(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VIII. La religion chrétienne considérée elle-même comme passion. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VIII. La religion chrétienne considérée elle-même comme passion. »

Chapitre VIII.
La religion chrétienne considérée elle-même comme passion.

Non contente d’augmenter le jeu des passions dans le drame et dans l’épopée, la religion chrétienne est elle-même une sorte de passion qui a ses transports, ses ardeurs, ses soupirs, ses joies, ses larmes, ses amours du monde et du désert. Nous savons que le siècle appelle cela le fanatisme ; nous pourrions lui répondre par ces paroles de Rousseau : « Le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel 49, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme et qui lui fait mépriser la mort ; qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus ; au lieu que l’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique, attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société : car ce que les intérêts particuliers ont de commun est si peu de chose, qu’il ne balancera jamais ce qu’ils ont d’opposé50. »

Mais ce n’est pas encore là la question : il ne s’agit à présent que d’effets dramatiques. Or, le christianisme, considéré lui-même comme passion, fournit des trésors immenses au poète. Cette passion religieuse est d’autant plus énergique, qu’elle est en contradiction avec toutes les autres, et que, pour subsister, il faut qu’elle les dévore. Comme toutes les grandes affections, elle a quelque chose de sérieux et de triste ; elle nous traîne à l’ombre des cloîtres et sur les montagnes. La beauté que le chrétien adore n’est pas une beauté périssable : c’est cette éternelle beauté, pour qui les disciples de Platon se hâtaient de quitter la terre. Elle ne se montre à ses amants ici-bas que voilée ; elle s’enveloppe dans les replis de l’univers comme dans un manteau ; car, si un seul de ses regards tombait directement sur le cœur de l’homme, il ne pourrait le soutenir : il se fendrait de délices.

Pour arriver à la jouissance de cette beauté suprême, les chrétiens prennent une autre route que les philosophes d’Athènes : ils restent dans ce monde afin de multiplier les sacrifices, et de se rendre plus dignes, par une longue purification, de l’objet de leurs désirs.

Quiconque, selon l’expression des Pères, n’eut avec son corps que le moins de commerce possible, et descendit vierge au tombeau ; celui-là, délivré de ses craintes et de ses doutes, s’envole au Lieu de vie, où il contemple à jamais ce qui est vrai, toujours le même et au-dessus de l’opinion. Que de martyrs cette espérance de posséder Dieu n’a-t-elle point faits ! Quelle solitude n’a point entendu les soupirs de ces rivaux qui se disputaient entre eux l’objet des adorations des Séraphins et des Anges ! Ici, c’est un Antoine qui élève un autel au désert, et qui, pendant quarante ans, s’immole, inconnu des hommes ; là, c’est un saint Jérôme, qui quitte Rome, traverse les mers, et va, comme Élie, chercher une retraite au bord du Jourdain. L’Enfer ne l’y laisse pas tranquille, et la figure de Rome, avec tous ses charmes, lui apparaît pour le tourmenter. Il soutient des assauts terribles, il combat corps à corps avec ses passions. Ses armes sont les pleurs, les jeûnes, l’étude, la pénitence, et surtout l’amour. Il se précipite aux pieds de la beauté divine ; il lui demande de le secourir. Quelquefois, comme un forçat, il charge ses épaules d’un lourd fardeau, pour dompter une chair révoltée, et éteindre dans les sueurs les infidèles désirs qui s’adressent à la créature.

Massillon, peignant cet amour, s’écrie : « Le Seigneur tout seul51 lui paraît bon, véritable, fidèle, constant dans ses promesses, aimable dans ses ménagements, magnifique dans ses dons, réel dans sa tendresse, indulgent même dans sa colère ; seul assez grand pour remplir toute l’immensité de notre cœur ; seul assez puissant pour en satisfaire tous les désirs ; seul assez généreux pour en adoucir toutes les peines ; seul immortel, et qu’on aimera toujours ; enfin le seul qu’on ne se repent jamais que d’avoir aimé trop tard. »

L’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ a recueilli chez saint Augustin, et dans les autres Pères, ce que le langage de l’amour divin a de plus mystique et de plus brûlant52.

