Lettres de Goethe et de Bettina, traduites de l’allemand par
                    Sébastien Albin. 
(2 vol. in-8º — 1843.) 
            
                Nous avons vu une fois, si l’on s’en souvient, Jean-Jacques Rousseau en correspondance avec une de ses admiratrices qui s’était éprise de lui jusqu’à oser l’aimer. Mme de La Tour-Franqueville, après la lecture de La Nouvelle Héloïse, se monte la tête, se croit une Julie d’Étange, et elle écrit des lettres très vives au grand écrivain, qui la traite assez mal et en misanthrope qu’il est. Il est curieux de voir comment, dans un cas analogue, le grand poète de l’Allemagne, Goethe, traita différemment l’une de ses jeunes admiratrices, qui lui déclarait avec exaltation son amour. Mais dans ce cas, non plus que dans l’autre, il ne faut pas s’attendre à un amour vrai, naturel, partagé, à l’amour de deux êtres qui échangent et confondent les sentiments les plus chers. Ce n’est pas de l’amour proprement dit, c’est un culte ; il y a une prêtresse et un dieu. Seulement, Rousseau était un dieu malade, quinteux, atteint de gravelle, et qui avait moins de bons que de mauvais jours : Goethe est un dieu supérieur, calme, serein, égal, bien portant et bienveillant, le Jupiter Olympien qui regarde et sourit.
Au printemps de 1807, il y avait à Francfort une charmante jeune fille, âgée de
                    dix-neuf ans, et si petite qu’elle n’en paraissait que douze ou treize. Bettina
                    Brentano, fille d’un père italien établi et marié à Francfort, appartenait à une
                    famille très originale et dont tous les membres avaient un cachet de singularité
                    et de fantaisie. C’était un propos qui avait cours dans la ville, que,
                        « là où la folie finit chez les autres, elle ne faisait que commencer
                        chez les Brentano »
. La petite Bettina n’aurait pas pris ce mot pour
                    une injure : « Ce que d’autres appellent extravagance est compréhensible
                        pour moi, disait-elle, et fait partie d’un savoir intérieur que je ne puis
                        exprimer. »
 Elle avait en elle le démon, le lutin, la fée, ce qu’il
                    y a au monde de plus opposé à l’esprit bourgeois et formaliste, avec qui elle
                    était en guerre déclarée. Restée Italienne par son imagination, qui était
                    colorée, pittoresque et lumineuse, elle y combinait la rêverie et l’exaltation
                    allemande, qu’elle semblait pousser par moments jusqu’à l’hallucination et
                    l’illuminisme : « Il y a en moi, disait-elle, un démon qui s’oppose à
                        tout ce qui veut faire de la réalité. »
 La poésie était son monde
                    naturel. Elle sentait l’art et la nature comme on ne les sent qu’en Italie ;
                    mais ce sentiment, commencé à l’italienne, se traduisait, se terminait trop
                    souvent en vapeurs et en brouillards, non sans avoir passé par toutes les
                    couleurs de l’arc-en-ciel. Bref, au milieu de tant de qualités rares qui
                    décoraient la petite Bettina et qui en faisaient une merveille, il ne lui
                    manquait que ce qu’on appellerait tout net le bon sens
                        français, lequel n’est 
peut-être pas compatible avec tous
                    ces autres dons. Il semblait que la famille de Bettina, en venant d’Italie en
                    Allemagne, fût passée, non par la France, mais par le Tyrol, en compagnie de
                    quelque troupe de gais Bohêmes. Au reste, ces défauts que j’indique peuvent se
                    marquer en avançant dans la vie ; mais, à dix-neuf ans, ce n’est qu’un piquant
                    de plus et qu’une grâce.
En parlant si librement de Bettina, j’ai presque besoin de m’en excuser, car
                    Bettina Brentano, devenue Mme d’Arnim, veuve aujourd’hui
                    d’Achim d’Arnim, l’un des poètes distingués de l’Allemagne, vit à Berlin,
                    entourée des hommes les plus remarquables, jouissant d’une considération qui
                    n’est pas due seulement aux facultés élevées de l’esprit, mais qui tient aussi
                    aux vertus excellentes de l’âme et du caractère. Cette fée, si longtemps lutine,
                    se trouve être, assure-t-on, l’un des plus dévoués des cœurs de femme. Mais
                    c’est elle-même qui, en 1835, deux ans après la mort de Goethe, a publié cette
                        Correspondance qui nous la fait connaître tout entière, et
                    qui nous permet, qui nous oblige d’en parler si à notre aise et si hardiment. Ce
                    livre▶, traduit en français par une femme de mérite qui s’est dérobée sous le
                    pseudonyme de Sébastien Albin, est un des plus curieux et des
                    plus propres à nous faire pénétrer dans les différences qui séparent le génie
                    allemand du nôtre. La préface de l’auteur commence par ces mots : « Ce ◀livre▶ est pour les bons et non pour les
                        méchants. »
 C’est comme qui dirait : 
                  Honni
                            soit qui mal y pense !
               
            
Ce fut donc cette jeune fille de dix-neuf ans, Bettina, qui se mit un jour brusquement à aimer le grand poète Goethe d’un amour idéal, et sans l’avoir encore vu. Un matin qu’assise dans le jardin parfumé et silencieux, elle rêvait à son isolement, l’idée de Goethe se présenta à son esprit ; elle ne le connaissait que par sa renommée, par ses ◀livres▶, par le mal même qu’elle entendait quelquefois dire autour d’elle de son caractère indifférent et froid. Son imagination se prit à l’instant, et l’objet de son culte fut trouvé.
