(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Proudhon » pp. 29-79
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(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Proudhon » pp. 29-79

Proudhon

De la Justice dans la Révolution et dans l’Église

I

Quand ce livre de Proudhon parut1, des journaux, qui cherchent partout des publicités de ricochet, donnèrent des fragments de ce livre dont ils firent l’affaire en faisant la leur, mais ce fut tout. Nul d’entre eux ne donna davantage. Les jugements sont encore à venir. Rien d’étonnant ! Le livre a deux mille pages. C’est une concentration de plusieurs années. Pour parler pertinemment de ces deux mille pages, rudes à traverser, nous vous en répondons ! et de la plume qui les a écrites, on ne se pressera pas. On mettra du temps… Et ce ne sera pas seulement sage lenteur et conscience littéraire.

À ceci s’ajoutera une autre raison. Dans l’imagination et le souvenir de tout le monde, Proudhon, l’auteur de : La Justice dans la Révolution et dans l’Église, continue d’être le terrible incendiaire qui a bouté le feu — et qui s’en est vanté — « à toutes les broussailles de la Révolution, pour en faire lever les derniers marcassins qui s’y cachent ». S’il n’avait plus dans ce livre la torche du bon temps, il avait encore quelques allumettes…

De plus, à tort ou à raison (et nous prendrons tout à l’heure sa mesure), Proudhon passe pour un esprit carré, râblé, poignant. Il a le mot indiscret et plus que hardi. C’est un paysan franc-comtois, qui vaut deux paysans du Danube. Il raconte les choses comme elles sont, ou comme elles ne sont pas, mais sans réticence et sans ambage. Même pour ceux qui voient en lui un mystificateur ou un excentrique impayable, il est dangereux. Il peut casser des porcelaines. Or qui n’est pas fragile, et même un peu fêlé, par le temps qui court ? Il faut se garer de cet homme, c’est un malin ! comme dit l’expression populaire. Dans ce temps d’égalité fière, on respecte encore les malins, si on n’aime plus la puissance.

II

On n’a donc pas touché et on ne touchera donc pas bien profondément, croyons-nous, a son livre, tout en en citant beaucoup de passages et tout en faisant à l’auteur des salamalecs et des bonnetades de la dernière vénération… intellectuelle. La Philosophie noyée comme Clarence au fond de ce gros livre, mais qui n’est pas du malvoisie, paraîtra si redoutable à ceux qui ne s’y connaissent pas et si clairement mince et superficielle à ceux qui s’y connaissent, que personne, d’ici ou de là, ne pensera à sérieusement la discuter. On a élevé du bruit autour d’elle, mais on ne l’a pas pénétrée et on ne la pénétrera pas.

Il y a, d’ailleurs, bien plus intéressant pour le commun des esprits que la Philosophie dans ce memorandum d’hypocondriaque politique, écrit régulièrement au jour le jour, comme on va.., où vous savez, dirait Molière, — et c’est tout ce qui n’est pas la Philosophie. C’est l’anecdote, l’histoire contemporaine, le détail, le pamphlet, la personnalité, l’insolence ; l’insolence pour le voisin et non pour soi. Le livre est plein : The table is full , comme dans Macbeth, et Proudhon sert à tous et répand sur tous son brouet de familiarités grossières. Bien peu, au milieu de tout cela, se donneront la peine d’aller chercher l’organisme d’une grande et forte théorie, qui aurait pu faire, en France, de Proudhon, ce que Hégel et Feuerbach sont en Allemagne, s’il n’avait pas été Proudhon et s’il y avait quelque chose de défini, d’exposé, de coordonné sous ces appareils d’école, de raisonnements, de vocables et de pédantismes, — s’il y avait enfin la moindre petite et honorable bête, sous ces énormes bricoles et caparaçons d’éléphant !

Mais il n’y a rien, et vous pouvez nous croire. Nous sortons de ce livre comme on sort de l’engloutissante mer, et nous en ruisselons. Proudhon, malgré ses prétentions à la philosophie, n’est pas un philosophe, même politique, — la plus triste espèce de philosophes. Il n’a pas même l’horrible honneur d’être un monstre de paradoxes. Il le voudrait bien ! Il n’est pas dégoûté. Mais il n’est pas besoin d’être Cuvier et de faire de la paléontologie pour le classer, et nous le classerons.

III

C’est — tenez, croyez-nous ! — un piètre révolutionnaire, — rien de moins, rien de plus, — qui nous a mystifiés quelque temps, mais ne peut plus mystifier personne.

Dans ce livre, le contradicteur des Contradictions économiques reparaît sans s’être fécondé ni mûri ; nous le connaissions. Le temps a marché, mais le temps (est-ce un compliment ?), qui renouvelle, n’a point fait pousser pour nous d’inconnu dans cette vieille connaissance, laquelle nous tend aujourd’hui, de sa main saltimbanque, comme autrefois, ce tambour de basque doctrinaire dans lequel foisonnent et vibrent toujours ces antinomies que nous avons trop entendues… Hélas ! si vous vous le rappelez, ces antinomies firent croire un instant que Proudhon descendait en droite ligne de Hégel ; mais c’était là une illusion. Sa Justice dans la Révolution nous a appris qu’il n’est pas de si grande maison philosophique. Ce n’est plus qu’un fils, et un très petit fils de Rousseau, qu’eût renié Rousseau ; car il s’est défait de la notion de Dieu, la meilleure chose de la succession de son père, et vous savez qu’il n’en fallait pas tant pour que ce respectable père méconnût et reniât son fils !

IV

C’est un fils de Rousseau. Naturaliste du plus immonde naturalisme, partant du pied de son moi isolé et individuel, il érige dans ce livre, qu’il appelle assez superbement « La Justice dans la Révolution et dans l’Église », l’opposition entre l’abstraction simple de la justice innée et la réalité, double et vivante, de la justice révélée divinement(comme l’enseigne l’Église) à la conscience du genre humain.

Certes ! quand on pose de ces thèses contre cet enseignement séculaire qu’on appelle l’Église, et qu’on lui dit, avec le sans-façon d’un goujat, qu’elle, la sainte Église, ne fut jamais juste, on est tenu au moins de déterminer avec une clarté d’éclair fixé, avec une splendeur de soleil, ce qu’on entend par la Justice, Mais P.-J. Proudhon n’est pas un Josué ; il ne fait, point de ces miracles. On cherche vainement dans son livre qui s’intitule : « La Justice dans la Révolution et dans l’Église », une définition qui soit nette et une théorie de la justice. On ne l’y trouve pas. Puisqu’il a la prétention d’être un métaphysicien et qu’il nous force à lui parler métaphysique, il ne veut pas voir que Religion révélée ou Justice innée, c’est toujours la question du Juste vivant, du verbe Justice, fait chair par Miséricorde. Mais Proudhon n’admet pas plus la miséricorde que Dieu, qui est l’Absolu. C’est, en propre terme, un athée. Il enfonce, ce misérable métaphysicien, l’universel dans le nominal, le supranaturel dans les derniers et dans les plus secs rudiments de la nature, soutenant que la théologie n’est qu’une esquisse de tout cela et un symbolisme, et en déduisant le progrès avec cette comique appellation, arbitraire et alternée : « Justice, c’est Révolution, et Révolution, c’est Justice ! » Nous ne croyons point que jamais thèse philosophique fût plus médiocre, et voilà pourtant ce que le Caliban du socialisme éructe, ou plutôt vomit, avec des cris de montagne en mal d’enfant ; voilà pourtant la souris de cette montagne accouchée : Ridiculus mus !

V

Mais qu’importe cette petite chose ! Qu’importe le passé pour Proudhon ! Que le passé (trépassé) soit un million de fois plus conceptualiste que le présent (triste présent !), puisqu’il fut (dit Proudhon) l’abréviateur symbolique de tout ce qui s’est accompli depuis… en pourrissant ! la question n’est pas là.

La question, pour Proudhon, c’est la Révolution, ou plutôt, non ! c’est lui-même ; car il prouve que, sauf lui, nul révolutionnaire n’a compris la Révolution.

Lui seul, Proudhon, est le verbe incarné, sans culotte, de 1793, et il ne se gêne pas — croyez-le encore ! — pour s’en caresser le menton. Pour lui, cet homme, qui voit la Révolution au kaléidoscope, lequel lui renvoie la Révolte, Satan et sa propre individualité ; pour lui, cet homme, trombe de toutes les folies personnifiées, la question — et la question philosophique ! — c’est de débarrasser la Justice de la nécessité d’une sanction en Dieu. Voilà son idée. Il ne dit plus la vieille formule : Ab Jove principium, mais, Ab 1793 principium ! Pour ce mystique révolutionnaire et ce ressasseur d’histoires préoccupé, l’Antiquité vaut mieux que le présent, et le présent vaudra moins que l’avenir. L’Antiquité avait fait l’homme fier ; l’Église, l’homme bon (qu’il appelle le bonhomme, par stupide moquerie) ; mais l’avenir produira l’homme juste. Seulement, c’est toujours la même toupie qui ronfle, en tournant, et fait son bruit de tautologie sophistique. Qu’est-ce que l’homme juste ?… Il ne le dit pas.