« Certes, l’amour est une grande chose, l’amour est un bien admirable, puisque lui seul rend léger ce qui est pesant, et qu’il souffre avec une égale tranquillité les divers accidents de cette vie : il porte sans peine ce qui est pénible, et il rend doux et agréable ce qui est amer.

« L’amour de Dieu est généreux, il pousse les âmes à de grandes actions, et les excite à désirer ce qu’il y a de plus parfait.

« L’amour tend toujours en haut, et il ne souffre point d’être retenu par les choses basses.

« L’amour veut être libre et dégagé des affections de la terre, de peur que sa lumière intérieure ne se trouve offusquée, et qu’il ne se trouve ou embarrassé dans les biens, ou abattu par les maux du monde.

« Il n’y a rien, ni dans le ciel ni sur la terre, qui soit ou plus doux, ou plus fort, ou plus élevé, ou plus étendu, ou plus agréable, ou plus plein, ou meilleur que l’amour, parce que l’amour est né de Dieu, et que, s’élevant au-dessus de toutes les créatures, il ne peut se reposer qu’en Dieu.

« Celui qui aime est toujours dans la joie : il court, il vole, il est libre, et rien ne le retient ; il donne tout pour tous, et possède tout en tous, parce qu’il se repose dans ce bien unique et souverain, qui est au-dessus de tout, et d’où découlent et procèdent tous les biens.

« Il ne s’arrête jamais aux dons qu’on lui fait ; mais il s’élève de tout son cœur vers celui qui les lui donne.

« Il n’y a que celui qui aime qui puisse comprendre les cris de l’amour, et ces paroles de feu, qu’une âme vivement touchée de Dieu lui adresse, lorsqu’elle lui dit : Vous êtes mon Dieu ; vous êtes mon amour ; vous êtes tout à moi, et je suis toute à vous.

« Étendez mon cœur, afin qu’il vous aime davantage, et que j’apprenne, par un goût intérieur et spirituel, combien il est doux de vous aimer, de nager et de se perdre, pour ainsi dire, dans cet océan de votre amour.

« Celui qui aime généreusement, ajoute l’auteur de l’Imitation, demeure ferme dans les tentations, et ne se laisse point surprendre aux persuasions artificieuses de son ennemi. »

Et c’est cette passion chrétienne, c’est cette querelle immense entre les amours de la terre et les amours du ciel, que Corneille a peint dans cette scène de Polyeucte53 (car ce grand homme, moins délicat que les esprits du jour, n’a pas trouvé le christianisme au-dessous de son génie).

POLYEUCTE.

………………………………………………
………………………………………………
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !

PAULINE.

Quel Dieu ?

POLYEUCTE.

                    Tout beau, Pauline, il entend vos paroles ;
Et ce n’est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre ou d’or, comme vous le voulez ;
C’est le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre ;
Et la terre et le ciel n’en connoissent point d’autre.

PAULINE.

Adorez-le dans l’âme, et n’en témoignez rien.

POLYEUCTE.

Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !

PAULINE.

Ne feignez qu’un moment, laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d’agir aux bontés de mon père.

POLYEUCTE.

Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir.
Il m’ôte des dangers que j’aurois pu courir ;
Et sans me laisser lieu de tourner en arrière,
Sa faveur me couronne, entrant dans la carrière ;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et sortant du baptême, il m’envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre et le peu qu’est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie !
………………………………………………
Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne,
Elle a trop de vertu pour n’être pas chrétienne ;
Avec trop de mérite il vous plut la former
Pour ne vous pas connoître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née !

PAULINE.

Que dis-tu, malheureux ! qu’oses-tu souhaiter ?

POLYEUCTE.

