(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie) » pp. 429-500
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(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie) » pp. 429-500

CXVe entretien.
La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie)

I

« Les phénomènes de l’année et de ses subdivisions constituent dans la forêt vierge autant de cycles dignes de notre attention. Comme dans toutes les régions intertropicales, il n’y a guère qu’une seule et même saison durant le cours entier de l’année, et on n’y observe ni hiver ni été ; on y voit les phénomènes de la vie animale et végétale se reproduire régulièrement, à peu près vers la même époque, ou pour toutes les espèces, ou pour tous les individus d’une espèce donnée, comme il arrive dans les zones tempérées. La saison sèche elle-même n’amène point de chaleurs excessives. La floraison des plantes et la chute des feuilles, la mue, l’accouplement et la génération des oiseaux ne sont point assujettis tour à tour à une sorte de succession collective. En Europe, l’aspect d’un paysage boisé varie de l’une à l’autre des quatre saisons. Dans les forêts de l’équateur, la scène est la même, ou peu s’en faut, tous les jours de l’année, ce qui rend d’autant plus intéressante l’étude du cycle quotidien : chaque jour voit apparaître des bourgeons, des fleurs et des fruits ou tomber des feuilles dans une espèce ou dans l’autre. L’activité des oiseaux et des insectes ne souffre point de relâche ; chaque famille a ses heures. Pour ne citer qu’un exemple, les guêpes ne périssent point annuellement en ne laissant dans les nids que les reines, comme dans les climats froids ; mais les générations et les essaims se suivent sans interruption. On ne peut jamais dire que ce soit le règne du printemps, ou de l’été, ou de l’automne : chaque journée est un abrégé des trois saisons. La durée de la nuit est constamment égale à celle du jour, les variations quotidiennes de l’atmosphère se compensent et se neutralisent avant le retour du lendemain, le soleil n’est jamais oblique et la température journalière est la même, à deux ou trois degrés près, tout le long de l’année. Toutes ces circonstances impriment à la marche de la nature un équilibre parfait et un caractère de majestueuse simplicité. »

II

« Au point du jour, le ciel est le plus souvent sans nuages. Le thermomètre oscille entre 22 et 23 degrés centigrades, ce qui n’est point une chaleur accablante. La rosée abondante ou la pluie de la nuit dernière se dissipe bien vite aux rayons ardents d’un soleil qui se lève en plein orient et monte rapidement au zénith. La nature entière se réveille ; de nouvelles feuilles, de nouvelles fleurs poussent à vue d’œil. Où on n’apercevait la veille qu’une masse informe de verdure, on découvre le lendemain un arbre en fleur, une cime, un dôme paré de vives couleurs et créé, pour ainsi dire, par la baguette d’un magicien. Tous les oiseaux renaissent à la vie et à l’activité. On distingue entre tous le cri aigu du toucan. De petites bandes de perroquets prennent l’essor. Ils se détachent nettement sur l’azur du ciel et vont par couples, qui babillent et se suivent à des intervalles réguliers. À la hauteur où ils se tiennent, on ne distingue pas l’éclat de leur plumage. Les seuls insectes qui se montrent en grand nombre sont les fourmis, les termites, des guêpes qui vivent en société, et des libellules dans les clairières.

« La chaleur augmente avec rapidité jusque vers deux heures après midi. À cette heure, où la moyenne thermométrique est comprise entre 33 et 34 degrés centigrades, la voix des mammifères et des oiseaux se tait. Seule la cigale, cachée dans les arbres, fait entendre par intervalles son aigre fausset. Les feuilles, si humides et si fraîches à l’aube, deviennent flasques et pendantes ; les fleurs perdent leurs pétales. Les Indiens et les mulâtres, qui habitent des huttes ouvertes à tous les vents avec un toit de feuilles de palmier, sommeillent dans leurs hamacs, ou se tiennent du moins assis à l’ombre sur des nattes, trop affaissés même pour causer. En juin et juillet, on a presque tous les jours, et d’habitude dans l’après-midi, une forte averse, qui est la bienvenue à cause de la fraîcheur qu’elle amène. L’approche des nuages pluvieux est intéressante à observer. La brise de mer, qui s’est levée vers dix heures et qui a fraîchi à mesure que le soleil devenait plus fort, tombe et meurt. La chaleur et la tension électrique de l’atmosphère deviennent presque insupportables. Une langueur qui dégénère en véritable malaise accable tous les êtres vivants, jusqu’aux hôtes de la forêt, comme l’atteste la lenteur de leurs mouvements. Des nuages blancs apparaissent du côté de l’orient, et se rassemblent par masses dont le bord inférieur est une frange noire grossissante. Tout à coup l’horizon entier se couvre de ténèbres qui montent et finissent par obscurcir le soleil. Un violent coup de vent ébranle alors la forêt et courbe la cime des arbres ; puis vient un éclair éblouissant, un coup de tonnerre et une pluie diluvienne. Ces orages ne durent point ; ils laissent dans le ciel, jusqu’à la nuit, des nuages immobiles d’un bleu noir. La nature entière est rafraîchie, mais on voit sous les arbres des monceaux de pétales et de feuilles. Vers le soir la vie reprend : les chants, les cris, mille bruits retentissent de plus belle dans les fourrés et les arbres. Le lendemain matin, le soleil se lève dans un ciel sans nuages, et voilà le cycle complété : le printemps, l’été et l’automne se sont confondus dans une seule journée tropicale. Ces journées se ressemblent, avec du plus ou du moins, d’un bout à l’autre de l’année. Il y a une légère différence entre la saison sèche et la saison humide ; mais en général la saison sèche, qui dure de juillet en décembre, est entremêlée d’averses, et la saison humide, qui dure de janvier à juin, de jours de soleil. »

III

« Les récits des voyageurs nous entretiennent souvent du silence et de la sombre horreur de la forêt vierge. Ce sont, au témoignage de M. Bates, des réalités dont une fréquentation prolongée fortifie l’impression. Le ramage trop rare des oiseaux a un caractère mélancolique et mystérieux, plutôt fait pour aviver le sentiment de la solitude que pour égayer et pour exciter à vivre. Parfois, au milieu du calme, éclate un cri d’alarme ou d’angoisse qui serre le cœur : c’est celui d’un herbivore surpris et saisi par les griffes d’un carnassier de la famille du tigre, ou dans les replis du boa constrictor. Le matin et le soir, les singes hurleurs font entendre un concert effrayant. La forêt, qui paraissait déjà inhospitalière, le paraît dix fois plus au milieu de ce terrible vacarme. Souvent, à midi même, en plein calme, on entend un craquement soudain qui se prolonge au loin ; c’est une grosse branche ou un arbre entier qui tombe. Il ne manque pas d’ailleurs de bruits dont il est impossible de se rendre compte, et qui laissent les indigènes aussi embarrassés que M. Bates. C’est parfois un son analogue à celui d’une barre de fer avec laquelle on frapperait sur un tronc dur et creux, ou bien c’est un cri perçant qui fend l’air. Ni le son ni le cri ne se répètent, et le retour du silence ajoute à l’impression pénible qu’ils ont faite sur l’âme.

« Au compte des indigènes, c’est toujours le curupira, l’homme sauvage, l’esprit de la forêt, qui produit tous les bruits qu’ils ne savent pas s’expliquer. Dans l’enfance de la science, l’humanité n’a jamais su inventer que des mythes et de grossières théories pour expliquer les phénomènes de la nature. Le curupira est un être mystérieux dont les attributs sont fort mal déterminés, car ils varient suivant les localités. Ici la description qu’on en donne est celle d’une sorte d’orang-outang, couvert d’un poil long et rude, qui vit sur les arbres. Ailleurs on dit qu’il a le pied fourchu, avec une face rouge et luisante. Il a femme et enfants, et on l’a vu descendre de son aire pour venir ravager les plantations de manioc. « J’ai eu à mon service, dit M. Bakes, un jeune mameluco ou métis qui avait la tête farcie des légendes et des superstitions de son pays. Je l’emmenais toujours avec moi dans la forêt, mais pour rien au monde il n’y serait allé seul, et toutes les fois qu’il entendait un de ces bruits étranges dont j’ai parlé, il tremblait de peur. Il se faisait petit, se cachait derrière moi et me suppliait de nous en retourner. Il ne se rassurait qu’après avoir fabriqué un charme pour nous protéger contre le curupira. Il arrachait pour cela une feuille de palmier, la tressait et en faisait un anneau qu’il suspendait à une branche au-dessus de notre sentier. »

« Après tout, le spectacle et l’exploration de la forêt vierge ont de quoi effacer toutes les impressions désagréables que causent ces divers phénomènes, et notamment l’énergie effrénée de la végétation. En comparaison de ce feuillage d’une beauté et d’une variété incomparables, de ces vives couleurs, de la richesse, de l’exubérance qui éclatent partout, le plus splendide paysage forestier du nord de l’Europe n’est plus qu’un désert stérile. Si on est affligé par la vue des ruines qu’accumule une inévitable rivalité, on est amplement dédommagé par l’intensité de la vie individuelle. Nulle part la lutte n’est plus active ni les dangers que court chaque individu plus nombreux, mais aussi nulle part la vie n’est plus belle. Si les végétaux pouvaient sentir, ils seraient heureux de leur vigoureuse et rapide croissance, que n’interrompt pas le sommeil glacé de l’hiver.