Goethe avait alors cinquante-huit ans ; il avait un peu aimé dans sa jeunesse la mère de Bettina. Il vivait depuis de longues années à Weimar, à la petite cour de Charles-Auguste, dans la faveur, ou, pour mieux dire, dans l’amitié et l’intimité du prince, dans une étude calme, variée, universelle, dans une fécondité de production incessante et facile, en tout au comble de la félicité, du génie et de la gloire. La mère de Goethe habitait Francfort ; Bettina se lia avec elle, et se mit à aimer, à étudier et à deviner le fils dans la personne de cette mère si remarquable, et si digne de celui qu’elle avait mis au monde.
Cette vieille mère de Goethe, Mme la conseillère
                        de Goethe, comme on l’appelait, d’un caractère si élevé, si noble,
                    j’allais dire si auguste, toute pleine de grandes paroles et de conversations
                    mémorables, n’aime rien tant que d’entendre parler de son fils ; elle a, quand
                    on lui parle de lui, de « grands yeux d’enfant »
 qui se fixent
                    sur vous et dans lesquels brille le plus parfait contentement. Elle a fait de
                    Bettina sa favorite ; celle-ci, en entrant, s’assied sur un petit tabouret à ses
                    pieds, entame la conversation à tort et à travers, dérange la gravité des
                    alentours et se permet toute licence, sûre d’être toujours pardonnée. La digne
                        Mme de Goethe, qui a en elle le sentiment du réel et le
                    bon sens, a compris tout d’abord que cet amour de la jeune fille pour son fils
                    ne tirait pas à conséquence, que cette flamme, ce feu de fusée, ne brûlerait personne. Elle se raille du rêve de la jeune fille,
                    qui le lui rend de reste en lutineries, et, tout en la raillant de ce rêve, elle
                    en profite, car il n’est pas de 
jour où, dans sa solitude, cette
                    mère heureuse ne pense à son fils, « et ces pensées, dit-elle, sont de
                        l’or pour moi »
. Mais à qui en parlerait-elle ? Devant qui
                    compterait-elle son or, cet or qui n’est pas fait pour les profanes, sinon
                    devant Bettina ? Aussi, quand cette folâtre est absente, quand elle court les
                    bords du Rhin, comme cela lui arrive souvent, et qu’elle va faire l’école
                    buissonnière à chaque vieille tour et à chaque rocher, elle manque bien à sa
                    chère Mme la conseillère :
Dépêche-toi de revenir à la maison, lui écrit celle-ci. Cette année, je ne me sens pas aussi bien que l’année dernière ; quelquefois je te désire avec une certaine frayeur, et je reste des heures entières à penser à Wolfgang (prénom de Goethe), quand il était enfant et qu’il se roulait à mes pieds ; puis, comme il savait si bien jouer avec son frère Jacques, et lui raconter des histoires ! Il me faut absolument quelqu’un à qui je puisse dire tout cela, et personne ne m’écoute aussi bien que toi. Je voudrais vraiment que tu fusses là, près de moi.
Bettina revient donc près de la mère de celui qu’elle vénère et
                    qu’elle adore ; et ce sont des conversations sans fin sur cette enfance de
                    Goethe, sur ce qu’il annonçait de bonne heure, sur les circonstances de sa
                    naissance, sur le poirier que planta son grand-père pour marquer ce beau jour,
                    et qui prospéra si bien, sur la chaise verte où s’asseyait sa
                    mère quand elle lui contait les histoires sans fin qui l’émerveillaient, sur les
                    présages et les premiers indices de son génie en éveil. Jamais enfance d’un dieu
                    n’a été épiée et recueillie dans ses moindres événements avec plus de curiosité
                    pieuse. Une fois qu’il traversait la rue avec plusieurs autres enfants, sa mère,
                    et une personne qui était avec elle à la fenêtre, remarquèrent qu’il marchait
                        avec beaucoup de majesté, et lui dirent que cette manière
                    de se tenir droit le distinguait des autres enfants de son âge. « C’est
                        par là que 
je veux commencer, répondit-il ; plus tard je me
                        distinguerai par toutes sortes de choses. » — Et cela s’est
                        réalisé »
, ajoutait la mère. — Bettina sait toutes ces choses des
                    commencements mieux que Goethe lui-même ; c’est à elle qu’il aura recours dans
                    la suite, quand il voudra les retrouver pour les enregistrer dans ses Mémoires, et elle aura raison de lui dire : « Quant à
                        moi, qu’est-ce que ma vie, sinon un profond miroir de ta vie ? »
            
Un jour, Goethe était déjà un beau jeune homme, le plus beau de ceux de son âge ;
                    il aimait fort l’exercice du patin, et il engagea sa mère à venir voir comment
                    il y réussissait. Il faisait un beau soleil d’hiver. La mère de Goethe, qui
                    aimait la magnificence, mit « une pelisse fourrée de velours cramoisi,
                        qui avait une longue queue et des agrafes d’or »
, et elle monta en
                    voiture avec des amis :
Arrivés au Main, raconte-t-elle, nous y trouvâmes mon fils qui patinait. Il volait comme une flèche à travers la foule des patineurs ; ses joues étaient rougies par l’air vif, et ses cheveux châtains tout à fait dépoudrés. Dès qu’il aperçut ma pelisse cramoisie, il s’approcha de la voiture et me regarda en souriant très gracieusement : — Eh bien ! que veux-tu ? lui dis-je. — Mère, vous n’avez pas froid dans la voiture, donnez-moi votre manteau de velours. — Mais tu ne veux pas le mettre, au moins ? — Certainement que je veux le mettre. — Allons, me voilà ôtant ma bonne pelisse chaude ; il la met, jette la queue sur son bras, et s’élance sur la glace comme un fils des dieux. Ah ! Bettine, si tu l’avais vu ! il n’y a plus rien d’aussi beau ; j’en applaudis de bonheur ! Je le verrai toute ma vie, sortant par une arche du pont et rentrant par l’autre : le vent soulevait derrière lui la queue de la pelisse, qu’il avait laissée tomber.