VI

Et pourquoi donc le dirait-il ?… Pour qui a un peu pratiqué Proudhon, la théorie et la philosophie sont des prétextes. Ne vous y trompez pas ! ce gros livre, ce livre énorme, n’est rien de plus qu’un article de journal, allongé chaque jour. Le fond du poème, ce sont les épisodes, et ces épisodes sont du Rabelais, du bâton de Rabelais, empoigné par le bout… que personne ne prend. Gaulois qui ne sait que sa langue, mais qui se moque de tout, un fouet de scorpions à la main ! Le nil admirari d’Horace ne va point jusqu’à Proudhon, qui s’arrête en présence de lui-même et vante l’équilibré du droit et du devoir, éclairé par les flambeaux de 1789 à 1794.

Ah ! la théorie, demandez-la-lui ! Il vous promettra de vous la dire, mais tout à l’heure. Permettez qu’avant d’en venir là il tende son chapeau à l’auditoire et fasse sa toute petite recette. Il abrège quand vient l’heure du souper. La suite au lendemain. Nous avons trois autres volumes, qui seront publiés demain. Les curieux, on le sait, dessèchent, mais la formation d’un dogme rationaliste ne s’improvise pas ! C’est chose grave et surtout difficile.

Jusqu’ici, dans cette théorie de la Justice, qui nous fuit comme un farfadet quand nous croyons la tenir, il n’y a de réussi que les batifolages, et pour Proudhon, qui tambourine, tire le pétard et saute pour lui-même, et pour le public, qui le prend juste pour ce qu’il est ! Escamoteur, prestidigitateur, tocsin, rouge, sans-culotte, assassin intellectuel d’imbéciles et de niais, mangeur de journalistes et de philosophes, bohémien, mais bohémien sinistre, thaumaturge et gamin de Paris, Proudhon ne pouvait pas se prendre au sérieux, mais si vous lui aviez dit qu’il nous trompe… vous l’auriez offensé.

VII

C’était là son caractère. Aimable et charmant caractère ! Il nous trompe, mais il ne veut pas qu’on le croie ! Il se moque de nous mais il ne veut pas être moqué ! Voilà sa justice, qui, certes ! n’est pas chrétienne, à ce juste de la Révolution ! Hors ce moulinet d’insolence sur le dos de tout le monde, amis ou ennemis, hors la fantasia très arabe de ce chevaucheur de paradoxes, il n’y a rien de profondément et de sincèrement pensé dans ces deux mille pages. Certes ! nous avons moins d’espace que Proudhon, mais nous ne voudrions pas en prendre tant pour dire si peu. Ce n’est pas tout que d’être insolent, — quoique l’insolence soit souvent une justice, quand on parle de tels et tels, nous le savons bien ! — ce n’est pas tout non plus que de refaire, dans l’ordre des idées, la fantaisie du Roi de Bohême et ses sept châteaux, de cet aimable Nodier, qui avait, lui, de l’humour, et non de l’humeur ; qui était un poète, non un philosophe… politique ! Quand un homme se lève de grand matin pour nous annoncer que l’Église éternelle est morte, il est tenu de mettre à la place, dans ce vide profond qu’elle va laisser, quelque chose qui remplisse mieux que cette pancarte : La Déclaration des droits ! Et si réellement il n’apporte que cela à l’univers orphelin et déconcerté, on est, par Dieu ! en droit de dire : si Proudhon était de bonne foi dans son livre, c’était un sot, et nous le croyions un homme d’esprit. À la page 216 de son second volume, il pose, toujours avec cet air gonflé d’un homme qui vient de découvrir toutes les Amériques de l’avenir… devinez quoi ? la question de Rousseau : « Si l’œuf est sorti de la poule, ou si la poule est sortie de l’œuf ! » Et, comme à Rousseau, c’est l’embarras sur la question qui lui paraît la découverte.

Il ne voit pas plus que son maître que l’œuf est sorti de la poule et du coq. Si le poulet ou la poulette est sorti chacun d’un œuf, comme c’est démontré de visu, un œuf est sorti de deux œufs, ou autrement dit de deux rapprochements du coq et de la poule, deux de quatre, etc., vérité élémentaire qui crèverait les deux yeux des philosophes, s’ils n’étaient borgnes. Bref, pour élever le débat, l’individu sort de la famille, et la famille génératrice sort de plus haut qu’elle, et il faut renvoyer Jean-Jacques et Proudhon au poulailler ! Si tout dépend du premier concept, il faut poser mieux la question, étudier les faits en intrinsèque, et ne pas répéter une logomachie qui ferait honte à une fermière. Or, tous les théorèmes de la philosophie de Proudhon sont de cette niaiserie primordiale, et qu’on ne peut passer qu’à deux classes d’hommes à qui on passe tout : les écoliers et les pamphlétaires !

VIII

Car il est pamphlétaire. Le pamphlétaire, voilà l’essence et le suprême, et le vrai et le plein, de ce faux philosophe, qui sonne creux et même finit par ne plus sonner du tout. Son livre est un pamphlet, et qu’il en soit un, c’est sa fortune ! Malgré deux ou trois tirades de talent posées dans ce fouillis comme des bustes dans des encoignures, qui pourrait achever ce gros livre, s’il n’était un pamphlet ? Qui pourrait, parmi les plus robustes estomacs littéraires et philosophiques, avaler cette pilule-bombe, si elle n’était pas bourrée d’injures, toujours douces à nos cœurs quand elles sont pour d’autres que nous ! Qui aimerait Proudhon et le lirait, sans ces haines ? Et qui, même intellectuellement, l’admire et le respecte ? Qui l’aurait reçu, cet amuseur de nos malices ou de nos rancunes ? Tout au plus se fût-on mis au balcon pour le voir passer. Singulier impôt que celui qu’il prélève en admiration sur un public hostile, mais qu’il prend et soulève par l’envie et la haine et tous les mauvais sentiments ! Hélas ! l’espèce d’intérêt curieux et affamé qu’il inspire nous caractérise encore mieux que lui.

Nous ne sommes pas anthropophages, mais nous voulons voir comment on mange nos ennemis, quitte, après, à pendre celui qui les mange ! Aristophane de ce public pulvérisé qui le maudit peut-être en l’applaudissant, Proudhon, ce conquérant d’une minute des planches de la publicité, souffre impatiemment la concurrence, et il nous débarrasse de ses amis, qu’il balaye. C’est un mérite net. Comme Odry, plus amusant encore que lui dans les Balayeurs, il nettoie de cette façon sa belle patrie. Et ce n’est pas tout que le nettoyage ; voici l’entretien : il se fait des revenus avec ses ennemis, et bat monnaie… sur leurs épaules. Par ses haines ou ses jalousies, il serait, s’il n’était pas mort, devenu millionnaire quelque jour, mais ce qui donne argent et renommée ne donne pas au livre lumière, ne le tire pas, ce livre, de l’inanité, du vide et des ténèbres, quand il y est. On peut tenter d’élever la Révolution sur un piédestal, quand on l’aime, et même, rusé et orgueilleux, de se couler soi-même tout doucement dans la statue. Seulement, qu’il prenne garde, le sculpteur ! Si le piédestal n’est pas de granit, la statue tombera le nez en terre. Si la statue n’est pas de bronze, elle sera bientôt détrempée, et les eaux du ciel laveront la tête à Proudhon.

Triste destinée ! Le livre que voici conservera-t-il sa mémoire, et l’embaumera-t-il pour l’immortalité ?… Nous ne le pensons point. C’est là un livre éphémère comme un journal, dont il a les passions violentes et rapides. Est-ce même plus que le journal d’un homme qui ne peut plus faire de journal ?… Si, en notre qualité de critique, nous voulions donner dans un mot ridée de cette indigeste composition politique, anecdotique et littéraire, il faudrait parler le langage de Proudhon.

Alors, nous prendrions notre courage à deux mains et nous dirions que c’est le baquet des sorcières de Macbeth, — une ripopée, poivrée et tranchante, faite par un homme aux trois quarts aveugle et sourd, qui se rue sur toute idée comme un wagon, se disant toujours au moment de conclure, et ne concluant jamais. Splendide calembredaine, c’est la vérité ! mais dont personne ne voudrait voir la fin sans cet amusant abatis auquel on assiste : aboiements, coups de dents, massacre, hallali, et surtout curée, même pour ceux qui regardent. Mais comme la Pensée, la sérieuse et noble Pensée, se détourne tranquillement de tout cela !

