pesai sur l’effet heureux de ce mot tranquillisé, si bien jeté à la fin du vers. Le vent tourna, l’opinion revint, Parny fut maintenu avec honneur à son rang sur la liste de nos autorités poétiques, et c’est M. de Montahmbert qui en est cause.

Deux élégies qui se suivent, après la rupture, l’une dans laquelle l’amant trahi menace l’infidèle de tristesse et de remords au sein de son nouveau bonheur (« Toi qu’importune ma présence… ») ; l’autre dans laquelle il la devine, il la plaint et a peur que sa menace ne s’accomplisse (« Par cet air de sérénité… »), sont d’une tendresse bien délicate et ingénieuse. En finissant ces quatre livres, on est frappé de cette variété de nuances sur une trame unique. Que de jolis couplets sur un thème simple ! Il n’a nulle part recours aux accessoires, à la fantaisie, aux descriptions ; tout sort et découle d’un seul et même sentiment. Il a traduit chaque fois ce sentiment à l’instant même : son élégie est née toute voisine du moment de l’émotion.

Parny élégiaque est complet en soi : il n’appelle pas, comme Millevoye et quelques autres poètes souffrants et inachevés, l’idée de plus grand que soi, et ne fait point attendre ni désirer vaguement ce maître futur. Lui-même, dans son cercle limité, est un maître, non un précurseur. Combien faut-il de Malfilâtre, de Gilbert, de Dorange, de Dovalle, pour arriver à un grand talent qui réussit et qui vit ? On se le demande en les lisant. Quand on lit Parny, il ne donne pas l’idée ni l’inquiétude de ce talent plus puissant. Il a ses faiblesses, ses pâleurs, mais aussi son charme et sa suavité. C’est une belle fleur qui règne sur son gazon, près de sa source : on s’y assoit avec lui et on la respire.

S’il satisfait et contente, ce n’est pas qu’il ne rappelle dans le passé, comme cela a lieu pour les classiques du second ou du troisième âge, de beaux talents antérieurs et souvent supérieurs au sien. Il les rappelle sans pour cela les imiter : c’est Bertin qui imite, et avec feu, avec talent ; chez Parny ce sont bien moins des imitations que des ressemblances. Il a pour la mollesse des tons de Quinault, une veine de Racine amoureux, des rencontres, mais de courtes et rapides rencontres seulement, avec La Fontaine. Le Brun, l’ami d’André Chénier, et qui avait, par science et par envie de métier, tout ce qu’il fallait pour mesurer Parny, l’a appelé un demi-Tibulle :

Parny, demi-Tibulle, écrivit mollement
    Des vers inspirés par les Grâces
    Et dictés par le sentiment.

Le mot est juste. Pour être un Tibulle entier, ce n’est pas tant la passion élégiaque qui a manqué à Parny, c’est le sentiment large et naïf de la nature champêtre, ce qui fait de Tibulle le digne second du chantre des Géorgiques.

Il y a de lui quelques petites pièces qui seraient de parfaites épigrammes au sens antique : Vers gravés sur un oranger… Au gazon foulé par Eléonore… Réflexion amoureuse…, mais surtout les vers Sur la mort d’une jeune fille, le chef-d’œuvre des modernes épigrammes à inscrire sur une tombe :

Son âge échappait à l’enfance ;
Riante comme l’Innocence,
Elle avait les traits de l’Amour.
Quelques mois, quelques jours encore.
Dans ce cœur pur et sans détour
Le sentiment allait éclore.
Mais le Ciel avait au trépas
Condamné ses jeunes appas.
Au Ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s’est endormie
Sans murmurer contre ses lois.
Ainsi le sourire s’efface ;
Ainsi meurt, sans laisser de trace,
Le chant d’un oiseau dans les bois.

Simplicité exquise, indéfinissable, qui se sent et ne se commente pas ! — « Mais qu’est-ce que cela, me dit un jeune enthousiaste, auprès du Premier Regret de Lamartine, auprès de la jeune fille de Victor Hugo (les Fantômes) ? » Voilà une bien grosse question que vous me jetez à la tête, et je dois dire que je m’y attendais.