« Dans le règne animal, la guerre est peut-être plus meurtrière et les bêtes de proie plus constamment en éveil que dans les climats tempérés ; mais, d’autre part, les animaux n’ont point à se défendre contre le retour périodique des saisons rigoureuses. À certaines époques de l’année, et dans certains recoins ouverts au soleil, les arbres et l’air fourmillent joyeusement d’oiseaux et d’insectes qui boivent la vie avec ivresse ; la chaleur, la lumière, une alimentation facile et abondante, animent et surexcitent ces multitudes. Et pourquoi ne pas dire un mot de la parure sexuelle, des brillantes couleurs, des appendices qui distinguent les mâles ? Cela se retrouve dans la faune de tous les climats, mais nulle part au même degré de perfection que sous les tropiques. C’est à la fois un reflet et un signe avant-coureur de la saison des amours. “À mon sens, dit à ce sujet M. Bates, c’est penser comme les enfants, que de supposer que la beauté des oiseaux, des insectes et des autres créatures leur est donnée pour charmer nos yeux. La moindre observation, la moindre réflexion démontre qu’il n’en est rien, car autrement pourquoi un seul des deux sexes serait-il si richement paré, tandis que l’autre est vêtu de couleurs sombres et ternes ? Je suis persuadé que la beauté du plumage et du chant, comme toutes leurs autres qualités spécifiques, leur sont dévolues pour leur propre plaisir et pour leur avantage. Et si ma remarque est fondée, n’est-ce pas une raison pour nous faire des idées plus larges sur la vie intime et les relations mutuelles des êtres qui peuplent la terre avec nous ? ” »

IV

« Tels sont donc, en résumé, les grands traits, les caractères de la forêt vierge par excellence : elle est impénétrable, impropre à la demeure de l’homme ; la végétation est en guerre contre elle-même ; les plantes et les animaux grimpent ; il y a peu d’insectes et point de moustiques ; les bas-fonds marécageux contrastent avec les terrains boisés du haut pays ; des arbres d’une taille colossale s’appuient sur des racines arc-boutées et supportent des plantes pendantes aériennes, comme une seconde forêt par-dessus la première ; pêle-mêle de taillis et de lianes parasites ; absence de fleurs ; retour invariable des mêmes phénomènes dans leur cycle annuel, mensuel et diurne ; ombrages silencieux troublés par des bruits mystérieux et inexplicables ; enfin, source inépuisable d’intérêt, qui provient de la beauté et de la variété, de la richesse, de l’exubérance et de l’intensité de la vie chez tous les êtres organiques.

« Ce qui précède n’est en quelque sorte que le cadre des explorations où nous suivrons le voyageur, dont nous avons seulement esquissé les premières impressions2. »

V

Voilà une œuvre directe et permanente de Dieu sur l’écorce de la terre ! la vie répandue à pleine main et renaissant d’elle-même comme un élément insensé, animé à la fois de l’existence et répandant en lui et autour de lui la folle ivresse de la vie ! C’est le délire de l’existence, la cascade des créations bouillonnant des mains de l’éternel créateur !

Voilà la vie.

Dieu l’a créée infatigable, inépuisable, innombrable dans les végétations, moins nombreuse, moins palpable, moins fourmillante dans les animaux, excepté les insectes, parce que l’intelligence les anime, et que la nourriture plus recherchée leur manquerait dans leurs pâturages terrestres ; mais il leur mesure les aliments et l’intelligence à proportion de leurs masses, de leurs besoins ; entre eux et l’homme il a placé la barrière des langues qui se parlent, mais qui ne se comprennent pas entre elles, excepté les animaux domestiques, premiers esclaves et tendres amis de l’homme.

L’histoire naturelle a dans ce sens d’immenses connaissances à acquérir, des mystères profonds à sonder par l’intelligence et surtout par la charité, cette langue instinctive, qui balbutie à peine entre la nation animée, la nation végétale et la nation humaine. Un Aristote, un Pline, un Buffon, naîtront et feront l’histoire naturelle des animaux par l’intelligence au lieu de la faire par la forme.

C’est un des progrès assez rapprochés que la divine bonté permet à l’homme d’espérer d’entrevoir sur ce globe. Ce sont des voix nouvelles qui entrent une à une dans le cantique du Cosmos, dans l’hosanna de la création.

VI

En attendant, transportons-nous dans les solitudes méridionales de l’océan Indien ou à l’océan Austral ; il est nuit, l’étoile sur la Croix du Sud dessine son trépied sur nos têtes, un vaisseau de guerre nous porte depuis dix mois sans voir de rivage vers quelqu’une de ces îles grandes comme des continents. Nous suivons notre route dans les cieux, comme dans un miroir où elle se reflète d’étoiles en étoiles, éteintes le jour, rallumées la nuit au souffle du Créateur.

Le vaisseau de cent canons plus vaste que le Léviathan, et organisé par l’industrie miraculeuse inspirée des hommes, contient deux mille vies d’hommes dans son sein, les uns veillant à la manœuvre et à l’orientement des voiles pour balayer et recueillir dans leur éventail gigantesque le moindre souffle d’air qui se repose sur le lit plus lourd de la mer, afin de récolter ainsi le mouvement nécessaire de la route ; les autres, assis sur le pont, fourbissent les armes luisantes qui vont conquérir une région inconnue de la patrie. Dans les profondeurs du navire, la patrie a balayé avant le départ quelques centaines d’hommes condamnés, de femmes coupables, d’enfants innocents au sein de leurs mères, pour purifier la population saine de l’Angleterre et pour peupler des populations renouvelées dans ses colonies. La machine flottante est si vaste et les membres de bois sont si solidement encastrés les uns dans les autres par leurs extrémités et par leurs flancs, que le roulement des canons sur ses ponts y est insensible et qu’il ne sent pas plus le poids d’une foule d’hommes que le cheval de trait dans les rues de Londres ne sent le poids des mouches qui se posent sur sa crinière. La mer porte tout, et le vaisseau ne s’enfonce pas d’une ligne dans ses flots mugissants. Les proscrits émigrants qui sont ensevelis dans ses cavernes rêvent, pleurent, ou chantent pendant la longue traversée sur ce qu’ils ont laissé de leur vie passée, sur ce qu’ils vont retrouver de leur vie future, dans le hasard des unions que la destinée leur prépare sous d’autres cieux.

VII

La journée, longue pour tous ces passagers, touche à son déclin. Le calme complet des airs laisse le navigateur indécis mesurer de combien de vagues il a avancé dans sa route vers un rivage toujours invisible. La cloche sonne, le prêtre s’agenouille, le matelot se découvre, toutes les figures se rassérènent, toutes les conversations se taisent : c’est à l’invisible Infini qu’on va parler. La prière murmurée à demi-voix par le ministre du Tout-Puissant retentit sourdement sur toutes les lèvres qui la répètent, et emporte à Dieu les louanges, les actions de grâce et les vœux secrets de tout ce monde flottant. Le silence respectueux se prolonge après la dernière invocation, et chacun, pour dormir ou pour veiller à son poste, va reposer ou surveiller la nuit.