IX

Un point de vue qu’on promène partout ou qu’on retrouve partout, tant on s’en est laissé frapper, ne constitue pas une philosophie. Des affirmations incohérentes, sans raison d’être, malgré le titre des chapitres, et fussent-elles coupées, çà et là, par quelques cris brutalement éloquents, ne constituent point cette belle ordonnance, cette sphère, qu’on appelle un livre en littérature.

La Justice dans la Révolution et dans l’Église n’en sera jamais un qu’en librairie.

Cependant, même dans ces livres qui n’en sont pas, dans ces pages qui se superposent ou se suivent, il peut y avoir du talent, un talent alors tout de style, de mouvement, de couleur, d’expression, d’humeur, ah ! sur tout d’humeur ; exemple, et grand exemple : les Essais de Montaigne. Pour ne pas se résoudre en livres proprement dits, ce talent-là n’en fait pas moins des choses charmantes ou puissantes. Et il y a plus : la personnalité de l’auteur, dégagée de tout ce qui n’est pas profondément elle, vient mieux à nous peut-être sur ces pages que dans les soins pourpensés et retors d’un livre. La personnalité, c’est-à-dire le fond de l’homme, — mieux que les dernières gouttes de son cœur et de sa cervelle : son âme !

Voyons celle de Proudhon.

X

Elle est là toute, en effet, dans ces pages : instincts, passions, habitudes, double empreinte de l’esprit et de la volonté, puissances et impuissances ! Proudhon, qui se raconte, se pavane, s’étale, et traite le public comme ce valet de chambre pour lequel il n’y a pas de grand homme, Proudhon pourrait se dispenser de prendre tant de soin et de se raconter. Ses livres le donnent et l’attestent mieux qu’il ne se donne et ne s’atteste lui-même en se racontant. Il l’a dit, à ce qu’il paraît, et je l’en estime de l’avoir dit : « c’est un original ». L’originalité est pour nous la plus despotique aristocratie, et nous aimons à la retrouver dans messieurs les égalitaires, farouches ou apprivoisés. Nous aimons que le tempérament jure avec l’opinion d’un homme, quand cette opinion n’est pas pour nous la vérité ; car le tempérament envoie souvent promener l’opinion qui le contrarie, et l’opinion y va toujours ! C’est un original ; mais quel original ? A-t-il la grande, la simple, la, sincère originalité du génie ? Non ! Ce n’est point un homme de génie que Proudhon ; il n’a pas même celui du style. Quant au génie d’idée, il y faut penser moins que jamais, depuis cette chétiveté de l’antithèse de la Justice de la Révolution et de la Justice de l’Église, sa seule philosophie de l’Histoire. Le génie du style n’est pas fait que de force et de correction ; il a de plus l’idéalité et la grâce. Or, qui a jamais vu Proudhon sous cette double espèce ? qui l’a jamais vu gracieux ? qui l’a vu idéal ?

Quelques personnes trop disposées en sa faveur l’ont, il est vrai, trouvé poétique, quand il fit, vous vous en souvenez ? cette fameuse invocation à l’Ironie, qui l’a compromis comme une sottise ; car, quoi qu’il dise, maintenant, on peut toujours lui répliquer : « Vous êtes un ironique, et l’ironie n’est pas sincère. » Mais, littérairement, l’invocation n’était que de la froide rhétorique. Cette ode en prose n’avait pas d’ailes. Il en est de même pour cette autre invocation au Diable que nous trouvons à la fin du deuxième volume de la Justice dans la Révolution : « Viens donc, Satan, viens, le calomnié des rois et des prêtres, que je te presse sur ma poitrine ! » Ce sont là de tristes et abjectes bouffonneries, que l’expression même n’orne pas. Poétiquement donc comme philosophiquement, Proudhon est un impuissant, cet homme qui passe pour un Hercule ! Il est impuissant comme imagination spontanée dans le style, comme grand aperçu et vue pleine dans la pensée, mais il est resté viril et vigoureux par ailleurs. C’est un homme de peine, un talent de verve et de poussée, mais d’une telle outrance, naïve ou menteuse (défiez-vous !), qu’il fait peut-être la place à l’Ordre, tout en croyant la faire à la Révolution.

Les Spartiates exposaient l’ilote ivre devant leurs fils pour les dégoûter de l’ivresse ; mais nous ne valons pas les Spartiates, ces moines militaires de l’Antiquité, comme les appelle un moderne. L’ivresse de ce démagogue devenu fou, qui ose préférer la mort de Danton à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dégoûtera-t-elle de la Révolution les faibles chrétiens de notre âge aussi certainement que l’ilote dégoûtait les Spartiates ? Telle est la question qu’on se pose quand on vient de lire Proudhon. Lorsqu’après plus de soixante ans on voit cet attardé reprendre par terre, où elles étaient tombées, toutes les impiétés de Voltaire, on ne craint pas, malgré le talent dont il abuse, de lui dire sur la tête qu’il est un esprit inférieur.

Oui ! inférieur de génie comme de race. Figurez-vous ce qu’aurait dit Voltaire lui-même, en retrouvant, lui d’une si princesse élégance, ces impiétés, qui manquaient déjà de distinction sur ses lèvres, sur les lèvres de ce paysan : En aurait-il ri ? Eût-il trouvé la chose futile ou plaisante ? Pour un seul Proudhon, c’est possible ; mais s’il en avait connu deux, ils l’auraient converti !

Sa Correspondance

XI

Quant à sa correspondance, en voici les quatre premiers volumes. Elle en a peut-être dix et davantage, car Proudhon, ce rude travailleur, a travaillé autant en lettres qu’en économie politique. Ce n’est pas une nouveauté, mais c’est un complément. De cette correspondance, qu’on nous avait promise si considérable, quelque chose était déjà connu. Sainte-Beuve (en 1865), Sainte-Beuve, ce fureteur et ce friand chat littéraire qui mettait sa fine langue à tout, l’avait écrémée… Mais nous allons avoir jusqu’au fond du pot, qui ne sera pas le pot au lait de Perrette. Et, en effet, pour l’éditeur comme pour le public, c’est indubitablement une fortune.

Dans un temps de curiosité personnelle, où l’on veut savoir avec passion comment tout ce qui a pour deux liards de célébrité met son bonnet de nuit et ses pantoufles, la Correspondance de Proudhon, du fameux auteur des Contradictions économiques et de la Justice dans la Révolution, doit exciter au plus haut point l’intérêt de qui tient à ces pantoufles et à ce bonnet de nuit. Proudhon a été trop scandaleusement retentissant, il a fait trop de remue-ménage, pour qu’on ne soit pas très désireux de connaître ce qu’un pareil homme devait être en dehors de ses idées et de ses systèmes et tout bêtement dans le plain-pied et les intimités de sa vie, et c’est là ce que sa correspondance, qui, du reste, en étonnera plus d’un, nous apprend. Elle nous montre un Proudhon que nous n’eussions jamais supposé d’après ses livres. Elle nous découvre l’agneau sous le lion, le bonhomme sous l’homme effrayant, sous le Spartacus de la révolte le pauvre presque résigné et sans envie ! Personnalité féconde en contrastes : cet athée eut des mœurs sévères et sincères ; ce fut un patriarche, — mais sans troupeaux et sans Agar. Ce fut enfin — pourquoi ne pas l’avouer ?… le meilleur et le plus pur des hommes, capable d’amitié, de respect (oui ! ce contempteur !), de respect, de reconnaissance et d’amour chrétien de la famille, quoiqu’il n’ait pas fait baptiser ses enfants. Il fut vertueux… mais que Dieu nous garde des vertus de cœur qui s’arc-boutent dans les hommes à un esprit faux ! On disait : le vertueux et l’incorruptible Robespierre. On dirait à beaucoup plus juste titre le vertueux et incorruptible Proudhon, qui n’a pas, lui, pataugé dans la fange de l’action politique, et qui n’a pas de fleuves de sang sur les mains. Et cependant, quoiqu’il n’ait été qu’un Robespierre abstrait, qui n’a coupé le cou seulement qu’à des systèmes, il est certain pour moi — même d’après sa correspondance — qu’il était beaucoup trop homme d’idée pour reculer devant les conséquences des siennes, eussent-elles conduit toute une génération à l’échafaud !