Et elle ajoute que la mère de Bettina était sur le rivage et que c’était à elle que son fils, ce jour-là, voulait plaire. Mais n’avez-vous pas senti dans ce simple récit de la mère tout l’orgueil de Latone : C’est un fils des dieux ? Ne croirait-on pas vraiment entendre, non la femme d’un bourgeois de Francfort, mais l’épouse d’un sénateur romain, une impératrice romaine ou Cornélie ?
Ce que sentait cette mère alors, toute l’Allemagne depuis l’a senti pour Goethe : Goethe, c’est la patrie allemande.
En lisant ces lettres de Bettina, on fait comme elle, on se surprend à étudier
                    Goethe dans sa mère, et on l’y retrouve plus grand, plus simple du moins et plus
                    naturel, avant l’étiquette, et dans la haute sincérité de sa race. On voudrait
                    qu’il se fût un peu plus ressouvenu dans son génie de ce mot de sa mère :
                        « Il n’y a rien de plus grand que quand l’homme se fait sentir dans
                        l’homme. »
 — On a dit que Goethe aimait peu sa mère, qu’il l’aimait
                    froidement, que, pendant de longues années, séparé d’elle seulement par une
                    quarantaine de lieues, il ne la visita point ; on l’a taxé à ce sujet d’égoïsme
                    et de sécheresse. Je crois qu’ici on a exagéré. Avant de refuser une qualité à
                    Goethe, il faut y regarder à deux fois, car le premier aspect chez lui est celui
                    d’une certaine froideur, mais cette froideur recouvre souvent la qualité
                    première subsistante. Une mère ne continue pas d’aimer et de révérer à ce point
                    un fils jusqu’à la dernière heure, quand il a envers elle un tort grave. La mère
                    de Goethe n’en trouvait aucun à son fils, et il ne nous appartient pas d’être
                    plus sévère qu’elle. Ce fils aimait sa mère à sa manière, à la manière de tous
                    deux, et, quoique cette façon filiale ne soit pas peut-être de celles qui
                    doivent se proposer en modèle, il n’était point ingrat : « Tiens chaud de cœur à ma mère, écrivait-il à Bettina… Je voudrais
                        cordialement être à même de te récompenser de tes soins pour ma mère. Il me
                        venait un courant d’air de son côté. Maintenant que 
je te sais près d’elle, je suis rassuré, j’ai chaud. »
                    Ce courant d’air pourtant ne laisse pas de faire sourire ;
                    Fontenelle n’eût pas mieux dit. J’ai pensé quelquefois qu’on pourrait définir
                    Goethe à notre usage, un Fontenelle revêtu de poésie. Au
                    moment où il perdit sa mère, Bettina lui écrivait, en faisant allusion à cette
                    disposition froide et ennemie de la douleur, qu’on lui attribue : « On
                        prétend que tu te détournes de ce qui est triste et irréparable : ne te
                        détourne pas de l’image de ta mère mourante ; sache combien elle fut aimante
                        et sage à son dernier moment, et combien l’élément
                            poétique prédominait en elle. »
 Par ce dernier trait, elle
                    montre bien qu’elle sait l’endroit par où il faut le pénétrer. Goethe lui répond
                    avec des paroles senties de reconnaissance pour tout ce que sa mère lui a dû de
                    soins dans sa vieillesse et de reverdissement. Mais, à dater
                    de ce jour, celle qui faisait leur principal lien leur manqua, et la liaison
                    bientôt s’en ressentit.
Cependant j’ai dit que Bettina s’était éprise d’amour pour Goethe, et on pourrait
                    demander à quels signes cet amour se reconnaissait. Oh ! ce n’était point un
                    amour vulgaire ; ce n’était pas même un amour naturel, comme ceux de Didon, ou
                    de Juliette, ou de Virginie, un de ces amours qui brûlent et consument jusqu’à
                    ce qu’il y ait eu satisfaction du désir : c’était un amour idéal, mieux qu’un
                    amour de tête, et pas tout à fait un amour de cœur. Je ne sais trop comment
                    l’expliquer, et Bettina y était bien embarrassée elle-même. Le fait est que,
                    douée d’une vive imagination, d’un sens poétique exquis, d’un sentiment
                    passionné de la nature, elle personnifiait tous ses goûts et toutes ses
                    inspirations de jeunesse dans la figure de Goethe, et qu’elle l’aimait avec
                    transport comme le type vivant de tout ce qu’elle rêvait. Aussi cet amour ne
                    faisait nullement son tourment à elle, mais 
plutôt son bonheur :
                        « Je sais un secret, disait-elle : quand deux êtres sont réunis et
                        que le génie divin est avec eux, c’est là le plus grand bonheur
                        possible. »
 Et il lui suffisait le plus souvent que cette réunion
                    fût en idée et en esprit. Lui qui connaissait la vie et les sens non moins que
                    l’idéal, il avait tout d’abord classé cet amour, et il ne s’en défiait pas, à
                    condition de ne pas trop le laisser approcher de lui. Le privilège des dieux
                    est, comme on sait, une éternelle jeunesse : même à cinquante-huit ans, Goethe
                    n’eût pas sans doute été un vieillard assez aguerri pour supporter tous les
                    jours, sans danger, le voisinage et les familiarités, les agaceries innocentes
                    de Bettina. Mais Bettina vivait loin de lui ; elle lui écrivait des lettres
                    pleines de vie, brillantes de sensations, de couleurs, de sons et d’arabesques
                    de tout genre, qui l’intéressaient et le rajeunissaient agréablement. C’était un
                    être nouveau et plein de grâce, qui venait s’offrir à son observation de poète
                    et de naturaliste. Elle lui rouvrait tout un ◀livre▶ imprévu d’admirables images et de charmantes représentations. Pour
                    lui, il valait autant lire ce ◀livre▶-là qu’un autre, d’autant plus que son nom
                    s’y trouvait encadré dans l’auréole à chaque page. Il appelait ces pages de
                    Bettina les « évangiles de la nature »
 :
                        « Continue de prêcher, lui disait-il, tes évangiles de la
                        nature. »
 Il se sentait le dieu fait homme de cet
                    Évangile-là. Elle lui rendait surtout, et utilement pour son
                    talent d’artiste, les impressions et la fraîcheur du passé qu’il avait perdues
                    dans sa vie un peu factice : « Mes souvenirs de jeunesse connaissent tout
                        ce que tu me dis, lui écrivait-il ; cela me fait l’effet du lointain qu’on
                        se rappelle tout à coup distinctement, quoiqu’on l’ait pendant longtemps
                        oublié. »
 Il ne se prodigue pas pour elle, mais jamais il ne la
                    rebute ; il lui donne la réplique tout juste assez pour qu’elle ne se décourage
                    pas et qu’elle continue.