VIII

La nuit perfide et étouffante enveloppe dans un silence redoutable le vaisseau, le ciel et la mer. Un bruit limité et soudain éclate tout à coup dans ce silence. C’est le coup sourd des vagues qui s’amoncellent et qui viennent de minute en minute heurter les flancs du vaisseau ; ce sont les plaintes des madriers et des solives qui, dans cet immense chantier flottant, tendent à se détacher les uns des autres pour reprendre leur liberté ; ce sont les sifflements des ailes du vent à travers les voilures, dont cinq cents matelots intrépides prennent les ris ; le tumulte des hommes sur le pont tremblant, la voix et le sifflet du commandant, les voiles qui se déchirent et qui emportent dans les airs la force échappée de leurs plis, les mâts surchargés qui se rompent et qui tombent avec leurs vergues et leurs cordages sur les bastingages, le pas précipité des matelots courant où le signal les appelle, les coups de haches qui précipitent à la mer ces débris pour que leur poids ajouté au roulis du navire ne l’entraîne pas dans l’abîme ; le tangage colossal de ces débris mesuré par six cents pieds de quille, tantôt semble gravir jusqu’aux nuages la lame écumeuse et la diriger en plein firmament, tantôt, arrivé au sommet de la vague, se précipiter la tête la première, les bras des vergues tendus en avant dans l’abîme où il glisse, le gouvernail touchant au fond de l’océan ; les matelots suspendus aux câbles décrivent des oscillations gigantesques sur l’arc des cieux ; les canons détachés de leurs embouchures roulent çà et là sur les trois ponts avec des éclats de foudre ; à chaque effondrement du vaisseau entre des montagnes d’écumes qui semblent l’engloutir, un cri perçant monte de la prison des condamnés, puis des voix de femmes et d’enfants qui croient toucher à leur dernière heure. Le vaisseau se relève lentement sous le poids des vagues qui se creusent un berceau au pied des mâts et roulent furieuses sur le pont disparu sous l’onde ; il flotte au hasard, rasé comme un ponton, sans savoir où la tempête le pousse ; trois nuits, trois jours l’engloutissent avec ses deux mille habitants dans les caprices de la mer ; c’est un tombeau où les morts sont avec les vivants, et où chaque seconde est une agonie renaissante ; nul n’espère plus son salut, et le silence funèbre a succédé au cri de la terreur : tout est mort sur ce jouet de la mort.

IX

Mais les lames retentissantes semblent enfin se fatiguer de leur fureur, les tangages et les roulis laissent respirer les ponts, les ruisseaux d’écume coulent à la mer sur ses flancs, les mâts rajustés se relèvent avec quelques lambeaux de voiles, le gouvernail réparé plonge dans l’élément liquide et imprime une direction au vaisseau désemparé. Le soleil luit entre mille nuages, les soldats et les matelots remontent un à un sur le pont. On navigue au gré des lames aplanies ; le coup de vent qui a fait avancer les navigateurs en aveugles sur l’océan Indien, leur laisse entrevoir à distance l’île de Ceylan couverte de ses forêts étranges, et approcher d’un continent à fleur d’eau, où un fleuve immense confond ses fanges avec les roseaux de la mer. C’est le Gange sacré, qui descend des hautes montagnes des Indes où brillèrent, à la naissance de l’homme primitif, les premiers crépuscules, les révélations du Créateur et ses premières créations humaines. Langues, idées, théologies, saintetés, invocations, martyres, héroïsme, dévouement, prodiges, chants sacrés dont les débris témoignent d’une majesté divine visible aux poètes inspirés, morale surhumaine, mystérieuse, que l’homme n’aurait pu découvrir, invocation perpétuelle au Créateur, l’anéantissement de la matière devant l’intelligence sacrée : tels sont les vestiges que ces révélations indiennes conservent des premiers temps de l’entretien des dieux et des hommes. Les brahmes en gardent encore les monuments écrits dans leurs livres. On sent que Dieu a passé par là ; on respire les parfums moraux de ses oracles. Il paraît évident que c’est là qu’il a par ses instincts manifesté sa divine nature aux premiers hommes. Sa première église a parlé, prié, chanté dans ces plaines et sur ces sommets consacrés. Cherchez ses traces, elles sont là ; Alexandre en eut la première vision pour l’occident du globe. Elles se répandirent d’abord comme un reflet sur la Perse et la Chine ; elles sanctifièrent Zoroastre et Confucius, et les législateurs du pays des pyramides ; de là elles passèrent en Grèce, où l’imagination les colora de ses brillants mensonges adoptés par les Romains ; puis l’incarnation chrétienne les sentit renaître et les pratiqua en morale parfaite et en ascétismes pieux. Puis l’homme, divinisé par le dévouement de ses frères, succède à l’Homme-Dieu, première institution de l’humanité ! Puis ce crépuscule encore visible pâlit et s’obscurcit dans l’extrême Orient et se transforme dans l’Occident. Puis les conquérants modernes assujettirent une partie de ces peuples et vinrent purifier les populations et accroître leurs richesses par leur commerce dans ces régions où ils adorèrent leur Memnon d’or sur les autels du Dieu incorporel. Ils reconnurent le mystère, mais ils ne le comprirent pas ; et les ténèbres renaquirent où les premières races de cette humanité mystérieuse avaient vu le jour du ciel dans la sainteté des fils aînés de Dieu.

Laissons débarquer cette lie de notre Occident et les conquérants profanateurs sur ce rivage des Indes asservies, et voyons ailleurs les mystères de l’action de Dieu dans les lieux ou dans les hommes.

X

C’est le soir ; nous sommes dans la capitale du monde occidental ; le Colisée, théâtre bâti par Vespasien à la mesure du peuple-roi et bourreau de l’univers alors connu, s’élève à des centaines de pieds au-dessus des édifices publics et des palais des citoyens de Rome.

Des murs percés de vomitoires, entrées et issues immenses, s’ouvrent de distance en distance, pour donner accès à cent dix mille spectateurs. Une ellipse colossale dessine à l’œil ce théâtre. Les galeries superposées et repliées les unes derrière les autres, pour laisser les regards embrasser librement la scène, s’avancent à l’intérieur comme autant de promontoires sur la mer.

Michel-Ange, déjà vieux, pendant qu’il méditait d’élever jusqu’à cinq cents pieds dans les airs la coupole du temple du christianisme, fut trouvé seul, errant, pensif, dans les ruines du Colisée.

Une neige tombée en abondance la nuit précédente en faisait ressortir les gigantesques lignes sur l’horizon ; un ciel bleu, découpé par ses jours, éclatait dans l’intérieur ; il était absorbé dans l’admiration muette, cherchant comment il dresserait dans le ciel le théâtre de la grandeur du Dieu des chrétiens. Il avait trouvé Saint-Pierre dans le Colisée.

XI

Le jour où Titus fit la dédicace de ce Colisée, le spectacle fut digne du monument. Des milliers de bêtes fauves de tous les déserts soumis à l’empire y furent amenés pour y mourir pendant une représentation qui dura cent jours ! Trente mille esclaves gladiateurs, ces comédiens de la mort, y récréèrent, à leur agonie, les regards féroces des Romains. La mort seule était le jeu de ce peuple funèbre qui tuait pour triompher, et qui tuait encore pour célébrer ses triomphes. Il jouit pleinement ce jour-là de son ivresse de carnage, et il appelait Titus les délices du genre humain. Des chars mortuaires ne cessaient d’emporter, aux applaudissements de la foule, les carcasses d’animaux et les cadavres de victimes. Le sable renouvelé buvait les flots de sang, pour préparer à d’autres victimes une autre place pour mourir !

Le monde n’a rien vu d’aussi magnifique : quatre étages d’un ordre d’architecture différent le composent. Mille fois cent cinquante pieds décrivent la circonférence de l’ellipse. La scène a trois cents pieds d’étendue. Maintenant l’herbe et les ronces y poussent en liberté ; les oiseaux y chantent comme dans la forêt.

Quatre cent quarante-six ans plus tard, c’est-à-dire l’an 526 de notre ère, les Barbares de Totila en ruinèrent diverses parties, afin de s’emparer des crampons de bronze qui liaient les pierres. Tous les blocs du Colisée sont percés de grands trous.