Car c’est ce que je dégage de sa correspondance, tout autant que de ses autres livres. Il fut avant tout, — pendant tout, — et après tout, — un homme d’idée. Et il ne fut jamais que cela à travers tous les métiers qu’il fit, ce Gil Blas de la misère qui fut imprimeur, correcteur d’imprimerie, commis batelier, faiseur de livres et de mémoires pour le compte d’autrui. L’homme d’idée continua d’être en lui, malgré ces horribles avatars de la pauvreté… On a dit beaucoup, à propos de sa Correspondance, qu’il avait été un méchant homme. Mais je déclare que j’ai lu avec beaucoup de soin ces quatre volumes qui racontent les quarante premières années de sa vie, et que je n’ai pas trouvé un seul fait qui appuie cette accusation de méchanceté. Et j’en suis fâché ! Il me conviendrait que le sophiste fût toujours méchant, pour être plus haïssable. Mais il faut être vrai : on a confondu probablement avec la méchanceté, la rigueur absolue de l’homme d’idée. Qu’importe ! d’ailleurs, que son cœur fût bon, s’il était confisqué par le cerveau et que le cerveau fût faussé ou fût perverti ! Les lâches moralistes de ce temps ont trop séparé le cœur de l’esprit, dans leur déchiquetage de la vie ; ils ont cru racheter l’un par l’autre. Ils se sont trompés. Rien des vertus du cœur ne rachète les vices ou les crimes du cerveau, Les faiseurs d’analyse peuvent les séparer, les mettre à part les uns des autres pour le service et l’amusement de la curiosité humaine, la synthèse de la vie les reprend et les étreint dans son unité inflexible, et la balance morale est toujours emportée du côté des crimes spirituels, qui pèsent davantage, puisqu’ils sont les plus grands ! Ils participent de l’immortalité de la pensée. Les autres crimes finissent ; eux ne finissent pas !… Et c’est ce qu’il faut rappeler à propos de Proudhon, quand il s’agit de le juger.

Autrement, on serait séduit peut-être. Le Proudhon de la Correspondance détournerait trop de l’autre Proudhon, et rendrait doux et miséricordieux pour ce grand coupable de l’esprit, qui ne doit point être pardonné. J’avoue qu’en la lisant, cette correspondance, le cœur m’a failli une minute… Il y a là-dedans une honnêteté si naturelle et si foncière, une telle santé d’instinct, une telle naïveté de noblesse, une si forte simplicité de mœurs, que j’ai été touché et aurais été entraîné vers l’homme de cœur, si l’homme de l’idée fausse, — de l’inoubliable idée fausse, — ne m’avait raffermi dans mon horreur première. Proudhon le démocrate, Proudhon qui, en définitive, procède de Rousseau, quoiqu’il l’ait dépassé et nié ; car tous ces bâtards renient leur père ! fait, par l’âme et la vie, avec Rousseau, le plus magnifique des contrastes, et si on avait besoin d’un argument contre Proudhon lui-même, le grand égalitaire, pour lui prouver qu’un homme n’est jamais l’égal d’un autre homme, on pourrait se servir victorieusement de celui-là. La ressemblance de leurs destinées fait mieux ressortir la dissemblance de leurs âmes !

Tous deux novateurs et sortis du peuple, tous deux pauvres et travaillant de leurs mains pour vivre, tous deux opprimés, — croyaient-ils, — parce qu’ils étaient nés au dernier rang d’une société que, pour cette raison, les malheureux voulurent détruire. Mais l’un (Rousseau) fut un pauvre rongé d’orgueil, de haine et d’envie, d’une bassesse de cœur égale à la bassesse de sa fortune, préférant la domesticité au travail, et, sans fierté comme sans courage, flagornant ceux qu’il appelait, quand ils n’étaient pas là, ses oppresseurs. ; tandis que l’autre (Proudhon), incorruptible à la pauvreté, — qui, allez ! corrompt autant que la richesse, répugnant également à tout servage et à toute fainéantise, resta un ouvrier aux mains pures comme son cœur, ne repoussant jamais sa besogne de misère comme indigne de son génie, quoiqu’il sentit pourtant bouillir en lui des facultés qui s’élançaient par-dessus le travail de ses mains ! Jamais Proudhon, qui croyait si fort à l’égalité des hommes, qui nous en a donné une théorie impossible, n’aurait voulu être laquais, comme Rousseau. Il n’eût jamais été laquais de fonction, parce qu’il n’était pas laquais d’âme, et Rousseau, lui, le fut toujours ! Renvoyé et ses gages payés, il l’était encore. Il l’était même après être devenu le favori des grands seigneurs et des duchesses ; car la société du xviiie  siècle fut assez aveugle et assez folle pour le réchauffer dans son sein, ce reptile, qui continua de ramper là où des reptiles, moins plats que lui, se seraient redressés !… Seul éternellement dans la vie, ce lépreux de cœur qui s’appelle Rousseau eut des maîtresses plus ou moins ignobles, des sentimentalités plus ou moins putrides, mais il n’eut jamais, dans la sainte vérité du mot, ni un amour ni une amitié. Proudhon, au contraire, d’un cœur trop tendre pour rester virginal comme Newton, fut aussi chaste que tendre avec les femmes, — et les femmes, c’est encore trop dire, car il n’en a peut-être aimé que deux : celle qu’il épousa, et la jeune fille qui se réfugia en Suisse (nous dit sa Correspondance) et que les tristes nécessités de sa première jeunesse ne lui permirent pas d’épouser. Plus fait, du reste, tant sa nature était mâle ! pour l’amitié que pour l’amour, il eut des amitiés superbes, et, parmi les superbes, une sublime (celle de Gustave Fallot). Tels ils furent et tels ils différèrent, Rousseau et Proudhon, les deux hommes d’idée qui ont certainement le plus fait pour le démocratie moderne. Seulement, l’un l’a abominablement avilie et déshonorée en sa personne, et l’autre l’a relevée et honorée dans la sienne. Et celui-ci, pour cette raison, et à part la supériorité du génie, est des deux le plus dangereux, et voilà pourquoi il faut être pour lui d’autant plus justement implacable.

XII

Proudhon a, en effet, sur Rousseau, la supériorité de l’esprit tout autant que la supériorité du cœur.

Je dis d’esprit, et non pas de génie. Il n’y a que les blasés du xviiie  siècle, les écœurés de plaisir de ce temps libertin, qui aient pu donner du génie à Rousseau, à ce déclamateur qui parlait parmi eux de vertu comme Diogène ou Antisthène chez Laïs, et par reconnaissance d’une sensation nouvelle qui leur paraissait piquante. La condition première, la condition impérieusement exigible du génie, c’est la sincérité ; et Rousseau, en rien, ne fut sincère. Il ne l’était pas plus dans l’idée que dans l’expression ; il avait la faculté de se monter la tête, comme un acteur qu’il était. C’était un souteneur de thèses, comme on est un souteneur de filles. Pour le fond de sa pensée, c’était, de métier, un sophiste, et de forme, c’était un rhéteur. Proudhon, qui n’était pas plus vrai de principes et de doctrine, c’est-à-dire dans l’essence des choses, était au moins sincère dans sa manière de les penser : la profondeur est toujours sincère. Le sophisme prenait Proudhon dans sa griffe de Chimère ; Rousseau jouait avec le sophisme. Diderot a dit : « naïf comme l’eau » ; expression justement admirée. Proudhon était cette eau-là. Il était sincère comme l’eau de source de ses montagnes. Mais la sincérité n’est pas tout le génie ; Proudhon, malgré la puissance de son intellect, n’avait pas l’ensemble inspiré, harmonieux et grandiose qui constitue le génie, cette rareté de l’esprit humain, impossible, d’ailleurs, en dehors de la vérité Proudhon n’était qu’un esprit de grande force, mais c’était assez pour l’emporter sur Rousseau, esprit maladif et inflammatoire, qui fît croire à ses muscles parce qu’il convulsait ses nerfs. Dialecticien irrésistible, incomparable, quand il forge et scelle les uns dans les autres tous les anneaux de la chaîne d’un raisonnement, d’une propulsion à tout renverser dans l’ordre logique, Proudhon est certainement le polémiste le plus redoutable qu’ait eu la langue française. Ne lui accordez rien quand il commence ! il vous prendrait tout… Rousseau est spécieux et captieux ; mais comme Proudhon eût méprisé le filet de soie de ce rétiaire ! Lui, le porteur de massue, il va devant lui, — en droite ligne, — mais, en droite ligne, il écrase tout sans pitié. Pour bien comprendre la différence de la vigueur de ces deux hommes, partis tous les deux du principe de Descartes (l’examen individuel), qui n’était en somme que le principe protestant tombé de l’ordre religieux dans l’ordre métaphysique pour retomber dans l’ordre politique, comme toujours, il n’y a qu’à regarder leur point d’arrivée… Après Rousseau, que n’y a-t-il pas ? Il y a la Révolution française, et tous les publicistes du droit populaire et tous les systèmes et tous les gouvernements qui n’ont pas vécu et qu’elle a enfantés, cette mère Gigogne d’avortons ! Enfin, il y a jusqu’à Proudhon lui-même. Mais après Proudhon, qui n’a pas eu son heure entière, mais qui l’aura peut-être un jour, demandez-vous ce qu’il y al Il n’y a rien ni personne : ni gouvernements, ni organisations, ni Révolutions, ni Communes. La table rase est faite, l’erreur épuisée. Par ce côté-là, le monde de la pensée se ferme, et si on veut marcher encore, il faut remonter vers la Vérité !… La gloire de Proudhon, gloire terrible ! est d’avoir rendu impossible et même inconcevable un autre Proudhon.