La première fois qu’elle le vit, ce fut une singulière scène, et, à
                    la manière dont elle la raconte, on voit bien qu’elle n’est pas en France et
                    qu’elle n’a pas affaire à des rieurs malins. C’était à la fin d’avril 1807 ;
                    elle accompagnait sa sœur et son beau-frère qui avaient à aller à Berlin, et qui
                    lui avaient promis de revenir par Weimar. Il fallait traverser les armées qui
                    occupaient le pays. Elle fit le voyage en habit d’homme, montée sur le siège de
                    la voiture pour voir de plus loin, aidant à chaque poste à dételer et à atteler
                    les chevaux, tirant le pistolet au matin dans les forêts, grimpant aux arbres
                    comme un écureuil. Car, disons-le en passant, c’est une des qualités de Bettina
                    d’être agile comme un écureuil, comme un lézard (Goethe l’appelait petite souris). Partout où elle peut grimper, aux arbres, aux rochers,
                    aux arcades des églises gothiques, elle grimpe et s’y pose en se jouant. Un jour
                    que, dans une de ses lutineries, elle était montée, au couchant du soleil,
                    jusque dans les sculptures gothiques de la cathédrale de Cologne, elle se
                    donnait le plaisir d’écrire à la mère de Goethe : « Madame la
                        conseillère, que cela vous eût fait peur de me voir, du milieu du Rhin, assise dans une rose gothique ! »
                        — « J’aime mieux danser que marcher, dit-elle encore quelque part, et
                        j’aime mieux voler que danser. »
            
Bettina, courant, jouant, s’ébattant, est donc en route cette fois pour Weimar. Elle n’y arrive qu’après avoir passé plusieurs nuits sans dormir sur le siège de la voiture. Elle court, en arrivant, chez Wieland qui connaissait sa famille, et se munit d’un billet de lui pour Goethe. Elle entre, on l’introduit. Après quelques instants d’attente, la porte s’ouvre et Goethe paraît :
Il était là, sérieux, solennel, et il me regardait fixement. Je crois que j’étendis les mains vers lui ; je me sentais défaillir. Goethe me reçut sur son cœur : « Pauvre enfant ! Vous ai-je fait peur ? » Ce furent les premières paroles qu’il prononça et qui pénétrèrent dans mon âme. Il me conduisit dans sa chambre et me fit asseoir sur le canapé en face de lui. Nous nous taisions tous deux. Il rompit enfin le silence : « Vous aurez lu dans le journal, dit-il, que nous avons fait, il y a quelques jours, une grande perte en la personne de la duchesse Amélie (la duchesse douairière de Saxe-Weimar). — Ah ! lui répondis-je, je ne lis pas le journal. — Vraiment ! je croyais que tout ce qui arrivait à Weimar vous intéressait ? — Non, rien ne m’intéresse que vous, et je suis beaucoup trop impatiente pour feuilleter un journal. — Vous êtes une aimable enfant. » Longue pause. J’étais toujours exilée sur ce fatal canapé, tremblante et craintive. Vous savez qu’il m’est impossible de rester assise, en personne bien élevée. Hélas ! mère (c’est à la mère de Goethe qu’elle adresse ce récit), peut-on se conduire comme je l’ai fait ! Je m’écriai : « Je ne puis rester sur ce canapé ! » Et je me levai précipitamment. « Eh bien ! faites ce qu’il vous plaira », me dit-il. Je me jetai à son cou, et lui m’attira sur ses genoux et me serra contre son cœur.
Nous avons besoin de nous rappeler que nous sommes en Allemagne
                    pour nous rassurer. La voilà donc sur son cœur, c’est bon pour un instant ; mais
                    le singulier, c’est qu’elle y resta assez de temps pour s’y endormir, car elle
                    venait de passer plusieurs nuits en voyage, et elle mourait de fatigue. Ce n’est
                    qu’au réveil qu’elle commença un peu à causer. Goethe cueillit une feuille de la
                    vigne qui grimpait à sa fenêtre, et lui dit : « Cette feuille et ta joue
                        ont la même fraîcheur, le même duvet. »
 Vous croyez peut-être que
                    cette scène est tout enfantine et puérile, mais peu après Goethe lui parle des
                    choses les plus sérieuses et du profond de son âme ; il lui parle de Schiller,
                    mort depuis deux printemps ; et, comme Bettina l’interrompait pour lui dire
                    qu’elle aimait peu Schiller, il se mit à lui expliquer cette nature de poète si
                    différente de la sienne, et pourtant si grande, si généreuse, et qu’il avait eu,
                    lui aussi, la générosité d’embrasser si pleinement et de comprendre. Ces paroles
                    de Goethe sur Schiller allèrent jusqu’à l’attendrissement. Le soir 
de ce jour-là ou le lendemain, Bettina revit Goethe chez Wieland, et, comme
                    elle faisait la jalouse d’un bouquet de violettes qu’il tenait à la main et
                    qu’elle supposait qu’une femme lui avait donné, il le lui jeta en disant :
                        « Ne peux-tu te contenter que je te les donne ? »
 C’est un
                    mélange singulier que ces premières scènes de Weimar, à demi enfantines, à demi
                    mystiques, et dès l’abord si vives ; il n’aurait pas fallu pourtant les
                    recommencer tous les jours. À la seconde rencontre qui eut lieu à Wartbourg, à
                    quelques mois d’intervalle, comme la voix manquait à Bettina pour s’exprimer,
                    Goethe lui posa la main sur la bouche et lui dit : « Parle des yeux, je
                        comprends tout. »
 Et quand il s’aperçut que les yeux de la charmante
                    enfant, de l’enfant brune et téméraire, étaient remplis de
                    larmes, il les lui ferma, en ajoutant avec grande raison : « Du calme !