J’avouerai que je trouve inexplicables plusieurs des travaux exécutés par les Barbares, et que l’on dit avoir eu pour objet d’aller fouiller dans les masses énormes qui forment le Colisée. Après Totila, cet édifice devint comme une carrière publique, où, pendant dix siècles, les riches Romains faisaient prendre des pierres pour bâtir leurs maisons, qui, au moyen âge, étaient des forteresses.

Ces palais dont les matériaux ont été fouillés dans cette masse de pierres, n’ont fait que l’ébrécher. Quelques petits autels, desservis par un pauvre moine mendiant, sont invisibles dans la vaste arène. On y dit la messe et on y demande pardon au Dieu victorieux du sang de tant de millions de victimes répandu à plaisir pour amuser les Romains !

Quand la lune sereine de la campagne romaine se lève dans le ciel et laisse filtrer sa blanche lueur à travers les brèches du Colisée sur l’arène du Cirque, quelques humbles voix de solitaires s’élèvent et demandent grâce pour les forfaits et pour les orgueils de l’humanité. Le Colisée, vu ainsi, est la plus grande image qui soit sur la terre des honteuses vicissitudes de la gloire humaine. On sent à la fois tant de grandeur et tant de néant ! On s’enorgueillit et on s’humilie d’être homme.

XII

Mais, à quelques pas de là, Saint-Pierre de Rome, œuvre encore jeune et vivante de la nouvelle religion des hommes, s’élève à trois cents pieds plus haut que l’œuvre de Vespasien.

Entrez avec moi dans l’aire de l’édifice chrétien. Un obélisque égyptien en granit marque la borne de l’ombre du temple. Deux fontaines jaillissantes tombent et retombent éternellement avec la profusion de leur eau dans des bassins de porphyre des deux côtés de l’obélisque. Leur murmure fait faire silence et parle d’éternité.

Ici, à droite et à gauche, une double colonnade de sept cent trente-huit pieds de long, sur six cents pieds de large, enferme la place qui précède le temple. Douze cents pieds d’espace ouvrent à l’œil la vue nécessaire pour embrasser la masse et la beauté de l’église.

La place comprise entre les deux parties semi-circulaires de la colonnade du Bernin (mais, je vous en prie, ayez les yeux sur une lithographie de Saint-Pierre), est à mon gré la plus belle qui existe. Au milieu, un grand obélisque égyptien ; à droite et à gauche, deux fontaines toujours jaillissantes dont les eaux, après s’être élevées en gerbe, retombent dans de vastes bassins. Ce bruit tranquille et continu retentit entre les deux colonnes, et porte à la rêverie. Ce moment dispose admirablement à être touché de Saint-Pierre, mais il échappe aux curieux qui arrivent en voiture. Il faut descendre à l’entrée de la place de’ Rusticucci. Ces deux fontaines ornent cet endroit charmant, sans diminuer en rien la majesté. Ceci est tout simplement la perfection de l’art. Supposez un peu plus d’ornements, la majesté serait diminuée ; un peu moins, il y aurait de la nudité. Cet effet délicieux est dû au cavalier Bernin, dont cette colonnade est le chef-d’œuvre. Le pape Alexandre VII eut la gloire de la faire élever.

Le vulgaire disait qu’elle gâterait Saint-Pierre.

La place ovale, dont les deux extrémités sont terminées par les deux parties de la colonnade, a sept cent trente-huit pieds de long sur cinq cent quatre-vingt-huit de large. Vient ensuite une place à peu près carrée, et qui finit à la façade de l’église. La longueur totale de ces trois places qui précèdent Saint-Pierre est, à partir de la rue par laquelle on y arrive, de mille cent quarante-huit pieds.

Les deux portiques circulaires du Bernin se composent de deux cent quatre-vingt-quatre grosses colonnes de travertin et de soixante-quatre pilastres ; ces colonnes forment trois galeries. Dans de certaines solennités, les carrosses des cardinaux passent sous celle du milieu. La base des colonnes est d’ordre toscan, le fût d’ordre dorique, et l’entablement d’ordre ionique ; elles ont trente-neuf pieds deux tiers de haut. Les deux portiques semi-circulaires ont cinquante-six pieds de large et cinquante-cinq de hauteur. La balustrade supérieure est ornée de cent quatre-vingt-douze statues de douze pieds de haut, comme celles du pont Louis XVI. Les statues de Rome sont en travertin ; elles furent faites sous la direction du cavalier Bernin. Elles sont bien placées, et contribuent à l’ornement.

XIII

L’homme qui nous apprend le plus de choses sur l’antiquité, Pline, nous dit que Nuncoré, roi d’Égypte, fit élever dans la ville d’Héliopolis l’obélisque qui est à Saint-Pierre. Caligula le fit transporter à Rome ; on le plaça dans le cirque de Néron au Vatican. Constantin bâtit sa basilique de Saint-Pierre sur une partie de l’emplacement de ce cirque ; mais, jusqu’en 1586, l’obélisque, chose étonnante, resta debout dans le lieu où Caligula l’avait mis, c’est-à-dire à l’endroit où se trouve maintenant la sacristie de Saint-Pierre, bâtie par Pie VI.

En 1586, presque un siècle avant la construction de la colonnade, Sixte-Quint fit placer l’obélisque où il se voit aujourd’hui. Ce transport, qui coûta 200 000 francs, fut exécuté par l’architecte Fontana, au moyen d’un mécanisme admirable, que de nos jours personne ne pourrait inventer, ni peut-être même imiter. À la fin du moyen âge, on a transporté jusqu’à des clochers à une distance de soixante ou quatre-vingts pas du lieu qu’ils occupaient d’abord. L’obélisque du Vatican a soixante-seize pieds de haut et huit pieds dans sa plus grande largeur. La croix qui le surmonte est à cent vingt-six pieds du pavé.

Cet obélisque n’a point d’hiéroglyphes ; il n’est pas le plus grand de ceux de Rome, mais quelques personnes le regardent comme le plus curieux, parce que, n’ayant jamais été renversé, il a été conservé dans toute son intégrité.

Aux côtés de l’obélisque, on voit les deux fontaines. Les brillantes pyramides d’écume blanche qui s’élèvent dans les airs retombent dans deux bassins formés chacun d’un seul morceau de granit oriental de cinquante pieds de circonférence. Le jet le plus élevé monte à soixante-quatre pieds.

Bramante, Raphaël, Michel-Ange, les plus grands artistes furent prodigués aux plus grands pontifes pour concevoir et gouverner la construction de ce prodige de la puissance, de la richesse et du génie.

Le christianisme tout entier se concentre dans son chef-d’œuvre. La façade trop théâtrale y manque seule. Elle est formée d’un portique dont les colonnes ont quatre-vingt-sept pieds de tronc, sans les chapiteaux et les corniches. Quand une des cinq portes de ce portique s’ouvre, l’édifice apparaît tout entier.

XIV.
Vue générale de l’intérieur de Saint-Pierre

« On pousse avec peine une grosse portière de cuir, et nous voici dans Saint-Pierre. On ne peut qu’adorer la religion qui produit de telles choses. Rien au monde ne peut être comparé à l’intérieur de Saint-Pierre. Après un an de séjour à Rome, j’y allais encore passer des heures entières avec plaisir. Presque tous les voyageurs éprouvent cette sensation. On s’ennuie quelquefois à Rome le second mois de séjour, mais jamais le sixième ; et, si on y reste le douzième, on est saisi de l’idée de s’y fixer.

« Quand vous serez assez malheureux pour désirer connaître les dimensions de Saint-Pierre, je vous dirai que la longueur de cette basilique est de cinq cent soixante-quinze pieds ; elle a cinq cent dix-sept pieds de large à la croisée. La nef du milieu a quatre-vingt-deux pieds de largeur et cent quarante-deux de hauteur. Elle est ornée de grosses statues de saints de treize pieds de proportion. On peut dire qu’ils donnent l’idée de la magnificence à qui ne les examine pas en détail. Cet effet est dû au grandiose de l’architecture, et aux soins infinis que l’on se donne pour que tout, dans Saint-Pierre, rappelle au voyageur qu’il est dans le palais d’un Dieu. »

XV

« Vous savez que Bramante avait élevé jusqu’à la corniche les quatre énormes piliers de la coupole, qui ont chacun deux cent six pieds de circonférence. L’église de San-Carlo alle Quattro Fontane occupe exactement l’espace d’un de ces piliers et ne paraît pas petite.