Ce que de tout mon sang je voudrois acheter.

PAULINE.

Que plutôt !…

POLYEUCTE.

C’est en vain qu’on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n’est pas encore venu,
Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.

PAULINE.

Quittez cette chimère, et m’aimez.

POLYEUCTE.

                                                       Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

PAULINE.

Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.

POLYEUCTE.

Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

PAULINE.

C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

POLYEUCTE.

C’est peu d’aller au ciel, je veux vous y conduire.

PAULINE.

Imaginations !

POLYEUCTE.

                        Célestes vérités !

PAULINE.

Étrange aveuglement !

POLYEUCTE.

                                    Éternelles clartés !

PAULINE.

Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !

POLYEUCTE.

Vous préférez le monde à la bonté divine, etc., etc.

Voilà ces admirables dialogues, à la manière de Corneille, où la franchise de la repartie, la rapidité du tour et la hauteur des sentiments ne manquent jamais de ravir le spectateur. Que Polyeucte est sublime dans cette scène ! Quelle grandeur d’âme, quel divin enthousiasme, quelle dignité ! La gravité et la noblesse du caractère chrétien sont marquées jusque dans ces vous opposés aux tu de la fille de Félix : cela seul met déjà tout un monde entre le martyr Polyeucte et la païenne Pauline.

Enfin, Corneille a déployé la puissance de la passion chrétienne, dans ce dialogue admirable et toujours applaudi, comme parle Voltaire.

Félix propose à Polyeucte de sacrifier aux faux dieux ; Polyeucte le refuse.

FÉLIX.

Enfin ma bonté cède à ma juste fureur :
Adore-les, ou meurs !

POLYEUCTE.

                                   Je suis chrétien.

FÉLIX.

                                                             Impie !
Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie !

POLYEUCTE.

Je suis chrétien.

FÉLIX.

                          Tu l’es ? Ô cœur trop obstiné !
Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.

PAULINE.

Où le conduisez-vous ?

FÉLIX.

                                      À la mort.

POLYEUCTE.

                                                       À la gloire54 !

Ce mot, je suis chrétien, deux fois répété, égale les plus beaux mots des Horaces. Corneille, qui se connaissait si bien en sublime, a senti que l’amour pour la religion pouvait s’élever au dernier degré d’enthousiasme, puisque le chrétien aime Dieu comme sa souveraine beauté, et le Ciel comme sa patrie.

Qu’on essaye maintenant de donner à un idolâtre quelque chose de l’ardeur de Polyeucte. Sera-ce pour une déesse impudique qu’il se passionnera, ou pour un dieu abominable qu’il courra à la mort ? Les religions qui peuvent échauffer les âmes, sont celles qui se rapprochent plus ou moins du dogme de l’unité d’un Dieu ; autrement, le cœur et l’esprit, partagés entre une multitude de divinités, ne peuvent aimer fortement ni les unes ni les autres. Il ne peut, en outre, y avoir d’amour durable que pour la vertu : la passion dominante de l’homme sera toujours la vérité ; quand il aime l’erreur, c’est que cette erreur, au moment qu’il y croit, est pour lui comme une chose vraie. Nous ne chérissons pas le mensonge, bien que nous y tombions sans cesse ; cette faiblesse ne nous vient que de notre dégradation originelle : nous avons perdu la puissance en conservant le désir, et notre cœur cherche encore la lumière que nos yeux n’ont plus la force de supporter.

La religion chrétienne, en nous rouvrant, par les mérites du Fils de l’homme, les routes éclatantes que la mort avait couvertes de ses ombres, nous a rappelés à nos primitives amours. Héritier des bénédictions de Jacob, le chrétien brûle d’entrer dans cette Sion céleste, vers qui monte ses soupirs. Et c’est cette passion que nos poètes peuvent chanter, à l’exemple de Corneille ; source de beautés, que les anciens temps n’ont point connue, et que n’auraient pas négligée les Sophocle et les Euripide.