                        du calme ! c’est ce qui nous convient à tous deux. »
 Mais
                    n’êtes-vous pas tenté de vous demander en lisant ces scènes : Qu’en
                        dirait Voltaire ?
Sortons un peu des habitudes françaises pour nous faire une idée juste de Goethe. Personne n’a mieux parlé que lui de Voltaire même, ne l’a mieux défini et compris comme le type excellent et complet du génie français ; tâchons à notre tour de lui rendre la pareille en le comprenant, lui le type accompli du génie allemand. Goethe est, avec Cuvier, le dernier grand homme qu’ait vu mourir le siècle. Le propre de Goethe était l’étendue, l’universalité même. Grand naturaliste et poète, il étudie chaque objet et le voit à la fois dans la réalité et dans l’idéal ; il l’étudie en tant qu’individu, et il l’élève, il le place à son rang dans l’ordre général de la nature ; et cependant il en respire le parfum de poésie que toute chose recèle en soi. Goethe tirait de la poésie de tout ; il était curieux de tout. Il n’était pas un homme, pas une branche d’étude dont il ne s’enquit avec une curiosité, une précision qui voulait tout en savoir, tout en saisir, jusqu’au moindre repli. On aurait dit d’une passion exclusive ; puis, quand c’était fini et connu, il tournait la tête et passait à un autre objet. Dans sa noble maison, qui avait au frontispice ce mot : Salve, il exerçait l’hospitalité envers les étrangers, les recevant indistinctement, causant avec eux dans leur langue, faisant servir chacun de sujet à son étude, à sa connaissance, n’ayant d’autre but en toute chose que l’agrandissement de son goût : serein, calme, sans fiel, sans envie. Quand une chose ou un homme lui déplaisait, ou ne valait pas la peine qu’il s’y arrêtât plus longtemps, il se détournait et portait son regard ailleurs dans ce vaste univers où il n’avait qu’à choisir ; non pas indifférent, mais non pas attaché ; curieux avec insistance, avec sollicitude, mais sans se prendre au fond ; bienveillant comme on se figure que le serait un dieu ; véritablement olympien : ce mot-là, de l’autre côté du Rhin, ne fait pas sourire. Paraissait-il un poète nouveau, un talent marqué d’originalité, un Byron, un Manzoni, Goethe l’étudiait aussitôt avec un intérêt extrême et sans y apporter aucun sentiment personnel étranger ; il avait l’amour du génie. Pour Manzoni, par exemple, qu’il ne connaissait nullement, quand Le Comte de Carmagnola lui tomba entre les mains, le voilà qui s’éprend, qui s’enfonce dans l’étude de cette pièce, y découvrant mille intentions, mille beautés, et un jour, dans son recueil périodique (Sur l’art et l’Antiquité), où il déversait le trop-plein de ses pensées, il annonce Manzoni à l’Europe. Quand une revue anglaise l’attaqua, il le défendit et par toutes sortes de raisons auxquelles Manzoni n’avait certes pas songé. Puis, quand il vit M. Cousin et qu’il sut que c’était un ami de Manzoni, il se mit à l’interroger avec détail, avec une insatiable curiosité, sur les moindres particularités physiques et morales du personnage, jusqu’à ce qu’il se fût bien représenté cet objet, cet être, cette production nouvelle de la nature qui avait nom Manzoni, absolument comme lui, botaniste, il aurait fait d’une plante. Ainsi de tout. Pour Schiller il fut admirable de sollicitude, de conseil. Il vit ce jeune homme ardent, enthousiaste, qui était emporté par son génie sans savoir le conduire. Mille différences, qui semblaient des antipathies, les séparaient. Goethe n’usa pas moins de son crédit pour faire nommer Schiller professeur d’histoire à Iéna. Puis, un incident heureux les ayant rapprochés, la fusion se fit, il prit insensiblement en main ce génie qui cherchait encore sa vraie voie. La Correspondance, publiée depuis, a montré Goethe le conseillant, influant salutairement sur lui sans se faire valoir, le menant à bien comme eût fait un père ou un frère. Il appelait Schiller un être magnifique. Goethe comprenait tout dans l’univers, — tout, excepté deux choses peut-être, le chrétien et le héros. Il y eut là chez lui un faible qui tenait un peu au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le dernier, il n’est pas bien sûr qu’il ne les ait pas considérés comme deux énormités et deux monstruosités dans l’ordre de la nature.
Goethe n’aimait ni le sacrifice ni le tourment. Quand il voyait quelqu’un malade,
                    triste et préoccupé, il rappelait de quelle manière il avait écrit Werther pour se défaire d’une importune idée de suicide :
                        « Faites comme moi, ajoutait-il, mettez au monde cet enfant qui vous
                        tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles. »
 Sa mère
                    savait également la recette ; elle écrivait un jour à Bettina, qui avait perdu
                    par un suicide une jeune amie, la chanoinesse Gunderode, et qui en était devenue
                    toute mélancolique :
Mon fils a dit : Il faut user par le travail ce qui nous oppresse. Et quand il avait un chagrin, il en faisait un poème. Je te l’ai répété mainte fois, écris l’histoire de Gunderode, et envoie-la à Weimar ; mon fils la désire ; il la conservera, et au moins elle ne te pèsera plus sur le cœur.