« Bramante jeta les quatre grands arcs qui, comme des ponts, unissent ces piliers l’un à l’autre.

« Voilà ce que Michel-Ange trouva ; c’est là-dessus qu’il éleva sa coupole. Elle a cent trente pieds de diamètre, c’est-à-dire trois pieds de moins que celle du Panthéon. Elle commence à cent soixante-trois pieds du pavé, et sa hauteur, prise depuis sa base jusqu’à l’ouverture de la lanterne, est de cent cinquante-cinq pieds. On ne croirait jamais que la petite lanterne qui est au-dessus a cinquante-cinq pieds de haut, l’élévation d’une maison ordinaire. Ainsi, la coupole de Michel-Ange, enlevée de dessus les piliers, et placée par terre, aurait deux cent soixante pieds de haut, élévation qui surpasse celle du Panthéon. Montons sur les combles de Saint-Pierre pour voir la partie extérieure du dôme : le piédestal de la boule de bronze a vingt-neuf pieds et demi de hauteur ; la boule elle-même sept pieds et demi. La croix qui couronne l’église est haute de treize pieds.

« La hauteur totale de Saint-Pierre, depuis le pavé de l’église jusqu’au dernier ornement de la croix, est de quatre cent vingt-quatre pieds. Les Romains comptent onze pieds de plus, je crois, parce qu’ils mesurent l’élévation à partir du pavé de l’église souterraine, où est le tombeau d’Alexandre VI.

« Cette hauteur fait frémir quand on songe que l’Italie est fréquemment agitée de tremblements de terre, que le sol de Rome est volcanique, et qu’un instant peut nous priver du plus beau monument qui existe. Certainement jamais il ne serait relevé. Deux moines espagnols, qui se trouvèrent dans la boule de Saint-Pierre lors de la secousse de 1730, eurent une telle peur, que l’un d’eux mourut sur la place.

Pour que l’œil soit satisfait, le contour extérieur de la partie sphérique d’une coupole ne doit pas être le même que le contour intérieur ; la coupole de Saint-Pierre a deux calottes, et entre les deux rampes l’escalier par lequel on monte jusqu’à la boule.

Le tambour de la coupole (la partie cylindrique) est percé de seize fenêtres ; c’est à travers ces fenêtres qu’en se promenant au Pincio on aperçoit quelquefois le soleil qui se couche. »

XVI

Depuis la base des piliers jusqu’à la cime de cinq cents pieds de la coupole, abîme de vide, les murailles élèvent avec elles jusqu’au faîte le miracle de tous les arts : chapelles, tombeaux, figures, peintures, mosaïques, balustrades de marbres précieux, symbole du crucifié, anges qui l’assistent sur la terre ou qui le reçoivent dans son éternité. J’ai eu la curiosité de monter aux trois sommets de Saint-Pierre à Rome. Le premier, celui qui règne au-dessus du niveau des murailles avant la naissance de la voûte de la coupole, présente l’aspect d’une ville immense où les ouvriers voués à la conservation de l’édifice habitent à deux ou trois cents pieds au-dessus du niveau de la place avec leurs familles et les instruments de leurs métiers. Leurs maisons disparaissent derrière les balustrades et l’ombre de cette montagne de pierre qui prend racine à leur pied, sans pour cela leur cacher le soleil.

On se repose un moment à cette hauteur, avant de tenter l’ascension du dôme. Une porte basse y conduit ; l’on se trouve forcé de se courber et de grimper entre deux voûtes parallèles, l’une extérieure, l’autre intérieure, artifice de l’architecture que je n’ai pas compris, mais qui a été adopté comme une nécessité de l’art dans plusieurs autres voûtes à cathédrale, soit pour consolider la construction de ces dômes portant sur eux-mêmes, soit pour rectifier à l’œil du spectateur les lignes harmonieuses de leurs dômes aériens. C’est ainsi que l’insecte ramperait entre l’arbre et l’écorce. De temps en temps des fenêtres, inaperçues d’en bas, laissent entrer le jour dans ces demi-ténèbres intérieures. On en sort enfin à la hauteur de la moitié de la coupole, et l’on entre en frissonnant dans le dôme lui-même. Une galerie étroite vous permet d’en contempler la profondeur, en appuyant vos mains crispées sur le parapet et la galerie. Les fidèles qu’on aperçoit d’en bas sur le pavé du temple paraissent des fourmis rampantes sur un morceau de marbre. On rentre épouvanté dans la calotte double du dôme. On poursuit sa route et l’on retrouve enfin la lumière du jour, mais on la retrouve dans le ciel. L’horizon de Rome avec sa mer, ses montagnes, ses lacs, ses forêts, ses déserts, tremble sous vos pieds ; le moindre souffle du vent de mer, en se résumant de cette élévation et en heurtant ses ailes contre cet écueil isolé des cieux, résonne comme un tonnerre et semble prêt à enlever comme une feuille morte le dôme colossal qui tremble sous vos pieds. Une seule pierre, déplacée dans ces carrières de pierres superposées étage à étage, ferait pencher ce monument et vous arriveriez en poussière impalpable dans la poudre et la ruine. Vous pâlissez de la seule pensée ; cependant la volonté triomphe de la terreur, il vous reste à gravir encore 75 pieds en dehors des murailles pour ramper autour du dernier petit globe, bouton de la grande coupole, et pour embrasser les bras de la croix de fer de 25 pieds qui couronne le tout. Je renonce à décrire le bruit du vent dans l’intérieur de cette oreille de bronze dont les moindres haleines de l’air frappent le tympan (que serait-ce dans la tempête ?). N’importe ! reprenons force et marchons toujours. Une échelle de fer aux échelons tremblants sort du dernier sommet et vous porte au tronc de la croix, que vous embrassez convulsivement comme un brin de mousse embrasse une aiguille d’un chêne ; vos yeux se troublent, et vous ne voyez plus que le vide ondoyant à cinq cents pieds au-dessous de vous !

Est-ce Dieu, sont-ce des hommes qui ont mis la première et la dernière pierre à ce monument de la plus grande pensée du Cosmos ?

XVII

Vous redescendez en silence, et vous entrez dans le sanctuaire en mesurant de l’œil au-dessus de votre tête le même abîme que vous mesuriez tout à l’heure au-dessous ! L’étonnement et la terreur refoulent le cri d’admiration sur vos lèvres. Vous parcourez lentement, en silence, en comptant vos pas, les piliers, les colonnes, les murs du saint édifice. À chaque pas votre enthousiasme redouble. Jamais l’humanité n’a rien rêvé d’aussi vaste et d’aussi parfait ! Rêve de Dieu exécuté par les hommes. Tous les pas que vous faites en parcourant l’enceinte démesurée sont marqués par le nom d’un homme de génie que les siècles ont conservé comme une relique. Ces ouvriers de Dieu ont été animés et inspirés par lui. De plus grands hommes dans tous les arts ne sont pas nés et ne renaîtront jamais : architectes, artistes, pontifes, poètes, tailleurs de marbre, peintres, sculpteurs, mosaïstes, ont été réunis en faisceau de foi, de puissance, de conception, de richesse, de génie, de volonté, d’inspiration, d’enthousiasme pour enfanter ce miracle !

Raphaël peignait, Jules Romain dessinait, Buonarotti changeait à volonté le marteau contre le pinceau, Bramante imaginait et concevait la transfiguration de l’architecture pour élever dans le ciel le Panthéon simplifié, exalté, glorifié. Et enfin le génie humain de toutes les époques se couronnait lui-même en face de l’Éternel, et, son diadème sur le front, disait à la religion et au pouvoir politique : « Tu n’iras pas plus loin ! »

Voilà Saint-Pierre de Rome !

XVIII

Or, qu’est-ce qui a fait ces trois œuvres ? C’est l’homme !

Et qu’est-ce que l’homme selon le Cosmos matérialiste de M. de Humboldt ? C’est un peu d’hydrogène enfermé dans un canal de peau pour râler quelques heures un certain nombre de respirations, puis pour s’évanouir à jamais dans le néant et ne plus être ! Ô législateurs ! ô guerriers ! ô poètes ! ô artistes ! ô potentats de la terre ! ô savants ! qu’est-ce que vous êtes ? qu’est-ce que vous faites ? qu’est-ce que votre gloire ? qu’est-ce que votre immortalité ? le misérable crépitement de la feuille de ces arbustes que l’enfant qui la presse en jouant dans ses deux doigts fait éclater avec un petit bruit, et qu’il jette pour la voir sécher et pourrir sous ses pas !