Ce n’est jamais nous qui médirons du premier Lamartine poète ; mais l’auteur du Premier Regret, c’est déjà le second ou le troisième Lamartine, et dans cette pièce si harmonieuse, si plaintive, si limpide, prenez garde ! à un certain moment, si vous la lisez avec attention, un étrange sentiment se laisse apercevoir :

Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme ; et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux…
Avant moi cette vie était sans souvenir…

Et la comparaison développée du beau cygne qui trouble une onde pure dans un bassin, ne voyez-vous pas comme il la caresse ?

Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s’éteignit ; et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n’en plus revenir…

Ce sentiment qui se trahit dans le détail et qui respire dans tout l’ensemble, c’est une singulière complaisance du poète à décrire le mal qu’il a causé, et cette complaisance, à mesure qu’on avance dans la lecture, l’emporte visiblement sur la douleur, sur le regret, au point de choquer même la convenance. Un soir qu’on lisait à haute voix et qu’on essayait cette pièce devant quelques personnes, parmi lesquelles une jeune fille spirituelle et pas trop lettrée, que cette poésie mélodieuse avait d’abord ravie : « Mais, s’écria-t-elle tout à coup, savez-vous que ce monsieur est fat ? il est flatté qu’on meure pour lui. » Dès que ce sentiment s’est laissé voir, tout le charme de la pièce est évanoui.

Les Fantômes de Victor Hugo : « Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !… » ne sauraient se rapprocher davantage de la pièce de Paruy : c’est une fantaisie riche, éclatante, éblouissante, enivrée, étourdissante ; je ne sais où trouver assez de mots pour la caractériser. C’est un ouragan de jeunes filles ; tant plus de mortes ! tant plus de fantômes ! tant plus de poésie ! La sensibilité n’a rien à faire là. S’agit-il d’étonner ou s’agit-il de toucher ? Une mère tendre, un frère délicat, s’ils avaient à choisir entre les trois pièces, sur la tombe d’une morte chérie, pourraient-ils hésiter un seul instant ?

Mais ne comparons pas, c’est le mieux. Ne confondons pas, pour déprécier l’une ou l’autre, des inspirations si inégales d’haleine, des œuvres d’un genre et d’un ordre tout différent. Je n’ai garde, d’ailleurs, d’irriter les dieux ou les génies ; je ne veux pas appeler les orages et la foudre sur le myrte odorant et frêle pour qui c’est déjà trop que de supporter le soleil. Parny nous plaît à son matin ; il se dessécha vite ; nous l’abandonnons à son midi. Ce n’est pas qu’il n’ait gardé jusqu’à la fin de ces tons purs, de ces touches gracieuses, et il serait aisé d’en relever des exemples heureux, des applications variées dans ses divers poèmes : mais il ne se renouvela pas, et il est resté pour la postérité le poète des élégies. — « Voyez-vous, ma petite, passé vingt-cinq ans, cela ne vaut plus la peine d’en parler » ; ce mot d’Horace Walpole à Mme du Deffand est la devise des élégiaques sincères et de celui-ci en particulier. Que devenir en effet, que faire, en avançant dans la vie, quand on a mis toute son âme dans la fleur de la jeunesse et dans le parfum de l’amour ? Aristote a beau nous dire que le corps est dans toute sa force de trente à trente-cinq ans, et que l’esprit atteint à son meilleur point dans l’année qui précède la cinquantaine. Grand Aristote, parlez pour vous, pour les sages, pour les politiques, pour les orateurs, pour les critiques ! Mais les tendres et fragiles poètes, quel triste quantième vous leur proposez là en perspective ! Il y a longtemps que l’arbre est dépouillé à la cime et que la sève n’y monte plus. — Parny, dans ses trente dernières années, rima encore à ses moments perdus, joua beaucoup au whist, se maria, fut un homme de bonne compagnie, et il mourut au seuil de la vieillesse proprement dite, à soixante et un ans (5 décembre 1814).