Tel était, autant qu’un rapide aperçu peut l’embrasser, l’homme que Bettina s’était mise à aimer, mais qu’elle aimait comme il leur seyait à tous deux, c’est-à-dire d’une flamme qui caresse et qui ne brûle pas.
À partir de ce jour de l’entrevue, et après être retournée à Francfort, elle lui
                    écrivit sur toutes choses, lui envoya toutes ses pensées, tantôt sur le ton de
                    l’hymne et de l’adoration, tantôt sur celui de la gaieté et du badinage.
                    Quelquefois cette effusion à laquelle elle se ◀livre▶ est bien étrange et touche
                    de près au ridicule : « Quand je suis au milieu de la nature, dont votre
                        esprit, lui écrit-elle, m’a fait comprendre la vie intime, souvent je
                        confonds et votre esprit et cette vie. Je me couche sur le gazon vert en
                        l’embrassant… »
 Elle lui répète trop souvent : « Tu es beau,
                        tu es grand et admirable, et meilleur que tout ce que j’ai connu… Comme le
                        soleil, tu traverses la nuit… »
 Elle lui parle dans ces moments
                    comme on parlerait à Jéhovah. Mais, tout à côté, il y a des légèretés et des
                    fraîcheurs de pensée et d’expression ravissantes. La lettre qu’on peut appeler
                        Sous le tilleul, à cause d’un tilleul creux qui y est
                    décrit, est toute pleine de vie, de gazouillements d’oiseaux, de bourdonnements
                    d’abeilles dans le rayon. Elle-même, en ces moments, s’adressant au poète et se
                    plaignant de n’être pas aimée comme elle aime, a raison de s’écrier :
                        « Ne suis-je pas l’abeille qui s’en va volant et qui te rapporte le
                        nectar de chaque fleur ? »
 Mais Goethe est comme Jean-Jacques, comme
                    tout poète : il est amoureux ; mais amoureux de l’héroïne de son
                        roman et de son rêve. Rousseau n’aurait pas donné la Julie de sa
                    création pour 
Mme d’Houdetot elle-même. Bettina
                    a des moments de bon sens et des éclairs de passion vraie où elle s’aperçoit et
                    se plaint de cette inégalité d’échange : « Oh ! ne pèche pas contre moi,
                        dit-elle à Goethe, ne te fais pas d’idole sculptée pour ensuite l’adorer,
                        tandis que tu as la possibilité de créer entre nous un lien merveilleux et
                        spirituel. »
 Mais ce lien tout spirituel et métaphysique qu’elle
                    rêve, cet amour en l’air, pourrait-on lui dire, est-ce là le
                    vrai lien ?
Goethe, à la différence de Rousseau, est charmant pour celle même qu’il tient à
                    distance ; il répare à l’instant, par un mot gracieux et poétique, ses froideurs
                    apparentes ou réelles, il les recouvre d’un sourire. Cette aimable et joueuse
                    enfant lui remet en pensée le temps où il était meilleur, plus vraiment heureux,
                    où il n’avait pas encore détourné et en partie sacrifié à la contemplation et à
                    la réflexion du dehors son âme primitive, intérieure et plus délicate. Il
                    reconnaît qu’il lui doit un rajeunissement d’esprit et un retour à la vie
                    spirituelle. Il lui renvoie souvent ses propres pensées à elle, revêtues du
                    rythme ; il les fixe en sonnet : « Adieu, ma charmante enfant, lui
                        dit-il ; écris-moi bientôt, afin que j’aie bientôt quelque chose à traduire. »
 Elle lui fournit des thèmes de poésie : il les brode, il les exécute. Oserons-nous dire
                    qu’il nous semble souvent que la fleur naturelle est devenue par là une fleur
                    artificielle plus brillante, plus polie, mais aussi plus glacée, et qu’elle a
                    perdu de son parfum ? Il paraît, au reste, reconnaître lui-même cette
                    supériorité d’une nature riche et capricieuse, qui se produit chaque fois sous
                    une forme toujours surprenante, toujours nouvelle : « Tu es ravissante,
                        ma jeune danseuse, lui dit-il ; à chaque mouvement, tu nous jettes à
                        l’improviste une couronne. »
            
C’est qu’aussi elle le comprend si bien, elle sait si 
bien
                    l’admirer ! On extrairait de ces lettres de Bettina non seulement un Goethe
                    idéal, mais un Goethe réel, vivant, beau encore et superbe sous les traits de la
                    première vieillesse, souriant sous son front paisible, « avec ses grands
                        yeux noirs un peu ouverts, et tout remplis d’amabilité quand ils la
                        regardent »
. Elle sent si bien en lui la dignité qui
                        vient de la grandeur de l’esprit : « Quand je te vis pour la
                        première fois, ce qui me parut remarquable en toi et m’inspira tout à la
                        fois une vénération profonde et un amour décidé, c’est que toute ta personne
                        exprime ce que le roi David dit de l’homme : Chacun doit être
                            le roi de soi-même. »
 Et cette dignité chez Goethe, dans le
                    talent comme dans la personne, se marie très bien avec les grâces, non pas avec
                    les grâces tendres ou naïves, mais avec les grâces sévères et un peu
                    réfléchies : « Ami, lui dit-elle encore avec passion, je pourrais être
                        jalouse des Grâces ; elles sont femmes, et elles te précèdent sans cesse ;
                        où tu parais, paraît avec toi la sainte Harmonie. »
 Elle le comprend
                    sous les différentes formes qu’a revêtues son talent, sous la forme passagère et
                    orageuse de Werther, comme sous la figure plus calme et supérieure qui a
                    triomphé : « Torrent superbe, oh ! comme alors tu traversais bruyamment
                        les régions de la jeunesse, et comme tu coules maintenant, fleuve