Voilà, hommes, voilà de l’oxygène accumulé, que vous appelez la vie ! Et vous appelez cela de la science ? Appelez donc cela non pas la science, mais la moquerie de la création, commençant par se moquer de soi-même afin d’avoir le droit de se moquer de son Créateur !

Et que les idiots vous croient !

Votre vie et votre Cosmos ne méritent pas même cette raillerie scientifique.

Votre Cosmos et le néant ne sont pas deux.

Votre science n’est que le néant ayant conscience de lui-même !

Non, la vie humaine n’est pas cela.

Vous retranchez de Dieu, de l’homme, de la vie, de la mort, de la nature, ce qui en fait la divinité ; c’est-à-dire le mystère.

Ouvrez vos yeux et confessez le mystère, le secret de Dieu !

XIX.
La Pensée

Il n’y a pas longtemps qu’ouvrant par hasard un des cahiers d’études de ces jeunes hommes chargés par état d’étudier le principe de vie chez les animaux, et surtout chez l’homme (et que serait-ce s’il était descendu jusqu’aux plantes, existences animées, imparfaites encore, dont les racines sont du moins capables de choix et d’appropriation des substances dont elles forment les fruits, et dont le cerveau est en bas au lieu d’être en haut ?) ; il n’y a pas longtemps, dis-je, que je restai frappé d’admiration et de vérité en lisant ces belles considérations sur le principe de la vie, base et opération progressive du Cosmos. Je m’écriai : Voilà un homme qui pense comme moi, et qui, à travers la matière, a deviné la pensée. Lisez et comprenez cette préface d’un autre Cosmos :

« Je crois même que la question de la vie et des destinées humaines ne peut être bien résolue que par les enchaînements de la vie universelle dont elle fait partie : une même lumière logique, éclairant et fécondant ce vaste ensemble, sera la plus saisissante des preuves pour l’esprit humain.

« La division la plus infinie de la matière ne pourra jamais vous donner que de la matière. Le sentiment du vrai est comme l’affirmation de la nature en nous. — Le rien sans rien, dit le philosophe Royer-Collard, mais je l’affirme ! De toutes les certitudes, la plus certaine est celle qui résulte des dépositions du sens intime, parce que la conscience est plus près du souvenir de l’être que le raisonnement.

« Le raisonnement a besoin de faits pour démontrer ; le sens intime croit, voit, conclut, affirme sans aucun argument qu’un regard !

« Le principe de la vie est-il quelque chose de distinct de la matière ?

« Ou bien est-il, sous le nom de propriété de la matière, inhérent à la matière même ?

« La question, ainsi posée et acceptée, est exactement la même pour le principe de la vie morale que pour le principe de la vie corporelle.

« On n’hésite pas plus à dire de la vertu que de la divisibilité, qu’elle est une propriété de la matière. Le principe une fois admis, que tout est matière, et rien que matière en nous, cette conséquence est naturelle. Il y a même, à la déduire ouvertement et à la soutenir, quand on croit le principe, un certain courage et une franchise plus honorables que l’indifférence.

« Il ne s’agit donc pas ici d’une simple dispute de mots, comme il semble à quelques esprits aveugles ou distraits ; sous le voile des mots, la question est posée sur des substances : ici, substance matérielle, qu’admettent également les deux doctrines ; là, substance d’une autre nature, et d’une nature supérieure, dont la matière n’est que le support.

« Il ne faut pas nous le dissimuler, messieurs : ce n’est rien moins que l’ordre moral qui est en question sous les deux doctrines contraires.

« Dans un cas, les destinées de l’homme sont celles de la matière : la vie humaine est un écoulement, qui commence à l’organisation, qui finit à la dissolution, et qui s’épanche, comme le fleuve, sur une pente fatale, des glaciers à l’Océan.

« Dans l’autre cas, les destinées, ou plutôt les prédestinations de l’homme, rarement réalisées, sont celles du principe supérieur supporté par la matière ; dans la mesure même où l’homme entre en possession de ce principe supérieur, il en partage la nature et les destinées, et par les responsabilités d’ici-bas, et par les espérances immortelles.

« Il n’est pas un des sentiments, pas une des pensées, pas un des actes de l’homme, sur lesquels la doctrine acceptée ne retentisse, à l’insu même de l’homme ;

« Comme il n’est pas une seule des réactions chimiques d’un corps, sur laquelle ne rejaillisse sa simplicité ou sa dualité de composition.

« Introduisez votre doctrine dans la loi, interdisez aux juges la recherche du principe des actes, et à l’instant même où l’intention s’évanouit, où il ne reste plus que l’organisme du fait, toute moralité s’évanouit avec elle, et l’homicide par imprudence devient l’égal du meurtre avec préméditation. Introduisez dans les mœurs votre abstention de la recherche des causes, et bientôt, des deux éléments prédestinés de tout acte humain, l’intention morale et l’action, le droit et le fait, il ne reste plus que le fait.

« Prise à ce sommet humain de la vie, c’est-à-dire aux régions morales de l’échelle vitale universelle, la question du principe de la vie n’est donc pas oiseuse.

« Mais ce sommet est préparé par tout ce qui précède, et la question de matière pure ou de principe incorporé dans la matière est la même à tous les degrés de l’échelle.

« Les principes incorporés peuvent varier et varient, en effet, à chacun de ces degrés ; mais la question de l’incorporation, c’est-à-dire de la simplicité ou de la dualité de substance, est partout la même.

« Abordons franchement la question. »

XX

« Ces deux états, l’un de pure matière, l’autre de pur esprit, sont aussi étrangers l’un que l’autre à la nature humaine, formée de leur concours et non de leur exclusion.

« Aussi, ne pouvons-nous les concevoir séparés, que par une violence faite à la nature des choses, que par l’abstraction, tout artificielle, de l’esprit du sein de la matière qui le supporte ; que par une séparation fictive de la matière d’avec l’esprit qui la vivifie.

« Et c’est cette violence faite à la nature des choses, à la nature bi-substantielle de l’homme et de tous les êtres de notre univers, qui a causé l’erreur, également déplorable, du matérialisme, qui confond la vie avec son support, et du mysticisme, qui prétend se passer de ce support, et qui s’égare dans les fictions de l’esprit pur.

« Le matérialisme, en effet, n’est arrivé à cette conception de matière pure que par l’abstraction, c’est-à-dire par la séparation graduelle de toutes les qualités ou propriétés qu’on observe aux divers degrés de l’échelle des êtres. Il a dépouillé, en idée, la substance sensible, de toutes les vertus que la substance supérieure ou vivifiante lui avait communiquées : de la sensibilité et de la contractilité de l’animal, des qualités végétatives, des propriétés chimiques et de la plupart des propriétés physiques des minéraux ; et nous a dit ensuite de cette substance inférieure, réduite à l’étendue et à l’inertie : voilà la matière dans son état primitif.

« Le matérialisme ne s’est pas aperçu qu’il donnait ainsi lui-même et la preuve indirecte de son insuffisance à expliquer les phénomènes de la vie, par la matière, c’est-à-dire par la substance réduite aux deux seules propriétés de l’étendue et de l’inertie ; et la preuve directe de la nécessité et de la réalité d’une autre substance : car comment l’étendue et l’inertie, combinées de toutes les façons, pourraient-elles engendrer ce qui est contraire à leur nature ? l’étendue : l’unité indivisible de la pensée ? l’inertie : les activités vitales de toute sorte ?

« L’inertie, d’ailleurs, n’est pas une propriété, mais la négation de toute propriété ; c’est l’état où l’auteur de la Genèse se représente la terre avant la vivification par l’esprit créateur : Terra autem erat inanis et vacua.