Et notez bien qu’en caractérisant ainsi la force destructrice de cette machine, de cette locomotive à raisonnements qu’on appelle Proudhon, je n’exagère point jusqu’à la grandeur une destinée qui aurait pu être grande si une telle force avait été mise au service d’une autre métaphysique, si le raisonneur formidable avait choisi d’autres points de départ que les siens. Dans la superbe confiance de sa logique, il n’a point compris où il arriverait. Il s’est cru plus que le Colomb d’un monde nouveau ; car le monde que Colomb découvrit lui était démontré par l’économie même du globe, mais le monde que Proudhon voulait faire n’existait que dans son esprit. L’économiste, qui lui bouchait tout, en lui persuadant (sa formule !) qu’il n’y avait qu’une faute de comptabilité à corriger pour que le monde actuel fût immédiatement renouvelé dans ses fondements et ses entrailles, lui cachait les lois morales et physiologiques de la nature humaine. Il se trompait sur l’homme et sur son histoire. Il se trompait sur Dieu et la sienne. Il se trompait sur la science, qu’il croyait dans le progrès infini, comme Condorcet, qui posait que la science pouvait même supprimer la mort. En attendant, elle supprimait son bon sens ! En d’autres termes, il se trompait du tout au tout, Proudhon, et comme un homme comme lui devait se tromper… car la chute se mesure à la hauteur d’où l’on tombe. J’ai déjà, et plus d’une fois, parlé de Proudhon, quand il s’est agi du Mémoire sur la Propriété, de la Justice dans la Révolution, des Contradictions économiques, etc., de tous ces livres audacieux dont l’audace, malgré la sincérité de l’esprit et des convictions de Proudhon, était souvent une combinaison d’habileté, comme les colères de Napoléon quand il brisait le cabaret de Coblentzel ! Je n’ai pas aujourd’hui à recommencer cette besogne et à revenir sur ces livres, qui ont tonné, qui se taisent maintenant, mais qui ne sont pas, croyez-le bien ! de vieux canons hors de service. Je n’ai qu’à donner une idée exacte de l’homme de la Correspondance. Malheureusement, je l’ai dit déjà, dans cette Correspondance où je voudrais plus de détails humains, familiers, domestiques, intimes, il y a encore plus le Proudhon que j’abhorre que le Proudhon qu’à quelques-unes de ses pages je serais tenté d’honorer !

XIII

Et cela est tout simple, du reste. Proudhon, en cette correspondance, vit plus dans ses idées que dans ses sentiments. Ses idées, plus que ses sentiments (et ses meilleurs), étaient en somme la grande affaire de sa vie. Il écrit à des amis de jeunesse qu’il a gardés jusqu’à sa dernière heure, mais il ne leur écrit jamais en dehors des préoccupations de son cerveau. Chez lui, le cerveau pompait tout. Il les tient au courant de ses travaux et des développements de sa pensée, et s’il leur parle de ses misères, c’est qu’elles nuisent à sa vie de penseur. Sans cela, cet homme de si peu de besoins, d’un tempérament si philosophique, serait aisément stoïque contre elles. Il leur raconte les livres qu’il fait à mesure qu’il les fait, et les publications lointaines qu’il projette. Seulement, et ceci est d’un ragoût délicieux, l’homme apparaît, et, je l’ai dit, le bonhomme, et je pourrais ajouter le gros bonhomme, à travers cet effroyable révolutionnaire qui compte bien faire sauter un de ces jours la société tout entière : religion, lois et mœurs ! Chose inexprimablement amusante, il y a de l’Orgon de Molière dans ce Caliban de Proudhon ! Ici, la clameur des théories vous fend moins la tête. L’ours donne la patte comme il peut la donner… Le grand Sagittaire qui savait tendre l’arc d’Hercule contre le capital, la propriété, la religion et tous les systèmes qui ne sont pas le sien, le détend et joue avec sa corde détendue, non pas gracieusement, — car la grâce n’a pas été plus accordée à Proudhon qu’à Rousseau, ces lourds, — mais avec une bonne humeur charmante, une gaieté gauloise que ne connaissait pas l’aigre Genevois sorti de Calvin. Proudhon ne connaît pas la mélancolie, « ce bain du Diable », dit saint Jean Chrysostôme. Le Diable le tenait par ailleurs. Il sait rire entre deux colères. Il rit de la bêtise de ses ennemis, quand il ne se met pas en fureur contre eux avec des accents à l’Alceste. Il rit même de la terreur qu’il leur inspire, et jouit comme d’une chose très comique d’être le Croquemitaine de son époque ; car il l’a été un instant, lui qui, malgré sa haine de Dieu et de la propriété, se sent, au fond, un si bon homme, et chanterait à, pleine voix, s’il pouvait chanter :

Tenez ! moi, je suis un bon homme.

Et, ma foi ! il l’était tant, qu’on n’était pas même blessé de son orgueil. Vous savez comme Rousseau est insupportable avec le sien, quand, à la première page de ses Confessions, le goujat superbe demande qui de ses lecteurs osera dire devant Dieu : Je fus « meilleur que cet homme-là » ! Proudhon, qui a l’orgueil gai, dit joyeusement : « Ma mort serait, en ce moment, une absurdité de la Providence ! » et on ne lui en veut pas de ce mot gigantesque. Cela n’offense personne pas même Dieu ! cette drôlerie de réformateur. Sa colère aussi a la gaieté. Il en a d’impayables contre ses ennemis, et nonobstant de très éloquentes. Je n’ai jamais vu donner par personne plus cordialement des coups de bâton ; Qu’il a fait de fois de moulinets sublimes sur tous les dos ! et sur le dos des royalistes ! et sur le dos des montagnards ! et sur le dos des Saint-Simoniens ! et sur le dos des fouriéristes ! et sur le dos des icariens ! et sur le dos des femmes socialistes ! — inséductible à leurs épaules, dont il se moquait bien, le chaste gaillard ! Veuillot est le seul homme peut-être qui mène un bâton où il doit aller d’une poigne aussi vigoureuse. Mais il n’a pas le bâton si gai ! Il ne l’a pas si franc ! Il ne l’a pas d’un tour si large ! Il n’enlève jamais, dans un pareil envol, si comiquement les oreilles ! Du reste, il avait, Proudhon, le physique de tout cela. Il était ce paysan du Jura, bien moins majestueux que le paysan du Danube, mais il était aussi solide. Je l’ai connu, dans la longue redingote vert-bouteille dont parle Sainte-Beuve, avec son chapeau de quaker et ses pieds de cuistre et de commissionnaire, mais qui faisaient bravement quatre-vingts lieues pour aller voir, seulement quelques heures, un ami à Paris ! Rustre toujours dépaysé dans le monde, où il faisait craquer sa chaise de ses embarras, mais qui, bientôt, mis en train d’idées, tapait tout à coup furieusement sur les tables et sur les consoles, y faisant danser les madrépores quand il y en avait, comme, un jour, chez l’éditeur Dentu, qui tenait à son madrépore et qui blêmit encore aujourd’hui en pensant à ce que, sous ce marteau d’homme et de poing, son zoophite pouvait devenir !!! Chez lui, sancta simplicitas ! il était chaussé de sabots. C’étaient ses pantoufles, et c’est ainsi qu’un jour l’y trouva Charles Grün, hégélien venu tout exprès d’Allemagne pour le voir. Proudhon lui fit l’effet de Goethe, et il en parle, dans une description qu’il a publiée, comme d’un Phidias aveuglé, — car Proudhon était laid et louche. Batracien de bouche fendue et de gros yeux, il ressemblait à une énorme grenouille en lunettes. Grün fut ravi et le trouva beau ! Je le crois. C’était un Allemand !