                        tranquille, à travers les prairies ! »
 Avec quel dédain un peu
                    jaloux elle s’en prend à Mme de Staël, qui s’attendait
                    d’abord à trouver dans Goethe un second Werther, et qui était toute désappointée
                    et au regret de l’avoir trouvé si différent, comme si elle l’en avait jugé
                    moindre ! « Mme de Staël s’est trompée deux fois,
                        disait Bettina, la première dans son attente, la seconde dans son
                        jugement. »
            
Cependant cette jeune fille si vive, ce lutin mobile qui a en lui je ne sais quoi
                    de l’esprit éthéré de Mab ou de 
Titania, a aussi, comme Mignon de
                        Wilhelm Meister, du sang italien dans les veines. Bettina
                    a beau se faire Allemande autant que possible, elle ne peut se contenter tout à
                    fait de cette vénération esthétique et idéale qui ne suffit
                    pas à la nature. Il y a des moments où, sans bien s’en rendre compte, elle
                    désire plus ; elle voudrait passer tout un printemps avec son auguste ami. Elle
                    voudrait se donner tout entière en esprit, mais qu’on se donnât aussi en
                    retour : « Peut-on recevoir un présent sans se donner, soi aussi, en
                        présent ? remarque-t-elle très bien. Ce qui ne se donne pas tout entier et
                        pour toujours, peut-on l’appeler un don ? »
 Or Goethe se montre,
                    mais il ne se donne pas. Il lui écrit des lettres courtes, et quelquefois par un
                    secrétaire ; elle s’irrite alors, elle boude. Elle demande peu, mais que ce peu
                    soit au moins tout entier de lui : « Tu m’as dans mes lettres, dit-elle ;
                        mais moi, t’ai-je dans les tiennes ? »
 Depuis la mort de la mère de
                    Goethe, Bettina a plus de sujet de se plaindre ; car cette bonne mère
                    connaissait son fils et expliquait à la jeune fille comme quoi l’émotion du
                    poète se retrouvait dans ces quelques lignes légèrement tracées, et qui eussent
                    paru peu de chose venant d’un autre : « Moi, je connais bien Wolfgang
                        (Goethe), disait-elle ; il a écrit ceci le cœur plein d’émotion. »
                    Mais, depuis que Bettina n’a plus cette clairvoyante interprète pour la
                    rassurer, il lui arrive de douter quelquefois. Au reste, la douleur n’a pas le
                    temps de se glisser à travers toutes ces explosions de fantaisie et ces fusées
                    brillantes, et l’on se prend, en la lisant, à répéter avec Goethe lui-même que
                    ce sont là d’aimables illusions : « Car qui pourrait raisonnablement
                        croire à tant d’amour ? Il vaut mieux accepter tout cela comme un rêve. »
            
Si Goethe était réellement amoureux, remarquez bien 
qu’il aurait
                    souvent de quoi être jaloux de Bettina ; car elle se prend en courant à bien des
                    choses et à bien des gens. Je laisse là les beaux hussards français, les jeunes
                    artistes de Munich, à qui elle prêche l’art, l’art sensible, italien, et non
                    vaporeux ; mais les grands rivaux de Goethe dans cette jeune âme enthousiaste,
                    c’est le héros tyrolien Hofer, c’est le grand compositeur Beethoven. Hofer, le
                    héros de l’insurrection du Tyrol, est la première infidélité de Bettina. Au
                    printemps de 1809, lorsque la guerre de toutes parts se renflamme, et que les
                    combats de géants vont se livrer, Bettina ne saurait être indifférente ; le son
                    du clairon ne la laisse plus dormir. De Munich où elle est alors, elle suit du
                    regard, avec une anxiété sans pareille, toutes les phases de cette sainte et
                    patriotique levée des Tyroliens, se sacrifiant à leur empereur qui les
                    abandonne, et qui finit par les livrer. Au lieu de ces fantaisies habituelles où
                    elle se jouait comme l’abeille ou le papillon, Goethe est tout étonné de
                    recevoir d’elle des lettres ardentes où elle lui dit : « Ô Goethe ! que
                        ne puis-je aller en Tyrol, et y arriver à temps pour mourir de la mort des
                        héros ! »
 La prise et la mort d’Hofer, qu’on laisse fusiller, lui
                    arrachent des paroles de douleur et de haute éloquence morale. Les réponses de
                    Goethe à ces accents héroïques sont curieuses. Il composait durant ce temps-là,
                    durant les jours de Wagram, son froid roman des Affinités
                        électives, afin de détourner sa pensée des malheurs du temps. Le cri
                    ardent de Bettina tire de lui cette réflexion paisible : « En mettant ta
                        dernière lettre avec les autres, je trouve qu’elle clôt une
                            intéressante époque (1807-1810). Tu m’as conduit, à travers un charmant labyrinthe d’opinions philosophiques,
                        historiques et musicales, au temple de Mars, et dans tout
                        et toujours tu conserves ta saine énergie… »
 Voilà bien le
                    naturaliste contemplateur 
qui apprécie et réfléchit les impressions
                    d’alentour, mais ne les partage pas. Il la félicite de son énergie, il y applaudit, mais il s’en passe. Du point de vue où il
                    s’est placé, il ne voit dans ces scènes, où des masses d’hommes se sont
                    sacrifiées pour de grandes causes, que des « transformations
                        capricieuses »
 de la vie. Dans le sang répandu des héros tyroliens,
                    il n’a vu encore qu’un parfum de poésie : « Tu as raison, écrivait-il à
                        Bettina, de dire que le sang des héros répandu sur la terre renaît dans
                        chaque fleur. »
 Encore un coup, l’héroïsme n’est pas le côté
                    supérieur de Goethe.