« Mais, pour passer de cet état d’inertie à l’état opposé qui se définit par des propriétés, il a fallu nécessairement que les vertus dont la matière était dénuée par elle-même lui fussent communiquées. Je ne cherche en ce moment ni par qui, ni par quoi, ni comment ; je saisis au passage le fait irrécusable de la dualité, là où était la simplicité ; je constate le flagrant délit des vertus au sein même de l’incapacité de toute vertu ; par conséquent, l’intervention d’un supérieur dans le sein même de l’inférieur, et je dis, avec l’autorité de l’évidence : Les propriétés ultérieures de la matière sur lesquelles vous vous appuyez pour repousser tout principe étranger à la matière, sont la chose même que vous niez, sont les manifestations logiques de ce principe même que vous essayez vainement de dissimuler, d’absorber dans la matière, croyant par là vous éviter de le reconnaître.

« Et c’est vous-même qui, en défaisant par abstraction et pièce à pièce l’œuvre de la vie, en dépouillant la matière des propriétés qu’elle n’a pu se donner elle-même, c’est vous-même qui faites la preuve, par analyse, de l’intervention nécessaire et progressive d’un agent de la vie.

« Ramenons donc tous les êtres et tous les phénomènes de la vie, de ces abstractions matérialistes et mystiques, aussi fausses l’une que l’autre, à leur véritable nature, formée du concours de deux substances.

« Je sens profondément et sûrement que ces deux termes sont partout au fond de la vie ; car la vie est partout, toujours, proportionnelle à leur union. Mais, avouables, évidents l’un et l’autre au sens intime, dans le fait substantiel de leur être, ils sont aussi insaisissables, aussi indéfinissables l’un que l’autre, dans leur état primitif ou essentiel ; tellement que nous ne savons les définir que par opposition l’un à l’autre : La matière, disons-nous, est l’opposé de l’esprit, l’esprit est l’opposé de la matière.

« Pour moi, l’essence saisissable de leurs caractères relatifs est là : que l’un est supérieur à l’autre et, par conséquent, prédestiné sur l’autre.

« Ce quod divinum qui s’ajoute progressivement à la matière inerte, qui est la substance même des propriétés progressives qu’elle manifeste aux divers degrés de l’échelle, cette substance supérieure.

« Mais si ces principes (âme et matière, vie et mort) sont divers, me dites-vous, où est dans l’organisme vivant le siège organique de la vie ? »

XXI

« Je réponds : Votre question n’est qu’une nouvelle violation de la nature réelle des choses.

« Le siège organique d’un principe est partout où est sa logique, et sa logique est partout où il a pris, par elle, possession de la matière. Il n’est pas un point vivant de mon organisme corporel où mon principe vital organique ne soit, ne règne et ne gouverne par sa logique. Ne dites-vous pas vous-même que “l’état vital s’exprime dans la conscience par une affection permanente, vaguement localisée dans tous les points à la fois de la masse vivante et animée ? ”

« Où est le siège d’un principe de civilisation dans les sociétés humaines, du principe chrétien, par exemple ? Il est partout où sa logique s’est emparée des choses humaines, partout où la vie chrétienne a pénétré, c’est-à-dire dans tous les actes chrétiens.

« Mais, au-dessus des phénomènes physiologiques qui m’affirment un principe vital organique, j’observe, dans une région supérieure de mon être, un autre ordre de phénomènes parfaitement distincts des précédents, les phénomènes psychiques, source de tout idéal en moi, qui m’affirment un autre principe. Ce principe, ce demi-dieu créateur de nos pensées et de nos actes, dont mon corps est le temple, dont ma conscience est le sanctuaire, je ne l’aperçois pas seulement en conclusion logique, je le sens en moi de si près et dans une intimité si absolue avec moi-même, que je le reconnais pour être ce moi lui-même qui sent, qui comprend, qui veut et qui parle en ce moment.

« Ce principe, je n’en connais pas la nature essentielle, je ne cherche pas ici comment il s’est constitué ; le nom qu’on lui donne m’importe peu ; ce qui m’importe, c’est l’irrécusabilité de son être et sa souveraineté incontestable sur le monde de mes sentiments, de mes pensées, de mes volontés, de mes expressions diverses, qu’il gouverne par sa logique. »

Voilà pour la vie.

XXII

Cette belle ébauche de vérité révèle, dans l’homme qui a su la penser et qui a osé l’écrire, autant de hardiesse d’instinct que de profondeur de réflexion. C’est la métaphysique du mystère ; il n’y en a pas d’autre. L’homme qui prétend tout expliquer par un seul mot n’est pas digne d’en comprendre deux. Le Cosmos de M. Fournet (c’est le nom du jeune médecin français qui a écrit ces belles lignes) éclaire plus le Cosmos du savant prussien que l’intelligence n’éclaire la matière inerte des époques. Qu’il pense et qu’il écrive encore : ses conjectures sont l’aurore des vérités qu’il découvrira. Il est entré hardiment dans la logique de Dieu, qui est mystère. Je trouve aussi sous sa plume le mot dont j’avais besoin et que la nature divine du sujet me suggère pour mon Cosmos, à moi. Celui de M. de Humboldt ne mérite que le nom d’histoire naturelle. Le Cosmos a une âme, comme l’homme ; cette âme, c’est sa loi. Cette loi est évidente, mais ne peut être comprise que par celui dont elle émane. Les hommes et tous les siècles lui ont donné son vrai nom : Mystère, Humboldt !

Je le rétablis et je dis humblement :

Matière et pensée forment le monde.

Mais la matière, soit qu’elle soit composée des mêmes éléments en ignition que supposait M. de Humboldt, soit qu’elle soit composée d’autres éléments inconnus, mais toujours matière, n’est pas Dieu. Elle n’est ni infinie, ni indivisible, ni parfaite. Elle est périssable. Elle ne peut par conséquent être cause ; elle est effet.

La pensée seule est Dieu. La pensée est créatrice.

C’est donc la pensée divine qui, s’associant avec la matière créée par Dieu, forme le monde.

Dieu, en appliquant sa pensée ou sa volonté à la matière ou au néant sorti de ses mains, lui a imprimé ses qualités ou ses lois : étendue, poids, grandeur relative, et sa forme, et ses limites, et sa gravitation, et sa vie, et sa mort, et sa transformation quand sa vie est accomplie.

Tout ce que les yeux ou le télescope nous permettent de discerner de ses lois, dans les espaces astronomiques de l’étendue infinie de l’éther, n’est que la volonté absolue et mystérieuse de Dieu qu’il a commandé et commande d’exécuter à l’infini matériel de ces mondes flottants.

Ces mondes nous paraissent petits ou grands, relativement à nous comme matière ; mais en réalité, et par rapport à Dieu qui les crée et qui les gouverne, ils ne sont ni grands ni petits. L’égalité de leur création et de leur illusion les nivelle, ils sont tous l’œuvre de Dieu et les exécuteurs de ses volontés qui sont leurs lois.

Ils ont tous, depuis le soleil jusqu’à l’imperceptible animalcule vêtu d’une impalpable poussière de matière, la même dignité, la même sainteté, œuvre de Dieu !

Dieu leur a donné à tous un atome ou un monde de matière, et une parcelle ou un monde d’intelligence, selon les desseins qu’il a sur eux. Aux derniers l’instinct, aux seconds la sensation, aux premiers la liberté méritoire.

Leur partie matérielle se disperse à leur mort.

Leur partie animée, intelligente, méritante, leur âme survit tout entière, et va animer, selon ses perfections ou ses imperfections acquises, d’autres éléments ou portions d’éléments matériels. C’est ce qu’on appelle ciel ou enfer.

La mort étend son linceul sur ce mystère, et l’existence s’accomplit, ou recommence, au gré des desseins mystérieux de Dieu !

XXIII

Mais tout est mystère incompréhensible dans ce Cosmos, où l’existence, la volonté, la Providence de Dieu, le mystère de son action divine et absolue, sont eux-mêmes le mystère nécessaire, mais inexplicite.

Ôter les mystères de ce Cosmos, c’est ôter Dieu du monde, c’est-à-dire la vérité et la vertu.

Donc il n’y a point de matière sans mystère, car qui l’aurait créée ?

Point de lois physiques sans mystère, car qui les aurait données ?

Point d’âme sans mystère, car qui l’aurait allumée et éteinte ?

Rien sans mystère, car le nom de mystère est le nom de la volonté ou de l’action de Dieu dans les deux mondes, le monde physique et le monde de l’âme.

Nier le mystère, c’est plus que nier la matière et l’intelligence ; c’est presque nier l’existence et l’autorité de Dieu. C’est nier la logique.

Sans le mystère, je vous défie d’expliquer un atome.