Eh bien, vous le voyez maintenant ! Grâce à cette Correspondance, je l’ai mis debout devant vous, ce naïf, ce cordial, ce vertueux, cet Alceste sans talon rouge et sans rubans verts, et cet Orgon aussi, cet Orgon qui croyait aux peuples et à l’égalité absolue aussi bêtement qu’Orgon croyait à Tartufe ; je vous l’ai montré lui-même, ce bonhomme, ce bon ours, qui casse la tête de l’homme, de son ami, avec le pavé de ses théories, pour lui ôter les mouches qui le dévorent, croit-il, et qu’il a sur le nez : les religions, le capital, les polices, les hiérarchies, les gouvernements ! Vous avez devant vous la combinaison, beaucoup moins rare qu’on ne croit, mais, chez lui, très frappante, du coupable et de l’innocent, de l’indignant et de l’apaisant tour à tour. L’homo duplex de saint Paul est dans Proudhon plus que dans personne. Fils de Rousseau, il étrangle à chaque instant les doctrines de son père. Il ne lui pardonne pas d’avoir cru à la dégénérescence des peuples. Les peuples, dit au contraire Proudhon, ne meurent que quand on les tue. Il est l’apôtre de la Révolution, et jamais de Maistre, qui la traitait de satanique, ne l’a jugée plus cruellement que lui. Protestant comme Rousseau, et, comme tous les révolutionnaires, mis bas par Luther, car leur extraction n’est pas plus haute : « Il ne s’agit plus — dit-il (parole protestante !), — d’attaquer le christianisme, mais de l’approfondir », et, en attendant cet approfondissement qui est la chimère de tous les hérétiques depuis Arius, il supprime brutalement Dieu ! Philosophe, il méprise Lamennais d’être devenu, de prêtre, philosophe et d’attaquer le sacerdoce… Je ne relève que quelques-unes de ses contradictions, et je pourrais les entasser. Inconséquent qui s’était mis parfaitement à l’aise vis-à-vis de ses inconséquences, en faisant du principe de la contradiction une loi du monde. Peine inutile ! ce principe, qui fut aussi celui de Hégel, ne sauvera point Proudhon devant la Critique et devant l’Histoire. Il restera condamné. Ni sa femme, ni ses filles, ni ses amis, ni ses bons sentiments, ni sa bonne humeur, ni même les ridicules qui font dire : « J’ai ri, me voilà désarmé ! » ni tout ce qui rogne et diminue le monstre de ses théories, n’empêcheront qu’il ne soit un coupable au premier chef dans l’ordre de la pensée, un de ces grands criminels qu’il faudrait envoyer, les larmes aux yeux, à l’échafaud, si, dans l’ordre de la pensée, il y avait des échafauds ! Qu’il l’ait su, voulu ou ignoré, peu importe ! Proudhon est sur la route des Communes futures et il y conduit. Il est le cerveau qui a pensé savamment ce que des brutes accompliront avec ignorance.

C’est le Byzantin de ces Barbares !

La Pornocratie

XIV

Le dernier volume de la correspondance de Proudhon a été publié en même temps que son livre posthume : La Pornocratie. Les cygnes s’envolent deux à deux. Mais ce ne sont pas là des cygnes, que ces deux volumes. Il n’y a dans le démocrate Proudhon rien qui rappelle ce bel oiseau aristocratique, qu’il faut laisser, pour objet de comparaison, aux reines et aux impératrices. De cette Correspondance dont nous venons de parler, il n’est, en fait d’idées, sorti quoi que ce soit que nous n’eussions vu dans les Œuvres complètes de cet homme, un des premiers cerveaux du siècle en puissance, mais en puissance mal employée et funeste… Seulement, si cette Correspondance n’ajoute pas aux idées du penseur, elle les éclaire du moins de la personnalité de l’homme. Proudhon peut être son propre scholiaste à lui-même. La Correspondance serait un commentaire intéressant des Œuvres, et qui sait si un jour un éditeur intelligent ne la placera pas en notes sous les pieds du texte ? Telle, pour moi, est la valeur de cette Correspondance, et tel pourrait être son destin.

Mais, encore une fois, si elle n’augmente pas les mérites classés et reconnus de l’homme d’idée dans Proudhon, elle le montre, lui, sous un jour intime qui lui sied et dans la lumière duquel on n’était guères accoutumé à le regarder, ce grand coupable d’honnête homme ! Elle vaut mieux pour lui et pour sa ressemblance que l’ignoble portrait de Courbet. Cette Correspondance, qui embrasse toute la vie intellectuelle de Proudhon, nous dégage du système ce qu’était l’homme, — l’homme primitif, primesautier, naïf, la créature vivante, l’être moral, en un mot ; car, il faut bien le dire, le monstre était moral. On dit que l’éléphant l’est aussi. On dit qu’il a la pudeur de l’amour et le respect des os de ses pères. Proudhon ne serait-il moral que comme l’éléphant ? C’est une question qu’on peut débattre, mais cette moralité est indéniable, et c’est elle qui l’a fait, un jour de sa vie, moraliste de fonction, et lui a inspiré ce livre de la Pornocratie, dans lequel il a piétiné (mais avec la force d’un éléphant, par exemple !!) toutes les immoralités de ce temps, dont il eut toujours une saine horreur. Il est entré au plus épais de ces immoralités comme l’éléphant qui brise et qui écrase tout, dans une forêt de bambous. La femme, qui tient tant de place dans les mœurs d’un peuple ; la femme, qui est presque toutes les mœurs d’une nation, a été pour lui la grande question de son livre. Il l’a prise comme le monde moderne l’a faite ; il l’a prise avec tous ses orgueils et toutes ses prétentions, pères et mères de tous ses autres vices, et elle n’a pas pesé beaucoup dans la trompe étouffante du colosse. Quelque chose avait, je crois, paru déjà du livre posthume qu’on a publié. Les femmes crièrent alors comme des Mélusines, sans être pour cela des fées… Probablement elles ne cesseront pas de crier. Dans tous les cas, les galantins, les madrigalistes, les valets de cœur de ces dames crieront pour elles, et sans danger pour personne, car le terrible éléphant n’est plus !

XV

À mon sens, à moi, le livre est superbe, et je le dis tout de suite. Il n’est pas irréprochablement superbe, comme ma critique va vous le prouver, mais il l’est d’inspiration vraie, profonde et indignée. Qui ne le sent pas, ne sent rien ! Jamais les facultés de Proudhon ne se sont mues et n’ont mieux joué dans un milieu qui convînt davantage à son talent et à sa nature. Il ne faut, certes, pas s’y tromper : l’homme, dans Proudhon, n’était nullement à l’origine ce qu’il est devenu. La science a gâté en lui la nature. « Tout homme qui « pense est un animal dépravé », a dit Rousseau, dont Proudhon est un des bâtards, mais cinquante fois plus fort que son père. Absolument, le mot est faux, comme tout ce qu’a écrit ce vil menteur de Rousseau ; mais, relativement à Proudhon, le mot est vrai. Il se déprava, parce qu’il pensa. C’est la pensée, — comme son temps la comprenait, — c’est la science de son temps qui le pervertirent. Dieu l’avait fait droit comme un cèdre. Il était avec le bon sens, — le maître des affaires , a dit Bossuet, et j’ajoute : le maître de l’esprit qui l’a et dont il doit diriger les facultés, sous peine d’être emporté par elles ! Mais les sciences, mais l’orgueil des sciences, mais la philosophie du xviiie  siècle, mais la Révolution française, faussèrent, déformèrent et mutilèrent abominablement ce bon sens, qui aurait dû rester souverain, et c’est ainsi que le régicide intellectuel fut accompli dans l’esprit de cet homme, qui politiquement, du reste, ne devait pas répugner au régicide. Avant de tuer les rois, on tue le bon sens, qui est le roi des facultés humaines. C’est le même désordre et c’est la même loi.

Et le mal n’alla seulement pas qu’au bon sens de l’homme. Il alla à toute sa nature, qui était chrétienne comme elle était sensée. Je tirerai encore ce coup de pistolet ! de nature, cet irréligieux, cet athée, ce matérialiste ; ce haïsseur de l’Église, car il était encore plus haïsseur de l’Église que matérialiste et athée, était chrétien. Stupete, gentes ! comme dit Santeuil. Gentes, ce sont les imbéciles : — des nations ! Il était né chrétien par les facultés. Dieu lui avait épargné les passions, et ne lui avait accordé d’imagination que ce qu’il en faut pour donner de l’éclat et de la couleur à du style. Proudhon ne connut pas celle-ci : l’imagination dévorante, le cancer de feu dont madame de Staël disait : « Ce n’est plus une faculté, c’est une maladie… » En restant et en développant ce que Dieu l’avait fait, — une nature chrétienne, — et même en devenant un Saint, s’il avait pu le devenir, Proudhon n’eût jamais été, par exemple, un Saint comme le fut saint Jérôme. Il n’eût pas été un dompteur de lions parce qu’il commençait par se dompter lui-même. Il n’eût pas été, comme saint Jérôme, hanté du fantôme des femmes qu’il aurait laissées dans les villes, et dont les images, plus puissantes que la réalité, l’eussent fait se tordre de désirs et d’épouvante sur l’arène de sa caverne. Il n’eût point chargé ses reins de sacs de sable brûlant pour mieux tuer le Diable, — car le Diable est dans les reins, disait-il, profondément et spirituellement, saint Jérôme : Diabolus est in lumbis , Le Diable n’était point dans les reins de montagnard de Proudhon ; qui avait bu, dès l’enfance, l’eau des neiges qui descend des montagnes. Il n’était point de la substance de saint Jérôme, ce Jurassien. Il fut toute sa vie tranquille dans l’équilibré de ses organes. Il avait la chasteté cérébrale, — ce tempérament philosophique que n’avait pas Diderot, le philosophe. Il ne lui en coûtait rien pour être sage, et du fond de sa tranquillité et de sa sagesse il pouvait vaquer aux calmes besognes de sa pensée… Quand même vous le déplaceriez, par hypothèse, quand même, par la pensée, vous le reculeriez jusque dans le siècle de saint Jérôme, vous ne feriez pas encore un saint Jérôme de Proudhon. Mais, dans ce siècle-là, je sais pourtant ce qu’il aurait été…