On a dit de Goethe que c’était un dieu olympien, mais ce n’était certes pas un dieu de l’Olympe d’Homère : quand de telles batailles se livrent sous Ilion, Homère y fait descendre tous ses dieux.
Après Hofer, comme seconde infidélité de Bettina, il faut compter Beethoven. Du premier jour qu’elle le vit à Vienne, en mai 1810, Bettina ressentit ce qu’elle avait senti pour Goethe : elle oublia l’univers. Le grand compositeur, sourd, misanthrope, amer pour tous, fut pour elle, dès la première visite, ouvert, confiant, abondant en bonnes et magnifiques paroles : il se mit aussitôt au piano, et joua et chanta, à son intention, ses chants les plus divins. Ravi de sa façon d’écouter et de son approbation franche et naïve, il la reconduisit jusque chez elle, et il lui disait mille choses de l’art en chemin :
Il parlait si haut et s’arrêtait si souvent, raconte-t-elle, qu’il fallait du courage pour rester à l’écouter ; mais ce qu’il disait était si inattendu, si passionné, que j’oubliais que nous étions dans la rue. On fut fort étonné chez nous de le voir arriver avec moi. Après le dîner, il se mit de son plein gré au piano, et joua longtemps et merveilleusement bien ; son génie et son orgueil fermentaient ensemble.
C’est un don rare et une preuve de génie aussi, il faut 
le reconnaître, que de savoir, à ce degré, apprivoiser les génies. Beethoven
                    était informé de la liaison de Bettina avec Goethe ; il lui parla beaucoup de
                    celui-ci, il désira que ses pensées sur l’art lui fussent redites par elle. Ces
                    conversations de Beethoven sont admirablement rendues par Bettina : la naïveté
                    d’un génie qui a le sentiment de sa force, qui dédaigne son temps et a foi en
                    l’avenir, une nature grave, énergique et passionnée, s’y peignent en paroles
                    mémorables. Ce Beethoven me fait tout l’effet d’un Milton. Nous sommes ici,
                    remarquez-le bien, avec les plus grands des hommes, avec les très grands ; et
                    l’honneur de Bettina, c’est d’avoir su être de Beethoven à Goethe un digne
                    interprète. Goethe est touché et répond avec émotion, avec complaisance. Ce sont
                    deux rois, deux rois mages qui se saluent de loin par ce petit
                    page lutin qui fait si bien les messages, et qui les fait cette fois avec
                    grandeur. Ici encore Goethe garde bien son caractère de curieux qui étudie et
                    qui cherche à s’expliquer naturellement les êtres et les choses. Il est enchanté
                    et ravi de voir un si grand individu que Beethoven venir
                    augmenter sa collection et sa connaissance : « J’ai eu bien du plaisir,
                        dit-il, à voir se refléter en moi cette image d’un génie original. »
                    Ce grand miroir de l’intelligence de Goethe tressaille involontairement, quand
                    un nouvel objet digne de lui s’y réfléchit. Goethe et Beethoven se virent deux
                    ans après, à Tœplitz. Dans cette rencontre de deux génies égaux et frères à tant
                    d’égards, et dont l’un juge l’autre, Beethoven conserve manifestement la
                    supériorité morale.
On a deux lettres de lui à Bettina. Il est évident que Beethoven fut touché au
                    cœur par cette jeune personne qui savait si bien l’écouter et lui répondre avec
                    ses beaux regards expressifs. On se dit en lisant ces deux admirables lettres :
                    Que n’a-t-elle aimé Beethoven au lieu de 
Goethe ! elle aurait
                    trouvé qui lui aurait rendu don pour don. Beethoven était certes aussi amoureux
                    de l’art que Goethe pouvait l’être, et l’art serait toujours resté sa passion
                    première ; mais il souffrait, il vivait superbe et mélancolique dans son génie,
                    séparé du reste des hommes, et il aurait voulu s’en séquestrer davantage
                    encore ; il s’écriait avec douleur et sympathie : « Chère, très chère
                        Bettine, qui comprend l’art ? Avec qui s’entretenir de cette grande
                        divinité ? »
 C’est avec elle qu’il en aurait pu causer avec
                    épanchement ; car, « chère enfant, lui disait-il, il y a bien longtemps
                        que nous professons la même opinion sur toute chose »
.
Il faut bien que tout finisse. Bettina se maria en 1811 à M. d’Arnim, et sa liaison avec Goethe, sans jamais cesser, en reçut une atteinte. Avec toute la complaisance possible d’imagination, il n’y avait plus moyen de continuer comme auparavant le rêve. Cette liaison passa graduellement à l’état de culte immuable et de souvenir. Bettina fit peu à peu des reliques de tout ce qui avait été le parfum et l’encens de sa jeunesse.
J’aurais voulu pouvoir donner une plus complète et plus juste idée d’un ◀livre▶ qui
                    est si loin de nous, de notre manière de sentir et de sourire, si loin en tout
                    de la race gauloise, d’un ◀livre▶ où il entre tant de fantaisie, de grâce,
                    d’aperçus élevés, de folie, et où le bon sens ne sort que déguisé en espièglerie
                    et en caprice. Goethe, un jour qu’il s’était longtemps promené avec Bettina dans
                    le parc de Weimar, la comparait à la femme grecque de Mantinée, qui donnait des
                    leçons d’amour à Socrate, et il ajoutait : « Tu ne prononces pas une
                        seule parole sensée, mais ta folie instruit plus que la sagesse de la
                        Grecque. »
 Que pourrions-nous ajouter à un tel jugement ?
Mais, le lendemain du jour où l’on a lu ce ◀livre, pour rentrer en plein dans le vrai de la nature et de la passion humaine, pour purger son cerveau de toutes velléités chimériques et de tous brouillards, je conseille fort de relire la Didon de l’Énéide, quelques scènes de Roméo et Juliette, ou encore l’épisode de Françoise de Rimini chez Dante, ou tout simplement Manon Lescaut.