Avec les mystères, tout s’explique, depuis Dieu lui-même jusqu’aux lois physiques et intellectuelles dans les phénomènes qui composent, en découlant de lui, son véritable Cosmos.

J’ajoute la loi des lois, la loi morale de la création intelligente et libre.

La vertu est fille de la vérité !

Chaque vérité impose un devoir.

Le Cosmos est un Tout.

La matière n’explique rien. Jetez dans votre creuset tous vos éléments ; nommez-les comme vous voudrez, analysez-les !

Vous ne trouverez sûrement au fond du creuset qu’une énigme.

Est-ce qu’une énigme explique un monde ?

Elle ne fait qu’ajouter à l’insolubilité des choses l’insolubilité des doctrines soi-disant scientifiques.

Quant à la conscience, il n’y en a plus ! Est-ce que la conscience serait éclairée par une énigme ?

Et sans conscience, qu’est le bien et le mal, l’honnête et le déshonnête, le vice et la vertu dans l’univers ?

Vous voyez donc que votre prétendue science est obligée de se désavouer elle-même et de recourir au mystère de son instinct inné pour croire à quelque chose de surnaturel, au bien ou au mal moral sur lequel la science matérielle ne dit rien !

Car, si votre Cosmos matériel ne dit rien de ce qui est nécessaire à l’homme, il n’est pas humain, il n’est ni humain ni divin, il n’est rien.

C’est un néant savant, qui est forcé de recourir au mystère ou de désavouer Dieu.

C’est un transcendant blasphème !

Voilà la fin de tout !

Quelle fin !

XXIV

— Mais un mystère, me direz-vous, est la confession de notre ignorance.

— Oui, le mystère mesure toute la distance incommensurable qui existe et qui doit exister entre le mode d’action de Dieu sur les mondes et l’ignorance de l’homme.

Si Dieu n’était pas Dieu, il ne serait pas mystère.

Tout serait clair comme le jour, palpable comme la pierre, compréhensible comme la main qui contient ce que l’œil juge.

Mais il est Dieu, et par conséquent il agit en tout d’une manière incompréhensible à notre misère morale. Quel rapport peut-il exister entre le créateur et le créé ?

Aucun, si ce n’est ce mot qui fait incliner toute tête : Mystère !

On le conclut, on le prononce, on adore, on croit, et l’on vit en paix jusqu’à ce qu’une seconde vie nous introduise dans un autre mystère !

Il est permis de le chercher, il est interdit de le découvrir.

On ne peut que le conjecturer : la conjecture n’est point orgueilleuse ; elle est l’humiliation de la raison.

Voici la mienne :

Dieu, l’auteur des choses créées, n’est pas matière et ne peut pas être matière, car la matière n’est pas infinie ; et lui, Dieu, est infini.

Il lui a plu de s’unir pour la visibilité de son être à nos sens avec ce quelque chose d’imparfait, de borné, de court, de divisible, que nous appelons matière !

Il lui a plu de lui donner la vie, le mouvement, des lois de mouvement, de gravitude ; de rotation, par lesquelles les mondes visibles opèrent ce qu’il leur commande d’opérer.

Il l’a soumise au temps, qui lui mesure la durée de l’être ;

À la dissolution et à la mort, qui la décomposent et la transforment.

Les êtres qu’il a créés dans ces conditions sont aussi nombreux, aussi innombrables, aussi indescriptibles, aussi infinis que sa pensée.

Tous ont un corps, parcelle de matière ; tous ont une âme, parcelle d’intelligence.

Les hommes sont un composé ; Dieu est simple, parce qu’il est immatériel dans sa nature.

Mais, dans son action, il est non-seulement double, il est innombrable, il est infini, il est libre parce qu’il est à lui-même sa propre loi ; il n’a de limites que lui-même.

Dans son action sur l’univers, pourquoi voulez-vous qu’il soit un ? Savez-vous seulement ce que c’est que son unité ou sa dualité ?

Dites-moi le jour où il a créé cette substance visible qu’on appelle matière ?

Qui vous dit que cette substance dont il a formé votre Cosmos est la même que sa substance invisible à l’œil du corps ?

Moi, je suis persuadé qu’elle est distincte de Dieu ;

Et qu’il agit sur les mondes par l’action double de l’esprit et de la matière.

XXV

Dieu est, selon moi, pensée ;

La pensée du monde qui conçoit et qui régit tout.

La matière n’est que matière.

Elle ne pense pas ; elle obéit à la pensée divine.

C’est par l’union éternelle ou momentanée de la pensée et de la matière, c’est par ce mariage surnaturel et fécond, que le monde ou le Cosmos est formé.

Cette union des deux substances, la pensée divine et l’obéissance matérielle, est le mystère !

Ce mystère explique tout !

Il a seul le mot du Cosmos !

Celui qui le prononce sait tout !

Il a trouvé le fond de la science, il a le pied sur le solide.

Il n’a pas besoin d’en savoir davantage ; son âme est satisfaite, son esprit est en repos.

Il n’écrit pas de Cosmos ; il écrit l’histoire naturelle, la géographie de la terre ou l’astronomie géographique des cieux.

Il ne cherche point sa loi morale alors dans la science, qui ne peut rien lui dire que de matériel.

Il la trouve dans sa conscience, gravitation mystérieuse, mais convenable, que Dieu a donnée comme une impulsion constante dans tous les pays, dans tous les temps, dans toutes les doctrines civiles ou religieuses, à tous les hommes de bonne volonté.

La conscience est le mystère que nous portons en nous.

Nous ne le comprenons pas, mais nous lui obéissons.

Le christianisme en a simplifié pour nos siècles la formule morale.

Il nous a apporté le mot, non de la science, mais de la conscience.

Pour tout le reste il a dit comme nous : Mystère !

Ce mot est terrible pour notre orgueil, mais il est comme Dieu lui-même, parce qu’il est ; il faut le subir ou avec rage ou avec amour.

Avec rage, c’est la révolte et l’impiété ;

Avec amour, c’est la raison et la vertu.

Peut-on hésiter ?

XXVI

Il s’est formé parmi les savants une nouvelle école qui affecte, comme des sourds et muets, de n’admettre que ce qu’ils touchent et de traiter l’existence et le gouvernement du Créateur avec la plus dédaigneuse indifférence, affectant de tout expliquer sans Dieu et sans mystère.

M. de Humboldt a écrit pour eux et comme eux son Cosmos.

Il a enlevé le pivot du monde et il lui a dit : Tournez !

Les ignorants ont été étonnés, et ils ont dit : « Voyez, c’est admirable que cela tourne tout seul. Voilà quatre volumes qui nous expliquent l’univers, et le nom de Dieu n’y est pas même prononcé.

« Laissons la divine énigme au fond des espaces, et répétons les vains mots que nous avons mis à sa place !

« Cela nous suffit ! »

XXVII

Mais cela suffit-il à l’inquiète raison humaine, qui n’a de repos que quand elle a trouvé son aplomb ?

Mais cela suffit-il à la science, qui n’admet aucun effet sans cause, et qui voit l’effet universel, le Cosmos, se désintéressant de la plus grande des causes, son Créateur et son Dieu ?

Mais cela suffit-il au malheur, qui voit effacer des astres cet astre de l’âme, cette divine providence infinie qui compte ses larmes et ses jours et qui met en réserve ses souffrances pour les changer en océan de justice, de réparation et de délices au jour éternel où elle donnera à l’insecte tout ce qu’elle a promis à l’univers pour sa seule existence ?

Mais cela suffit-il à l’espérance, qui, en s’approchant chaque jour de la mort, y marche gaiement pour étancher enfin sa soif d’immortalité ?

Non, si vous mettez en doute l’existence de la providence et la bonté de Dieu, la création, la conservation, la perfectibilité de ses œuvres, que votre vie soit une éternelle malédiction, au lieu d’être une bénédiction sans fin !

Or, votre conscience vous le dit, un Dieu sans évidence serait, s’il existait, une malédiction sans terme ; s’il n’existait pas, le Cosmos n’existerait pas lui-même !

Le mystère est la seule explication du Dieu invisible ; le mystère est la seule explication de la matière elle-même.

Confessez que tout commence et que tout finit par le mystère, et adorez !

Le mystère est le passe-partout des deux mondes !

 

Lamartine.