Avec le bon sens armé dont Dieu l’avait doué, et dont, pour l’avoir faussé et employé à mal, il doit répondre devant Dieu un peu plus terriblement que devant la Critique ; avec son amour de l’idée et la placidité du cours de son sang dans les veines, il serait monté sans effort vers les idées chrétiennes autour desquelles gravitaient alors tous les esprits et tous les cœurs justes. S’il n’avait pas été un Saint, il aurait toujours été un docteur. Il eût été un Tertullien, sans Afrique dans le génie, ou un Augustin, sans Athènes, mais il eût certainement combattu les hérésies chrétiennes, qui étaient du vieux paganisme réchauffé, comme il a combattu, de notre temps, le vieux Jacobinisme réchauffé, qui était pour lui l’hérésie révolutionnaire. Même plus tard, bien plus tard, Proudhon, à force de bon sens et d’impersonnalité, aurait été avec l’Église. Il aurait haussé de mépris ses fortes épaules aux hérésies du Moyen Âge, presque toutes manichéennes ! Moine, s’il l’avait été, il n’eût eu ni ambition, ni simonie, ni concupiscence. Il ne se serait jamais vautré dans les bras sacrilèges de la religieuse de Luther, Et toujours plus tard, plus tara encore, au xviie  siècle, par exemple, il eût été très bien l’abbé Proudhon, un théologien qui aurait passé, haut la main, de magnifiques thèses en Sorbonne, comme, au xixe  siècle, il concourait pour des prix à l’Académie des sciences morales et politiques, et il eût laissé derrière lui quelques traités de droit canon et d’érudition religieuse. Mais, né après Rousseau et de Rousseau, fou de sciences folles, né ouvrier, — dans un temps où la révolution des ouvriers se prépare contre les bourgeois avec la logique vengeresse des révolutions, — ouvrier lui-même, ayant mis la main à la pâte, il a été la victime de son siècle, le déforme de son siècle et de son berceau, qui n’ont pas tué son génie mais qui l’ont horriblement gauchi, mais pas encore de manière, cependant, qu’on n’aperçoive ces deux belles lignes qui, en talent, font les camées : le bon sens et la pureté de cœur,

XVI

Il les a retrouvées — intégralement retrouvées — dans le livre que voici, où il ne s’agissait plus des progrès chimériques de l’esprit humain, — la griserie des cerveaux modernes, — mais de la morale éternelle, — mais du rapport éternel de l’homme et de la femme, — mais de la famille, base, pour Proudhon comme pour Bonald, de toute société. Proudhon et Bonald, rapprochement étrange, n’est-il pas vrai ?… Proudhon et Bonald, les deux esprits philosophiquement les plus éloignés l’un de l’autre, et qui se rencontrent sur le terrain de la Famille telle que le Christianisme l’a conçue et l’a constituée. Je sais bien que les raisons données par Bonald, ce simplificateur sublime, qui croyait à la Révélation, ne sont pas et ne peuvent pas être les raisons d’affirmer la nécessité de la Famille pour Proudhon, qui ne croit pas même au Dieu de la chiquenaude de Pascal. Mais les entrailles du père, l’instinct patriarcal de l’homme familial, qui apparaît, entre sa femme et ses enfants, au jour de la Correspondance, ont ici, heureusement, été plus forts que les systèmes du philosophe, et l’involontaire christianisme de la nature de Proudhon a entraîné sa réflexion aux mêmes conséquences que Bonald, le catholique et grand Bonald ! Il reste, évidemment, pour qui les rapproche, de grandes différences dans l’affirmation de ces deux esprits aux principes contraires, dont l’un n’a jamais aberré (Bonald), et dont l’autre (Proudhon) n’est sorti de l’erreur de ses doctrines que sur cette seule question de la Famille. Bonald, l’historique Bonald, sait où en poser le fondement, et Proudhon l’ignore. C’est là même l’infériorité de ce livre posthume, auquel la dernière main a manqué et que j’ai l’audace de trouver beau. C’est l’infériorité du livre et l’embarras très visible de l’auteur, — de ce ferme esprit, altéré de choses positives, et qui, dans les ténèbres de ses négations et la brume de ses scepticismes philosophiques, ne sait pas où poser la base de la Famille, base elle-même de tout, dans les sociétés humaines, parce qu’il ne peut y en avoir qu’une, et que celle-là, donnée par le Christianisme, ne peut être consentie par Proudhon sans qu’il ne devienne, de par la logique, forcément et de pied en cap, ce qu’il ne veut pas être : — un chrétien ! Mais, de sentiment, il l’est malgré lui, comme le médecin de la comédie, et il n’a pas reçu de coups de bâton pour cela. De sentiment, cet homme, qui était chrétien quand il prenait ses filles sur ses genoux et qu’il soignait si tendrement leurs maladies (voir la Correspondance), a retrouvé, dans son livre de la Pornocratie, — dont, par parenthèse, je n’aime pas le titre, trop pédantesque, trop grec, pas assez français, — l’accent chrétien perdu par lui depuis si longtemps, et, chose particulièrement étonnante ! cet accent y est si prononcé, si vif et si éloquent, que, de tous les grands moralistes qui l’ont précédé ou suivi, je n’hésite pas à poser que Proudhon est le plus chrétien La Bruyère excepté. La Bruyère l’est, en effet, lui, ouvertement, résolument, majestueusement, avec l’indiscuté de la certitude et la sécurité d’un temps ordonné pour croire, mais La Bruyère lui-même n’a pas la vibration chrétienne de Proudhon contre les vices et la corruption de son temps. Il est vrai que son temps était moins corrompu que le nôtre. Le xviiie  siècle et la Révolution française n’y avaient point passé… Ce n’est pas non plus La Rochefoucauld, l’aride et égoïste La Rochefoucauld, ni, plus tard, Chamfort, à la morsure empoisonnée, pour le moins aussi athée que Proudhon, qui peuvent lutter d’indignation vertueuse et chrétienne avec Proudhon, avec ce rude Alceste contre d’autres femmes que des Célimènes, et dont, ventre saint gris ! il ne fut jamais amoureux !! Pour trouver un accent pareil, il faut remonter jusqu’aux prédicateurs (les vrais moralistes français), et encore les plus austères et les plus tonnants parmi eux. Et, de fait, dans les véhémences de la Pornocratie il y a du Bridaine, du Bridaine de plain-pied, sans la majesté de la chaire, car le xixe  siècle, dont Proudhon est un des fils, a mis tout le monde à pied. Il a abaissé les choses les plus élevées au niveau de lui-même et du sol, et même de la crotte, qu’il y a toujours un peu, plus ou moins, sur le sol !

Ainsi, un moraliste, et même un moraliste chrétien (peut-on l’être autrement après le Christianisme, qui, en morale, a dit le dernier mot ?…), voilà Proudhon, et c’est comme moraliste qu’il compte à mes yeux et qu’il comptera aux yeux de l’avenir. Avec ses théories philosophiques ou économiques, il ira rejoindre dans l’oubli Campanella et tant d’autres, jusqu’à ce que le crochet de quelque curieux ou de quelque penseur original l’y rattrape pour le jeter dans la hotte de quelque système, comme dernièrement il est arrivé à Campanella. Venu dans des temps plus menaçants et plus terribles, il aura peut-être l’affreux mérite d’allumer les torches des pétroleurs de l’avenir ; mais, un jour, le monde, las d’être brûlé, soufflera sur ces torches et les éteindra avec colère, et la triste gloire de les avoir allumées s’éteindra avec elles. Mais le moraliste, qui n’est pas d’un temps, mais de tous les temps, le moraliste qui juge et qui flétrit le sien, vivra — et avec honneur — dans Proudhon. Son livre de la Pornocratie, qui est du moralisme, deviendra, pour toutes les générations futures de l’Histoire, comme les Satires de Juvénal. Proudhon a le poinçon brûlant de Juvénal. Il burine avec la même rage de burin, mais il est bien plus acceptable que Juvénal par l’Histoire, qui l’accepte pourtant. Juvénal est un satirique Il écrit sur sa porte, c’est-à-dire sur son livre, qu’il est un satirique. Il a le droit de l’hyperbole. Il met dans ses livres le même masque grossissant que l’acteur comique de l’Antiquité plaquait sur son visage pour faire plus d’effet au public… Proudhon ne met pas le masque de l’hyperbole. C’est un moraliste à visage nua, qui ne se gêne pas et dit à son temps son affaire, — vulgaire expression, mais qui exprime bien ce que pratique Proudhon :

Assieds-toi, Cromwell ! Mets ton chapeau sur ta tête.

Seulement, Proudhon est plus fort que le puritain du drame. Victor Hugo n’aurait pas inventé Proudhon. Proudhon ne dit pas à Cromwell de mettre son chapeau ; il le lui ôte, sans façon, du bout de son bâton, car c’est un bâtonniste, et il le jette par la fenêtre, et il se trouve que c’est un chapeau de femme, ce chapeau !

XVII

La femme, en effet, voilà Cromwell pour l’heure. La femme, hypocrite et despote, a toujours été, chez toutes les nations, un danger pour l’homme, la morale et la société ; mais, ces derniers temps, elle Test devenue plus que jamais. Essentiellement, la femme est, depuis la chute d’Ève, plus spirituelle qu’Adam, disent les Américaines, roulé par elle si joliment (en langue américaine), — preuve que les femmes sont nées pour l’empire et doivent nous rouler ; depuis la chute d’Ève, la femme a passé à l’État de révolte, et c’est même pour cela que les Sociétés anciennes furent si dures pour elle, et que l’Asie, encore tout à l’heure, continue cette dureté.

Qui ne lésait ?… la femme a mis dans la famille ce principe de révolution que Proudhon devrait détester partout, — car il n’est pas plus légitime là qu’ici, — mais qu’il ne déteste que dans la femme, comme si le peuple ne ressemblait pas à la femme, comme si elle et lui n’étaient pas les éternels mineurs de l’humanité ! Le Christianisme seul, dans le cours des siècles, a répondu aux épouvantes des législations en donnant à la femme sa place juste dans l’organisation du monde. Et cette place a été tellement bien faite que partout où la femme l’a acceptée et gardée les Sociétés ont été aussi morales qu’elles puissent être, et qu’elles doivent devenir d’autant plus immorales dans l’avenir que les femmes voudront sortir de cette place et se croiront le droit de la répudier.

Et nous sommes à ce moment suprême de renversement dans les idées, qui précède de bien peu la fin des civilisations. Les niaiseries d’innocence ne sont pas possibles devant les leçons de l’Histoire. Il ne faut pas rêver. Tout peuple a sa corruption, qui crève les yeux à qui veut la voir. Mais le mal n’en est pas mortel quand, des mœurs, elle ne passe pas dans les idées. Le vice est éternel, qui l’ignore ? Il est inhérent à la nature humaine. Mais c’est bien moins la corruption qui est terrible, que le dogmatisme de la corruption » Ce n’est pas le nombre des femmes tombées, ce n’est pas même le nombre (disons le mot) des courtisanes s’accroissant chaque jour chez un peuple, qui fait le danger de la Famille et qui l’atteint. Il y a eu, de tout temps, de ces espèces de femmes, et la famille chrétienne a vécu à côté, — forte et impénétrable comme une forteresse, — sans pour cela se sentir menacée dans le cœur de sa vie intime et les racines mêmes de sa constitution. Mais alors, la femme, déclassée une fois et arrivée — n’importe par quels chemins — à la courtisane, restait courtisane. Elle acceptait, le front bas ou le front haut, — à ses risques et périls, — sa destinée. Elle s’ajustait à son infamie. Ni elle, ni le monde, ni même ceux qu’elle en traînait, ne s’aveuglaient sur elle. On lui mettait une étiquette comme sur une bouteille de poison, et tout était dit ! Ainsi, à Rome, avant le Christianisme, il n’était pas permis à la courtisane de porter des cheveux noirs, — les cheveux de la race, — portés seulement par les matrones romaines. Elle était livrée aux cheveux blonds, — les cheveux de la prostitution, — et au pied nu dans les sandales. Il lui était défendu de chausser le nuptial brodequin couleur de safran… Au Moyen Âge, ni ceinture d’or, ni fourrures. Et quand la Législation ne lui attacha plus, comme un carcan, son étiquette, l’Opinion lui cloua la sienne, qui valait bien l’autre en cruauté. Du temps de la Régence, qui pardonnait tout, qui avait la clémence de la complicité, la comtesse de Sabran n’était pourtant que la Sabran, comme la Gourdan, comme la Fillon. Le Régent riait en lui donnant les baisers du mépris. Mais c’est précisément cette étiquette que les femmes, qui croient faire l’opinion, et qui, malheureusement, la font souvent, hélas ! s’imaginent tout à l’heure pouvoir effacer… Nous sommes arrivés à cette dernière descente dans les mœurs où la femme vicieuse sophistique son vice. J’en atteste les romans de madame Sand ! Le sophisme dans le vice, c’est le caractère de la femme au xixe  siècle. Au xixe  siècle, la femme fait entrer la pensée dans son vice, ce qui ne s’était pas encore vu, et Proudhon l’a vu. C’est son mérite comme moraliste : il a vu le Bas-Bleu dans la courtisane. Le taureau a les yeux purs, a dit un poète. Proudhon a vu dans le Bas-Bleu — la femme du xixe  siècle — l’écroulement de la femme chrétienne, de la noble femme chrétienne ! l’idéal de la femme pour toutes les civilisations.

Et, qu’il soit loué pour cela ! il en a souffert. Il a vu avec la colère indignée du plus royal des mâles, cette espèce horrible de femelle, inconnue dans les Sociétés qui nous précédèrent. Il a vu le Bas-Bleu, — le Bas-Bleu dont lord Byron riait, mais dont Proudhon s’indigne, parce qu’il voit plus loin que ce beau dandy impertinent de lord Byron ! Le Bas-Bleu, en effet c’est la courtisane de notre âge. Au xixe  siècle, toute courtisane incline plus ou moins au Bas-Bleu, mais tout Bas-Bleu incline bien davantage à la courtisane. Or, les siècles se jugent aussi par leurs courtisanes. Le livre de Proudhon intitulé : La Pornocratie, s’appelle aussi : Les Femmes dans les temps modernes, et il est bien nommé !

XVIII

Voilà ce qu’il a vu, Proudhon, et avec quelle profondeur ! Et il a dit ce qu’il a vu, et avec quelle éloquence ! Il faut le remercier, pour la langue française, d’avoir écrit sa Pornocratie. Le mérite de ce magnifique livre, — inachevé comme tant de choses belles qui gagnent peut-être à être inachevées, — comme cette statue de l’Amour du grand Michel-Ange, déterrée après sa mort, et à laquelle il manquait un bras ; — le mérite de ce livre ne s’arrête qu’aux endroits où Proudhon cesse d’être chrétien — le chrétien qu’il est de nature — et se heurte à sa philosophie… Livre profond et éloquent ! Mais c’est précisément son éloquence qu’on va faire expier à Proudhon. Ah ! vous avez du feu dans l’expression, ô mon pauvre grand écrivain, comme vous en aviez dans la tête ! Vous vous moquez bien de ce que les Énervés de ce monde hypocrite, qui ne croit pas même à ce qu’il dit, appellent, en pinçant leurs plats becs, de l’indécence, et vous appliquez, avec la verve du talent, vos moxas sur ces reins qui, selon saint Jérôme, sont le tabernacle du Diable, comme on enfume un renard dans sa tanière pour le faire sortir ! Eh bien, vous serez un grossier et un immoral ! Un immoral, même contre l’immoralité !!! Je connais cela, moi ! l’auteur des Diaboliques… Des journaux, des critiques ont déjà protesté contre Proudhon, Nous en sommes arrivés à ce point de superficialité jusque dans notre hypocrisie, que tout n’est plus que dans l’expression, et que le talent le mieux intentionné est trouvé coupable, quand il flambe ! La peinture du vice, si indignée qu’elle soit, c’est le vice, pour les vicieux qui la regardent. Ils jouissent de la peinture que nous en faisons, les misérables ! et ils nous en paient, en nous accusant.

Proudhon n’échappera point à cela. Les dévoués aux Bas-Bleus et à leurs jarretières continueront la campagne contre son livre de la Pornocratie, Il est adressé, ce livre, à deux Bas-Bleus, à mesdames J.-L. et Jenny d’H… Quelles peuvent être ces dames ? L’éditeur est-il donc un porteur de quelle de Bas-Bleu, pour n’avoir pas mis ici le nom de ces dames, que Proudhon, dont le front aurait crevé tous les masques, n’eût pas manqué d’écrire à la tête de son livre ? Nous demandons qu’il y soit mis dans les éditions futures… Proudhon n’osant pas mettre de suscription à ses lettres ! Proudhon lâchement diplomate ! Allons donc ! on se moque de nous ! Ce n’est pas Proudhon.